Notes
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Ce texte a déjà été publié dans Passage n° 75, 1995.
1 Grâce à Freud, j’ai une chance d’avoir Moïse comme compatriote. Cela aurait dû m’inciter à prêter à L’homme Moïse et le monothéisme une attention particulière. Et pourtant, tel n’a pas été le cas. Pourquoi ?
2 Il faut bien croire que l’intérêt que l’analyste prend à l’œuvre de Freud, celui qui l’amène à l’analyse puis à l’exercice de l’analyse, bien avant qu’il ne soit à même de l’articuler, est fonction non seulement de son fantasme, mais aussi de sa problématique personnelle. Les contingences de l’existence ont fait que la mienne a pu se formuler après coup en ces termes : quel titre a la loi à notre obéissance ? Est-ce que toutes les lois ont le même titre ? Or, c’est chez Freud qu’on trouve cette idée pour le moins étrange, dont on se demande dans quel enfer, dans quel Achéron il est allé la chercher, que la loi est fondée sur un meurtre, et le plus horrible qui soit, un parricide. Il est concevable qu’une société fasse du mythe freudien l’objet d’une croyance commune. Mais tel n’était pas le cas dans la société où je suis né, ni dans celle que j’ai choisie. Les choses se sont donc limitées à un transfert qui a fait de l’existence elle-même comme une lente perlaboration du mythe en question. C’est dire que mon transfert sur l’œuvre de Freud était pour l’essentiel un transfert sur Totem et Tabou. Moïse et le monothéisme était une lecture comme une autre, je veux dire une de ces lectures qu’on fait sans être prêt à réviser, le cas échéant, ses propres jugements ni même ses premières impressions.
3 Mes impressions se résumaient dans le dicton italien « ben trovato, ma non vero ». Cette incrédulité venait de loin. Pendant les années 1920 ou 1930, il suffisait de s’éloigner d’Alexandrie d’une dizaine de kilomètres vers l’ouest pour rencontrer, dispersés dans le désert comme s’ils étaient allergiques à toute agglomération, des gens qui différaient en tout de ceux des villes ou de la vallée. Ils n’habitaient pas des maisons, mais des tentes, ne s’habillaient pas pareillement, n’avaient pas les mêmes coutumes ni les mêmes mœurs et parlaient un idiome pratiquement incompréhensible. On les considérait comme des êtres frustes, redoutables et non civilisés. On les appelait les Arabes ou encore les Bédouins. De fait, c’était bien ainsi qu’ils s’appelaient eux-mêmes, et ils considéraient les gens de la vallée comme des paysans, des êtres serviles soumis à la tyrannie du pouvoir central ou du gouvernement qui recense leurs naissances et leurs décès, valide leurs mariages et leurs échanges, leur impose des taxes et, comble de l’horreur, un service militaire. Aussi, l’idée d’un peuple de nomades qui, afin de se libérer, se mettrait sous l’égide d’un étranger, d’un Égyptien, me paraissait aussi peu vraisemblable que celle d’un Égyptien de haute naissance, c’est-à-dire faisant partie de la cour ou de l’establishment pharaonique, qui se transformerait en chef libérateur. C’est comme si j’apprenais qu’après le renversement du président actuel, l’un de ses acolytes a pris le maquis afin de restaurer la « démocratie ».
4 Il est vrai que les croyances religieuses ont une force mobilisatrice incomparable. Mais j’avoue que l’enthousiasme irrésistible avec lequel Breasted a fait d’Akhenaton le portrait que l’on sait, comme l’inventeur du monothéisme et la première individualité dans l’histoire humaine, m’a paru ultérieurement assez surfait. Car, après tout, l’omniprésence dans la région de Tell El Amarna de l’image du disque solaire, avec ses rayons terminés par des mains donatrices, rappelait l’omniprésence à Thèbes de l’image du faucon ou du bélier. Et ce rapprochement donnait à penser que le disque en question était encore un totem, à ceci près qui constitue, je l’admets, un saut qualitatif mais qui ne s’en inscrit pas moins dans une certaine continuité, que ce totem était non pas celui d’un clan mais d’un empire, ce qui le préparait à prétendre à l’universalité. Mais comme il n’était pas en son pouvoir, aussi grand qu’on ait voulu l’imaginer, d’effacer matériellement l’existence des autres dieux, ce qu’Akhenaton a pourtant essayé désespérément, il devait se contenter de les effacer symboliquement, en les déclarant tous faux. Akhenaton a fait que le soleil ne se contentait plus de son élévation au rang d’une divinité, comme c’était le cas quand sa figure sans doute originairement totémique était non pas le disque, mais le faucon qui semblait le rejoindre si haut dans le ciel ; il fallait aussi y ajouter la croyance qu’il était le seul dieu.
5 C’est en ce sens qu’on peut dire qu’Akhenaton a été l’inventeur du monothéisme. Mais on aperçoit que la différence entre sa religion et celle de Moïse avec ce qu’elle a d’unique, qui n’est pas tant Dieu que l’Alliance, ne le cède pas à celle qui sépare le monothéisme du totémisme. La thèse de Freud me paraissait non seulement invraisemblable, mais encore défectueuse.
6 On ne lit pas un texte de la même manière lorsqu’on a à en rendre compte. Actuellement, la reconstruction à laquelle Freud se risque dans L’homme Moïse et le monothéisme me paraît imparable du point de vue de l’analyste qu’il était. Seulement, l’analyste qu’il était s’inclinait devant la science comme devant le principe même de la réalité. Partant, on ne peut pas considérer comme dénuée de signification sa déclaration selon laquelle il avait le droit, en tant qu’analyste, de choisir les théories scientifiques dont il avait besoin, sans considération pour celles, non moins scientifiques, qui les réfutaient. Il y a là l’indice, je ne dirais pas d’une trop grande soumission au principe du plaisir, qui le ferait poursuivre envers et contre tout l’échafaudage de son roman familial, comme le suggère Madame Marthe Robert, mais plutôt d’une faille dans l’outillage conceptuel qui régissait sa théorisation. C’est du moins l’hypothèse qui mérite qu’on l’examine en priorité. Quelle est donc cette faille ?
7 Que la recherche des causes des symptômes névrotiques ait pris chez Freud la forme d’une remontée du cours du temps, cela non seulement s’accordait avec la notion commune du déterminisme, qui assimile l’ordre de la causation à une succession temporelle (praeter hoc propter hoc), mais encore il était impensable qu’il en fût autrement en une fin de siècle où, de conquêtes intellectuelles, l’historicisme et le darwinisme étaient devenus des articles de foi. Seulement, la remontée du temps ou la remémoration dont il s’agissait ici était née dans une expérience dont la psychanalyse ne s’est jamais détachée par la suite et qui avait été décrite par celle qui l’a inaugurée comme une « cure par la parole ». D’où l’introduction que je dirais obligée par Freud de quatre notions où se laissent cerner la présence et l’efficace de ce que nous désignons aujourd’hui par le terme de « sujet ».
8 La première est celle du « premier mensonge », proton pseudos, de l’hystérique. On sait l’exemple de Freud dans l’Entwurf, Emma souffre d’une phobie qui lui interdit de sortir de chez elle non accompagnée. Comme explication, elle évoque un souvenir qui remonte à l’âge de 12 ans, peu avant la puberté. Un jour qu’elle s’apprêtait à entrer dans un magasin, elle a vu deux vendeurs qui riaient entre eux. Saisie de frayeur, elle a pris la fuite en pensant qu’ils se moquaient de ses vêtements. En fait, cette scène n’a eu d’effet traumatique que dans la mesure où elle a inconsciemment éveillé le souvenir d’une scène antérieure. Enfant de 8 ans, Emma était allée deux fois acheter des bonbons dans une boutique dont le propriétaire lui avait empoigné les organes génitaux à travers ses vêtements en accompagnant le geste d’un sourire grimaçant. On peut dire que ce souvenir a glissé entre sa perception des deux vendeurs qui riaient et la conscience qu’elle a eue de ce rire comme rire moqueur concernant ses vêtements. Formulé en ces termes où l’accent est mis sur ce qui glisse entre perception et conscience, comme entre chair et cuir, et qui n’est pas nécessairement un souvenir, cet exemple reçoit une portée qui dépasse de loin le phénomène morbide qu’il représente. Ce qu’une certaine philosophie décrit comme « être-là » ou comme « présence au monde » désigne en fait notre présence à ce monde dans un premier mensonge – ce que la même philosophie récuserait sans doute.
9 La deuxième notion est étroitement liée à la première. Elle exprime la face sous laquelle se fait sentir de la façon la plus palpable l’inhérence du sujet dans le discours. Je me réfère à la notion sur laquelle repose la reconstruction freudienne, celle de l’après-coup. Ce qu’on doit observer ici, c’est que cette reconstruction du passé dans un présent qui lui prête une puissance traumatique qu’il n’avait pas au moment même se fait en fonction des nécessités à venir. Après tout, ce n’était certes pas un hasard si la signification sexuelle du geste du boutiquier était devenue incontournable pour Emma au seuil de la puberté, c’est-à-dire au moment où elle devait quitter, si je peux dire, sa robe d’enfant.
10 Restent deux notions, celles de la vérité matérielle et de la vérité historique. On sait que Freud les a distinguées assez tardivement, notamment dans son article sur la reconstruction. N’empêche qu’elles étaient présentes dans son œuvre dès le début : elles le sont dans l’Entwurf. De fait, si l’on considère l’explication qu’Emma a donnée de sa phobie comme une proposition, ou comme un jugement portant sur la cause de son symptôme, alors nous aurons affaire à une proposition fausse, sans vérité matérielle, c’est-à-dire qui ne correspondait pas à ce qui était le cas, et où le sujet se méprenait sur ce dont il s’agissait, comme celui qui attrape une colombe au lieu d’un pigeon, pour reprendre l’exemple de Platon (Théétète, 199b). En revanche, si l’on considère la même explication comme une parole, avec ce que celle-ci implique d’une refente du sujet entre procès d’énoncé et procès d’énonciation, alors nous constaterons que des éléments où se pointe la vérité historique se sont infiltrés dans l’énoncé, comme si des traces d’une première inscription avaient été reprises et recomposées, reconstruites, dans une deuxième inscription, elle, mensongère. Le cercle s’achève. C’est dans le premier mensonge, dénué de vérité matérielle, que se retrouve bel et bien le matériel où se conserve, où insiste la vérité historique. Ce que l’énonciation est hors état de dire, elle le signifie néanmoins dans l’énoncé. Bref, le refoulé fait retour.
11 Freud, donc, trouve le centre de gravité du sujet dans cette reconstruction du passé dans le présent où se loge ce que le sujet aura été (par exemple, une phobique) en fonction, sinon à l’encontre, de ce qu’il doit être (par exemple, une femme). Dès lors, comment éviter la reconstruction, si telle était la méthode pour défaire ce qui d’une première construction s’était soldé par le symptôme ? Et pourtant, cette méthode prête le flanc à deux critiques.
12 Il est vrai que Freud ne faisait pas ses constructions à la légère. Très souvent, il prenait en considération des séquences temporelles indubitablement attestées et s’appuyait sur des chaînes associatives dont on imputerait difficilement l’entrecroisement au hasard. On sait la métaphore du tisserand que Freud aimait citer d’après Goethe. Il n’en reste pas moins qu’une proposition vraie peut découler d’une proposition fausse. La déduction de la cause à partir de l’effet ne donne jamais la certitude d’avoir touché à la vérité matérielle, à ce qui est le cas, sauf dans les cas où la cause présumée permet de déduire d’autres effets, inattendus et où ses prévisions sont vérifiées. Or une telle vérification est une chose exclue là où la cause appartient au domaine de la vérité historique. Le plus souvent, la reconstruction du passé au cours de l’analyse n’est même pas corroborée par l’éveil du souvenir de l’événement qu’elle prétend reconstruire.
13 À cette objection logique s’ajoute une autre, spécifiquement analytique. En effet, l’appartenance de la cause au domaine de la vérité historique implique son inclusion dans le registre du réel. Mais alors quelle est la part de la réalité psychique dans l’étiologie de la névrose ? On touche ici au roc que, pour contourner, Freud a dû inventer son mythe.
14 La menace de castration détermine tant les choix que les troubles sexuels du sujet. Et pourtant, cette menace ne traduit aucune vérité, qu’elle soit matérielle ou historique. Tout au plus apprend-on que le petit Hans a entendu cette menace proférée par la bouche de sa mère comme l’Homme aux loups par celle de sa Nania, et que d’ailleurs ni l’un ni l’autre n’y ont cru. Et pourtant tout se passe comme si, quelque part, le sujet y croyait ferme et lui assignait pour agent son père. C’est ici que la psychanalyse touche au plus haut point à la division du sujet, et c’est de cette refente que traitait Freud quand la plume lui est tombée de la main. Mais alors, qu’est-ce à dire ? Que le sujet tire sa relation au monde d’un fantasme ? Que la structuration de ses objets n’est qu’une fantasmagorie ? Telle est la question qui est au centre de L’Homme aux loups et à laquelle Freud, dans son souci de réfuter les thèses de Jung, essaie de répondre par un non. D’où son effort en vue de reconstruire la vérité historique de la scène primitive. Mais comme le traumatisme de la scène primitive ne saurait être universellement affirmé, sans parler du fait que la certitude qui accompagne la reconstruction ne fait que compenser le manque d’une certitude que cette méthode même interdit, Freud a dû faire appel, dans la même observation, à l’héritage phylogénétique : Totem et tabou était né.
15 Freud a dû forger son mythe d’autant plus qu’il avait les matériaux pour ce faire, je veux dire les théories de Darwin, d’Arkinson et de Robertson Smith. Mais la liberté qu’il se donne de ne prendre que ce qui s’accorde avec les résultats que son expérience lui dicte laisse néanmoins soupçonner, comme je l’ai déjà remarqué, l’existence d’une faille dans ses calculs théoriques, que nous pouvons maintenant cerner.
16 La psychanalyse est née comme une cure par la parole et l’est restée. Que la parole immerge le sujet dans un champ de langage, Freud en avait assurément le sentiment le plus net, comme l’attestent ses références philologiques, ses repérages des locutions courantes sur lesquelles certains symptômes se calquent, ses analyses des mécanismes verbaux, autrement dit des tropes, qui sous-tendent les formations de l’inconscient, etc. Le moins que l’on puisse dire est que Freud avait le génie des symboles de la langue naturelle, comme certains ont le génie des symboles mathématiques. Mais il fallait peut-être attendre que la lumière soit faite, comme elle l’a été depuis par l’école anthropologique américaine, sur les effets du langage quant à la structuration du réel, ainsi que l’insistance philosophique sur l’éclosion de l’être dans le langage, pour poser la question des effets qu’entraîne la prise du sujet dans le lieu du langage où il émerge, auquel il emprunte les éléments grâce auxquels ses besoins se forment en demandes, et où se déterminent les identifications dont se délimite ce qui de son être se dérobe à toute image, et qui de ce fait ne saurait être repéré dans le champ de la vision, sinon comme absence.
17 Cette question est celle qui se développe tout le long de l’enseignement de Lacan. Lequel enseignement nous permet de nous demander quelle signification peut avoir le parricide mythique de Totem et tabou s’il n’est l’artifice dramatique pour donner au père son statut strictement symbolique, c’est-à-dire pour le réduire à son nom. C’est une question qui a du moins le mérite de nous retenir d’évoquer le vœu de la mort du père chaque fois qu’on y voit une allusion dans un coin du matériel qui nous tombe sous la main. Car, enfin, il n’est pas exclu qu’un sujet puisse avoir besoin, jusqu’à nouvel ordre, de se faire le gardien de ce tombeau, comme d’autres peuvent avoir besoin d’un ciel habité par un dieu, même s’il y reste. Qui sait ? C’était peut-être, après tout, le cas d’Akhenaton, lequel, si l’on se réfère à la vérité historique, n’avait en effet qu’un seul père. Quoi qu’il en soit, ni ce meurtre ni cette élévation ne règlent tout. Le problème du père réel reste entier. On le lit dans Le Moïse de Michel-Ange.
18 Moïse porte les tables de la loi. Et l’on sait combien l’accent mis sur ces tables a contribué à la sacralisation non seulement de la loi, mais aussi de son support matériel, que ce soit la pierre, le parchemin ou le papier bleu sur lequel on aimait imprimer la Bible en hébreu ; sacralisation qui s’est étendue sur la lettre, la lettre de l’alphabet hébraïque, mais non sur la lettre grecque, bien qu’on ait attribué la traduction grecque de la Bible à une inspiration divine.
19 La loi était l’œuvre de yahwa, pour l’écrire comme on le fait dans la traduction arabe de la Bible. La présence dans cette écriture du pronom dit « de l’absent », howa, saute aux yeux. L’usage de ce pronom pour désigner Dieu est toujours assez courant en arabe, notamment dans la locution « Il sait » ou « Lui sait mieux ». Moïse, donc, porte les tables d’une loi dont Il est l’auteur. Mais ce statut en quelque sorte secondaire de l’homme Moïse ne signifie pas qu’il soit un père ordinaire, en chair et en os. C’est un père, c’est le cas de le dire, statufié. Idéal du père auquel seul le marbre offre la matière digne de ce qu’il s’y réalise : père idéal. Comme idéal du père, il nous juge, et nous aimerions nous cacher de son regard, mais en vain : puisque nous sommes par lui comme nous sommes en lui, en tant que père idéal où s’unifie le corps propre.
20 Il y a des analystes qui n’admettent pas ou qui considèrent comme mythique l’identification avec le père dont Freud dit qu’elle se situe à l’aurore de l’Œdipe et prépare ses voies, et que, loin de comporter une attitude passive ou féminine envers lui, elle est au contraire « typiquement masculine » (exquisit männlich) ; identification où l’enfant prend son père pour idéal et qui se caractérise, toujours selon Freud, par la même ambivalence qui marque la « dévoration » affectueuse, du cannibale. Pour ma part, je considère que cette identification est un fait qui s’atteste dans certaines observations et qui constitue, là où elle survient, l’événement fondamental de l’existence. On en trouve des indices indubitables chez l’Homme aux loups, quels qu’aient pu être par la suite les avatars de son existence. Certaines observations directes de l’enfant vont dans le même sens Il m’est arrivé de voir un enfant qui avait à peine 2 ans et demi, avec lequel on s’amusait à lui demander où était maman, puis la tante Amélie, puis l’oncle Jean, etc. L’enfant y prenait, lui aussi, beaucoup de plaisir et pointait allègrement le doigt, sans tarder, sur la personne désignée.
21 Mais lorsqu’on lui demanda où était son père, il regarda ce dernier, silencieux et immobile, comme s’il était soudain confronté au plus intime de son être, ce plus intime pour lequel il n’y avait pas de nom. Étant moi et non-moi tout ensemble, comment le désigner à distance de moi sans l’arracher à mes tripes ? Au bout de quelques instants, l’enfant laissa la question là et reprit un autre jeu.
22 Qu’en est-il maintenant de Freud et de Moïse ? La mort de Jakob Freud a suscité chez son fils, au dire de celui-ci, le mouvement qui l’a conduit à découvrir, sous une forme mythique, l’enracinement de la loi dans le père mort, ou dans le père symbolique comme tel. Est resté tout entier cependant, comme je l’ai déjà remarqué, le problème de Moïse. Idéal du père projeté dans le marbre comme père idéal, moi et non-moi tout à la fois, Moïse était l’objet par excellence tant de la crainte que de l’amour et de la demande d’amour. Or, l’amour infini qu’aucun vivant ne saurait donner s’obtient à peu de frais d’un marbre ou d’un mort, l’un pas plus que l’autre n’ayant son mot à dire. La satisfaction de cet amour se signifie sous sa forme la plus pathétique dans cette consolation que se donne le commun des mortels : « Maintenant, je vais rejoindre mes ancêtres. » Mais cette consolation est une métaphore.
23 Or, Freud écrivit L’homme Moïse et le monothéisme au moment où l’heure sonnait pour lui. Ce que l’autre appelle « assomption de l’être pour la mort » signifiait ici concrètement qu’il était temps de se séparer du marbre comme de l’amour infini. Moïse n’était plus Moïse. L’homme Freud faisait savoir que son départ n’était pas un voyage à Rome, à San Pietro in Vincoli, et qu’il faisait ses adieux à sa tribu et à la vie en ayant abandonné la promesse de rejoindre la figure idolâtrée de l’ancêtre – ce en quoi il payait jusqu’à la dernière goutte sa dette au nom de Yahweh.
24 Je laisse de côté la question de savoir si nous retrouvons là l’un des moments vers lesquels chemine la fin de l’analyse. Mais j’aimerais préciser, pour terminer, qu’avec la conclusion que je viens d’énoncer, je ne prétends nullement avoir dit la vérité quant à ce que Freud a voulu dire. J’affirme seulement avoir dégagé de la lecture de son texte un jugement qui me paraît avoir une chance d’avoir son assentiment s’il était là... Mais il ne l’est pas.
Mots-clés éditeurs : Moïse, idéal, cure analytique, meurtre du père, Michel Ange, religion
Mise en ligne 03/05/2013
https://doi.org/10.3917/fp.025.0163Notes
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Ce texte a déjà été publié dans Passage n° 75, 1995.