Notes
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Texte réécrit d’une intervention au colloque d’Espace Analytique, « Nouvelles subjectivités à l’adolescence », à Orléans les 12 et 13 mai 2012.
1 Nous sommes fin novembre, et c’est un lundi.
2 Je reçois une jeune fille de 15 ans, Lucie, accompagnée de sa mère. Lucie est mutique, perplexe, dans un état de grande angoisse manifeste, et cela dure depuis trois jours.
3 Elles reviennent d’un week-end à Londres, prévu de longue date, organisé par le comité d’entreprise du travail de sa mère. Dans le car, Lucie se sentait observée, elle déambulait, allait dévisager les gens un par un, tout en restant mutique. Arrivées à Londres, elles se sont extraites du groupe et se sont réfugiées à l’hôtel, où Lucie n’a pas pu dormir. La mère ne comprend rien à ce qui se passe.
4 Elle vit seule avec sa fille, d’habitude ouverte et souriante, sociable, bavarde, bonne élève, en 3e. Les parents se sont séparés quand elle avait 3 ans ; le père, décrit comme instable et irresponsable, ne se manifeste plus depuis quelques années.
5 Lucie accepte de rester seule avec moi, mais elle est terrorisée, ne peut rien dire, mes ouvertures de dialogue restent sans réponse. Je lui demande si elle accepte de prendre un médicament, elle refuse par signe. Je lui dis que je respecterai son choix et je conseille à sa mère de prendre sa semaine pour la garder avec elle. Je la recevrai tous les jours cette semaine-là.
6 Le lendemain, Lucie est moins tendue et elle me dit textuellement ceci : « Ce n’est pas la peine que je vous parle, car je vais vous mentir. » Je lui réponds : « Ça ne fait rien, dites-le quand même. »
7 J’apprendrai peu à peu ce qui s’est passé. Quelques jours avant le départ en Angleterre, elle a été agressée au collège par un certain Roberto qui l’a bousculée dans le bus et l’a renversée sur une banquette devant tout le monde ; elle en a ressenti un énorme sentiment de honte. Elle en a parlé à sa mère, à qui elle dit tout, mais elle ne voulait à aucun prix aller se plaindre à l’administration, de peur que Roberto, qui avait déjà un lourd passif disciplinaire, ne se fasse renvoyer à cause d’elle. Sa mère était d’un avis différent et considérait nécessaire de ne pas en rester là ; bien que Lucie lui ait formellement défendu d’intervenir, elle a téléphoné au collège pour signaler les faits et Lucie a dû aller s’en expliquer auprès du CPE.
8 Deux choses choquaient principalement Lucie : d’une part, que sa mère ait pu lui mentir, d’autre part, qu’elle-même lui avait menti, car elle ne lui avait pas tout dit, ni les sentiments qu’elle avait éprouvés, ni le contexte de l’agression dont je ne connaîtrai d’ailleurs jamais les détails. À partir de là, Lucie a commencé à douter de tout ; tout le monde lui mentait, elle aussi mentait, le monde entier était devenu menteur. Elle n’était plus pareille, de plus elle avait terriblement peur que Roberto soit renvoyé.
9 Le lundi suivant, elle avait envie de retourner au collège, d’ailleurs sa mère devait reprendre son travail, mais elle se sentait différente et n’avait plus les mêmes rapports avec ses copines : « Avant, on rigolait tout le temps, maintenant, je ne sais plus quoi leur dire. »
10 À la rentrée de janvier, Roberto n’était pas là. Lucie pense aussitôt qu’il a été renvoyé, ce qui n’est pas le cas, mais l’angoisse reprend. Elle essaie d’aller au collège, mais elle est complètement absente, mutique, renfermée. Elle ne dort plus, ne mange plus. La mère ne peut plus prendre de congés ; je propose une hospitalisation au Dispositif de Soins pour Adolescents, difficilement acceptée. Elle n’y restera que quelques jours. Elle recevra un peu de Risperdal, vite arrêté en raison d’une amélioration rapide et spectaculaire. Elle me dira par la suite avoir fait « un peu semblant » d’aller mieux afin de sortir, mais au début elle était terrorisée, notamment par les douches qu’elle prenait pour une chambre à gaz.
11 Elle réintègre le collège en février, mais reste préoccupée de son changement de personnalité et de l’image qu’elle donne aux autres. En mars, à la suite de remarques d’une amie, disant qu’elle ne la reconnaissait pas, elle rechute, ne dort pas, a des idées noires et n’arrive plus du tout à travailler ; elle est prise de tremblements incoercibles et spectaculaires, elle hurle quand elle se voit dans un miroir. Elle s’épuise pendant des heures à essayer de travailler, le travail est fondamental aussi bien pour elle que pour sa mère, mais elle n’arrive à rien.
12 La mère fait appel au père pour la garder, mais il n’est d’aucun secours ; il ne lui adresse pas la parole, il vaque à ses occupations habituelles et joue aux jeux vidéo. Comme elle lui fait part de ses idées de suicide, il lui répond : « Tu peux y aller, la Loire est là. » Elle ressasse les mêmes questions, qu’elle a changé, que tout a changé, que ses copines la voient dans cet état et la regardent comme une bête curieuse, qu’elle n’arrive plus à travailler… Je soutiens à sa mère qu’il s’agit d’une « crise d’adolescence » et que sa fille n’est pas en train de sombrer dans la folie.
13 Un jour, Lucie me dit qu’elle ne comprend rien aux fonctions affines, appelées maintenant transformations affines alors qu’elle comprend les transformations linéaires. Elle bute manifestement sur le terme « affine ». Nous regardons dans le dictionnaire des mathématiques élémentaires : « L’image d’une variable x par une fonction affine conserve une affinité, c’est-à-dire une ressemblance, avec la variable car la fonction est du premier degré. » Autrement dit, il est facile de se représenter la fonction imaginairement puisque la courbe est une droite.
14 Est-ce le fait d’avoir compris cela ? Est-ce l’idée de garder une ressemblance avec soi-même à travers une transformation ? Toujours est-il qu’à partir de là, Lucie va retrouver sa capacité de travail, le sommeil revient, l’anxiété régresse. En juin, elle partira en Grèce en voyage scolaire, elle passera son brevet avec 16 de moyenne. Elle rentre au lycée, elle ressent une gravité nouvelle, mais retrouve sa joie de vivre ; je la recevrai de façon espacée pendant son année de seconde, il n’y aura plus d’angoisse.
15 Que dire de cette histoire, ici réduite à sa trame ? D’abord, comment entendre cette phrase inaugurale : « Ce n’est pas la peine que je vous parle, car je vais vous mentir » ?
16 Dans son séminaire de 1954, Lacan nous dit ceci :
« C’est la parole qui instaure dans la réalité le mensonge. Et c’est précisément parce qu’elle introduit ce qui n’est pas qu’elle peut aussi introduire ce qui est. Avant la parole, rien n’est ni n’est pas. Tout est déjà là sans doute, mais c’est seulement avec la parole qu’il y a des choses qui sont, qui sont vraies ou fausses, c’est-à-dire qui sont, et des choses qui ne sont pas. C’est avec la dimension de la parole que se creuse dans le réel la Vérité…
Nous pouvons nous arrêter un instant et méditer sur le fait que l’enfant aussi a une parole. Elle n’est pas vide. Elle est aussi pleine de sens que la parole de l’adulte. Elle est même tellement pleine de sens que les adultes passent leur temps à s’en émerveiller – comme il est intelligent, le cher mignon, vous avez vu ce qu’il a dit l’autre jour ? Justement, tout est là.
Il y a, en effet, cet élément d’idolification qui intervient dans la relation imaginaire. La parole de l’enfant est peut-être une parole transcendante, révélation du ciel, oracle de petit dieu, mais il est évident qu‘elle ne l’engage à rien. Et on fait tous ces efforts, quand ça ne va pas, pour lui arracher des paroles qui engagent, Dieu sait si la dialectique de l’adulte dérape ! Il s’agit de lier le sujet à ses contradictions, de lui faire signer ce qu’il dit, et d’engager ainsi sa parole dans une dialectique. »
18 C’est bien vu, si j’ose dire. Nous constatons en effet tous les jours comment les adultes ont tendance à « faire la morale » aux enfants sans s’apercevoir que cela ne sert à rien. Il me semble que l’enfant agit souvent « à l’insu de son plein gré », sauf qu’il ne le sait pas. Mais il y a aussi la notion de la parole qui engage, qui engage à conséquences.
19 Lucie a 15 ans, elle revendique son insouciance d’enfant comme un bien précieux, elle en déplore la perte, elle ne peut plus « rigoler comme avant ». Au moment où sa mère vient la forcer à s’engager dans une parole potentiellement lourde de conséquences, nommément le renvoi de Roberto, peut-être aussi l’idée de trahir ses pairs, ou de n’être pas tout à fait innocente dans cette agression, elle rencontre un inacceptable, un impensable, et elle chute de la scène du fantasme dans le monde pur, avec l’angoisse que nous avons évoquée.
20 L’histoire de Lucie m’a également évoqué l’article d’Octave Mannoni : « Je sais bien, mais quand même… » Il y fait référence à l’ethnologie, notamment au livre de Don C. Talayesva, Soleil Hopi. Chez les Hopi, à un certain moment de l’année, apparaissent les Katcina, qui sont des divinités masquées et qui s’intéressent particulièrement aux enfants, un peu comme chez nous le Père Noël, mais ici ils s’intéressent aux enfants pour les manger. Bien entendu, les mères rachètent les enfants en offrant de la viande aux Katcina, et ceux-ci, en échange, offrent aux enfants des boulettes de maïs appelés Piki, qui sont pour l’occasion colorées en rouge. Talayesva raconte qu’un jour de cette fête, il a surpris sa mère en train de préparer du Piki rouge, et, toute la journée, il a été paniqué et pétrifié d’angoisse. Quand les Katcina sont venus danser, ils lui ont laissé du Piki mais, fort heureusement, c’était du Piki jaune et il a été instantanément soulagé.
21 Plus tard, lors du rite d’initiation à l’adolescence, au cours de cérémonies impressionnantes évoquant directement la castration, les Katcina retirent leurs masques et les enfants, saisis d’effroi, reconnaissent leurs pères et leurs oncles. Mais maintenant, dit-on aux enfants, les vrais Katcina ne viennent plus danser comme autrefois dans les pueblos. Ils ne viennent plus que de façon invisible et ils habitent les masques de façon mystique. La croyance aux Katcina se transforme alors et survit sous sa forme adulte, les Katcina occupant une grande place dans la religion Hopi.
22 Nous voyons là le parallèle avec les problèmes de Lucie, la découverte traumatisante et anxiogène du mensonge des adultes est ici compensée par la ruse d’une mère attentive, puis plus tard par le rite d’initiation. Qu’est ce qu’un rite d’initiation sinon la transmission d’un savoir sur la castration ? Ces rites font désormais défaut dans nos sociétés qui tentent de prolonger indéfiniment la toute-puissance, avec les effets dépressogènes que l’on sait.
23 Certains parviennent à s’inventer un rite de passage, comme par exemple faire leurs preuves en partant à l’étranger, ou pratiquer une activité plus ou moins risquée et encore ritualisée, la navigation, les arts martiaux, le pilotage, où persiste une dimension d’initiation. L’initiation, c’est la transmission d’une connaissance et d’un savoir-faire et, par là, l’accession à un niveau supérieur ; au contraire, le bizutage est simple humiliation des jeunes pour bien leur faire comprendre qu’ils n’ont pas à remettre en cause l’ordre établi, ni surtout à se montrer meilleurs que leurs aînés, et ce d’autant plus que lesdits aînés sont moins assurés de leur place. Les « rites » que les jeunes pratiquent parfois entre eux, et seulement entre eux, comportement à risque, beuveries, etc., relèvent généralement plus du bizutage que de l’initiation.
24 Ainsi, le problème de Lucie m’est apparu rapidement comme une sortie brutale de l’enfance. Outre la dimension du mensonge, on pourrait aussi y voir l’irruption du sexuel dans la scène initiale avec Roberto. En tout cas, il y a là un événement qui vient remettre en cause son organisation subjective et l’oblige à une réorganisation générale de ses rapports aux autres, au monde et à elle-même. Lucie exprime très clairement qu’elle a perdu son innocence enfantine et qu’elle se sent divisée. Mais n’est-ce pas là la définition même de l’adolescence ? D’où mon insistance à soutenir l’idée d’une crise d’adolescence.
25 Rien ne nous assure évidemment que l’épisode des « transformations affines » ait joué un rôle décisif, sinon la coïncidence temporelle d’une amélioration durable, mais il participe du mouvement général de cette cure à s’orienter dans un monde de signes et à y réintroduire du signifiant.
26 Pour conclure, nous sommes aujourd’hui abreuvés de médecine scientifique, d’evidence-based medecine, je n’en dénie pas la valeur, mais qu’aurait pu faire cette médecine pour Lucie ? À part la classer dans les « panic disorders », voire dans les troubles psychotiques et lui donner une réponse médicamenteuse, l’enfermant un peu plus dans une identification à une personne malade, il faut bien admettre qu’elle aurait été plutôt désarmée. Il apparaît donc essentiel de savoir et de reconnaître qu’il n’y a pas que la vérité scientifique, mais qu’il existe un autre ordre de Vérité.
27 Enfin, sur la nature de ce fameux passage de l’adolescence, que se passe-t-il ? L’enfant ne se ressent pas comme divisé, il n’y a pas lui et son image, contrairement à Lucie, il a affaire à des objets réels et c’est ce qui explique qu’il ressent tout avec l’intensité de l’enfance, qui sera tellement difficile à retrouver plus tard. Et, surtout, il y a la promesse de l’avenir, les adultes sont dotés de pouvoirs, mystérieux sans doute, mais qui lui sont promis.
28 Quand je serai grand, je ferai des inventions extraordinaires qui sauveront la planète, tout le monde sera heureux et on n’aura plus à s’emmerder avec toutes ces histoires de castration.
29 Seulement voilà, maintenant il est grand, et ça ne se passe pas du tout comme il l’avait imaginé. Il ne peut plus différer, ou de plus en plus difficilement.
30 Le changement, c’est maintenant.
31 Et disons que ça ne va pas être facile.
Mots-clés éditeurs : dépersonnalisation, mensonge, crise d'adolescence, Angoisse, vérité
Date de mise en ligne : 03/05/2013.
https://doi.org/10.3917/fp.025.0133Notes
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Texte réécrit d’une intervention au colloque d’Espace Analytique, « Nouvelles subjectivités à l’adolescence », à Orléans les 12 et 13 mai 2012.