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Article de revue

Enfance et institutions en Tunisie : quelle place pour la psychanalyse ?

Pages 197 à 209

Notes

  • [*]
    Texte réécrit d’une intervention aux Journées d’Espace analytique, « Qu’est-ce qu’un enfant ? », le 9 octobre 2011.
  • [1]
    Les mères représentent aujourd’hui plus de 25 % de la population active. 80 % d’entres elles sont femmes de ménage ou ouvrières (agricoles ou industrielles), 8 % sont cadres et 12 % sont employées de bureau.
  • [2]
    Les dessins de Mourad évoluaient : apparition des premières symbolisations : premiers cercles fermés, contour au feutre de ses mains ou de petites voitures posées sur une feuille.
  • [3]
    En d’autres termes, nous pouvons dire que l’appréhension spéculaire de son image virtuelle a permis à Mourad une identification possible à son image et la constitution de son Moi idéal.
  • [4]
    Dimension symbolique qui a sans doute manqué dans l’histoire précoce de Mourad.
  • [5]
    Seul l’exercice de la libre pratique exige un diplôme de spécialisation post-maîtrise et deux années d’exercice professionnel.
  • [6]
    Ont participé à cette première session, Fethi Benslama, Frédérique Djerbi et moi-même.
  • [7]
    Ce premier groupe est composé de deux psychologues directeurs d’écoles spécialisées, deux autres travaillent dans un service de cancérologie, enfin une cinquième exerce dans un service d’urgence. Ce groupe a été suivi par un autre, composé de trois psychologues qui sont intervenues au camp de réfugiés de Ras El Jedir.
  • [8]
    « Chez les non-médecins, on ne parle rien d’autre, chez les médecins, on ne vitupère rien d’autres. » M. Moreau Ricaud, Michael Balint : le renouveau de l’École de Budapest, Toulouse, érès, p. 33-35.
  • [9]
    L’acte spectaculaire de Bouazizi a permis de passer de la saturation de la langue de bois au jaillissement d’une parole pleine et libératrice : « Dégage ! », qui a ouvert au champ de la liberté de choix et de conscience. Mais l’exercice de la liberté n’est pas un moment de repos, la liberté soumet toute la personnalité à un antagonisme interne : celui d’exercer sur nous-même l’autorité autrefois déléguée à un Autre, celui de nous imposer à nous-même la limitation des pulsions et du pouvoir. Considérer la liberté comme allant de soi et ne pas prendre la mesure de l’effort de renonciation que nous exigeons de nous-même, c’est risquer, à notre insu, de s’abandonner à une nouvelle autorité totalitaire qui peut prendre la figure de Dieu : « La tranquillité ne sait pas se défendre », écrit Winnicott. (D.W. Winnicott, Conversations ordinaires, Paris, éd. Folio essais, 1988, p. 343.) Au contraire, accepter ce paradoxe, c’est donner une chance véritable, créative et pérenne, à la construction de la démocratie.
  • [10]
    La relation analytique se trouve aussi modifiée par la nouvelle économie des sujets qui y sont engagés.
  • [11]
    M. Moreau Ricaud, Michael Balint : le renouveau de l’École de Budapest, op. cit., p. 29.

Enfance, précarité, politique sociale

1 Je reçois en novembre 2009 Mourad, 6 ans, à la demande de son père, coursier dans une entreprise. Il me dit avoir consulté deux pédopsychiatres qui l’ont mis sous traitement, et posé le diagnostic d’autisme : l’école souhaitait le déscolariser.

2 Ce verdict de déscolarisation affole le père, synonyme d’une vie sans avenir et de la perpétuation d’un destin fait de pauvreté et de précarité sociale. Au cours de cette brève rencontre, le père est au bord des larmes : « J’aimerais tellement qu’il réussisse à l’école pour qu’il ne soit pas analphabète comme moi ! »

3 La mère, que je rencontre lors de la première séance avec Mourad, est femme au foyer ; elle était ouvrière textile à la naissance de son fils, jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de neuf mois, âge à partir duquel elle s’arrêtera de travailler. Ce sont ses beaux-parents qui l’ont alertée des difficultés de son fils : « Il n’est pas normal, il hurle toute la journée ou bien il est abattu : il a la tête molle et ne tient pas sur ses jambes. Arrête de travailler et occupe-toi de lui. »

4 Mourad n’a jamais parlé, il a le regard absent et la bouche tombante. Il est encoprésique, ayant gardé les couches jusqu’à l’âge de quatre ans. La marche a été acquise à deux ans.

5 L’ancienne structure familiale élargie aux oncles, tantes, grands-parents, nounous, a disparu en Tunisie. Les familles se sont nucléarisées et les parents se trouvent très tôt face à un dilemme : réduire les revenus du foyer si la mère arrête de travailler [1] ou confier l’enfant à une nourrice de quartier. En trente ans, les pouvoirs publics n’ont rien prévu : ni crèches publiques, ni lieux d’accueil pour les enfants après l’école.

6 La nouvelle configuration familiale, conjuguée à la précarité financière et à l’absence de politique sociale, est importante pour saisir la violence subie par les enfants en Tunisie.

7 La mère de Mourad me parle de sa grossesse : « Tout s’est passé normalement, mais mon angoisse était d’abandonner mon travail ; il représentait pour moi l’autonomie enfin acquise et la libération du joug paternel. » Elle raconte fièrement avoir été une excellente ouvrière, la meilleure de toute l’usine qui en comptait cinq cent. « J’étais indispensable à ma patronne, j’ai travaillé tout le temps jusqu’à mes premières contractions. J’avais le droit à deux mois de congés payés, mais je n’ai pas pu m’absenter plus de quinze jours tant ma patronne avait besoin de moi ! » Ces quelques phrases en disent long sur le désir de reconnaissance de la mère dont l’histoire est aussi faite d’abandons.

8 À quinze jours et jusqu’à l’âge de trois mois, Mourad fut confié à une femme âgée, une voisine ; il hurlait continuellement jusqu’au jour où il fit une très forte fièvre et convulsa. Le père décide alors de le retirer de la garde de la voisine pour le mettre dans une crèche de quartier qui fermera ses portes deux mois plus tard ; Mourad est alors envoyé chez ses grands-parents paternels à 60 km de Tunis où il y restera jusqu’à l’âge de neuf mois.

9 Les paroles des beaux-parents (« Ton fils n’est pas normal, il faut que tu cesses de travailler ») ont été vécues par la mère comme une accusation ; elle décide de reprendre Mourad, et quinze jours après, elle abandonnera définitivement le travail pour s’occuper de lui. Durant cet entretien, elle reprochera au père de ne pas l’avoir défendue auprès de sa belle famille ; elle le dit trop gentil, passif, et soumis à ses six frères et sœurs.

10 La mère est issue d’une fratrie de quatre, dont elle est l’aînée. Elle dit avoir élevé ses trois frères et sœurs, jugeant sa mère peu maternelle. Son frère, plus jeune qu’elle de huit ans, a été énurétique jusqu’à l’âge de dix-sept ans : « Il a dormi dans mon lit jusqu’à ses dix-sept ans et jusqu’au jour de mon mariage ! Et même la première année, il est venu habiter avec moi. » J’apprendrais plus tard que ce jeune frère, investi incestueusement par la mère, et auquel Mourad a été imaginairement identifié, est psychotique.

11 D’après elle, c’est le manque d’affection maternelle qui a rendu son frère ainsi. Et c’est pour ne pas faire comme sa mère, qu’elle gardera Mourad dans son lit pour qu’il la « réchauffe » l’hiver, car elle est convaincue que, seul, il aura froid et « fera pipi comme son oncle ». Au fur et à mesure de l’entretien, alors que l’enfant geignait sans arrêt, celui-ci finit par s’endormir dans les bras de sa mère.

12 Les séances suivantes, je prends conscience de l’envahissement de la mère, qui ne laisse aucune autonomie à l’enfant. À peine Mourad tente-t-il une ébauche d’expression que la mère répond ou réagit à sa place ; elle est très agitée. Je me rends compte qu’elle me met dans une grande confusion et je pense à Mourad qui doit partager la même. Agacée, je lui demande finalement de cesser d’intervenir, prenant soin de lui expliquer que Mourad ne pourra pas grandir si elle continue à tout faire à sa place.

13 Le silence s’installe. Après un moment, Mourad prend une grosse motte de pâte à modeler, fait un trou avec un crayon et brandit le tout en direction de la mère, comme pour lui faire peur : la mère rit nerveusement, gênée, et n’entre pas dans le jeu proposé par Mourad.

14 Il se tourne alors vers moi et me tend le crayon, que je plante à mon tour dans la pâte à modeler faisant le même trou. Il se risque alors à dire : « sang, eau ». Je lui demande si du trou, sort de l’eau et du sang. Il acquiesce et me dit « fourmi » (qui sort du trou). En parler tunisien, la première syllabe de « fourmi », nommela, est synonyme de « vagin ». Il me regarde avec intensité : nous sommes à quinze centimètres l’un de l’autre, la motte de pâte à modeler entre nous.

15 Je lui prends le bras doucement et me risque à dire : « Tu es peut-être en train de dire que tu étais fourmi dans le ventre de maman, tu nageais dans de l’eau ; après, tu as fait un trou à maman et tu es sorti de son vagin-trou, un peu de sang est sorti et toute l’eau dans laquelle tu nageais. Et c’est comme ça que tu es né, tu es devenu le bébé dehors qui a grandi et tu es devenu le petit garçon de maintenant. » Il m’a écoutée sans bouger, puis acquiesça de la tête.

16 La séance suivante, c’est le papa qui accompagne Mourad ; celui-ci reprend le même jeu, laissant cette fois le crayon planté, balbutiant un mot que j’interprète comme « zizi ». Je dis : « Es-tu en train de me dire que c’est comme ça qu’on fait les bébés ? » Il me répond : « Oui » ; le père est un peu gêné par tous ces échanges.

17 À l’issue de cette séance, je demande aux parents de laisser Mourad dormir dans son lit : la mère oppose une très grande résistance, elle est très angoissée. Je la rassure, et avec l’aide du père, elle finit par accepter.

18 Quelques séances suivent, et Mourad n’est déjà plus l’enfant que j’avais rencontré le premier jour : le regard est devenu vif, le pas plus assuré, et son corps, plus tonique. À part les quelques mots lâchés, « sang », « eau », « fourmi », il ne parlait toujours pas.

19 Un jour, la mère m’apprend que Mourad a été emmailloté jusqu’à l’âge de 8 mois, parce que c’était les seuls moments où il s’arrêtait de hurler. Pendant que la mère me parle, je me rends compte que je portais une longue écharpe blanche qui m’évoque le linge d’emmaillotage. Au même moment, Mourad prend une poupée et dans un geste de grande violence lui tape la tête contre le mur et lui met les doigts dans les yeux ; ce qui me fit penser à des expressions tunisiennes : « Tu me casses la tête », « Je vais te trouer les yeux ». Je me suis alors penchée sur la poupée comme un adulte se pencherait sur un berceau, et me mis à mimer une scène que j’imaginais avoir eu lieu : j’imitais les cris de la vieille qui hurle pour le faire taire, je faisais pleurer la poupée et la faisais crier : « Je te déteste sorcière. »

20 Puis, avec mon écharpe, j’emmaillotais la poupée, tout en racontant à Mourad ce que la mère venait de me dire, et lui décrivait ce qu’il avait pu ressentir. Je lui racontais les multiples déprivations qu’il a subies, ses cris restés sans réponse, jusqu’à finalement abandonner la lutte et se taire. Il a regardé fasciné ce jeu de rôle, a pris alors une feuille qu’il a couverte violemment de feutre noir : « Oui, lui dis-je tout était noir pour toi, tu étais fâché comme ça. »

21 Les séances changèrent de tonalité [2] : il pouvait jouer « seul », semblait apprécier des séances silencieuses, des moments de « solitude accompagnée », sans sollicitations ni empiètement.

22 Un jour, il se mit à faire vrombir un gros camion et considéra les voitures comme des « bébés-camion » qu’il mettait à la queue leu leu. Lors d’une séance, il lâche volontairement une voiture sur le camion ; effrayé, il me regarde. Je prends alors une autre voiture et je l’imite, et la jette sur le camion en demandant : « Méchant camion ? » Il se met alors à attaquer le camion avec les autres petites voitures, visiblement heureux, et répétant après moi « Méchant camion, méchant camion ! » Au passage, il en casse une, s’affole, regarde sa mère et se met à pleurnicher. Je dis à la mère : « Il pleure parce qu’il croit qu’en ayant frappé le camion-maman celui-ci s’est vengé et a cassé la voiture-Mourad. » Mourad m’écoute avec attention avant de continuer de plus belle. Il se met alors à jeter tous les objets du bureau avec un plaisir évident tout en guettant ma réaction. L’angoisse de la mère était telle que je finis, après un temps suffisamment long, par mettre fin à la séance.

23 Elle m’avoua alors une manie : « Tous les jours, je change de place tous les meubles de la maison ; quand Mourad revient de l’école, il ne retrouve jamais son lit et ses jeux à la même place. Je ne peux pas faire autrement, ça me prend et je déplace tout dans la maison. » J’expliquais combien cela pouvait être déroutant pour un enfant de ne pas retrouver sa chambre comme elle était dans son souvenir. Il emporte avec lui une image et il en retrouve une autre : il ne se reconnaît plus.

24 C’est à partir de ces deux séances, celle du jeu de rôle grâce à laquelle Mourad a pu entamer un « processus d’intégration symbolique de son histoire », et celle du camion où il a pu faire l’expérience de l’agressivité, que Mourad a retrouvé les mots, et a accepté la parole comme tiers-médiateur du lien.

25 C’est aussi à partir de ce moment-là que Mourad a accepté non sans satisfaction de laisser sa mère en salle d’attente, refermant soigneusement la porte sur elle. Le travail psychique qu’il a accompli sur lui-même lui a permis de mettre l’objet à distance. Il peut s’absenter maintenant de sa mère et accéder à la solitude, sans être plongé dans un état de désarroi (Hilflosigkeit).

26 Ce jeu de rôle peut être conçu comme la réactualisation d’une expérience originaire mythique de la naissance du sujet. Elle aura permis à Mourad un nouvel investissement narcissique [3] aliéné dans l’image de l’autre, ici la poupée ; aliénation cette fois acceptée et assumée par lui, dans la mesure où l’image projetée de son propre corps a été portée dans le transfert sur le plan symbolique, grâce à mes mots [4] qui ont authentifié et donné sens à cette expérience.

27 Quant au jeu du camion, il nous rappelle le jeu de la bobine ; l’angoisse qu’a manifestée Mourad, puis la satisfaction, témoignent des deux niveaux d’expérience : sur le plan imaginaire, l’agressivité qui détruit l’objet jusque-là non maîtrisable ; sur le plan symbolique, la séparation avec l’objet, ici représenté par le camion soutenu par mon désir dans le transfert, pour autant que l’objet a accepté de recevoir cette agressivité et y survive.

28 Mourad est un enfant qui n’a pas supporté les violences qu’il a subies dès son arrivée au monde, où il dut affronter un environnement difficile, voire hostile. Grâce au soutien que j’ai été pour la mère et le père, eux-mêmes pris dans leurs difficultés de vie, sans structures de soutien (crèches, maternelles, espaces d’accueil, etc.), Mourad a pu retrouver la parole et est devenu un petit garçon vif et souriant.

29 Un jour, la mère, inquiète, me confie que la maîtresse s’était plainte de Mourad ; il s’était remis à faire dans sa culotte en classe, une fois par semaine ; pour les parents, le spectre de la déscolarisation resurgissait. Cette régularité me fit penser au rythme des séances et, en questionnant la maman, je me rendis compte en effet que les « accidents » d’incontinence correspondaient au jour des séances.

30 Mais, le plus intéressant, c’est le fait que la maîtresse ait insisté pour que cette information me soit transmise. Par l’entremise de la mère, je lui adressai mes remerciements : « Très bien... Dites-lui bien que je comprends, ça va passer », reconnaissant par cette phrase lapidaire le désagrément que cela lui causait, et l’invitant à patienter sans sévir. Elle s’était en quelque sorte posée en cothérapeute. Nous étions loin de nos premiers échanges téléphoniques où j’avais dû intervenir auprès d’elle et de son directeur pour qu’ils diffèrent la décision de déscolarisation.

31 Le cas de Mourad a été à l’origine d’un véritable remaniement dans l’école ; à la fin de l’année scolaire, le directeur a souhaité me rencontrer pour mettre en place un cycle de formation des maîtres et maîtresses concernant, je cite, le « développement psychologique et sexuel des enfants ».

32 Quelques mois plus tard, une deuxième rencontre a été organisée pour les parents d’élèves de Collège du même établissement, ayant pour sujet « les troubles du comportement ». Avec un tel intitulé et parce que l’environnement d’éducation en Tunisie est encore très répressif, il m’a semblé important d’accepter : le dialogue qui s’est instauré a permis d’initier les parents à des notions telles que la créativité, l’importance des amitiés, des activités extrascolaires, la relativisation de la réussite scolaire, et bien sûr les questions de la rencontre sexuelle, la masturbation, les jeux de l’enfance, etc. Cet échange a peut-être contribué à les rendre plus tolérants face aux conduites « provocantes » propres à l’adolescent. Grâce à Mourad, je n’hésite pas à accepter de rencontrer les enseignants d’écoles et les parents d’élèves, car c’est l’occasion pour moi d’aborder les sujets aussi divers que l’échec scolaire, la santé, les TCC, la prescription médicale, les indications d’orthophonie ou de psychomotricité ; sans compter les croyances animistes, telles que le maraboutisme et la sorcellerie…

Prise en charge de la santé mentale en Tunisie

33 Ceci m’amène à présenter brièvement la situation en Tunisie, en matière de prise en charge psychothérapeutique.

34 Les psychiatres exercent soit à l’hôpital Razi (le « Sainte-Anne » tunisien), fortement marqué par son histoire asilaire, soit pour la plupart en libre pratique, avec des tarifs généralement hors de portée de la majorité des patients. Le niveau de vie et le système de remboursement de soins de santé quasi-inexistant constituent une barrière infranchissable pour l’accès à la psychothérapie ou à l’analyse.

35 Le corps psychiatrique constitue en Tunisie une sorte d’« establishment » à cause du pouvoir que notre société confère encore au statut de médecin et parce que cette corporation est financièrement liée aux puissants laboratoires médicaux qui se montrent très généreux (voyages luxueux, financement des associations...). Les psychiatres, qui travaillent en hospitalo-universitaires, jouissent, en plus, des avantages du pouvoir institutionnel, qui n’est relativisé par aucune structure psychanalytique ni par les psychologues, qui, nous le verrons, n’ont pas trouvé leur positionnement dans le système de santé tunisien : dans tous les cas, une situation confortable à laquelle il est difficile de renoncer.

36 La psychanalyse, quand il y est fait référence, est ainsi souvent cantonnée à un rôle de « spécialité » supplémentaire à la psychiatrie, un autre abord diagnostique.

37 Quant aux psychologues, ils sont des dizaines qui sortent chaque année diplômés de l’université dans différentes spécialités : psychologie clinique, psychologie sociale, éducation... L’État est le plus gros recruteur, principalement les ministères de l’Emploi, des Affaires sociales (une centaine y sont salariés), de la Santé, de l’Éducation, et de l’Enseignement. On compte en Tunisie plusieurs centaines de psychologues ; si les recrutements sont nombreux (il n’y a pratiquement pas de chômage dans le corps des psychologues), les affectations sont pour le moins aléatoires parce que les établissements employeurs ne communiquent pas le profil de poste qu’ils souhaitent recruter (souvent l’employeur est ignorant de la fonction du psychologue). Livré à lui-même, le psychologue jeune diplômé se trouve le plus souvent démuni une fois son cursus universitaire achevé, faute d’un accompagnement à l’écoute et à la prise en charge psychothérapeutique [5] : il n’existe pas de structures telles que les CMPP ou des structures associatives (Bonneuil, Maisons vertes...), qui prolongent la formation des psychologues une fois confrontés aux complexités du terrain, aucun cadre de prise en charge pour assurer la transmission ; et, pour les patients, pas d’espace de parole accessible sans barrière financière.

38 « Nous sortons de la fac, nous faisons de la clinique, et n’avons personne à qui rendre compte de notre pratique, disent les psychologues. Dans le meilleur des cas, nous recevons une fois par mois un psychiatre qui consulte seul les patients, donne des médicaments, puis s’en va. Alors, nous faisons tout sauf de la clinique : nous essayons de nous perdre dans la paperasse administrative, nous accumulons des formations généralement inutiles : coaching, PNL, informatique, gestion de dossiers... »

39 N’étant pas en mesure de défendre un travail satisfaisant, les psychologues que j’ai rencontrés ont un sentiment unanime d’insatisfaction professionnelle.

Création des groupes d’échanges cliniques et transmission de la psychanalyse

40 Devant ce constat, et suite à ma rencontre avec Nicole Sfaïhi, psychologue clinicienne et professeur de psychopathologie à l’université de Tunis, l’idée est née de mettre en place, il y a environ trois ans, un groupe d’échanges cliniques afin d’accompagner les psychologues qui travaillent en institution et qui souhaitent, je reprends leurs termes, « comprendre ce qu’ils font ».

41 L’année suivante, nous avons décidé d’ouvrir un cycle d’enseignement théorique [6] ; l’enchaînement a été assez rapide : d’autres psychologues ont manifesté leur intérêt pour ces séminaires, et un autre groupe d’échanges cliniques a été ouvert [7].

42 Ces groupes ont été conçus comme un espace intermédiaire entre l’université et les premières années professionnelles : un espace d’analyse des pratiques, d’enseignement des concepts théoriques psychanalytiques, un lieu où l’on apprend à se repérer dans la clinique.

43 L’intérêt pour la psychanalyse n’a été possible que parce qu’elle a constitué une réponse aux difficultés cliniques réelles que vivaient au quotidien ces praticiens.

44 L’orientation « pédagogique » des groupes d’échanges cliniques consiste à faire des va-et-vient entre le matériel du cas apporté par le psychologue, et la théorie psychanalytique que celui-ci a pu découvrir dans son cursus universitaire ou dans le cadre des séminaires ; cela lui permet de s’interroger sur sa clinique à partir de la psychanalyse, qui devient un outil de compréhension et une direction de prise en charge orientée par le désir inconscient.

45 C’est ainsi que le cas est abordé sous l’angle de la relation triangulaire, en repérant la place de l’enfant dans le fantasme de la mère articulée à sa propre histoire infantile. Nous tentons de mettre à jour la dimension historique de la symptomatologie en faisant émerger le sens du symptôme dans sa relation à l’Autre ; on repère le désir inconscient du patient et, enfin, on rapporte le matériel de la séance à la dynamique du transfert...

46 Cet abord clinique et théorique a permis aux psychologues un certain nombre de déplacements :

47

  • considérer le symptôme comme parole à entendre par le psychothérapeute, et remplissant une fonction pour le patient ; ce qui a permis de déjouer la tendance du psychologue à vouloir le faire céder coûte que coûte ;
  • recevoir une parole d’enfant ou d’adolescent sans jugement ni morale, ce qui n’est pas évident dans une société telle que la nôtre, patriarcale, traditionnelle et aux prises avec le religieux ; cela a eu pour conséquence d’orienter le praticien du côté de la plainte de l’enfant plutôt que celle des parents ;
  • plus confiant dans son rôle auprès du patient et dans son apport dans le processus de l’institution, le psychologue a pu affiner son écoute, et agir parfois sur la dynamique de l’institution.

48 Lorsque Ferenczi a tenté d’introduire la psychanalyse, il l’a fait en s’adressant à un public de médecins ignorants de la psychanalyse, pensant ainsi « infiltrer » le milieu médical. Comme il le confiera à Freud, la tentative fut un échec, et son public restera majoritairement profane [8].

49 Les expériences d’introduction de la psychanalyse en Tunisie se sont adressées jusqu’ici presque exclusivement à des médecins psychiatres avec l’objectif de former des psychanalystes ; au risque de la transformer en « bonne à tout faire de la psychiatrie ».

50 Les psychologues qui partent d’une formation supposée « insuffisante », car non médicale, n’ont pas à faire l’effort de renoncer à la position du « sujet supposé savoir », ni au statut social du médecin.

51 Pour autant, nous savons tous que la formation du psychanalyste ne peut se passer de l’analyse personnelle, mais dans un pays comme la Tunisie, il est utile d’établir une période intermédiaire par le biais de ces groupes d’échanges et d’enseignement, qui permet d’introduire une approche psychanalytique auprès de praticiens qui sont demandeurs.

52 Pour ma part, ce n’est qu’après deux ans d’activités d’échanges cliniques, que la première demande d’analyse didactique a été formulée par un psychologue, ne faisant d’ailleurs pas partie de ces groupes.

Psychanalyse et Politique

53 Je voudrais aborder enfin la relation qui existe entre le contexte socioculturel et politique d’un pays et la diffusion de la pensée psychanalytique qui est censée y trouver sa place : sous un régime autocratique, une discipline telle que la psychanalyse ne peut véritablement exister ; d’abord, parce que l’exercice d’une activité associative est quasi interdite, ensuite parce que la psychanalyse exige l’effacement du maître pour que le sujet puisse émerger : or, dans un système structuré autour d’un « Un » totalisant et totalitaire, le sujet est nié, se nie lui-même, reprenant à son compte cet effacement.

54 Le ressort à l’origine de la révolution tunisienne a été la prise de conscience de la souffrance psychique devenue insupportable, et l’exigence des conditions d’une existence humaine et digne. Cette révolution a été un évènement qui a fait rupture dans le rapport qu’entretient le sujet à son corps et au langage. Certes, les conditions du réel ne sont que des prétextes « qu’accroche » l’inconscient, mais la révolution a eu pour effet de transformer les modalités de relation intersubjectives ; elle a fait passer le sujet tunisien d’objet de jouissance de l’Autre à sujet libre et désirant [9] ; un moment que nous guettons dans chaque analyse.

55 Le psychanalyste n’échappe pas aux déplacements produits par la révolution [10], et l’idée de créer une association, qui me paraissait lointaine, il y a quelques mois, s’est imposée comme une évidence ; elle a depuis été concrétisée.

56 La psychanalyse, en tant qu’espace de parole libre favorisant l’émergence d’une nouvelle subjectivité, a désormais toute sa place en Tunisie, où la capacité d’être « concernée par l’environnement » est enfin possible.

57 À ce titre, la description que fait Michelle Moreau Ricaud de la Hongrie à l’époque de l’école de Budapest est proche de ce qui se passe actuellement en Tunisie. Elle écrit : « En ce début de siècle, la vie intellectuelle est bouillonnante à Budapest. Conscients du retard de leur pays et du hiatus entre la capitale et les provinces, les intellectuels veulent introduire les conditions d’un changement social et économique. Très actifs, ils joueront un grand rôle dans le changement des mentalités, par l’intermédiaire de cercles, de cours populaires et surtout de revues où seront divulguées les idées “modernes“ [11]. »

58 En Tunisie aujourd’hui, comme à Budapest alors, la psychanalyse fait partie de ces « idées nouvelles » ; elle s’inscrit dans « un climat d’opinion » et un espace d’inventivité propices à la réception d’un discours tel que la psychanalyse qui permet de penser l’humain.

59 Enfin, on peut faire l’hypothèse que la réceptivité d’une culture à la psychanalyse dépend de la modernisation (familles nucléarisée, éducation, etc.) de la société : c’est le cas de la Tunisie. Tel est le cas pour les parents de Mourad, pour qui les modes traditionnels d’interprétation ne sont plus opérants.

60 Face aux mutations accélérées qu’a traversées la société tunisienne durant les dernières décennies, la psychanalyse peut constituer une des réponses possibles au vide laissé par le recul des formes traditionnelles de liens sociaux.


Mots-clés éditeurs : psychologues, lien social, révolution, politique desanté, Tunisie, enfance, institutions, Psychanalyse, politique sociale, psychiatrie, précarité

Mise en ligne 22/11/2012

https://doi.org/10.3917/fp.024.0197

Notes

  • [*]
    Texte réécrit d’une intervention aux Journées d’Espace analytique, « Qu’est-ce qu’un enfant ? », le 9 octobre 2011.
  • [1]
    Les mères représentent aujourd’hui plus de 25 % de la population active. 80 % d’entres elles sont femmes de ménage ou ouvrières (agricoles ou industrielles), 8 % sont cadres et 12 % sont employées de bureau.
  • [2]
    Les dessins de Mourad évoluaient : apparition des premières symbolisations : premiers cercles fermés, contour au feutre de ses mains ou de petites voitures posées sur une feuille.
  • [3]
    En d’autres termes, nous pouvons dire que l’appréhension spéculaire de son image virtuelle a permis à Mourad une identification possible à son image et la constitution de son Moi idéal.
  • [4]
    Dimension symbolique qui a sans doute manqué dans l’histoire précoce de Mourad.
  • [5]
    Seul l’exercice de la libre pratique exige un diplôme de spécialisation post-maîtrise et deux années d’exercice professionnel.
  • [6]
    Ont participé à cette première session, Fethi Benslama, Frédérique Djerbi et moi-même.
  • [7]
    Ce premier groupe est composé de deux psychologues directeurs d’écoles spécialisées, deux autres travaillent dans un service de cancérologie, enfin une cinquième exerce dans un service d’urgence. Ce groupe a été suivi par un autre, composé de trois psychologues qui sont intervenues au camp de réfugiés de Ras El Jedir.
  • [8]
    « Chez les non-médecins, on ne parle rien d’autre, chez les médecins, on ne vitupère rien d’autres. » M. Moreau Ricaud, Michael Balint : le renouveau de l’École de Budapest, Toulouse, érès, p. 33-35.
  • [9]
    L’acte spectaculaire de Bouazizi a permis de passer de la saturation de la langue de bois au jaillissement d’une parole pleine et libératrice : « Dégage ! », qui a ouvert au champ de la liberté de choix et de conscience. Mais l’exercice de la liberté n’est pas un moment de repos, la liberté soumet toute la personnalité à un antagonisme interne : celui d’exercer sur nous-même l’autorité autrefois déléguée à un Autre, celui de nous imposer à nous-même la limitation des pulsions et du pouvoir. Considérer la liberté comme allant de soi et ne pas prendre la mesure de l’effort de renonciation que nous exigeons de nous-même, c’est risquer, à notre insu, de s’abandonner à une nouvelle autorité totalitaire qui peut prendre la figure de Dieu : « La tranquillité ne sait pas se défendre », écrit Winnicott. (D.W. Winnicott, Conversations ordinaires, Paris, éd. Folio essais, 1988, p. 343.) Au contraire, accepter ce paradoxe, c’est donner une chance véritable, créative et pérenne, à la construction de la démocratie.
  • [10]
    La relation analytique se trouve aussi modifiée par la nouvelle économie des sujets qui y sont engagés.
  • [11]
    M. Moreau Ricaud, Michael Balint : le renouveau de l’École de Budapest, op. cit., p. 29.
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