Couverture de FP_024

Article de revue

Introduction

Pages 11 à 15

English version

1 C’est une conclusion que je voudrais proposer, en guise d’introduction, celle de Jacques Lacan aux Journées d’étude organisées par Maud Mannoni sur les psychoses de l’enfant en 1967. Commentant cette phrase de Malraux, dans les Antimémoires : « J’en viens à croire, voyez-vous, en ce déclin de ma vie… qu’il n’y a pas de grandes personnes », Lacan explique qu’il voit là l’entrée dans l’époque de « l’enfance généralisée », et le risque du glissement de tout un monde vers la ségrégation.

2 Alors, presque un demi-siècle plus tard, que pouvons-nous penser de cette conclusion ? Notre monde est-il celui de « l’enfance généralisée » ? Et où en sommes-nous de la question de la ségrégation ?

3 Qu’est-ce qu’un enfant aujourd’hui et quelle est sa place dans notre société ?

4 L’enfant est une personne, entendons-nous dire, un sujet à part entière. Cependant, c’est un citoyen au statut particulier, puisqu’une juridiction spéciale s’applique à lui. Il n’est pas tenu civilement responsable de ses actes, il n’a pas de véritable autonomie. Une tension s’installe alors entre volonté d’émancipation et souci de protection. L’accès à une certaine liberté est malgré tout interdit à l’enfant, même si, de nos jours, il a son mot à dire à propos de son éducation. La loi du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale précise en effet : « Les parents doivent associer l’enfant aux décisions le concernant, selon son âge et son degré de maturité. » Cette association n’est pas sans poser de problèmes, si l’on en croit la multiplication des consultations proposées aujourd’hui aux parents qui rencontrent des difficultés avec leurs enfants. Certes, on connaît l’âge de son enfant, mais a-t-on une idée claire de son degré de maturité ? Proposer un partenariat amical de type « associatif » à votre enfant sur le fait qu’il doit faire ses devoirs, se coucher tôt et limiter ses heures de jeu vidéo, aura vite fait de gâcher quelque peu l’ambiance sympathique de votre petite entreprise familiale et de vous causer quelques déboires. Par ailleurs, l’obsession éducative étant de plus en plus importante, les adultes sont inquiets pour les enfants. Les enfants en échec scolaire ont, il est vrai, de moins en moins de chance de réussir à poursuivre des études plus tard. Rien n’est fait pour aider ceux qui se trouveraient en difficulté à un moment ou à un autre de leur parcours, ils sont simplement mis de côté par le système scolaire. Les exigences contemporaines de la civilisation sont en effet considérables et dès lors, confrontés aux questions des limites et de l’autorité, en même temps qu’à celle de l’enfant à respecter en tant qu’individu, les parents ne savent souvent plus comment agir. Il faudrait faire autrement, pensent-ils, et l’idée d’une nouvelle parentalité devient au goût du jour. Mais que serait cette nouvelle parentalité ? Alors, les parents se mettent en quête de conseils, de pédagogies à appliquer, de comportements à acquérir, voire de médicaments. Mais pour les parents, comment ne pas tenir compte de cette part d’eux-mêmes qui est en jeu et qu’ils ignorent ? Celle de leur fantasme, celle de leur désir ? Que transmet-on à notre insu aux enfants, au-delà de ce que l’on aimerait transmettre ? Bien sûr, les parents font tout pour ne rien savoir de cette transmission. Le désir des parents « contamine l’enfant » et nous savons aussi que cette contamination inévitable est nécessaire. C’est là tout le problème.

5 Il y a quelques jours, un patient adulte me faisait part de ses difficultés avec son fils : « Finalement, j’ai compris : le secret de la réussite avec un enfant, c’est sûrement de ne pas être ses parents. » Il existe aujourd’hui un monde de l’enfance que les adultes trouvent énigmatique, qui les inquiète et les fascine à la fois. Un monde de l’enfance dont ils tentent, par l’éducatif, de maîtriser la part pulsionnelle, sauvage et jouissive, qui semble les capter et les rendre nostalgiques de leur enfance. De ce risque de fascination, les adultes ne cessent à toute force de tenter de se protéger. Ne notons-nous pas qu’un des derniers interdits majeurs de notre époque reste la question de la pédophilie ?

6 C’est que, pour les parents, l’enfant n’est pas qu’une personne, comme on aimerait le penser aujourd’hui. Il est aussi parfois un fantasme, un objet de jouissance, un miroir dans ce monde de plus en plus narcissique, un must indispensable pour réussir sa vie. Objet nécessaire, bien suprême pour notre société de consommation. Comme le souligne Alain Vanier, l’enfant semble être devenu le dernier refuge de la « promesse messianique » dans un monde où les grandes personnes n’attendent plus rien de bon.

7 Si les « droits de l’enfant » existent maintenant, le « droit à l’enfant » semble être aussi très présent du côté des adultes. Il est vrai qu’aujourd’hui les avancées de la science, la contraception, les procréations médicalement assistées ont certainement changé la donne et mis l’enfant à une place particulière. Dans certains pays, on peut même acheter ce bien précieux dans une banque de sperme. Notre monde tout en paillettes permet même, au besoin, de choisir son bébé sur catalogue. Qu’elles soient « traditionnelles », monoparentales ou homoparentales, les familles mettent le plus souvent l’enfant au centre de leur vie et de leurs préoccupations. Pendant des années, avoir des enfants était une affaire presque secondaire, une conséquence logique de la vie de couple, conséquence inévitable qu’on aurait voulu quelquefois pouvoir éviter. Je me souviens de cette femme d’une autre époque qui disait : « Moi, les enfants, je préfère en commencer cent qu’en terminer un seul ! »

8 De nos jours, à l’époque incroyable où peuvent être séparées sexualité et procréation, c’est quelquefois le terminer, l’« avoir » qui devient justement le plus important. Ne remarquons-nous pas que c’est souvent l’enfant qui fait le couple et non le couple qui fait l’enfant ? Alors que Françoise Dolto répétait toujours qu’un enfant doit se tenir à la périphérie d’un couple, aujourd’hui il en est le centre et parfois même la raison d’être. Tout tourne autour de lui, il fait partie du « droit au bonheur », une revendication tellement actuelle… Le cercle de famille devient l’endroit où l’enfant est littéralement encerclé, et le bonheur pour les parents se transforme quelquefois en cauchemar quand l’enfant vient tout mettre en œuvre pour les empêcher de profiter de lui. Symptôme du social, l’enfant appelle aussi à l’aide par ses symptômes.

9 Dans la plupart des lieux de soins, la psychanalyse d’enfant a encore aujourd’hui sa place, souvent plus que dans d’autres lieux pour adultes. Pour mieux comprendre cette persistance, nous proposons dans ce numéro de notre revue, de retourner aux grands auteurs qui ont marqué la psychanalyse d’enfant. Nous questionnerons l’enfant dans l’histoire de la psychanalyse. Il n’est certainement pas anodin que la parole donnée à l’enfant par des psychanalystes comme Melanie Klein par exemple, en lui supposant ses propres fantasmes et en repérant qu’il était lui-même en proie au désir, à une époque où il n’était pas censé penser par lui-même, a eu une allure révolutionnaire. Allure révolutionnaire contemporaine des premiers temps de la libération des femmes, contemporaine du moment où un vent de révolte et de contestation se levait. Un nouveau regard sur la folie, les femmes au travail pendant et après la guerre de 1914-1918 pour des raisons économiques, et les enfants considérés comme capables d’exister. Souvenons-nous que la seule fois où Freud a reçu le petit Hans, il ne lui a pas parlé comme à un enfant, mais comme à une grande personne. Il a reconnu en lui la possibilité de penser et de comprendre parfaitement ce qu’il lui disait. C’est cette façon de penser l’enfant, de s’adresser même à un bébé, que Winnicott et Françoise Dolto ont encore développée. Maud Mannoni, dans son travail avec les soi-disant débiles ou les psychotiques, dénonçant les effets de ségrégation, a maintenu elle aussi ce courant vivant et créatif, tout en reprenant l’idée freudienne que la psychanalyse d’enfant, c’était la psychanalyse. Avec une certaine spécificité, toutefois. Tout au long de ce numéro, nous questionnerons cette spécificité en proposant des témoignages du travail que peuvent faire des psychanalystes en institution et des retours que ce travail peut avoir sur le social lui-même. Nous questionnerons la différence entre l’enfant et ce que Freud a cerné comme l’infantile. L’infantile, qui n’est d’aucun temps, est d’un autre registre. Si, comme disait Winnicott, la psychologie du développement, procède de « l’earlier and earlier » c’est-à-dire « en allant au devant du plus en plus précoce », la psychanalyse, elle, procède en allant « deeper and deeper », c’est-à-dire en allant de plus en plus profondément.

10 L’enfant qu’a construit notre culture, avec la part qu’y a prise la psychanalyse, ne se confond pas avec l’infantile dont parle Freud et qui est d’un autre ordre. Il y a un écart entre l’enfant qu’on observe et celui qui parle dans l’adulte en cure, écart fait de reconstructions, de souvenirs-écrans. L’infantile a partie liée avec l’inconscient. Il y a en effet souvent peu de points communs entre l’enfant dont on nous parle alors et celui qui a existé et qui aurait pu être observé à l’époque.

11 Nous questionnerons aussi l’apport de la psychanalyse d’enfant à la psychanalyse elle-même, du point de vue clinique et théorique. On sait que dans certains pays anglo-saxons la pratique de la psychanalyse d’enfant est considérée comme indispensable à la formation d’un psychanalyste : il me semble d’ailleurs dommage que ce ne soit pas le cas en France. Quelquefois mise à part, peu valorisée et considérée comme une des « applications » de la psychanalyse, la pratique de l’analyse d’enfant a souvent été laissée aux débutants… ou aux femmes. Pourtant, Françoise Dolto soulignait déjà qu’il n’y a rien de plus difficile que de recevoir des enfants : multiplication des transferts, réaménagement du cadre, violence de l’archaïque… Tout cela est difficile, en effet. Et très particulier, puisqu’il s’agira la plupart du temps de recevoir des parents venant présenter à une consultation un symptôme qui les fait souffrir, et dont leur enfant est le représentant, le signifiant en quelque sorte. Ce qu’ils « amènent » à la consultation, en amenant la cause de leur angoisse, c’est d’emblée la question de leur vérité. Que l’enfant soit « enfant symptôme du couple parental », ou objet « a » de la mère, dans cette configuration particulière du premier entretien se trouvera tout de suite au premier plan la question de la jouissance. Ce dispositif semble favoriser les effets de « guérisons miracles » qui invalident souvent le travail des psychanalystes d’enfants. Il me semble que c’est précisément cette configuration, impossible à rencontrer d’emblée ailleurs, qui éclaire les soi-disant « effets magiques », bien plus que quelque « don » ou « pouvoir obscur » dont on aime affubler certains analystes et qui, au bout du compte, vise à invalider la psychanalyse d’enfant elle-même.

12 Mais ce n’est pas le cas d’Espace analytique, bien au contraire. On le sait, la psychanalyse d’enfant y a une place importante et nous ne sous-estimons pas ce qu’elle a apporté au travail et à la théorie psychanalytique, ne serait-ce qu’auprès des psychotiques, par exemple. C’est dans cette perspective que nous proposons les articles qui vont suivre.


Mise en ligne 22/11/2012

https://doi.org/10.3917/fp.024.0011
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