Couverture de FP_023

Article de revue

Les fils, les pères et la guerre

Pages 165 à 177

Notes

  • [*]
    Table ronde des Journées d’Espace analytique, « Quel homme » à Paris, le 28 novembre 2010. Sans pouvoir reproduire ici l’ensemble du débat nous retranscrivons, à la suite de l’introduction, les premières interventions de Gérard Garouste et Alexandre Adler qui étaient invités.
  • [1]
    D. Fernandez, Ramon, Paris, Grasset et Fasquelle, coll. « Livre de Poche », 2008, p. 42.
  • [2]
    Ibid., p. 43.
  • [3]
    D. Arasse, L’Annonciation italienne, Paris, Hazan, 1999.
  • [4]
    G. Garouste, L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009.
English version

Introduction par Marielle David

1 À l’orée des grands écrits qui fondent notre civilisation dite judéo-chrétienne brillent l’Iliade et l’Odyssée. Ulysse est un des rares héros à sortir vivant du combat avec les Troyens. Mais son retour dans son royaume d’Ithaque est contrecarré par Poséidon, le Dieu des mers. Il échoue dans une île où Calypso, l’enchanteresse, le retient de nombreuses années. Cependant, Ulysse va s’arracher à ses charmes, car il veut retrouver son royaume, son épouse Pénélope et son fils Télémaque.

2 Pénélope tisse le jour et défait la nuit son ouvrage pour repousser les prétendants au trône qui la harcèlent. Son fils, Télémaque, dit le réfléchi, est aussi le fils d’Ulysse parti à la guerre dans sa toute petite enfance. « Es-tu le fils d’Ulysse ? », lui demande Athéna déguisée en Mentes. « Terriblement tu lui ressembles. » « Ma mère dit que je suis bien son fils, mais moi je n’en sais rien. » Mentes lui dit alors :

3

« Va à Pylos. Si tu apprends que ton père est vivant, qu’il va rentrer,
Patiente donc un an encore en dépit de ta ruine
Si au contraire tu apprends qu’il a péri
Reviens alors dans ton pays natal
Élève-lui un monument et rends-lui les honneurs
Qui lui sont dus puis donne ta mère à un autre »…

4 Télémaque lui répond :

5

« Je sens mon hôte avec quelle amitié tu dis ces choses,
Comme un père à son fils, et je ne les oublierai pas. »
Il décide de partir et dit à sa mère :
« Retourne à tes quenouilles »,
« La parole est affaire d’homme et d’abord mon affaire
Car la force ici m’appartient. »

6 Et il part pour retrouver son père, maître en toutes les ruses.

7 Athéna, la fille de Zeus, organise la première rencontre où Ulysse se fait reconnaître de Télémaque, son fils. Quittant son habit de mendiant, il reprend son vrai visage. Télémaque prononce des paroles « ailées » comme il est écrit chez Homère, quand il s’agit des paroles pleines d’une énonciation :

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« Te voilà, étranger, bien différent de tout à l’heure »
« Je suis ton père. »
« Non tu n’es pas mon père mais un dieu. »
« C’est moi qui Ulysse ayant beaucoup souffert, beaucoup erré,
Qui revient au bout de vingt ans dans ma patrie… »
Et Télémaque étreignant son noble père gémissait avec larmes
En tous les deux naissait le désir de pleurer.
À des questions de Télémaque, son fils, Ulysse répondit :
« Je te dirai toute la vérité. »

9 Vous entendez sûrement, à ce récit du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, l’annonce inversée du « retour de l’enfant prodigue ». Tel que l’a peint Rembrandt en 1669, année de sa mort, son testament donc, qu’on peut admirer avec toute l’émotion qu’un tableau peut susciter : le fils a erré, souffert, et vient se faire pardonner par son père. Le premier mythe fait se rencontrer un père, héros qui a erré, avec son fils parti à sa recherche. Le second, la retrouvaille d’un fils tombé dans la boue et que son père, « tout amour », recueille dans ses bras le jour de son retour.

10 Remarquons tout de suite que le fils d’un héros a un père absent parti à la guerre et dont il ne connaît que le Nom, et la place symbolique que lui a laissée sa mère. Les retrouvailles du père et du fils sont-elles toujours douloureuses mais radicalement heureuses ?

11 Après avoir, d’un trait de plume, sauté plus de deux millénaires, passons du XVIIIe siècle, celui de Rembrandt, au XXe siècle, hier. En 1919, après s’être courageusement battu contre les Allemands pendant la Première Guerre mondiale, Aragon écrit une nouvelle, « Les aventures de Télémaque », qu’il dédiera en 1924 à Paul Eluard, déjà son ami. À Aragon, enfant, on avait raconté une fable sur ses origines réelles. Sa mère était devenue sa sœur et il recevait régulièrement la visite de son parrain. Il apprit un jour qu’il n’était autre que son père, marié à une autre femme et qu’il était donc son fils naturel : « Je détestais mon père », dira-t-il.

12 Télémaque, dans sa nouvelle, accompagné de Mentor, part sur les mers rechercher son père et arrive dans l’île de Calypso, qui fut la maîtresse de son père. « Sauriez-vous regarder sans pitié un jeune homme qui se cherche à travers le monde, puisqu’il poursuit sa propre image, un père sans cesse emporté loin de moi ? » Il rencontre une nymphe, Enchéris, qui chante et tresse et devient sa première maîtresse et, lui caressant le front, il pense :

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« Tout ce qui n’est pas moi est incompréhensible
Tout ce qui est moi est incompréhensible. »

14 Le sens, donc, ne peut être donné que par le père. La nouvelle d’Aragon est d’ailleurs une réflexion de l’époque du surréalisme sur le langage, qui situe, déjà en 1920, métaphore et métonymie.

15 Télémaque, quant à lui, ne retrouve pas son père dans la nouvelle d’Aragon et il ne peut que choisir la liberté du suicide. Or Aragon, de fait, réécrit pour son compte « Les aventures de Télémaque ». Enfant, il a appris à lire dans un livre de Fénelon, ayant le même titre, destiné au petit-fils de Louis XIV qu’il critique au passage, ce qui lui vaudra quelque disgrâce. Plus tard, malgré la rencontre fondamentale d’Elsa, Aragon choisira de servir le Parti et son Maître Staline, ne pouvant le critiquer tant qu’il aura besoin de soutenir un phallicisme hétérosexuel. Ce n’est qu’après la mort d’Elsa qu’il reniera Staline, qu’on reconnaît aujourd’hui comme un absolutiste sanguinaire. Mais le père symbolique n’est-il pas toujours porteur de la mort ? Pour cela sans doute, celui ou celle qui le cherche et monte au ciel pour le trouver, ne reçoit que l’ombre de son objet : la Mort. D’où la nécessité de prendre appui sur un père, un maître dans la réalité.

16 Aragon dédie à Paul Eluard, un frère, ses « Aventures de Télémaque ». Devinait-il qu’ils auraient un sort commun, vingt ans plus tard, en choisissant de chanter la Résistance française ? Car notre pays a connu un épisode douloureux, à plus d’un titre, pendant la Seconde Guerre mondiale. Non seulement il a subi l’occupation étrangère, mais de plus une guerre interne, une division des Français. La majorité fut pétainiste. Puis il y eut des Justes qui protégèrent les juifs, ainsi que des résistants et des collaborateurs. Des enfants de résistants et des enfants de collaborateurs.

17 Les enfants de résistants ont beaucoup souffert quand ils sont nés pendant la guerre. Abandonnés par des parents pris dans la défense de la Patrie et obligés de confier leurs enfants à d’autres. Pour un bébé, comment comprendre qu’une mère ou un père soit occupés à plus important que lui ? Pour des bébés devenus adultes, comment s’en plaindre ?

18 Les enfants de collaborateurs eux aussi ont souffert. Dans l’après coup, surtout. Plusieurs témoignages ont été récemment publiés, parmi lesquels celui de Dominique Fernandez qui écrit : « Amoureux de mon père, je l’ai toujours été, je le reste. Ma mère je l’ai admirée, je l’ai crainte, je ne l’ai pas aimée. Lui c’était l’absent, le failli, l’homme perdu, sans honneur. C’était le paria ». Ses choix de personnages de roman ont un parcours similaire. « La Gloire du paria, La Course à l’abîme, tous mes livres pourraient avoir un sous-titre Prestige et infamie[1]. » Choix réactionnel : « aimer ce qui est interdit, puisqu’on m’interdisait d’aimer l’objet de mon amour [2] ».

19 Vous, Gérard Garouste, avez eu plus de chance. D’abord parce que vous avez rencontré votre Elsa, Elisabeth Garouste. Dans votre parcours, un fait me touche particulièrement. C’est le choix, que je partage, de Titien comme Maître. De votre côté, la peinture. Quoique les couleurs de ce tableau en première page du livre qui vous est consacré font aussi penser au Tintoret. Si, pour une psychanalyste, ce choix est fondamental, c’est parce que Titien amène sur le devant de la scène ce qui fut à chercher par la perspective depuis qu’elle est utilisée par la peinture italienne dans le thème de l’Annonciation que Daniel Arasse [3] a fort bien illustré. Dans notre jargon de psychanalyste, la passe est ce moment où l’objet qui nous anime vient au jour. Dans l’Annonciation de l’Église des Frari à Venise, Titien n’a plus besoin de la perspective : les objets, corbeille et oiseau sont aux pieds de la Vierge, tranquillement.

20 Votre livre, L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou[4], nous a tous profondément touchés et la parole est à vous.

Gérard Garouste

21 Dans un rêve, une voix off me disait : « Tu sais, dans la vie, il y a deux formes d’individus : des classiques et des indiens. » À mon réveil le matin, je me suis dit : « c’est bizarre, des classiques et des indiens ? Des classiques et des modernes, ou des classiques et des baroques, ou des indiens et des cow-boys, j’aurais compris, mais je ne vois pas le rapport entre ‘’classique’’ et ‘’indien’’ »… Et puis un ami, Jean-Michel Ribes, qui parle couramment espagnol, m’a dit : « Mais tu as fait un jeu de mots avec ‘’cacique’’ et ‘’indien’’, parce qu’un ‘’cacique’’, c’est un chef indien, et puis aussi un ‘’cacique’’, dans le dictionnaire, c’est quelqu’un qui réussit partout, qui réussit à tous ses examens, etc. » C’est drôle de faire un jeu de mots dans un rêve, alors qu’on ignore le mot, mais c’est un peu comme ça que je fonctionne, je suis toujours balancé entre le côté « classique » : sur un vernissage, sur un catalogue, parler de peinture, c’est le côté classique, alors que ce qui compte le plus, c’est « l’indianité » de la peinture, c’est-à-dire qu’on croit détenir un sujet, et puis ça part où on ne s’y attend pas du tout…

22 Voilà pour la peinture. Pour le sujet d’aujourd’hui, si j’ai écrit sur mon père, à travers ce livre qui s’appelle L’Intranquille, ce n’est pas que je voulais régler un compte avec mon père ou parler de lui. C’est parce que l’histoire que j’ai vécue avec mon père me paraît intéressante à mon échelle personnelle, mais elle la dépasse, elle est très significative de notre société. Notre société est très complaisante avec elle-même, elle pense que, finalement, l’Occident se trouve au-delà du racisme : elle va un peu vite à dire que c’est horrible d’être raciste, horrible d’être antisémite. L’antisémitisme de mon père, enfin de ma famille, devient très intéressant, parce qu’il a des conséquences sur la guerre. Sur la guerre, je souligne une chose importante entre un père et son fils : mon père était un antisémite chrétien de base. Quand j’ai fait mon catéchisme, notre curé ne savait pas qu’il était antisémite… Il reconduisait un christianisme basique : un peuple déicide, les Juifs chassés du temple, toutes ces choses que l’on peut imaginer dans la petite enfance. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais petit, à l’âge de 5 ou 6 ans, mon père m’accompagnait à l’école. C’était l’hiver, il faisait encore nuit, on passait devant la boulangerie encore fermée, et mon père me dit : « Tu vois, cette boulangerie, tu vois comme les gens travaillent dur dans cette boulangerie, ils ont travaillé toute la nuit » et il ajoute : « Tu ne verras jamais un boulanger juif »… « Ah bon, pourquoi ? » « Eh bien, parce que c’est un métier trop dur, il faut travailler toute la nuit et les Juifs ne travaillent pas la nuit. » Je trouve très bizarre qu’aujourd’hui je m’en souvienne encore, j’étais vraiment très petit quand il m’a dit ça. Et je crois que si je m’en souviens, c’est parce que ce raisonnement ne convient pas : on peut en conclure que ce n’est pas trop mal d’être Juif, s’ils ne travaillent pas la nuit, parce que c’est mieux de dormir la nuit ! Finalement, j’ai dû me demander s’il n’avait pas tort de critiquer les Juifs… Et c’est ainsi : dans mon enfance, dans ma toute petite enfance, vous ne pouvez pas vous imaginer les réflexions, les petites réflexions, qui sont la base même de l’antisémitisme, ce ne sont pas de grosses réflexions, ce ne sont pas des articles, ce sont des petites choses. Ainsi, en mangeant, j’ai entendu des choses comme : « Tu manges en juif », etc. Je disais que ma famille était particulièrement chrétienne, et particulièrement antisémite. Évidemment, pendant la guerre, ça n’a posé aucun problème à mon père de spolier des magasins juifs. Il s’est toujours défendu en disant : « Mais c’était la loi, c’était les lois pétainistes et on n’a rien fait contre les lois pétainistes ! » Ça ne l’a absolument pas gêné et il n’a jamais été choqué de ce genre de choses. Plus tard, une fois devenu étudiant, j’ai essayé de discuter avec lui, or mon père était quelqu’un d’extrêmement violent, et à un moment donné la conversation n’était plus possible. De sorte que l’on a fini par couper court et ne plus se voir, parce que quand j’ai senti qu’il voulait transmettre cet antisémitisme à mes propres enfants, qui sont eux-mêmes juifs par leur mère, évidemment ça devenait un peu compliqué ! Ma femme, je l’ai aimée par amour, après le reste, on ne sait pas. C’est une pichenette de l’histoire de savoir que mes enfants sont impliqués dans le judaïsme…

23 Quant à la spoliation, c’est extraordinaire, cette bonne conscience de l’État pétainiste, qui fait que les lois sont les lois. En ce sens, à partir du moment où on les applique, on est dans la loi, donc il n’y a pas de problème. Voilà bien un point sur lequel mon père n’a jamais pu raisonner. Je ne suis ni analyste, ni historien, ni politicien, ni philosophe, je suis plasticien. L’ensemble qui me sert d’outil est formé par les mythes, les légendes, les images subliminales, les non-dits. Les absences et les manques font aussi partie de mon vocabulaire. Je me sers dans ma peinture des manques. L’espace le plus intéressant dans ma peinture est l’espace qu’il y a entre deux tableaux, les tableaux ne sont que des croûtes et, comme les mots, ils sont petits par rapport à ce qu’il y a entre les tableaux

24 Toute ma peinture est une espèce de mise en scène de l’absence ; je suis habitué aux non-dits, aux détails qu’on ne doit pas voir. Aujourd’hui, quand je constate l’importance du discours d’Ahmadi Nejad, qui est exactement le même que celui d’Hitler, je me dis qu’au moins ces deux personnages-là n’étaient pas hypocrites. Ils allaient jusqu’au bout de leurs idées, ils ont prévu d’anéantir le judaïsme dans sa totalité, y compris Israël bien sûr, et je trouve surprenant qu’il y ait face à cela une volonté de dialogue, d’arrangement. Je trouve cela surprenant parce que, si vous vous souvenez, en 1933, il y avait déjà des persécutions contre les Juifs en Allemagne et ça n’a pas empêché, quelques mois plus tard, un accord dont on ne parle jamais, entre les Anglais, les Russes, les Français et les Allemands ! Je trouve incroyable que l’existence de cet antisémitisme très fort en Allemagne – ce que toutes les nations du monde savaient – n’ait pas empêché que la France, déjà dès 1933, ait eu cette attitude et avec les Allemands, ainsi que les Russes et les Anglais d’ailleurs, et qu’il y ait eu des arrangements possibles ! Alors qu’il n’y a pas, à mon avis, d’arrangement possible. En tant qu’artiste, je n’ai pas à répandre la bonne parole, mais puisqu’être peintre et sculpteur, c’est faire partie d’une vie publique, je serais très vigilant à ne pas faire la même erreur que des artistes comme Vlaminck, Derain, Dunoyer de Segonzac qui, dans les années 1940, ont été voir Hitler pour savoir s’il n’y avait pas des possibilités d’accord entre la France et l’Allemagne. Voilà ce que, basiquement, j’avais à dire.

Alexandre Adler

25 Je suis très ému, parce que je connais Gérard Garouste de longue date, je suis même un grand admirateur de sa peinture, et je dirais pas seulement de son art qui est une évidence, mais aussi, peut-être, de cet art de la mise en scène de l’entre-deux, de la lumière qui se dérobe, qui d’un coup se révèle, de quelque chose qui dépasse peut-être l’art du peintre et qui est une façon aussi de nous parler de nous-mêmes et de notre monde. Et, évidemment, en l’entendant parler aujourd’hui, avec la pudeur qui est la sienne, je me sens un petit peu en difficulté, mais pas totalement car nos histoires sont presque jointives. Elles le sont, parce que si mon père n’était pas violent du tout – au contraire, c’était un homme extrêmement débonnaire et avec lequel je pensais m’entendre –, pourtant je ne savais rien de lui. Il se dérobait à moi parce qu’il ne voulait pas que je partage l’histoire qu’il avait vécue, probablement parce qu’il était, selon la célèbre expression soviétique, « en désaccord avec lui-même ». Il m’a préservé par ce silence, en même temps qu’il a créé en moi un abîme de réflexion.

26 La première chose qui est difficile à comprendre, c’est qu’aujourd’hui nous sommes attachés profondément à cette expérience guerrière, alors que nous vivons dans des valeurs de paix et que nous considérons qu’elles sont tellement supérieures aux valeurs de la guerre. Une expérience guerrière qu’on pourra évidemment nuancer tout autant qu’on voudra, parce que, bien entendu, ce n’est pas la guerre vue par Paul Déroulède. Cela n’a rien à voir non plus avec ces théories d’anciens combattants mutilés et couverts de médailles dans lesquelles la France écoulait son propre mal de vivre tout au long des années 1920 et 1930, ce mal de vivre qui existait de la même manière en Union Soviétique dès les années 1950, et qui a abouti finalement à Gorbatchev, c’est-à-dire à des valeurs de paix brutales, violentes, et un rejet de cette histoire trop lourde qui, au fond, a fait l’affaire de tout le monde, sauf peut-être des Russes. Même si, bien entendu, étant un baromètre de l’opinion russe, parfois, je l’avoue, j’ai eu, dans un premier temps, une certaine inclinaison à l’idée qu’on remette les Tchétchènes au pas par la manière forte. Je n’étais même pas très content de l’évacuation rapide et sans discussion des pays baltes, mais pourtant c’était ce qu’il fallait faire, En revanche, pour les Tchétchènes, il ne fallait pas faire ce qui a été fait.

27 Quand j’étais enfant, je pensais que j’avais une belle jeunesse, elle était de fait tout à fait libre des nuages qu’on avait connus. Encore enfant, j’ai vu la guerre d’Algérie, c’était un spectacle terrible. Mais, bien entendu, quand j’avais 20 ans, nous en étions entièrement séparés. Et, par contre, je pensais toujours, dur comme fer, qu’il y aurait une révolution en Espagne et que je devrais y aller. D’ailleurs, je pensais plus ou moins inconsciemment que je ne serais pas étonné d’y trouver la mort. Finalement il n’y a pas eu de guerre d’Espagne, il y a eu la Movida, il n’y a pas eu les poèmes de Raphaël Alberti, il y a eu Pedro Almodovar, et c’est bien ainsi. C’est cela qui est très fort dans mon expérience, le silence et le retrait, d’une part, et, d’autre part, la valorisation de l’affrontement. Une valorisation très relative. Ainsi, je n’ai jamais entendu précisément mon père tirer gloriole ou raconter sa guerre d’Espagne, mais, en revanche, s’imposait malgré tout cette idée que la guerre n’est pas seulement une tragédie qui s’abat sur tout le monde, elle est aussi une épreuve qui est réservée aux vaillants. C’est une idée complètement archaïque aujourd’hui, et en la prononçant, j’ai du mal même à me retrouver dans ces mots, tant je suis pris dans deux systèmes de pensée complètement différents et étanches l’un à l’autre. D’un côté, comme tout le monde, j’ai vu Sarajevo comme une tragédie absurde, affreuse, avec la volonté que l’on dépasse absolument ce moment qui n’est pas passé facilement. Comme tout le monde, je souhaite un règlement négocié du conflit israélo-palestinien. Je ne souhaite même pas que l’on pende Ahmadi Najad par les pieds, bien que j’en pense exactement la même chose que Gérard Garouste, parce que je connais un peu l’Iran, et je sais combien les Iraniens eux-mêmes – c’est la grande différence avec Hitler – sont non seulement peu enthousiastes à son propos mais désireux de s’en débarrasser !

28 Et, bien sûr, je ne vois aucun endroit, même au Pakistan, en Afghanistan, où une guerre soit méritée. Même si l’armée pakistanaise mériterait un jour d’être mise un genou à terre par l’Inde, je ne souhaite quand même absolument pas la guerre. Et je ne vois pas la moindre parcelle de notre monde où la guerre pourrait résoudre des problèmes, alors que cette idée était absolument dominante au XIXe siècle : Carl von Clausewitz pensait que Napoléon était parti dans une espèce de folie, comme un cheval au galop auquel on n’arrive plus à mettre le mors. C’est la raison pour laquelle sa théorie de la guerre, publiée dix ans après la mort de Napoléon, est une volonté de la rationaliser, de la remettre dans le lit du fleuve, d’en empêcher l’inondation et la catastrophe, un peu dans les idées du XVIIIe siècle, ou de Kant, si l’on veut. Mais Clausewitz, pour autant, et c’est là toute son ambiguïté, pensait que la guerre devait être dirigée par les politiques, qu’elle devait l’être avec des buts limités, que la guerre totale était une catastrophe, et précisément il distinguait la guerre totale de la guerre, et il considérait que comme séquence limitée, maîtrisée, la guerre avait sa légitimité…

29 Nous ne le pensons plus aujourd’hui. Personne ne le pense plus, et d’autant plus que Bismarck a effectivement limité la guerre, il a représenté une application géniale des théories de Clausewitz : deux guerres de quinze jours. Il a eu raison, et ensuite s’est ouverte une longue et belle période de paix, qu’on a appelée la Belle Époque, mais où l’idée guerrière, l’idée militaire, demeurait encore non seulement dominante, mais renforcée par cet épisode. En 1914, lorsque le Kaiser est monté à cheval pour rejoindre son état-major qui, bientôt, s’installait dans la ville d’eau de Spa en Belgique, il a dit : « Je serai de retour à Berlin avant la chute des feuilles ! » C’était en août 1914, et il pensait donc, tout à fait dans l’esprit « clausewitzien » que, effectivement, les choses seraient réglées vers octobre ou novembre. Tout le monde pensait à la guerre courte, et la guerre courte valorisait la guerre. Rares étaient les esprits lucides pour dire que la guerre de 1914 allait être totale et totalement destructrice.

30 Freud, qui souvent est un homme d’une grande lucidité, était tout à fait dans les idées de son Kaiser, puisque c’est en 1915, d’après Ernest Jones, qu’il a eu cette espèce d’effondrement psychologique, nerveux, devant le résultat de cette catastrophe qu’il n’avait évidemment pas comprise. Fin 1914, lorsque les feuilles effectivement étaient en train de tomber, il est invité à un congrès, à Hambourg, et il adresse ce mot aux psychanalystes allemands : « Il a fallu ces épreuves d’aujourd’hui pour que je me rende compte, en tant qu’Autrichien, combien nous sommes un seul peuple, les Allemands et les Autrichiens. » Idée qu’il ne partagera pas toujours, mais qui prouve l’exaltation qui alors était la sienne. Vous savez qu’il refusait les certificats médicaux à ses patients en août 1914, et que son fils lui avait envoyé une lettre enthousiaste pour dire qu’il allait enfin « entrer en Russie sans visa » (parce que les Juifs avaient besoin de visas pour aller en Russie, et bien sûr, avec l’armée autrichienne, ils rentraient sans visa !). Donc, cette exaltation guerrière, même un Freud qui a beaucoup écrit contre elle n’y était pas insensible, et puis, ensuite, en 1915, il y a cet effondrement, cette lucidité.

31 Cette dépression, nous l’avons tous connue, mais, d’une certaine manière, personnellement, j’en ai été préservé. Non pas complètement, bien sûr, mais par une espèce de séparation, de séparation abstraite de deux moments différents : il y a la guerre d’aujourd’hui, que je réprouve comme tout un chacun, et la guerre d’hier qui m’exalte. Dire une chose pareille, c’est profondément choquant, bien entendu, parce que les valeurs de cette expérience communiste qui se prétendait être celle de la paix ne l’ont jamais été. Si les communistes croyaient à quelque chose, c’est bien à la guerre bismarckienne. D’ailleurs Lénine, à de nombreuses reprises, a rendu hommage à Clausewitz, c’est-à-dire à un usage réglé de la violence qui lui-même n’aboutirait pas à la catastrophe, mais à la libération. On a vu, de fait, beaucoup d’usages de la violence qui n’aboutissaient pas à la libération, ou alors à des prix absolument exorbitants : la guerre du Vietnam en est le dernier.

32 En revanche, cette idée que la guerre est juste, qu’elle est une épreuve pour les hommes, une épreuve dont ils sortent grandis, n’est pas du tout absente dans cette pensée communiste qui, finalement, aujourd’hui, s’éteint, mais avec une braise qui continue de brûler, puisque je la connais. Bien entendu, si cette idée ne s’est pas éteinte, c’est qu’elle correspond aussi à une expérience qui n’est pas fausse, c’est-à-dire que devant une menace épouvantable, devant des dangers extraordinaires, les hommes – et les femmes, bien sûr – doivent apprendre à résister. Cette idée de résistance passe par la maîtrise de certaines techniques guerrières – plus elles sont abstraites et mieux c’est. Là où les hommes désarmés peuvent se mettre en avant, il vaut mieux envoyer l’infanterie, là où l’infanterie est face à l’assaut, il vaut mieux envoyer les chars, là où les chars ne passent pas, il vaut mieux envoyer l’aviation, et là où l’aviation est en difficulté, il vaut mieux envoyer les ordinateurs. C’est cela mon idée de la guerre, elle n’est pas totalement surmontée…

33 Je l’avoue, je viens ici étaler mes symptômes, à mon tour, mais je pense qu’en effet, c’est toute la difficulté de l’angélisme dans lequel nous vivons : non seulement cet angélisme n’a pas détruit les menaces de guerre, mais il a aussi affecté, peut-être, l’idée que l’on se fait de la paix. Aujourd’hui, la guerre est impensable, bien au-delà des ravages tout à fait importants qu’elle apporte, parce qu’elle semble être une atteinte personnelle à un projet vital qui l’exclut entièrement. Si je suis extrêmement hostile à l’idée heideggérienne de « l’être pour la mort », je ne crois pas qu’il y ait des leçons des ténèbres, je ne crois pas que la mort révèle quelque chose qui nous était caché dans la vie. D’abord, parce que la vie est empreinte de mort en permanence et qu’il n’y a pas besoin de cette méditation sadomasochiste pour accéder, finalement, à la vérité des choses ; inversement, je pense qu’il y a quelque chose de profondément dangereux dans le déni de la mort. Ce que j’ai appris finalement d’un père qui avait été un combattant, et un combattant plutôt muet, c’est précisément cette idée-là, si importante, que la guerre, il ne faut pas en parler, mais qu’il faut la faire. Qu’il ne faut absolument pas vivre dans l’idéologie militaire, dans l’idéologie guerrière, qu’il n’y a aucune gloire à l’exprimer, mais qu’en revanche il y a du danger à la méconnaître. C’est pour ça que j’ai cette dévotion pour tous ceux qui sont allés en Espagne, qui se sont levés avant l’aube, comme on disait, qui ont engagé ce combat contre Hitler, au fond, en 1936, trois ans avant l’explosion généralisée. S’ils ne sont pas tous empreints d’une grande gloriole, ils ont tous indiqué quelque chose qui était vrai, qui était puissamment vrai.

34 Et puis j’ajouterais autre chose : ce qui rend, finalement, acceptable cette résignation à la guerre comme une épreuve qui nous est réservée par la vie, c’est précisément que la guerre d’Espagne a été une défaite. Une défaite qui s’est terminée dans cette retraite épouvantable de Catalogne à travers les routes qui menaient aux Pyrénées, dans laquelle toute une population, qui allait de Pablo Casals aux humbles paysans catalans, aux soldats en déroute de la République et aux quelques volontaires des brigades internationales qui les accompagnaient, cette retraite épouvantable était aussi leur dignité et leur courage. Un chansonnier américain, Tom Lehrer, qui avait écrit sur la guerre d’Espagne, avait fait un sketch dans lequel il disait : « The war in Spain : they won all the battles, but we had the good songs ! (Les franquistes ont gagné toutes les batailles, mais nous avions les bonnes chansons !) ». C’est vrai, c’est parfaitement exact, comme souvent le trait d’humour achève une idée qu’on a du mal à poursuivre jusqu’au bout ! Précisément, s’identifier à une défaite honorable, ça n’est pas exactement la même chose qu’exalter la guerre, ou, plus exactement, c’est peut-être la voie par laquelle la guerre devient pensable et acceptable, car elle est pensable, et elle est acceptable, mais bien entendu cette acceptation ne signifie absolument pas qu’il faille l’appeler de ses vœux, au contraire.

35 J’ai été amené à penser cette ambivalence, qui n’est pas nécessairement une ambiguïté, parce que, dans cette épreuve de la guerre, comme dans ses épreuves diverses, il y a une simplification qui nous est nécessaire. Cette simplification est celle qui consiste, à un moment donné, à tracer un trait dans le sable, dans la réalité. Il y a, évidemment, un monde d’une complexité extrême : nous sommes confrontés à la perversion, nous sommes confrontés à la violence, nous sommes confrontés à l’ambivalence des sentiments, nous sommes confrontés à tout ce que la vie de paix nous réserve de difficultés qui sont surmontables et acceptables avec, bien entendu aussi, la nécessité de compromis, de langage, d’échange, de dialogue. La guerre est nécessairement manichéenne, et le manichéisme, un peu comme la physique newtonienne, n’existe qu’à de petites vitesses et à de petites échelles, mais, tout comme elle, il existe. La guerre elle-même n’est absolument pas le cœur de la vie des sociétés, bien au contraire. Le Polemos pantôn pater esti d’Héraclite dit que la guerre toujours est une vision fausse, mais il y a une réalité de celle-ci, comme il y a une réalité de moments où, en effet, on tire un trait et on s’oppose, et cette opposition est aussi productrice de civilisation.

36 Vous savez, par exemple, que les Grecs distinguaient le courage d’Achille et celui d’Hector. Le courage d’Achille, c’est celui du héros bouillant, qui se jette en avant, qui prend tous les risques et qui méprise au fond sa propre vie tant il est engagé dans une espèce de torrent vitaliste, qui comprend le sacrifice de soi mais auquel on ne pense même pas. Et puis, petit à petit, les Grecs, qui avaient beaucoup médité Homère, ont pensé que le courage d’Achille était inférieur, et ils opposaient à ce courage celui d’Hector. C’est particulièrement méritoire, puisqu’au fond, Platon, chez lequel on trouve cette distinction, et d’autres encore écrivaient trois siècles et demi après Homère. Et le courage d’Hector, c’est quand même celui de l’ennemi, car jusqu’à nouvel ordre, ce sont les Grecs qui ont inventé ce terme de courage Hector. L’on préfère chez Hector d’abord cette résignation à la mort. Souvenez-vous qu’Hector, lorsqu’il prend congé du petit Astyanax, son fils auquel il est tellement attaché, sait qu’il ne reviendra pas, et il va à cette mort, puisque le destin lui a été révélé, tout en le sachant. À aucun moment, il n’ignore, à la différence d’Achille, les risques encourus : il sait qu’il va devoir sacrifier sa vie. D’autre part, Hector accepte le combat avec cette résignation, et ce courage est déjà le courage stoïcien, mais c’est surtout l’acceptation de la condition humaine. Hector n’est pas un pacifiste intégral, c’est un homme qui n’aime pas la guerre et, au milieu de la guerre du Péloponnèse, après une expérience répétée de cette guerre qui n’avait rien d’héroïque à la différence des guerres médiques, les Grecs ont fini par dire que ce courage-là était celui qui était requis.

37 Alors, au fond, mon idée sur l’expérience de la guerre est que nous sommes en train de passer, d’une génération à l’autre, du manichéisme nécessaire de la Seconde Guerre mondiale à un moment infiniment plus réflexif, difficile mais nécessaire, de l’après-guerre mondiale, venant après cette grande tragédie qui a encore fasciné et façonné ma génération. Et, dans ces conditions, nous sommes en train de réinventer une signification de la guerre, profondément diminuée dans son importance, mais qui n’a pas complètement disparu ou, plus exactement, qui doit trouver à se sublimer et à s’exprimer sous des formes plus acceptables. Guerre et civilisation, oui bien sûr, la guerre étant antagonique à la civilisation, mais les choses veulent aussi dire que c’est par des guerres que la civilisation également avance, prospère. Qui peut dire que le monde dans lequel nous vivons ne serait pas différent, si en 1945 les démocraties avaient été vaincues comme la république espagnole l’a été six ans auparavant ?


Date de mise en ligne : 10/05/2012.

https://doi.org/10.3917/fp.023.0165

Notes

  • [*]
    Table ronde des Journées d’Espace analytique, « Quel homme » à Paris, le 28 novembre 2010. Sans pouvoir reproduire ici l’ensemble du débat nous retranscrivons, à la suite de l’introduction, les premières interventions de Gérard Garouste et Alexandre Adler qui étaient invités.
  • [1]
    D. Fernandez, Ramon, Paris, Grasset et Fasquelle, coll. « Livre de Poche », 2008, p. 42.
  • [2]
    Ibid., p. 43.
  • [3]
    D. Arasse, L’Annonciation italienne, Paris, Hazan, 1999.
  • [4]
    G. Garouste, L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009.
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