Couverture de FP_023

Article de revue

L'illusion du masculin

Pages 81 à 85

Notes

  • [*]
    Texte réécrit d’une intervention aux Journées d’Espace analytique, « Quel homme », le 27 novembre 2010.

1 Dans son dernier film, Au fond des bois, Benoît Jacquot nous présente un vagabond, Timothée, en errance dans le midi de la France en l’an 1865. Celui-ci remarque, dans l’église d’un village où vient de le conduire sa dérive, une jeune fille, Joséphine, fille du médecin du lieu. Grand expert dans la technique de l’hypnose, Timothée la déflore en usant de cette pratique. Joséphine le suit ensuite dans la forêt. Ils vivent durant plusieurs jours une relation très violente, mais que l’on peut épingler du signe de l’amour. Fort de son pouvoir, Timothée se pavane dans la toute-puissance. Le corps de la femme obéit à sa volonté. Elle marche sur les genoux, se plie à tous ses désirs sexuels. Cependant, rapidement il paraît clair que les passes magnétiques ne sont pour rien dans le désir de Joséphine pour Timothée. Peut-être seulement ont-elles pu lui permettre de lever un interdit social. Jusque-là, Joséphine était courtisée par un bellâtre, vis-à-vis duquel elle manifestait un ennui mortel. Elle étouffe de désir, elle attend en vain d’être envoyée au ciel. En lieu et place de l’amoureux transi qui lui compose des vers fastidieux, elle cherche la rencontre avec ?. Et Timothée semble pouvoir à bon droit se targuer d’être cet objet. Il se présente avec la désespérante assurance qu’il est celui-ci. Dans la maîtrise complète, il emmène Joséphine vers la jouissance orgasmique la plus totale. Elle offre sa chair à son membre transfiguré en fer rouge, qui y laissera une marque indélébile. Cependant, lorsque les gendarmes arrêtent le vagabond, alors qu’il affirme, en toute sincérité et de façon parfaitement objective : « C’est elle qui m’a suivi », Joséphine déclare : « Il m’a hypnotisée, il m’a enlevée, il m’a violée. » Elle se donne toute à lui, puis le donne à la police. Elle ira ensuite finir ses jours, emportant l’enfant né de cette aventure, avec l’insignifiant benêt rimailleur qui la courtisait au début du film.

2 Où est l’erreur ? Timothée est illusionniste, il fait disparaître des couteaux, apparaître des bagues. Il vit de l’illusion dont il fait métier. Le plus spectaculaire, mais aussi le plus dérisoire de ses tours, aura été de donner à Joséphine l’illusion de l’existence du phallus. Son erreur aura sans doute été d’y croire lui-même, mais encore rien ne nous dit qu’il y a vraiment cru. Joséphine, sans doute, s’y laissera leurrer, sans que l’on comprenne ce qui lui a permis de débusquer la supercherie. Revenue à elle, elle fait appel à la loi. Elle relègue l’illusion dans le principe de réalité.

3 Le phallus se doit de se montrer dans l’excès. Il se pare de l’habit de lumière, ou de la guenille. Ainsi déguisé, il peut permettre à celle qui aspire à une insatiable extase, de trouver, le temps d’une courte mascarade, l’illusion de son existence. Le masculin s’étouffera d’orgueil de porter cet attribut derrière lequel il disparaîtra. La détumescence n’est pas la perte d’érection du pénis, mais l’homme qui disparaît. La débandade, c’est Timothée qui disparaît derrière l’illusion du phallus qu’il a produit et qui a quand même permis à Joséphine de jouir puis finalement le jeter… en prison. Les traces laissées sur son corps, l’enfant, la marque sur son épaule, semblent ne témoigner de rien. Tous deux sont dupes dans cette histoire. Tous deux sont victimes du miroir aux alouettes mais les conséquences ne sont pas symétriques. Timothée se drape dans des habits masculins (ici, la guenille), il plonge dans la complète illusion d’en incarner les attributs, il est l’illusionniste illusionné. Il en écopera pour cela de douze ans de prison. Sans que Joséphine se berce d’illusions, sa première rencontre du phallus se fait dans un état de conscience altérée. La réalité de la bague que Thimothée lui fait apparaitre au doigt pourrait sembler aussi douteuse que celle du membre qui la pénètre. Elle connaît alors l’orgasme, elle aurait pu en rester là, mais elle s’acharne. Elle veut dépenailler l’épouvantail. Elle court après le leurre. Le leurre du masculin résiste moins bien que le Graal, il ne lui faudra pas une vie, comme Perceval ou Lancelot, pour en revenir et dénoncer le mystificateur, mais seulement quelques jours. Entre temps, et ce n’est pas rien, elle aura connu la jouissance. L’orgasme lui vient de l’illusion de ? dont elle n’aura rencontré que l’habit. À cet égard, on peut mesurer la portée de cette maxime de Lacan : « L’habit ne fait pas le moine, l’habit, c’est le moine. » Après avoir compris la vanité de sa quête, avoir envoyé en prison le porteur du phallus, elle aurait pu entrer au couvent, car, contrairement à son père athée, elle est pieuse. Mais elle part vivre avec celui qui ne la lui fait pas, avec celui qui manifestement ne le porte pas, et qui lui parle d’amour. De l’amour venant en lieu et place du rapport sexuel.

4 Timothée n’était pas le prince charmant, lequel prince ne laisse pas de poser problème. Une patiente m’explique que le dimanche précédent elle a amené sa fille, âgée de 5 ans, au théâtre de marionnettes du Luxembourg, où l’on donnaitLa Belle et la Bête. À la fin du spectacle, la petite fille s’effondre en larmes et reste inconsolable. Le marionnettiste lui-même essaie de la rassurer, il lui explique : « Tu vois, la vilaine bête est morte, maintenant c’est le joli prince qui va épouser la jeune fille. » Et l’enfant de répondre, furieuse : « Non ! Il est moche le prince charmant ! Il est nul ! La Bête, elle était belle, elle était forte, je ne voulais pas qu’elle meure. » On peut effectivement se demander ce que gagne Belle avec le bellâtre qui lui arrive. Il ne fait que représenter ce qui reste de l’épouvantail débarrassé de ses oripeaux. La transformation de la Bête en prince est une représentation de la castration. Il est significatif que ce soit une enfant qui perçoive cela. À cet égard, le conte de fée devient une histoire d’épouvante.

5 Stupide dans l’arène, Escamillo, parade dans l’habit censé faire croire qu’il le possède, alors même que devant lui s’érige le phallus en tonnes de chair et d’os. L’excès de l’éclat de ses parures signant le vide qu’elles recouvrent, Escamillo brille de tous ses feux, afin d’opérer une castration pas du tout symbolique. Il se doit de séduire la bête, il l’attire de sa muleta rouge, il se fait féminin pour hypertrophier ce qu’il a de masculin. Il se doit d’engendrer une érection paroxystique avant de trancher dans le vif. Il s’offre à la bête pour l’esquiver au dernier moment, allumeur s’il en est. La bête le frôle, déchaînant des torrents de jouissance dans son corps, et de frustration chez les milliers de spectateurs, qu’il n’ait pas été encorné. Ici, le phallus érigé est synonyme de mort. Ou il disparaît par la castration de l’estocade, ou bien il joue son rôle en envoyant en l’air, dans le soleil de l’arène, l’escroc qui prétendait le posséder.

6 Don Giovanni laisse Leporello présenter le leurre à donna Elvire, « ma in Spagna son ja mile e tre ». Avec Don Juan, le phallus est extériorisé, la réputation du play-boy travaille pour lui. Le valet fait l’éloge du maître et construit le mythe pour lui. Leporello et Sganarelle proclament haut et fort à la gente féminine : « Il l’a ! », voire même « il l’est ». « L’habit ne fait pas le moine, l’habit, c’est le moine. » Lorsque Sganarelle est poursuivi par ceux qui veulent faire un mauvais sort à son maître, pour s’échapper, il endosse un habit de médecin. Il se fait alors aborder par un malade, souhaitant une consultation. Don Juan lui dit : « Tu lui as dit que tu n’y connaissais rien ? » Le valet de répondre : « Pas du tout, monsieur, par respect pour l’habit que je porte, je lui ai fait une ordonnance. » Don Juan, alors, le félicite de cette initiative. Il n’y a de sensible que dans le leurre. Si du phallus il y a, ce n’est que sous cette forme qu’il peut se révéler. Don Giovanni est peut-être la non dupe dans sa prétention à posséder toutes les femmes, il sait qu’il ne l’est pas et qu’il ne l’a pas. Point ne lui est besoin d’endosser quelque habit pour cela, publicité lui est faite par son valet qui le place en position de ce qu’il sait ne pas être. Là où il se trompe et d’où il ne revient pas de sa surprise, c’est de constater qu’il y a malgré tout du phallus quelque part, et qu’il se cogne contre lui. Il rencontre le phallus, érigé, dur comme de la pierre, comme il se doit, sous la forme de la statue du commandeur. Le phallus est incarné (empierré) par le père mort.

7 Si Donna Anna, dans la problématique œdipienne, aura rêvé de ce qu’elle croyait pouvoir attendre de son père, c’est en l’emportant dans la tombe, alors qu’il semble définitivement perdu, que le phallus jouera son rôle de miroir aux alouettes. Alors qu’elle aurait tranquillement pu rêver au prince charmant (lui parfaitement asexué), elle aura désiré ce que Don Giovanni ne portait pas et qui l’aura emporté dans un ailleurs. Le drame, peut-être, de Donna Anna, est que Don Juan ne s’est pas laissé leurrer, car il savait qu’il ne portait rien. Les « mile e tre » qu’il aurait possédées, au dire de son valet, ne représentent que le fantasme féminin de l’homme inaccessible à la détumescence. Don Giovanni refuse le leurre, ce qui est bien dommage. Aussi bien pour lui que pour Donna Elvire, Donna Anna et les autres. Faute de miroir aux alouettes, rien ne peut fonctionner. À cet égard, Lacan nous dit fort justement : « une vessie, à condition de mettre une chandelle dedans, ça fait une excellente lanterne ». Si ce qui doit faire le masculin n’est qu’un leurre grossier, accepter ce leurre en oubliant que c’en est un peut lui permettre à lui d’approcher celle qui, paraît-il, n’existe pas et celle-là, dans une indulgence amusée, pourra le lui laisser croire, et rire intérieurement de le voir se rengorger de cette assurance virile. À ne pas jouer ce jeu, elle risque fort d’être déçue.

8 Joséphine a pu laisser croire à Thimothée qu’il avait toute-puissance sur elle. Elle lui a laissé croire qu’il possédait ce truc qu’elle cherchait éperdument, et par l’acceptation de ce mirage, elle a pu accéder à quelque chose de la jouissance. Lorsqu’un hypnotiseur, patenté lui, consacré par l’académie, devant le commissaire de police, voulant démontrer l’efficacité de la pratique de l’hypnose, pince le bras de Joséphine, elle crie. Le rire du commissaire devant cette scène pointe la vanité de la pratique hypnotique. Certes, sous hypnose, Joséphine a simplement souri lorsque Thimothée lui a posé un fer rougi au feu sur l’épaule, et la cicatrice qu’elle porte témoigne de la réalité de cet événement. Mais l’hypnose a des limites que ni Bernheim, ni Charcot, ne formulèrent : la force du désir, en nous faisant prendre des vessies pour des lanternes, peut donner corps, matérialiser les rêves les plus fous. L’ombre de ? peut aider à rapprocher (a) de S?, alors qu’ils sont séparés par le poinçon. La brillance d’un éclat de phallus peut donner l’illusion au sujet que (a) est devenu accessible.


Mots-clés éditeurs : leurre, Masculin, hypnose, jouissance

Mise en ligne 10/05/2012

https://doi.org/10.3917/fp.023.0081

Notes

  • [*]
    Texte réécrit d’une intervention aux Journées d’Espace analytique, « Quel homme », le 27 novembre 2010.
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