Figures de la psychanalyse 2011/2 n° 22

Couverture de FP_022

Article de revue

Le bouclier de Persée et la psychose

Pages 155 à 166

Notes

  • [1]
    S. Freud, « La tête de Méduse » (1922), dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.
  • [2]
    F. Pasche, « Le bouclier de Persée. Psychose et réalité », article paru en 1971 dans la Revue française de psychanalyse et repris dans Le sens de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1988.
  • [3]
    Développement excessif d’un caractère morphologique ou d’une structure anatomique pouvant constituer une gêne.
  • [4]
    Pasche le cite dans son article « Le bouclier de Persée ou psychose et réalité », mais ne donne pas la référence exacte.

Citer cet article


  • Gamova, A.
(2011). Le bouclier de Persée et la psychose. Figures de la psychanalyse, 22(2), 155-166. https://doi.org/10.3917/fp.022.0155.

  • Gamova, Anastassia.
« Le bouclier de Persée et la psychose ». Figures de la psychanalyse, 2011/2 n° 22, 2011. p.155-166. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2011-2-page-155?lang=fr.

  • GAMOVA, Anastassia,
2011. Le bouclier de Persée et la psychose. Figures de la psychanalyse, 2011/2 n° 22, p.155-166. DOI : 10.3917/fp.022.0155. URL : https://shs.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2011-2-page-155?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/fp.022.0155


Notes

  • [1]
    S. Freud, « La tête de Méduse » (1922), dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.
  • [2]
    F. Pasche, « Le bouclier de Persée. Psychose et réalité », article paru en 1971 dans la Revue française de psychanalyse et repris dans Le sens de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1988.
  • [3]
    Développement excessif d’un caractère morphologique ou d’une structure anatomique pouvant constituer une gêne.
  • [4]
    Pasche le cite dans son article « Le bouclier de Persée ou psychose et réalité », mais ne donne pas la référence exacte.

1 Que dit le mythe de Persée ? Son grand-père Acrisios, roi d’Argos, ne pouvant avoir de fils, se rend à Delphes consulter l’oracle qui lui annonce qu’il n’aura pas de fils, mais un petit-fils et que celui-ci le tuera. Acrisios décide alors d’enfermer sa fille Danaé tout en haut d’une tour de son palais pour lui éviter tout contact avec un homme. Mais Zeus l’a déjà repérée et en est tombé amoureux. Il s’unit à Danaé, après l’avoir séduite sous la forme d’une pluie d’or. De cette union naît un fils, Persée, qu’elle essaie de cacher. Acrisios finit par découvrir l’existence de ce petit garçon. Il est fou de rage et ne croit pas sa fille qui lui dit que le père de l’enfant est Zeus lui-même. Il fait construire un coffre de bois dans lequel il enferme Danaé et Persée et les jette dans la mer. Un pêcheur, Dictys, les recueille et élève Persée comme son fils. Dictys est, en fait, le frère du roi de cette île, Polydectès, un roi cruel et barbare, qui veut contraindre Danaé à l’épouser. Persée, qui est déjà devenu un homme, tente de protéger sa mère. Polydectès décide de recourir à un stratagème : prétextant des fiançailles avec Hippodamie, il convoque un grand banquet au cours duquel chaque convive est tenu d’offrir un cheval à la future mariée. Persée, qui n’a pas de cheval, déclare sans réfléchir qu’il est prêt à ramener la tête de Méduse, pourvu que Polydectès renonce à épouser sa mère. Polydectès le prend au mot et Persée, complètement désemparé, se met en route à la recherche de Méduse. Mais Athéna, l’ennemie jurée de Méduse, décide de l’aider dans son entreprise.

2 Persée s’adresse d’abord aux sœurs des Gorgones, les Grées, des êtres à l’allure de vieilles femmes qui n’ont qu’un œil et une dent pour trois que Persée parvient à leur dérober. Pour les récupérer, elles lui indiquent où se trouvent les Nymphes qui, plus accueillantes, expliquent à Persée où se cachent les trois Gorgones. Elles lui offrent des sandales ailées, comme celles d’Hermès, qui lui permettent de voler le casque d’Hadès, qui rend invisible, et un sac où il mettra la tête de Méduse, afin que ses yeux restent cachés. Hermès y ajoute une serpe, avec laquelle Persée tranchera la tête de la Méduse. Il arrive enfin auprès des Gorgones endormies parmi toutes les formes humaines transformées en pierre par leur regard. Ces êtres monstrueux présentent des traits incompatibles les uns avec les autres. Deux des sœurs, à la chevelure constituée de couleuvres, sont immortelles, seule la troisième, Méduse, qui a la tête couverte de vipères, est mortelle. Elles sont dotées d’immenses ailes d’or et leurs mains sont de bronze. Leur tête affreuse est à la fois féminine et masculine. Elles ont de la barbe, des canines en guise de denture, deux longues défenses de sanglier, la langue toujours tirée entre leurs crocs. Elles émettent des hurlements horribles. Quiconque les regarde est instantanément changé en pierre.

3 Persée doit se débrouiller pour repérer Méduse parmi les trois Gorgones sans jamais croiser le regard des trois sœurs. Mais Athéna lui vient à son tour en aide, en lui offrant un bouclier poli comme un miroir et en lui prodiguant ses conseils : ne jamais se trouver dans le champ de vision de Méduse, choisir le moment où les deux autres Gorgones ont fermé l’œil pour couper la tête de Méduse et détourner les yeux au moment où il manie la serpe. Athéna place le bouclier poli de telle façon que Persée voie le reflet de Méduse sur ce miroir pour ajuster son coup et lui trancher le col, sans croiser son regard. Il rapporte triomphalement la tête de Méduse à Polydectès qui est sur le point d’épouser la pauvre Danaé. Mettant sa mère à l’abri, il brandit la tête de Méduse hors du sac. Polydectès et tous les convives sont alors changés en pierre… Si l’on croise le regard de Méduse, tout ce dont est fait le vivant, la mobilité, la flexibilité, la souplesse, la chaleur, la douceur du corps, tout cela devient pierre. Ce n’est pas seulement la mort qu’on affronte, il s’agit d’une métamorphose qui fait passer du règne humain au règne minéral, ce qu’il y a de plus opposé à la nature humaine.

4 Dans un court texte, « La tête de Méduse [1] », Freud propose l’interprétation suivante de ce mythe : Pour lui, décapiter signifie castrer. « L’effroi devant Méduse est donc l’effroi de la castration, rattaché à quelqu’un qu’on voit. Nous connaissons cette circonstance par de nombreuses analyses, elle se produit lorsque le garçon, qui jusque là ne voulait pas croire à la menace, aperçoit un organe adulte, entouré de poils, l’organe sexuel féminin, fondamentalement celui de la mère. » D’après Freud, les cheveux de Méduse, souvent représentés par des serpents, même s’ils sont assez effroyables, « servent pourtant à atténuer l’horreur, car ils se substituent au pénis dont l’absence est la cause de l’horreur ». La multiplication du symbole du pénis exprime la castration. « La vue de la tête de Méduse rend rigide d’effroi, elle change le spectateur en pierre ». Et Freud ajoute : « Devenir rigide signifie érection », donc, quand le garçon constate que la mère n’a pas de pénis, c’est la consolation apportée au spectateur. « Il a encore un pénis, il s’en assure en devenant lui-même rigide. » « Ce symbole d’horreur est porté par la déesse vierge Athéna sur son costume. » De cette façon, Athéna devient « inapprochable » et « repousse tout désir sexuel ». Freud se demande si Athéna n’exhibe pas l’organe génital de la mère, qui provoque tant d’effroi. Il dit que les Grecs, « avec leur homosexualité généralement forte, ne pouvaient pas manquer de posséder une figuration de la femme qui repousse et provoque l’effroi par sa castration ».

5 Dans son article, « Le bouclier de Persée [2] », Francis Pasche se réfère au mythe de Persée et à la tête de Méduse pour parler des psychotiques et de leur rapport à la réalité. Pour lui, Persée a réussi à décapiter Méduse, à l’aide du bouclier d’Athéna, en privant Méduse d’une dimension magique, la troisième dimension : la profondeur. C’est un aménagement de l’espace où Persée peut désormais agir, avoir une marge de liberté, parce que Méduse est réduite à deux dimensions. La différence entre lui et les victimes de Méduse est que les victimes sont aspirées ou envahies dans l’espace à trois dimensions par la Gorgone ou qu’elles se pétrifient. Le bouclier prive Méduse de la troisième dimension, parce qu’il fonctionne comme un miroir, il n’y a que deux dimensions. Grâce au miroir, Méduse ne sera pas seulement atteinte, mais regardée. Elle est enfin perçue, susceptible d’être appréhendée selon l’infinité successive de ses profils. Or un profil est toujours vu dans un plan frontal. Elle devient partie de la réalité extérieure. Méduse est devenue une image de la réalité, la réalité définie comme l’au-delà d’une surface.

6 Francis Pasche pose la question de la nature du bouclier de Persée, de ce qu’il représente. Le bouclier rappelle le pare-excitation du système perception-conscience. Dans « Au-delà du principe du plaisir », Freud entreprend ce qu’il appelle une « spéculation » pour expliquer le fonctionnement du système perception-conscience. Ce système, d’après lui, doit être situé à la frontière entre le dehors et le dedans. Il doit être tourné vers l’extérieur et situé à la surface des autres systèmes psychiques. D’après l’anatomie, nous dit Freud, la conscience se trouve dans le cortex. Les processus d’excitation dans tous les autres systèmes laissent des traces, qui sont à la base de la mémoire, c’est-à-dire des traces mnésiques, qui n’ont rien à voir avec le fait de devenir conscient. Les traces mnésiques, dit Freud, sont souvent plus fortes et plus durables quand le processus qui les a laissées n’a jamais été conscient. Des traces mnésiques durables ne se produisent pas dans le système perception-conscience, parce que cela aurait très vite limité la capacité du système perception-conscience d’accueillir les excitations. Freud conclut donc que le fait de devenir conscient et le fait de laisser des traces durables ne peuvent pas coexister dans le même système. Dans le système perception-conscience, le phénomène d’excitation devient conscient, mais ne laisse pas de traces. Toutes les traces mnésiques sont laissées dans les autres systèmes plus profonds.

7 Le système perception-conscience se caractérise par le fait que les processus d’excitation ne laissent pas de traces durables, mais se transforment tout de suite en phénomènes de conscience. Freud compare l’organisme vivant à une bulle faite de substance excitable dont la surface est tournée vers l’extérieur. La position de la surface la différencie pour accueillir les excitations de l’extérieur. Freud nous rappelle que, d’après l’embryologie, le système nerveux central est issu de l’ectoderme dont la surface s’est modifiée de telle façon qu’elle puisse accueillir les excitations de l’extérieur dans les meilleures conditions. Le système perception-conscience ne peut plus se modifier par le passage de l’excitation, parce qu’il est déjà modifié dans ce sens-là. Dans le système conscience, il n’y a plus de résistance pour le passage de l’excitation. Freud s’appuie sur Breuer qui parle d’énergie liée et d’énergie libre. Dans le système conscience, il n’y a que de l’énergie libre. Pour exercer ses fonctions, la bulle vivante doit être protégée de l’intensité des excitations qui viennent de l’extérieur. Freud imagine qu’elle est entourée par une sorte de membrane qui protège l’intérieur de la bulle. Chez les organismes plus développés, cette couche s’est retirée vers l’intérieur et ce qui reste à la surface, ce sont les organes de la perception, qui sont capables d’accepter des excitations, mais en plus petite quantité.

8 Mais il y a aussi des excitations qui viennent de l’intérieur, des couches plus profondes. Le système perception-conscience ne peut pas se protéger de la même façon des excitations qui viennent de l’intérieur. Ces excitations ont tendance à être traitées comme si elles venaient de l’extérieur, ce qui est à l’origine de la projection. Les excitations d’origine extérieure glissent sur le système perception-conscience sans laisser de traces, par opposition à la région sous-jacente où s’exprime en profondeur la matière première des souvenirs. Cet effleurement fait naître la conscience : la conscience que quelque chose existe en dehors de soi, à tel endroit, à telle distance, de telle forme et de telle couleur.

9 Freud nous dit que la surface extérieure de l’appareil psychique est faite de matière morte comme le métal du bouclier de Persée. Dans « Le Moi et le Ça », il revient sur le fait que le conscient est la surface de l’appareil psychique. Les perceptions de l’extérieur, ainsi que les sensations de l’intérieur, sont conscientes. Qu’en est-il alors des processus qu’on appelle des pensées ? Freud souligne que la différence entre une représentation inconsciente et une représentation préconsciente est que la représentation préconsciente est liée à des mots. Lorsque quelque chose devient préconscient, c’est par l’intermédiaire de représentations verbales. Les représentations verbales – les mots – sont des traces mnésiques. Elles étaient autrefois des perceptions et, comme toutes les perceptions, elles peuvent à nouveau devenir conscientes. Il conclut donc que ne peut devenir conscient que ce qui a d’abord été une perception. Ce qui vient de l’intérieur et tente de devenir conscient doit essayer de se traduire en perceptions de l’extérieur. Ce sera possible par l’intermédiaire des traces mnésiques. Les perceptions internes sont liées à des sensations de plaisir/déplaisir. Elles sont plus simples que les perceptions qui viennent de l’extérieur, elles peuvent venir simultanément d’endroits différents et avoir des qualités différentes, parfois même opposées.

10 Les sensations de plaisir ne sont pas pressantes, alors que les sensations de déplaisir nécessitent un changement, un écoulement, une décharge. Les sensations, d’après Freud, deviennent conscientes en s’associant toujours au système perception, le Moi se développe à partir du système perception, il est à la surface. Un individu est un Ça, et le Moi se situe à la surface. Le Moi n’entoure pas complètement le Ça, mais seulement dans la mesure où le système perception constitue sa surface, il n’est pas strictement différencié du Ça, seul le refoulé est strictement séparé du Moi. Le Moi est la partie du Ça qui est changée par l’influence directe du monde extérieur, par le biais du système perception-conscience. Son rôle consiste à faire fonctionner le principe de réalité à la place du principe de plaisir, il contrôle l’accès à la motilité. Freud souligne aussi l’importance, pour la formation du Moi, du corps et de la surface du corps. C’est le lieu des perceptions de l’intérieur, comme de l’extérieur. Le corps propre est un objet, d’un côté il correspond à des sensations intérieures, de l’autre à des perceptions extérieures. Le Moi, pour Freud, est surtout un Moi corporel. Mais il n’est pas uniquement un être corporel : il est aussi la projection d’une surface.

11 Le sujet, le système perception-conscience et la réalité extérieure, mis en relation, constituent-ils une structure, dont les éléments seraient mutuellement dépendants sous la loi inflexible d’une organisation unifiante ? Pasche soutient le contraire. Ce dispositif remet choses et gens à leur place dans un espace libre. L’espace de la perception est libre, il n’est pas compact ; il est discontinu, hétérogène, lacunaire et c’est dans ces trous, dans ces failles que les autres peuvent se mouvoir. Quel est l’investissement des objets du monde extérieur, lors de la perception ? « Percevoir, écrit Pasche, c’est vraiment sortir de soi, mais justement pas pour ramener à soi selon la métaphore de l’amibe. Non ! Pour s’y laisser, ce qui suppose qu’on y reste tant que l’objet est là, et que l’on accommode, au sens visuel, sur sa distance. » La perception et l’amour ont amené Pasche à introduire la notion d’anti-narcissisme. Le psychotique est celui qui ne dispose pas du bouclier de Persée. Le psychotique est celui que le regard de Méduse angoisse, puis immobilise jusqu’à le pétrifier. Freud explique cette angoisse par la pression de la réalité en tant que telle sur le Moi. Cette réalité est symbolisée par la tête de Méduse.

12 Méduse représente le dehors pour le psychotique avec son potentiel d’effraction. Toute réalité, quelle qu’elle soit, dès qu’elle se présente à lui, l’agresse. La réalité cesse d’être perçue parce que les données sensorielles ne peuvent être appréhendées que comme menaçantes. Seul le bouclier d’Athéna, la mère adoptive, pourrait le protéger, et justement il lui fait défaut. La mère n’a pas pu lui donner, ou il n’a pas pu recevoir l’égide, ce bouclier qui lui permettrait d’affronter le monde extérieur. Freud parle de cette carence maternelle, de ce manque sous une autre forme. Pour lui, l’hypertélie [3] de la tête de Méduse est là pour dissimuler une absence, un trou, l’absence du phallus maternel, qui est ressentie comme la castration. Mais on sait qu’elle est précédée et préfigurée par la séparation d’avec la mère.

13 La relation Méduse-victime ne se différencie pas de celle de Méduse-Persée par l’absence du bouclier, mais par la présence de l’absence du bouclier. Méduse enferme ses proies en elle-même. Le verbe grec d’où dérive le mot Méduse signifie, mesurer, doser, maintenir dans les limites de ses dimensions, autrement dit pétrifier, car percevoir, agir, c’est justement sortir des limites spatiales de son corps. Cette clôture parfaite sur soi suppose que Méduse n’existe plus pour une victime. Le sujet a incorporé l’érection des pénis dressés, mais en neutralisant leur dynamisme, leur mouvement, par le mouvement contraire qui est le sien, en s’accolant en tant que double passif à cette activité, en tant que féminin, à cette virilité. Affrontement des forces contraires (instinct de vie et instinct de mort), blocage mutuel des agonistes et des antagonistes – l’immobilité du catatonique.

14 Il ne s’agit pas d’une introjection, selon Pasche, au sens de l’introduction en soi d’une image, d’une représentation, car la représentation ne peut dériver que d’une perception. Or, dès qu’elle fait irruption dans le monde du psychotique, la réalité cesse d’être perçue, elle est absorbée par le sujet, elle l’envahit. Elle se trouve installée en lui tout entière, en bloc. C’est parce que cette réalité y a été incluse, qu’elle peut ressortir sous forme de projection (hallucinations, etc.). Il ne s’agit pas d’un refoulement, le sujet est devenu pour une part la « réalité » extérieure, il n’en détient pas simplement l’image. Cette image, on ne peut pas la retrouver puisque c’est le modèle à trois dimensions qui est en lui, qui fait partie intégrante de lui-même. La réalité n’est donc pas forclose, elle est incorporée. Et puisqu’elle se manifeste comme une intention (celle d’assiéger), le sujet fait sienne cette intention. Il est possédé, c’est l’identification narcissique. Cette présence d’une motion d’origine étrangère en lui-même, en son for intérieur et d’un corps, cette seconde « volonté » incarnée qu’il assume aussi, est la base de la dissociation psychique, du dédoublement du Je qui définit la psychose. Deux Je sont donc présents, rivés l’un à l’autre, emboutis l’un dans l’autre, le tout privé de ce vide qui est comme le seuil intérieur du projet, au sens heideggérien du Je. L’objet, cet autre sujet, emplit ce vide, ce vide qui se retrouve au-delà du lieu de leur appariement, autour d’eux, et non plus entre eux pour les séparer. Tout est dans le corps et n’en sort plus.

15 Pasche fait un parallèle avec la dépression mélancolique. Pour lui, le mélancolique introjecte l’ombre de l’objet, le psychotique incorpore le corps animé de l’objet. Le mélancolique a une structure étagée hiérarchique et il introjecte l’objet en un secteur localisé de lui-même pour le livrer à l’instance supérieure. Les deux sont de niveaux différents, différence que le mélancolique tend à rendre infinie, le Surmoi est divinisé et le Moi avili. Dans la psychose, les deux Je mis en présence par l’incorporation sont de même valeur, de même rang. Tout est sur le même plan, celui du Moi-corps. La perception du monde extérieur subsiste pour le déprimé, mais est abolie pour le psychotique.

16 Ce mode de liaison, insécable et exclusif de tout autre, entre les deux « personnes » ainsi suscitées, est le type même de toute relation psychotique. Tout se passe entre deux pôles : attraction-répulsion, mangeant-mangé, dépeçant-dépecé, castrant-castré, pénétrant-pénétré, persécuteur-persécuté, battant-battu, voyant-vu. Ici la relation est immédiate et inéluctable, le temps et l’espace sont contractés jusqu’au point, jusqu’au clignement d’yeux et c’est à la vitesse de la lumière que la pensée ou l’acte du pseudo-autrui atteint celui de deux protagonistes qui revendiquent pour un temps le statut du Je. Si bien qu’en réalité, il n’y a plus de mouvement, mais une succession de changements instantanés de vision externe, des flashes. Rien ne bouge vraiment dans l’univers de la psychose.

17 Dans cet espace, il n’y a qu’une dimension, la troisième, qui joint les deux « personnes » prises ensemble dans un espace irréductiblement sagittal. Cet espace n’est ni superposable, ni articulable avec l’espace de la perception (espace où se distinguent un sujet qui a du champ et ses objets). Son exploration ne peut rien nous apprendre sur celui-ci, il n’est pas la vérité de l’autre. La psychose n’est pas la vérité du monde perçu, contrairement à ce que soutient l’antipsychiatrie. Le psychotique prend conscience d’une autre vérité qui échappe à la perception, celle des intentions et des désirs inconscients de l’objet englobé dans la mesure où ils le visent.

18 Cette lutte deux à deux, où l’un est toujours ou alternativement la victime de l’autre, évoque la scène primitive. Le schème mnésique de cette scène informe, selon Pasche, cette relation intrapsychique. Le non-psychotique peut s’en donner le spectacle, peut y assister en tiers, même s’il y participe – alors que le psychotique doit y rentrer et n’en plus sortir, il est comme aspiré par la place vacante de l’un des partenaires. La tête de Méduse, avec le vide (cicatrice de la castration, vulve) d’où elle surgit, figure une scène primitive. Par conséquent, les statues de pierre doivent être interprétées aussi comme des scènes primitives, mais figées. Cette scène primitive se caractérise par le fait qu’aucun changement n’apparaît chez l’un des partenaires, qui ne modifie l’autre, ou ne soit le fait de celui-ci. La scène primitive est le prototype, l’atome constitutif de toute structure. Le psychotique vient se loger dans la scène primitive et ainsi parachève le système sans rien laisser au dehors.

19 Les psychoses, selon Pasche, doivent être conçues comme des tentatives dérisoires pour desserrer l’accolement du couple de la scène primitive, qui reste néanmoins enfermé dans un seul corps. L’espace délirant le plus vaste tient dans les limites de notre peau.

20 Un exemple clinique peut illustrer cela. Monsieur B. délire sur le fait qu’il est le père d’une fille, qui est en famille d’accueil chez sa sœur et qui pense que ses deux ex-copines ont séquestré leur fils. Il songe à marier son fils et sa fille. Il dit que, s’il était député, il changerait la loi pour que l’interdit de l’inceste n’existe plus et que les mariages soient permis entre frères et sœurs. Quelque temps après, alors qu’il ne sait rien de mon travail sur le bouclier de Persée, il me dit : « Ah ! quel dommage que je n’aie pas une tête de Méduse pour pouvoir pétrifier qui je veux ! »

21 Cela pose le problème de l’origine de la psychose. Freud distingue entre Moi-plaisir et Moi-réalité, le Moi-réalité est issu du Moi-plaisir. Quelque chose a manqué au Moi-réalité du futur psychotique, justement le bouclier donné par Athéna à Persée, à la fois enveloppe protectrice et miroir :

22

  • l’enveloppe protectrice permet de résister aux forces extérieures et d’endiguer l’aspect redoutable de la mère (Méduse), donc de rester un et de s’autonomiser ;
  • le miroir permet de reconnaître et d’évaluer le dehors, le monde extérieur « selon de bons critères objectifs », mais aussi de l’investir suffisamment ; ce qui épargne le paroxysme d’angoisse que déclenche l’affrontement mutuel de deux pulsions en présence du vide objectal.

23 Ce prolongement du corps maternel est fait de matière morte. Il n’est pas porteur des désirs maternels dirigés sur l’enfant, ce qui manque au futur psychotique. Le vide, à la place, est l’absence de la mère, qui préfigure la castration. Cette absence est toujours sur fond de données sensorielles ; celles-ci composent une réalité fracturée, menace d’éclatement interne due à la surcharge pulsionnelle. Le désinvestissement total du monde extérieur et l’accumulation d’énergie au-dedans portent à son comble la tendance à la désintrication. La menace d’envahissement par la tête de Méduse, c’est-à-dire par une réalité désertée par la mère, est liée à l’imminence de dissociation morcelante.

24 Ce qui reste, le vide, l’absence, le manque suscitent la forme pure de l’angoisse, l’angoisse de rien. Ce que la mère doit laisser à l’enfant quand elle le quitte, quand elle cesse de le nourrir, de s’en occuper, est sans doute la réalisation hallucinatoire d’un désir : l’évocation d’une présence en dehors de l’assouvissement qu’elle promet. Winnicott montre comment, dans l’espace transitionnel, la mère donne la possibilité au bébé de créer le sein, laissant la place à son omnipotence. Pour Lacan, dans la différence entre besoin, demande et désir, la mère laisse au bébé la possibilité de désirer.

25 La mère n’est pas seulement celle qui gratifie ou frustre, qui s’ajuste plus ou moins aux désirs, c’est aussi une réalité concrète, une surface, une surface de peau, la peau du monde. C’est un morceau de cette peau naturalisée qu’Athéna offre à Persée. La psychose est moins affaire de pulsions qu’affaire de carences du Moi comme projection d’une surface. Persée peut aussi se regarder dans le bouclier et, même s’il n’y trouvait que son reflet, cela suffirait pour que Méduse perde son pouvoir magique sur lui. Il semble que l’investissement de sa propre image est l’ultime défense contre la psychose. Ainsi, parmi les conditions de déclenchement de la paranoïa, il y a la rupture d’un lien, plus ou moins désexualisé, avec un objet du même sexe. C’est la ressemblance avec le sujet qui le protège contre la folie. L’objet supplée l’incapacité de se regarder soi-même, d’avoir de soi-même une représentation. Le rapprochement avec un être complémentaire déclenche au contraire l’angoisse et la dissociation. Celui qui y est prédisposé s’en protège lorsqu’il parvient à recréer l’illusion d’un miroir à l’aide d’autrui.

26 D’après Lacan, le stade de miroir est une identification avec l’image spéculaire. Le Moi est une construction imaginaire, le sujet est divisé. Selon Pasche, le stade du miroir de Lacan n’illustre qu’une phase d’une évolution dont le premier temps est l’investissement du corps maternel comme premier modèle, comme exemple visible d’unification et de différenciation du corps, comme miroir. Le corps de la mère est le premier miroir.

27 Mais, pour avoir une représentation de lui-même, il doit être d’abord regardé, perçu par sa mère, ce qui signifie qu’il ne doit pas seulement figurer dans les fantasmes maternels, mais aussi au-dehors. Ce qui est décisif pour le futur psychotique, ce n’est pas seulement la place qu’il occupe dans les fantasmes de la mère, mais qu’il ne soit que là, qu’il soit absent du monde perçu par la mère, du monde réel pour la mère.

28 Dans son article « Le rôle de la mère comme miroir », Winnicott dit que le précurseur du miroir est le visage de la mère. Pendant les stades précoces du développement de l’enfant, l’environnement joue un rôle fondamental. Tout au début, l’enfant ne vit pas l’environnement comme séparé de lui-même. Petit à petit, le non-moi se sépare du Moi et cela s’effectue à un rythme variable selon l’enfant et l’environnement. Le changement principal réside dans la perception de la mère comme une réalité objective de l’environnement. La présence de la mère est très importante pour que ce processus s’effectue. Cela consiste en trois fonctions : porter le bébé, le manier et lui présenter les objets (holding, handling and object presenting). La mère, en présentant l’objet au bébé, doit lui préserver son illusion d’omnipotence. Le résultat est que le bébé peut utiliser l’objet et sentir cet objet comme un objet subjectif qui a été créé par lui-même. Que voit le bébé quand il regarde le visage de la mère ? Il se voit lui-même. La mère regarde le bébé et ce qu’elle voit est reflété sur son visage. Selon Winnicott, certaines mères ne sont pas capables de faire cela et leur visage reflète plutôt leur propre humeur, la rigidité de leurs propres défenses, etc. Le bouclier que la mère tend à l’enfant, selon Pasche, est la barrière qui les sépare, qui s’oppose à ce qu’ils refusionnent, qui interdit à l’enfant le retour vers le ventre maternel, qui empêche de rentrer tout entier dans la structure qu’est le système maternel.

29 Le psychotique investit les mots plutôt que les choses, il ne peut tenir que « le langage du corps », parce que, ne parvenant pas à regarder la surface de son corps ni celui des autres, il est réduit à s’identifier à sa structure interne et à reconstruire au-dedans tant bien que mal un monde, mais un monde sur le modèle des corrélations fonctionnelles au sein de l’organisme.

30 Le problème de la défense contre la vision d’une mère effrayante, parce que dépourvue de phallus, est le problème du fétichisme. Yves Dalibard [4] a découvert que les objets susceptibles de devenir des fétiches sont toujours présentés dans les publicités avec le fragment de corps qui les porte, un condensé de scène primitive. Tous les fétiches sans exception sont des enveloppes, des surfaces enveloppantes, des peaux, et tous sont constitués de matière morte, inanimée. Le fétiche représente un phallus, le vestige d’un pouvoir maternel, celui de procurer au sujet le bouclier protecteur.

31 Le fétiche se constitue, selon Pasche, avant que le père n’apparaisse comme sexué et vecteur de la loi. Le fétiche mime avec son support la scène primitive, une scène primitive à laquelle le fétichiste prend part avec une totale maîtrise. Le fétiche lui-même résulte de la translation et la rotation du plan sagittal de la scène primitive en un plan frontal, dressé en face, et de ce fait, perceptible.

32 La pétrification par Méduse est la parfaite métaphore de la constitution d’un fétiche : la victime garde sa forme et pour toujours. Le fétiche est comme une image autoscopique, un portrait radiographique du sujet. Le fétiche n’est qu’un bouclier, ce n’est pas un miroir. Le fétichiste peut y retrouver le schéma de son organisation interne, mais il ne peut lui laisser le moindre souffle de vie, sous peine de le voir se transformer en « machine à influencer » et lui-même, « machiné » en psychotique, ce contre quoi le fétiche doit justement le protéger.

33 Ce qui manque alors, c’est le reflet, le regard de la mère : un regard dans lequel l’enfant est vu et situé, ni désiré, ni haï, simplement vu et mis à sa place, considéré par un regard dans lequel il se voit et le reste du monde avec, car ce regard ne garde rien pour lui. Un regard qui rend la liberté au sujet.


Mots-clés éditeurs : Bouclier, fétiche, Méduse, miroir, mythe, Persée, psychose, réalité, système perception-conscience

Date de mise en ligne : 22/11/2011

https://doi.org/10.3917/fp.022.0155

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