1 La maladie fait surgir un réel : irreprésentable, incontrôlable et menaçant. Ce réel déstabilise les constructions antérieures et les fragilise, quand il ne les fait pas éclater. Ces effets induisent chez les patients des transformations en profondeur.
Répercussions psychiques de la maladie et des traitements
Le diagnostic et ses suites
2 L’annonce du diagnostic constitue toujours un choc, même lorsque le sujet s’y attendait. Quelles que soient les périphrases et les précautions destinées à éviter le choc, les mots utilisés fonctionnent comme une effraction.
3 Chacun y réagit à sa manière. Cela va de l’effondrement à une attitude volontariste : faire bonne figure, ne pas craquer, pour un temps au moins, le temps de se trouver à l’abri des regards… Souvent, il y a comme une pétrification subjective : le sujet est comme pétrifié. Tout s’écroule d’un seul coup, la vision des choses bascule, « rien ne sera plus comme avant ». Après coup, évoquant ce temps de l’annonce, ils diront : « C’est comme si le ciel m’était…, comme si le sol s’était dérobé… »
4 Pourtant, un doute demeure ; on n’y croit pas vraiment et ce, jusqu’à la mise en route des traitements. Le plus souvent, la prise de conscience de la maladie est progressive, les jalons de cette prise de conscience étant constitués par les étapes du traitement. Ces réactions témoignent d’un désarroi, et particulièrement d’une rupture avec le corps. En dépit des avancées thérapeutiques, le mot cancer reste synonyme de mort et de dégradation physique et psychique. Il renvoie chacun à sa finitude.
Le corps n’est plus le même
5 Le mot cancer retentit, résonne directement dans le corps : surviennent des maux divers, malaises digestifs et autres : « Mon corps me lâche. » Plus tard, cela se formulera ainsi : « C’était comme si mon corps m’avait trahi. » Le plus souvent rien ne laissait présager l’existence de la maladie. D’un seul coup, les sensations de fatigue et autres malaises quotidiens sont redoutés, interrogés. La relation au corps n’est plus la même. On se croyait invulnérable, on ne le peut plus. La prise de conscience s’opère à travers ces interrogations concernant le corps, les doutes concernant le diagnostic et les doutes portant sur l’avenir. Il s’agit d’un premier temps. La situation évoluera au fur et à mesure de l’évolution de la maladie et des traitements.
6 Les traitements mutilants affectent l’image du corps : les patients redoutent leur image. Les chimiothérapies, particulièrement, perturbent les repères corporels : perte des cheveux, nausées, changements du goût et de l’odorat, inappétence… Il faudra se faire au nouveau corps et retrouver des repères, ce qui implique tout un travail psychique.
Les effets des traitements
7 C’est grâce aux psychothérapies que j’ai pu comprendre ce qui se jouait pour les patients à l’occasion de la maladie et des traitements. Souvent, les premières étapes sont muettes. Ce qui se passait alors ne peut se formuler qu’après, par exemple après la fin des traitements.
8 La prise de conscience de la maladie et la possibilité d’en dire les effets et de les penser viennent donc dans l’après-coup. Pour les patients, dans l’après-coup de leur expérience. Pour l’analyste, dans l’après-coup des psychothérapies : en y réfléchissant, d’abord pour tenter de rendre compte aux soignants, puis avec le souci de trouver des repères dans cette nouvelle clinique afin d’en rendre compte aux psychanalystes.
9 Quels sont ces changements liés aux traitements ? Pour un temps au moins, l’organisation et le rythme de la vie sont liés aux exigences des traitements. Les engagements professionnels, familiaux, sociaux deviennent problématiques. Les transformations physiques induisent des sensations et des sentiments d’étrangeté. Le sujet ne se reconnaît plus. Les repères anciens ne sont plus opérationnels. Les changements dans la vie quotidienne et dans le rapport au corps imposent la construction progressive de nouveaux repères.
10 Les sentiments d’étrangeté à soi sont souvent renforcés par des réactions inhabituelles : changements d’humeur subits et incontrôlables, mouvements d’impatience sans raison immédiate, crises d’angoisse ou moments de panique. Le sentiment de précarité et les atteintes à l’intégrité corporelle suscitent des sentiments d’étrangeté qui peuvent aller jusqu’à des troubles de l’identité. Il y a un effort constant à fournir pour « ne pas sombrer, pour tenir la tête hors de l’eau »…
11 S’observe également chez tous les patients un retour sur soi. On s’attendait à ce que les patients parlent de leurs difficultés actuelles : leur maladie, leurs responsabilités familiales, leur profession, etc. Mais c’est leur histoire personnelle qui revient, souvent des histoires d’enfance… D’ailleurs, il est souvent difficile de distinguer dans leur propos ce qui relève du passé de ce qui porte sur le présent. Il en résulte un sentiment de confusion pour l’interlocuteur.
12 Ce retour sur soi peut n’avoir qu’un temps, ou être l’occasion d’un vrai travail d’élaboration. Il peut être agi avant de pouvoir être parlé. Selon mon expérience, il a toujours lieu.
L’histoire psychique de la maladie
13 C’est ce retour sur soi qui m’a permis de repérer les autres effets, qui n’étaient pas évidents. Le retour sur soi conduit à des remaniements. Sous l’effet du réel de la maladie, les événements de la vie et les relations aux autres sont revisités, ré-interrogés, souvent réinterprétés. Reviennent régulièrement les pertes, les deuils, les problèmes laissés en suspens avec lesquels on se débrouillait plus ou moins bien jusqu’alors. Sont également abordées les questions liées à la sexualité…
14 Il est important de comprendre que la maladie a réactualisé ces problèmes en suspens. Mais pour que ce retour sur soi du patient puisse aboutir, l’écoute de l’analyste est déterminante. Car les questions en suspens se manifestent au niveau signifiant. Ainsi, le point de départ d’un travail psychothérapique a été une question posée par une malade : « Est-ce que je dois mettre mes mains sous les draps ou sur les draps ? » Cette question surprenante a été sa façon de reprendre contact avec l’histoire du bébé qu’elle avait été, histoire sur laquelle des légendes cachaient la vérité. On voit sur cet exemple l’importance de la forme psychanalytique d’attention et d’écoute, c’est-à-dire de l’expérience du signifiant, du jeu entre signifiant et réel et du transfert. D’autres exemples viendront plus loin.
15 La maladie entraîne un retour de l’archaïque. Le pulsionnel revient en force, induisant des bouleversements, des moments confusionnels, des manifestations évoquant parfois des troubles psychiatriques. Il revient à l’analyste d’apprécier la situation afin de la traiter comme il se doit.
16 Le travail d’élaboration vient en son temps. Chacun le mène à son rythme, à sa manière, selon ce qu’il peut affronter, perdre, selon ce qu’il peut modifier dans son existence. Il s’agit d’un travail de liaison-déliaison qui permet au sujet de se resituer dans son histoire. Certains malades se cramponnent à la recherche d’une cause de leur maladie, et leur élaboration cesse lorsqu’ils croient l’avoir trouvée. Les psychothérapeutes bien souvent encouragent cette mythologie. Un véritable travail d’élaboration permet aux patients d’aborder leurs questions sous un nouvel angle : l’angle de ce qui se joue pour eux, singulièrement, à l’occasion de ce temps de maladie. Ils consentent alors à se laisser surprendre par leurs propres associations et à assumer les découvertes qui s’en suivent…
17 Le travail d’élaboration mène à des remaniements, qui vont plus ou moins loin. Les uns s’arrêtent à la découverte de la « cause », les autres à la guérison ; d’autres, enfin, manifestent le désir de poursuivre, mettant à profit l’occurrence de la maladie pour entamer un véritable travail psychique. Quoi qu’il en soit, avec ou sans l’analyste, le travail d’élaboration continue après les traitements. Je l’ai appris parce que certains patients demandaient à me rencontrer bien après la fin des traitements, à l’occasion d’une consultation médicale ou même directement, « pour faire le point », « pour élucider certains problèmes » restés pendants, mais aussi pour me faire part de certaines prises de conscience survenues dans l’après-coup de la maladie.
18 En résumé, ce que les psychothérapies m’ont fait comprendre, c’est qu’il existe une histoire psychique de la maladie. Cette histoire psychique se déroule parallèlement à la maladie, presque toujours en décalage temporel. Encore faut-il qu’il y ait quelqu’un pour l’entendre.
Les soignants
19 Les soignants ont leur propre approche du réel de la maladie. Cette approche est basée sur leur formation de soignants. Médecins, infirmières et autres soignants n’apprennent pas que des techniques. Ils ont une éthique professionnelle, qui inclut certaines modalités de relation au patient, en exclut d’autres. Les soignants ont à soigner : pour les médecins, évaluation de la maladie, diagnostic, détermination, mise en œuvre et suivi des traitements. Pour les infirmiers, administration et surveillance des traitements, pansements, etc. Les soignants interviennent sur le corps. Mais leur travail comporte un certain degré de prise en charge « psychologique ».
20 L’analyste a une autre façon d’aborder le malade et la maladie. Non seulement il n’intervient pas sur le corps, mais son abord de la dimension psychique est différent de celui des soignants. Il lui faudra faire accepter cette différence.
21 Les deux façons de faire, celle des soignants et celle de l’analyste, ne s’ajoutent pas, ne se complètent pas. Le savoir analytique ne s’additionne pas à celui des soignants, il est trop différent. Il ne s’agit donc pas de transformer les soignants en pseudo thérapeutes. Leur manière à eux de prendre en charge certaines difficultés psychiques a sa place et sa raison d’être.
22 Le savoir du médecin et celui de l’analyste ne s’ajoutent pas l’un à l’autre, mais ils peuvent se composer et se confronter… La présence des analystes dans les services de médecine entraîne certaines modifications de la prise en charge. Cela a été le cas, par exemple, dans la manière d’annoncer le diagnostic : les observations des psychanalystes ont eu pour effet d’entraîner une réflexion sur ce point. Des débats qui ont suivi sont issus récemment des protocoles d’annonces… Dès avant qu’on en arrive à cette appropriation par le savoir du maître, j’avais moi-même constaté une évolution dans les manières d’annoncer un traitement et de l’administrer. De telles modifications relèvent du seul médecin, qui en décide en fonction de l’état physique et psychique de ses patients.
23 Il est donc important que l’analyste répercute quelque chose de son travail aux soignants. Tout en respectant l’intimité du patient, il leur rend compte de ce qui se passe de manière à ce qu’ils puissent l’entendre. Ces explications et avertissements peuvent les aider à supporter les difficultés de leur prise en charge et à comprendre que leur patient est lui-même en difficulté, en relation avec un moment particulier de sa maladie. Cette mise en commun de l’expérience ne peut avoir lieu à n’importe quel moment. Il y a à apprécier la possibilité pour les soignants d’en entendre quelque chose et d’en faire éventuellement quelque chose ; mais aussi, et c’est essentiel, à tenir compte dans les informations données, du point où en est le patient…
24 Le facteur temps est donc essentiel. Il faut tenir compte de ce que le temps du patient n’est pas celui de l’analyste, ni celui des soignants. Il existe forcément un décalage.
25 Le temps de l’analyste n’est pas non plus celui du patient. Même si, de par sa fonction et son expérience, il est à même de saisir rapidement les difficultés du patient, il lui faut le temps pour comprendre, c’est-à-dire le temps de l’élaboration, le temps accordé au travail de l’inconscient.
26 Le temps des soignants est cadré, compté, mesuré. Des éléments extérieurs interviennent : non seulement le minutage imposé par l’institution, mais aussi les traitements, qui imposent un certain rythme, des attentes, des changements soudains, des ponctuations parfois explosives. Concernant la dimension psychique, les soignants en ont une conception précise : « il/elle va bien » ou « ne va pas bien ». Ils se sont constitué des systèmes de repères qui les cadrent, les protègent et leur permettent de ne pas se laisser aller dans la relation, c’est-à-dire de ne pas se laisser prendre dans les mirages du transfert.
27 Cette distance est nécessaire pour pouvoir « soigner ». Lorsque s’instaurent des relations ou des échanges trop personnels, le soignant se trouve rapidement en situation délicate, en difficulté, voire dans l’impossibilité de poursuivre son travail auprès du patient. De leur place à eux, qu’ils le sachent ou non, les soignants assument une certaine prise en charge psychique. Lorsqu’ils ne parviennent plus à assurer cette prise en charge (refus de certains traitements, parfois de tous, ou leur mise en échec), surviennent des situations de crise.
28 Lorsqu’ils se sentent dépassés, les soignants font appel à l’analyste. S’il existe une expérience de travail commun, ils sauront demander cette aide avant d’en arriver à des situations extrêmes. Cela serait plus bénéfique, et pour le patient et pour le soignant, et leur éviterait d’être confrontés à des situations d’échec parfois dramatiques.
29 L’analyste fait partie de l’équipe, mais à sa manière, sans y être totalement intégré. S’il se cantonne dans son bureau et borne sa présence à ne voir que les malades, il sera mal placé pour gérer les situations de crise. Les transferts négatifs risquent de se focaliser sur lui et de lui retomber sur le dos à la première occasion, souvent de façon imprévue. À l’hôpital, le patient qui vient voir le psychanalyste le fait en raison d’une maladie. Il n’est pas le patient de l’analyste, il est pris en charge par l’ensemble des membres du service. C’est pourquoi les relations entre l’analyste et l’ensemble des membres du service sont centrées sur le patient. Elles se font autour et à partir du patient.
30 Cette conception de la dimension psychique de la maladie implique, comme nous l’avons vu, de la part du patient comme des soignants, un travail d’élaboration, donc du temps, et la possibilité de remettre en question les manières de travailler et de s’impliquer dans le travail.
31 Les avancées techniques limitent certains inconvénients des traitements. Mais il en résulte aussi une modification de la prise en charge. En effet, d’une part, l’accent est mis sur la science, c’est-à-dire sur les performances des appareils, les procédures et les protocoles, aux dépens parfois de la relation médecin/malade. D’autre part, la rationalisation se traduit aussi en termes économiques, par la réduction de la durée d’hospitalisation. Le patient, rapidement de retour chez lui, devra gérer lui-même les suites des traitements, avec l’aide de son entourage s’il en a un.
32 Tout cela a des effets sur la dimension psychique, qui n’a plus ni temps ni lieu pour s’exprimer. Les malades n’ont pas le temps de réaliser ce qui leur arrive. Rentrés chez eux, même prévenus des suites possibles, ils n’ont pas une idée claire de ce qui les attend et l’appui du savoir du médecin et des soignants leur fait défaut. Ils se sentent réduits à eux-mêmes, sans défense contre les doutes, les angoisses et les complications. Le ressort ne pourra venir que d’eux-mêmes et leur travail d’élaboration sera plus difficile.
33 Les soignants eux aussi sont dessaisis d’un aspect important de leur travail : prendre en charge le malade jusqu’à ce qu’il soit remis en état et n’ait plus besoin de leur soutien.
34 Cependant, la dimension psychique ne reste pas sans se manifester et les soignants ne peuvent pas y rester insensibles. Ils inventent de nouvelles façons de lui faire sa place dans ce cadre contraignant de la technicité.
Position du psychanalyste
35 L’analyste travaille à partir de la parole, celle des patients et celle des soignants. Il a à faire en sorte que la parole circule, et que quelque chose des conflits et des problèmes puisse être pensé et élaboré par la suite ; que les situations ne restent pas figées et que les sujets ne restent pas coincés dans leurs mouvements transférentiels.
36 L’analyste travaille avec les mots : les mots des patients ; ceux des soignants. Les mots, entendus au sens des signifiants. Les signifiants des patients, et non ceux du discours médical. Il entend comment le patient parle de sa maladie, ou comment il parle d’autre chose, ce qu’il met en avant et ce dont il ne veut pas ou ne peut pas parler. Avec ses mots à lui et non ceux du discours médical. Pour le patient comme pour les soignants, l’analyste rend possible la création de passerelles entre deux langues étrangères l’une à l’autre.
37 Il a à tenir compte de la temporalité du patient et de ses choix subjectifs. Car soutenir les choix subjectifs, c’est soutenir la partie subjective, là où le sujet se sent réduit à l’état d’objet de soin et soumis à une dépendance.
38 La maladie fait surgir un réel envahissant, qui rend caducs les équilibres antérieurs et fige la pensée.
39 Le travail de l’analyse consiste à remettre la pensée en route en renouant ce réel insupportable aux deux autres registres du Symbolique et de l’Imaginaire. Souvent, c’est d’abord par l’Imaginaire que ce réel est entamé.
Mots-clés éditeurs : position du psychanalyste, réel, répercussions psychiques, psychanalyse et médecine, travail d'élaboration, équipe soignante, Clinique psychanalytique
Mise en ligne 04/05/2011
https://doi.org/10.3917/fp.021.0177