Couverture de FP_016

Article de revue

« Kafka ? Connais pas ! »

Pages 275 à 282

1Il est de mauvais goût de se servir de l’anecdote comme mode d’introduction, et inconvenant d’user de souvenirs personnels pour aborder des généralités sérieuses. Je ne peux pourtant l’éviter en ce qui concerne Prague et Kafka, mon incompétence me contraint à ce genre de recours et j’espère faire admettre le détour.

2ll y a quelques années durant un premier séjour à Prague je décidai de passer une journée à Terezin, nom qui évoquait pour moi, auparavant, quelque contrée lointaine et inaccessible, lieu d’exil et de mort, associé en particulier au souvenir des sœurs de Freud et au nom de Robert Desnos. Pour ce dernier j’avais toujours eu une certaine tendresse, peut-être le moins sérieux des poètes surréalistes mais celui qui paya de sa vie son choix de la liberté. Le récit de sa mort rapporté par deux jeunes Tchèques m’avait, en son temps, fasciné.

3Après Auschwitz, Buchenwald, Floha, les déportés rescapés du convoi de Desnos arrivent à Terezin en mai 1945. Là des étudiants s’efforcent d’aider les survivants. Une nuit un jeune médecin de garde trouve sur une liste le nom de Desnos dont il connaissait l’existence parmi les surréalistes français, il le cherche et le découvre parmi des centaines de malades contagieux isolés pour cause de typhus, et pendant trois jours avec son amie Aléna ils vont rester près du poète mourant, épuisé mais émerveillé de cette rencontre inespérée et de cette ultime reconnaissance. Ils parlent ensemble de tout, de la liberté, de Paris, de poésie, des arbres, de la Résistance, il confie des adresses, conseille ses bistros favoris… il aurait murmuré, en glissant dans le coma, en guise d’adieu « Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour ! » Les derniers mots du Veilleur du Pont-au-Change.

4Après la visite de la ville et des lieux de mémoire, nous avons compris que c’était à la « forteresse », vaste ensemble militaire, devenu prison de la Gestapo, qu’avaient été détenus les rescapés de Floha. On y accède par une avenue bordée de cimetières et de fosses communes. Étrange visite, la forteresse était ouverte et vide, pas un guichet, pas un gardien, sans plan ni guide nous avons erré longuement au hasard des cours, des bâtiments, des salles désertées. Un escalier nous introduisit dans un réseau de souterrains, là, de larges galeries ou d’étroits couloirs voûtés comme des égouts, éclairés par des ampoules grillagées, dessinent un incompréhensible parcours, tournent, bifurquent, changent de direction, desservant sans doute réserves, bastions ou batteries. Le silence de ces lieux insolites, l’issue inconnue, l’impression d’enfermement et d’isolement mêlée à cette curieuse liberté, généraient un sentiment d’étrangeté et un vague malaise irraisonné, j’eus l’impression de revoir des images du film La grande illusion tandis que, sans raison précise, me venait à l’esprit : « Nous sommes au pays de Kafka… »

5Revenus à l’air libre nous avons suivi une allée bordée de blocs symétriques, elle conduisait à un large escalier accédant à une vaste plate-forme semi-circu-laire fermée de hauts murs, sinistre théâtre pour les exécutions publiques. Derrière ces murs, dans un verger en fleurs, un hangar abritait un lieu de torture, et au-delà d’une innocente porte de jardin se cachait une potence, avec son estrade et son escabeau, mise en scène ou rappel d’exécutions clandestines ?

6Sur le point de repartir nous aperçûmes une pièce éclairée, s’y tenaient quelques femmes âgées, gardiennes ou femmes de ménage, l’une d’elles comprenait l’allemand, mais le nom de Desnos lui était inconnu, une autre fit remarquer qu’il existait un lieu appelé la « cour des Français ». Suivant ses indications nous avons trouvé un bastion constitué d’étroites pièces cernant une petite cour pavée, dans l’une d’elles une plaque indiquait : « Ici mourut le poète et résistant français Robert Desnos » très ému j’essayais d’imaginer l’entassement des malades dans ce peu d’espace, en contraste avec le silence et le vide actuels. Alors, s’imposaient encore une fois les mots « Au rendez-vous de Kafka […] ». Ainsi, pour moi, dans les murs de Terezin, se rencontrèrent les ombres de Desnos et de Kafka.

7On connaît l’étrange fortune du mot « kafkaïen », il appartient désormais à la langue courante avec un très large éventail de sens si facilement utilisé par ceux-là mêmes qui répondent : « Kafka ? Connais pas ! »

8Surpris et insatisfait, j’éprouvai le besoin, de reprendre une biographie de Kafka, et stupéfait je tombai sur cette ultime demande, quand, au dernier jour, il défie son ami médecin : « Tue-moi, sinon tu seras un assassin ! » Mêlant, lucide, mais douloureusement, supplique et mot d’esprit. À la violence de cet humour s’est aussitôt associé le souvenir de Desnos. Et il me devenait évident qu’une certaine forme d’humour devait fonder un bien commun, un terrain partagé, une communauté hypothétique, imaginaire et problématique.

9Voici l’épisode du parcours de Desnos dont le souvenir fut immédiatement évoqué par le mot de Kafka, il en existe plusieurs récits, selon Pierre Berger : « Son compagnon, le poète André Verdet, rapporte qu’à Auschwitz-Birkenau, à proximité des chambres à gaz, les dix-huit cents camarades du transport attendaient la mort. Abrutis de fatigue, de faim et d’angoisse, la plupart demandaient qu’elle vînt vite. Tout à coup il se passa quelque chose : un homme parcourait furtivement les rangs du bétail, prenait les mains à tour de rôle, examinait les lignes de vie et de chance, prédisait à chacun une existence longue et heureuse, la fin des misères, prophétisait encore la vie… C’était Robert Desnos… on souriait. Voilà l’incompréhensible. On aurait dû l’injurier, le chasser, le faire taire…, on souriait. »

10Il fallait être fou ou poète, ou fou de poésie, pour assumer la provocation de cet incroyable humour. Après tri ou sélection, le convoi fut partiellement épargné et le lendemain on repartit pour Buchenwald.

11Pourquoi ranimer ces vieilles histoires ? Cette sorte de rencontre d’outretombe toute imaginaire qu’elle soit n’en est pas moins née du heurt avec une certaine réalité. Et cet impossible entrouvrit la question d’un retour de l’humour. Interrogation double. Soit très générale : comment inscrire la vie ou l’œuvre de l’un et l’autre dans la perspective de l’humour ? Soit ponctuelle, peut-on isoler une forme d’humour qu’on pourrait dire « ultime » ou « pur », toujours en rapport avec la mort imminente ?

12L’idée n’est pas nouvelle, n’est-elle pas déjà suggérée par Freud quand, pour son article sur l’humour de 1927, il choisit de prendre un unique exemple celui, bien connu, du malfaiteur, qui, conduit un lundi matin à la potence, s’exclame : « Eh bien, la semaine commence bien ! » Simple variante dans l’ordre de l’humour ou noyau dur irréductible ? L’idée d’un mode particulier d’humour ainsi isolable aurait pu servir de conclusion, elle vint pourtant en premier comme un point de départ, et sans savoir comment le justifier j’ai eu envie de le nommer, d’emblée, « l’humour du dernier mot ».

13Aussi nombreux que soient les essais sur l’humour, alors même que les descriptions convergent sur bon nombre de points, aucune définition ne prévaut. On convient d’abord des conditions qui excluent l’humour : la violence extrême et la terreur, le silence forcé, mais aussi pour certains l’enfance et la perversion. Une série de distinctions s’imposent régulièrement pour isoler l’humour de l’esprit, lequel oscille du pur jeu infantile avec les mots jusqu’à l’ironie la plus agressive, qui s’oppose elle-même à son tour à la dérision auto-agressive. De son côté le comique se déploie dans le champ de la représentation, caricature de la réalité, usant volontiers de la répétition.

14On reconnaît à l’humour, outre son absence d’agressivité, une dignité particulière (quelque chose de grandiose et exaltant, écrit même Freud). Il est, dans l’urgence, défense contre une souffrance, et défi par refus de la résignation. Le ressort de l’opération, pour les psychanalystes classiques, a été cherché, le plus souvent, du côté du masochisme ou de la sublimation, de la régression à l’infantile ou d’une hypothétique conciliation du ça et du surmoi…

15Pour ma part, s’il faut choisir une référence, il me plaît assez de faire appel à un écrivain tchèque, un autre K., en la personne de Kundera, pour qui l’humour n’est ni éternel ni universel mais a une histoire. Il est, à son avis, une « invention moderne », liée à la naissance du roman (de Rabelais à Cervantès), et dont la propriété capitale est qu’« il rend tout ce qu’il touche ambigu ». Il en déduit pour l’humour comme pour le roman trois données de base :

  • il délimite un territoire où le jugement moral est suspendu;
  • il est « profanation », car incompatible avec le sens unique et donc le religieux;
  • il permet la co-existence de temps historiques différents, et par là devient revanche sur l’événement.

16Telles paraissent les conditions d’émergence d’une parole insolite et ambiguë, capable d’extraire un plaisir d’un déplaisir.

17Avec Kafka, si son humour a suscité nombre d’essais je serais bien incapable d’en rendre compte, aussi me contenterai-je de prendre le risque d’une approche personnelle, limitée, et très partielle, pour en retenir un trait qui m’a intrigué. Un des aphorismes souvent cités peut servir de point de départ : « Détruis-toi !… afin de te transformer en ce que tu es. »

18À partir de quoi, j’essaye d’avancer que le genre d’humour qui (à côté des « pointes ») infiltre insidieusement l’œuvre de Kafka utilise régulièrement un procédé qui me semble mériter le nom de « métamorphose ».

19Les gens de théâtre affirment qu’il n’existe que deux modes de mouvement, le saut et le glissement. (Certains feront le rapprochement avec la condensation et le déplacement freudiens, ou leurs équivalents dans d’autres domaines) or tout se passe avec Kafka comme si une transformation radicale, qui devrait être une mutation soudaine, ou une substitution rapide, se déroule de façon tellement ralentie ou freinée qu’elle prend l’allure d’une évolution lentement continue, d’une imperceptible progression de proche en proche, nourrie sans cesse de détails et de détours. On passe sans heurt d’une forme de départ à l’image finale, de sorte que dans les situations les plus fantastiques les héros de Kafka ne s’étonnent jamais.

20L’effet d’effilement et de diffusion s’accentue encore par le recours aux mots à double sens, Schloss, traduit par Le château, peut servir d’écran à l’autre sens, celui de « La serrure ». Prendre en compte les diverses significations ne peut que modifier, compliquer, enrichir inévitablement la lecture, interdisant l’offre d’un sens unique.

21De même le passage de la réalité rêvée à celle de l’éveil s’effectue sans transition apparente, l’humour du tour de passe-passe, de l’invraisemblable refilé comme véritable, opère en douceur. Et le rêveur se mue en veilleur sans heurt, La métamorphose ne commence-t-elle pas ainsi : « Au sortir d’un rêve… »? Toute la suite va moduler, détailler, banaliser, à la fois progressivement et rétroactivement, la transformation aussi inconcevable qu’évidente.

22Quel rapport avec l’humour-métamorphose ? Le propre de la métamorphose réside dans le procès, ou procédé, qui permet au même de n’être pas pareil. Centrifuge, elle n’obéit pas à quelque contrainte extérieure, elle se développe à partir d’un point central qui va s’effacer au profit des formes périphériques. La métamorphose subvertit simultanément les deux termes de l’opposition continuitérupture. Contournant refus et méconnaissance, elle assure la transformation jusqu’au défi. L’étirement du temps efface les repères de l’avant et de l’après. Sans éclats, discrètement, l’humour se masque et s’infiltre, signifiant, à l’aide des mêmes mots, l’adhésion à la vie et le consentement à la mort. Totale ambiguïté. Adhésion : réalisme et souhait ; consentement : assentiment et engagement.

23« L’humour rend tout ce qu’il touche ambigu. » Ainsi se détache ce que j’ai eu envie d’appeler l’« humour du dernier mot ». Au sens où l’on reproche à un enfant obstiné de vouloir toujours « avoir le dernier mot » contre preuves et raisons. « Le dernier mot », Kundera ou Octavio Paz, je ne sais plus lequel, insiste pour préciser qu’il n’est ni le fin mot, ni le mot de la fin, il ne peut modifier l’issue de la pièce ou la chute du récit. La partie est jouée, tout a été dit, c’est une parole « en plus », inutile, à côté, en marge du texte. Parole fragile et imprévisible, née de la souffrance et de l’urgence, in-répétable.

24Elle ne résiste pas à l’excès, on peut la réduire au silence, elle ne possède aucune vertu absolue, c’est elle, pourtant, qui va s’imposer aux pires moments. Se sur-imposer. Pas plus sentence que message, ce « dit en trop » ne véhicule qu’une banalité : tout humain vivant est un être parlant. Or s’y arrêter un moment force à cette conclusion paradoxale : « Il n’y a jamais de dernier mot ! » Personne ne l’a, nul ne le détient, « il en manquera toujours un ». Celui qui le prononce n’en est pas l’auteur, il l’émet de plein droit, de sa place d’unique, mais à distance.

25Le trop de souffrance détache. Se crée alors un vide, un espace intermédiaire, transitionnel, celui où pourrait se construire, du même coup, la capacité à rester seul, et la complicité (pardon Winnicott !). Sans cet écart, cette distance, les mots de Kafka ou du condamné de Freud ne seraient que sinistres plaisanteries, et ceux de Desnos relèveraient du cynisme.

26« Les mots que je vous laisse ne sont pas à moi, je vous donne ce que je n’ai pas, je fais le généreux avec le bien commun, c’est un cadeau que je “nous” fais, à vous d’en jouer comme j’ai pu le faire en mon temps. » On pourrait parodier une formule connue : j’offre ce que je n’ai pas à quelqu’un qui ne demande rien.

27Plus sérieusement se trouve aussi évoqué l’anonymat. On a souvent fait remarquer que l’humour créatif s’apparentait à l’œuvre d’art, et que la création réussie posait la question de l’identité de l’auteur… pour l’effacer. Cet effacement ne pourrait-il participer au soulagement accompagnant le trait d’humour ?

28

« Ce n’est pas moi ! ce n’est plus mon affaire, et si je n’ai, pas plus qu’un autre, pu payer ma dette, le “dernier mot” recouvre mon nom sur la liste des débiteurs. »

29Ainsi ce distrait qui répond : « Kafka ? Connais (presque) pas ! »

30Et Desnos ? Tout l’oppose à Kafka : enfant des Halles de Paris, mauvais élève (« Distrait, dissipé, désobéissant », porte son livret… rien que des D, c’est normal pour un Desnos, réplique-t-il à son père !), enfant des rues, autodidacte (une culture « sur mesure »). Deux points de convergence m’ont intrigué. L’un et l’autre attribuent une place de choix au rêve, et s’intéressent, en littéraires, à la question du rapport de la réalité onirique et de la réalité de l’état de veille, avec ce souhait, cet idéal, d’une fusion concrète des deux en une sorte de réalité absolue, de « sur-réalité ». Ce projet que les surréalistes proclamaient révolutionnaire et jugeaient incompatible avec le cadre du roman, Kafka, lui, le réalise quelques années avant eux (dixit Kundera). D’où l’admiration et l’embarras d’André Breton quand il doit intégrer Kafka dans son Anthologie de l’humour noir.

31L’autre moment de coïncidence tient à l’importance que les Kafka et Desnos accordent à la beauté de la rencontre fortuite. Le rendez-vous imprévu, le plus souvent insolite ou absurde, initiera « une poétique de la surprise », discrète et diffuse chez l’un, centre affiché de ses recherches formelles chez l’autre.

32Quant à l’humour poétique de Desnos qu’on évoque si volontiers, on en précise rarement les ressorts. En contraste avec Kafka, se dégage, par exemple, l’une de ses techniques favorites, qui, par analogie avec les procédés de ses amis peintres, mérite le nom de « collage ». Selon la logique du 1 + 1 = 3.

33La coupure et le rapport, l’un et l’autre, mis au service de la précipitation, au sens de concrétion. Cette attention au découpage va de pair avec son attachement au rythme, et son goût pour la chanson populaire, la comptine ou le monologue oratoire. Il se doit de tout essayer, et pour ses amis il demeure avant tout une voix, il préfère réciter ses textes que les donner à lire. Jusqu’au bagne il sera le récitant qui ne peut se taire.

34Le mot du dernier instant, « le dernier mot » de l’humour ne se prévoit pas, ne se calcule pas. Il surgit au cœur de la détresse et de la souffrance, il ne peut les contredire, il n’a rien à y opposer, il n’est ni messager d’espoir ni consolateur.

35Enfin, « la parole ou la mort » peut se décliner en « les mots avant la mort », à tous les sens… Inattendu et surprenant, l’humour final, « l’humour du dernier mot », sous des traits proches du mot d’esprit s’apparente de plus en plus au lapsus, et, débarrassé de son habit individuel, ressemble fort à une de ces « formations de l’inconscient » chères aux psychanalystes...

36Dit autrement, chaque destinée humaine, d’ordinaire, s’inscrit entre un premier et un dernier cri, parfois, sans raison apparente, « un dernier mot » fait surface, il déjoue l’événement, fait sourire et glisse à l’oreille : « Tant qu’il y aura des mots, il y aura des hommes… »

37Pardonnez-moi la formule un peu pédante, mais peut-être est-ce là ce que m’a signifié la rencontre des ombres de Kafka et de Desnos dans les caves de Terezin.

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