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Article de revue

Franz Kafka : Écoutez le yiddish

Pages 193 à 203

Notes

  • [1]
    F. Kafka, « Rede über die Jiddische Sprache », dans Hochzeits-Vorbereitungen auf dem Lande und andere Prosa aus dem Nachlass, Gesammelte Werke. Herausgegeben von Max Brod. Taschenbuchausgabe in acht Bänden (Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1983), p. 306-309, trad. fr. « Discours sur la langue yiddish », dans Préparatifs de noces à la campagne, traduit de l’allemand par Marthe Robert (Paris, « L’imaginaire », Gallimard, 2001), p. 478-483.
  • [2]
    S. Freud (1926), Inhibition, symptôme, angoisse, traduit de l’allemand par Michel Tort (Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse » dirigée par Jean Laplanche, 1975).
  • [3]
    J. Lacan, Séminaire X, 1962-1963, L’angoisse.
  • [4]
    Y.H.Yerushalmi (1991). Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable, traduit de l’anglais par Jacqueline Carnaud (Paris, Gallimard, NRF Essais, 1993), p. 137.
  • [5]
    E. Freeman, Insights : Conversations with Theodor Reik (Englewood Cliffs, N.J., PrenticeHall, 1971), p. 80.
  • [6]
    R. Robin, Le deuil de l’origine. Une langue en trop. La langue en moins (Paris, éditions Kimé, 2003), « La langue qui parle plus d’un simple dialecte-Freud », p. 43-67, p. 59. – Kafka (Paris, Les dossiers Belfond, 1989). – « Le yiddish et l’allemand : La langue de l’autre, l’autre de la langue », dans L’inconscient du yiddish, Actes du colloque international. 4 mars 2002, sous la direction de Max Kohn et Jean Baumgarten, collaboration technique, Anne Akoun (Paris, Anthropos Economica, collection « psychanalyse et pratiques sociales » dirigée par Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos, 2003), p. 61-94, « Le discours sur la langue yiddish », p. 78-82.
  • [7]
    M. Kohn, Freud et le yiddish : le préanalytique (Paris, Christian Bourgois, 1982).
  • [8]
    R. Robin, Berlin Chantiers. Essai sur les passés fragiles, photographies de Serge Clément (Paris, un ordre d’idées, collection dirigée par Nicole Lapierre, Stock, 2001).
  • [9]
    G. Massino, Franz Kafka, Jizchak Löwy e il teatro yiddish polaco (Rome, Bulzoni, 2002).
  • [10]
    H. Binder, Kafka Kommentar zu den Romanen, Rezensionen, Aphorismen und zum Brief an dem Vater (Munich, Winkler, 1976), p. 400-403.
  • [11]
    M. Rosenfeld, Di historische peklekh in Schriften, Band II (Poesye), (New York, Literarisher farlag, 1908), p. 121-124.
  • [12]
    D. Frischmann, Ha-lailah lel kaiz in kolkitbe u-mibhar targumav, kerech 14, lirika, Varsovie, 1914, p. 22. Jean Abou a retrouvé la version en hébreu, kol katvi David Frishman, published by Lili Frishman, Mexico, 1951. Frishmann est orthographié autrement, avec un seul « n » et « sh » au lieu de « sch ».
  • [13]
    H. Binder, op. cit., p. 394.
  • [14]
    Sh. Frug, Zamd un shteren in Alle shriften, tome 1, Poésie (New York, Hebrew Publishing Company, 1927), p. 41-42.
  • [15]
    F. Kafka, op. cit., p. 306.
  • [16]
    Ibid., p. 308.
  • [17]
    Ibid., p. 309.
  • [18]
    G. von Hameln, Die Memoiren der Glückel von Hameln, mit einem Vorwort von Viola Roggenkamp, Aus dem Jüdisch-Deutschen von Bertha Pappenheim, Autosierte Ubertragung nach der Ausgabe von Prof. Dr David Kaufmann, Wien 1910 (Weinheim, Beltz Athenaüm Verlag, 1994)
  • [19]
    V. Roggenkamp, Vorwort in Von Hameln G., Die Memoiren der Glückel von Hameln, p. VII-XVII, p. X.
  • [20]
    S. Freud, J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, traduit de l’allemand par Anne Berman (Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse » dirigée par Jean Laplanche, 1975).
  • [21]
    G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (Paris, Éd. de Minuit, 1975), p. 46.
  • [22]
    Ibid., p. 46-48.
  • [23]
    M. Kohn, « Culture yiddish et psychanalyse : être sur la corde », dans L’inconscient du yiddish, Actes du colloque international, 4 mars 2002, sous la direction de Max Kohn et Jean Baumgarten, op. cit., p. 1-24.
  • [24]
    P. Casanova, La république mondiale des lettres (Paris, Le Seuil, 1999).
  • [25]
    W. Benjamin (1955), « Franz Kafka », dans Essais 1. 1922-1934, traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, préface de Maurice de Gandillac (Paris, Bibliothèque Médiations, publiée sous la direction de Jean-Louis Ferrier, Denoël/Gonthier, 1983), p. 181-208.
  • [26]
    W. Benjamin (1963). Das Kunswerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Drei Studien zur Kunstsoziologie (Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1977) p. 15, trad. fr. : « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique », dans Essais 2, 1935-1940, traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac (Paris, Bibliothèque Médiations, publiée sous la direction de Jean-Louis Ferrier, Denoël Gonthier, 1977), p. 88-126.
  • [27]
    C. Fleishman, « Le père d’un lecteur de Kafka », dans Juste une petite valse (Bordeaux, Le Castor astral, 2000), p. 117-123.
  • [28]
    Ibid., p. 123.
  • [29]
    R. Ertel, Brasier de mots (Paris, Liana Levi, 2003).
« Von den ersten Versen der ostjüdischen Dichter möchte ich Ihnen, sehr geehrte Damen und Herren, noch sagen, wie viel mehr Jargon sie verstehen als sie glauben. Ich habe mehr eigentlich Sorge um die Wirkung, die für jeden von ihnen in dem heutigen Abend vorbereitet ist, aber ich will, dass sie gleich frei werde, wenn sie es verdient. Dies kann aber nicht geschehen, solange manche unter Ihnen eine solche Angst vor dem Jargon haben, dass man es fast auf ihren Gesichtern sieht. Von denen, welche gegen den Jargon hochmütig sind, rede ich gar nicht. Aber Angst vor dem Jargon, Angst mit einem gewissen Widerwillen auf dem Grunde ist schliesslich verständlich wenn man will. » « Avant que vous n’entendiez les premiers vers des poètes juifs d’Europe orientale, je tiens encore à vous dire, Mesdames et Messieurs, combien vous comprenez plus de yiddish (Jargon) que vous ne le croyez. Je ne suis pas vraiment inquiet de l’impression que cette soirée prépare à chacun de vous, mais je veux, si elle le mérite, qu’elle se dégage immédiatement. Mais cela ne peut pas se produire tant que le yiddish inspire à certains d’entre vous une angoisse qu’on pourrait presque lire sur vos visages. Je ne parle pas seulement de ceux qui traitent le yiddish avec dédain. Mais l’angoisse du yiddish, une angoisse mêlée au fond d’une certaine répugnance, est si l’on veut chose compréhensible. »
F. Kafka [1]

L’angoisse du yiddish

1 C’est bien d’angoisse (Angst) devant le yiddish que parle Kafka, pas de peur (Furcht). Ce terme d’angoisse que l’on retrouve dans Hemmung, symptom und Angst de Freud [2]. Pour Freud, l’angoisse est en relation avec l’attente, elle est angoisse de quelque chose, elle a pour caractères inhérents l’indétermination et l’absence d’objet. Lorsqu’elle a trouvé son objet, on parle de peur. L’angoisse névrotique est une angoisse devant un danger que nous ne connaissons pas, un danger pulsionnel. L’angoisse est attente du traumatisme et répétition atténuée de celui-ci. Le moi en est le seul et unique lieu. On peut remonter de la réaction d’angoisse à la situation de danger, dont la naissance reste le prototype. L’angoisse originaire est une réaction à une perte, une séparation. C’est l’état de détresse psychique du nourrisson séparé de sa mère.

2Mais l’angoisse est aussi un affect, réaction au danger de la castration, au moment où le moi tente de se soustraire à l’hostilité du surmoi. Pour Lacan, l’angoisse n’est pas un signal, la manifestation d’un danger interne ou externe. C’est l’affect qui saisit un sujet, dans une vacillation, quand il est confronté au désir de l’Autre. L’angoisse n’est pas liée à un manque d’objet pour lui. Elle n’est pas sans objet, elle porte sur un objet qui n’est pas aussi perdu que nous le croyons, puisque nous en retrouvons les traces sous la forme du symptôme. L’angoisse surgit toujours dans un certain rapport entre le sujet et cet objet perdu, avant même d’avoir existé, celui dont parle Freud, Das Ding, la Chose. Pour Lacan [3], l’angoisse est la traduction subjective de la quête de cet objet perdu. Sans l’objet a il n’y a pas d’angoisse. Un objet doit manquer au sujet pour qu’il puisse désirer. L’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit), quand l’objet vient à ne pas manquer, fait surgir l’angoisse. Le champ de l’angoisse se manifeste encadré pour Lacan, c’est une scène, une fenêtre.

Parler, ce n’est pas écouter

3La soirée où Kafka parle sur le yiddish est une scène d’angoisse, pour lui, pour les autres. Qu’est-ce qui apparaît là ? Il va falloir laisser la langue parler, écouter le yiddish. Parler, ce n’est pas écouter.

4Je viens de vous lire le début de « Rede über die jiddische Sprache », de Franz Kafka. Quand Christian Hoffmann m’a proposé d’écrire sur ce « Discours sur la langue yiddish », je lui ai proposé de l’appeler « Écoutez le yiddish ». Je ne crois pas que Kafka parle sur le yiddish. Il le laisse parler, et il affiche ses propres préjugés, en les projetant sur son auditoire. Il dit que l’auditoire comprend mieux le jargon qu’il ne le croit, et il le dit en allemand. C’est le cas de Franz Kafka lui-même. Il dit que l’on peut lire eine solche Angst, une telle angoisse, sur le visage du public.

5Il s’agit d’écouter le yiddish, et c’est ce que Sigmund Freud a aussi fait. Il ne le parlait pas vraiment, mais seulement ses parents, Jakob né à Tysmenica en Galicie, Amalia, née dans la même région. Yosef Hayim Yerushalmi [4] cite un livre de conversations entre Theodor Reik et Erika Freeman [5], où selon Reik, Amalia parlait le yiddish de Galicie avec Sigmund. Régine Robin [6] dans Le deuil de l’origine. Une langue en trop. La langue en moins, écrit : « Oui, l’ignorance du yiddish n’est pas un non-rapport à la langue, c’est même un tremplin fantasmatique essentiel. Après tout, la traduction anglaise du ça en anglais c’est le Id, le Yd, le Juif, tout un programme. »

6Voilà un Witz, et pas des moindres, il s’agit de la place des Yd en Amérique, la place des juifs aux États-Unis. Le juif, c’est le ça, et ça c’est l’inconscient, quelle angoisse ! Où mettre ça ? C’est la place de la psychanalyse qui est en jeu dans son rapport aux langues, au langage, ce que Lacan a essayé de penser avec sa thèse de l‘inconscient structuré comme un langage, seulement cela passe par des langues. Où mettre le yiddish dans la psychanalyse ? Dans le Witz, c’est sûr, mais où ailleurs ? Le yiddish comme le montre Régine Robin est imaginaire chez Kafka. Il parle comme beaucoup de monde du jargon. Il est angoissé d’avoir à le laisser parler. Le yiddish dans la psychanalyse est aussi imaginaire, en particulier avec le Witz, tel que Freud l’étudie dans des traductions en allemand du yiddish. Il faut lui redonner sa place symbolique. Mais comment faire quand on est dans l’allemand comme Freud ?

7Mon premier livre, Freud et le yiddish : le préanalytique[7] n’a pas le yiddish comme objet. Ce n’est pas un objet. C’est de la position de sujet de Sigmund Freud dans l’écoute des langues qu’il s’agit. Ecouter le yiddish, ce n’est pas parler du yiddish, enfin pas forcément. Le yiddish terminable et le yiddish interminable, parlons-en dans la psychanalyse. Prenons au sérieux l’injonction de Franz Kafka : Écoutez le yiddish. Regardez Sigmund Freud. Il écoute le yiddish.

Le yiddish à Berlin

8Quand j’ai été à Berlin à Pâques 2003 après ma lecture du livre de Régine Robin Berlin Chantiers[8], j’ai vu une ville psychotique, schizophrène, sens dessus dessous, en chantier interminable, effaçant les traces du nazisme et du stalinisme, et les reconstituant ailleurs autrement. J’ai vu le vingtième siècle, un passage du temps qui laisse des traces que l’on veut effacer, et reconstituer artificiellement dans des commémorations. Il se trouve que je suis allé au Hackesches Hof Theater, un théâtre yiddish soi-disant, qui s’intitule lui-même Berlins Adresse für gestisch-mimisches Theater une jiddsche Kultur. Je voulais aller voir Die Widerkehr der Schauspiel Truppe des Jizchak Löwy nach Berlin.

9Löwy, c’était l’acteur dont parle Kafka et dont il allait voir la troupe qui jouait du théâtre yiddish. Isaac Löwi ou Jacques Levi (1887-1942) vient d’une famille hassidique de Varsovie. En 1904, il part à Paris où il commence sa carrière d’acteur yiddish. Entre les deux guerres, il vit à Varsovie sous le pseudonyme de Jacques Levi, et il fonde le premier théâtre expérimental en hébreu en 1924 [9]. Entre 1929 et 1939, il participe au quotidien yiddish Undzer Ekspres. Kafka l’évoque dans le texte que je suis en train de commenter, ou plutôt d’une soirée que je voudrais vous faire revivre : « Herr Löwy wird jetzt, wie es auch tatsächtlich sein wird, drei Gedichte vortragen », « M. Löwy va vous lire maintenant trois poèmes, ce qui, en effet, va être le cas. » C’est curieux, ce que dit Kafka. Löwy est vraiment là ce soir, pas comme à Berlin quand j’y suis allé. Ce n’était même pas une ombre. Il était absent. Il n’y a jamais eu de retour de Löwy à Berlin. Non, ce que Kafka nous dit, c’est que Löwy va vraiment faire ce qu’il dit qu’il va faire, d’autant plus qu’il s’appelle aussi Levi. Il va lire des poèmes. Kafka dit, et Löwy va faire ce qu’il dit. Ce n’est donc pas sûr, si je comprends bien. Bien sûr, rien n’est moins sûr que Löwy fasse ce que Kafka dit, c’est-à-dire que le yiddish parle et qu’on l’écoute. D’après les informations recueillies par Jean Abou, la soirée organisée par Kafka a lieu le dimanche 18 février 1912 à 20 heures à Prague à l’hôtel de ville juif. M. Schmerler, et non pas Schneller, comme cela figure dans un compte-rendu, y explique à l’auditoire les textes lus par Löwy.

10Les poèmes que Löwy doit réciter ne sont pas indifférents : Di Grine, « Les bleus » de l’immigration de Morris Rosenfeld (1862-1923), ceux qui viennent d’arriver en Amérique. Grin, c’est d’ailleurs « vert ». Les « verts » sont des « bleus ». Mais ce poème avec ce titre n’existe pas. Il s’agit d’après Hartmut Binder [10] de Di historische peklekh[11], « les petits paquets de l’histoire. Rosenfeld demande aux peklekh, à ces petits paquets, ce qu’il peut bien y avoir en eux, et il dit qu’il aime les grine, parce qu’ils ont caché en eux le trésor de la vie. Nous sommes les peklekh, et ce sont eux qui sont en analyse. Chacun a son paquet de l’histoire. Les paquets de l’histoire sont différents selon chacun. Les deux autres poèmes sont Sand und Sterne de Shemon Frug (1860-1916), « Sables et étoiles », et Die Nacht ist still, « La nuit silencieuse », de David Frischmann [12] (1864-1922), originellement écrit en hébreu, Ha-lailah lel kaiz, « Nuit d’été ». C’est un chant d’amour lu en yiddish par Löwy. Kafka ne cite pas le bon titre d’un poème (Frug), il en mentionne un qui est en hébreu (Frischmann), et un autre qui n’existe pas sous le nom de di grine (Rosenfeld). Il oublie aussi d’après Hartmut Binder [13] de préciser que pendant la soirée, Löwy devait aussi lire des poèmes de Reisen, Bialik, Nomberg, des passages d’une pièce de théâtre de Dranow, un monologue de Scholem Aleichem. Des chants hassidiques furent aussi interprétés. Kafka remplace Di historische peklekh par Die grine, Les petits paquets de l’histoire par Les bleus, et il oublie beaucoup de monde, pas des « bleus », des grine, mais de vrais écrivains. On est toujours un bleu dans l’histoire.

11Le poème de Shemon Frug [14] s’appelle en yiddish Zamd un shteren et pas Sand und Sterne, ce qui est de l’allemand. Il fait allusion à la Genèse 13 : 14-18 et Gn 15 : 1-4. Dieu dit à son peuple qu’il sera comme des étoiles dans le ciel, comme du sable sur la montagne au bord de la mer. Le poète chante que nous sommes devenus comme du sable, nous sommes abandonnés (hefker) et chacun peut nous piétiner ; il demande à Dieu où sont les étoiles. Kafka est un grine en yiddish. C’est un bleu. Il n’y connaît rien. Il parle du jargon, il dit : « Ja der ganze Jargon besteht nur nur aus Dialekt » (« car le yiddish tout entier ne consiste qu’en dialectes… »). « Er hat keine Grammatiken[15] » (« il n’a pas de grammaire »). Nous avons droit à tous les stéréotypes. Rien ne nous est épargné. Kafka peut s’angoisser. Le yiddish risque de ne pas venir parler. Qui est en mesure d’écouter ? « Was einmal ins Ghetto kam, rührte sich nicht sobald weg » (« une fois qu’une chose était entrée dans le ghetto, elle n’en sortait pas si vite »).

12On nous dit à Berlin que le spectacle était joué en allemand et chanté en yiddish. Il n’en a rien été. Le spectacle était joué en allemand et de très rares mots en yiddish ont été chantés. Nous sommes partis au milieu, effondrés. Pendant la représentation, une dame enregistrait ses propres rires, sans doute pour montrer à quel point la pièce était drôle, exactement comme on le voit dans les sitcoms américains. Et personne ne riait dans la salle. Et pour cause, il n’y avait pas de quoi rire. C’était tragique. Les juifs manquent à Berlin, et ce ne sont pas les juifs russes qui les remplacent. La langue yiddish manque, et quand on la traduit en allemand, il ne reste plus rien, et Kafka a raison : « Man kann nämlich Jargon nicht in die deutsche Sprache übersetzen… durch Uebersetzung ins Deutsche wird es vernichtet » (« on ne peut pas, en effet, traduire le yiddish en allemand… par la traduction en allemand, il est anéanti » [16] ).

13Pourtant, on m’avait dit que certains des acteurs avaient une origine juive et parlaient yiddish. Quelle catastrophe ! J’ai le nom du metteur en scène, Burkhart Seidemann, et les noms des acteurs, Jalda Rebling, Bettina Schubert, Mark Aizikovitch, Alexander Babenko, Nikolai Javier, Jörg Jüsche, Oleg Roschin, Burkhart Seidemann, Garry Fischmann. La pièce s’intitulait Le retour de Jizchak Löwy à Berlin. Il n’y a pas de retour du yiddish à Berlin, parce qu’il n’y a pas de retour des juifs assassinés en Allemagne. Le yiddish en Allemagne, c’est une expérience de l’absence des gens, comme dans cette pièce. Ce que l’on ressent, c’est à quel point les gens qui le parlaient comme vivants manquent. C’est un abîme.

14Kafka déclare [17] : « Bleiben Sie aber still, dann sind Sie plötzlich mitten im Jargon. Wenn sie aber einmal Jargon ergriffen hat-und Jargon ist alles. Wort, chassidische Musik und das Wesen dieses Ostjüdischen Schauspielers selbst-, dann werden sie ihre frühere Ruhe nicht mehr wiederkennen. Dann werden Sie die wahre Einheit des Jargons zu spüren bekommen, so stark, dass sie sich fürchten werden, aber nicht mehr vor dem Jargon, sondern vor sich » (« mais restez silencieux, et vous vous trouverez tout à coup au beau milieu du yiddish. Et une fois que vous aurez été ému par lui car le yiddish est tout, le mot, la mélodie hassidique et la réalité profonde de cet acteur juif lui-même-vous ne retrouverez plus votre calme d’autrefois. C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous).

15Là, c’est le mot Furcht, « la peur », qui surgit. Ce n’est plus Angst, l’angoisse. On passe dans le texte de l’angoisse à la peur. L’angoisse n’est sans doute pas sans objet pour Lacan, le désir, mais la peur, elle, a bel et bien un objet. Le yiddish angoisse Kafka, car le désir ne vise pas là quelque chose de réel chez Kafka, mais une langue imaginaire. À la fin de son intervention, il en a peur, car il a constitué un objet. Ce n’est pas le même qu’au départ, ce n’est pas un yiddish imaginaire. C’est par l’annonce que quelque chose va avoir lieu par la bouche de Löwy que tout bascule. Une écoute n’est pas sans objet, un discours peut être sans écoute.

Bertha Pappenheim

16Quand nous sommes allés au Jüdisches Museum, au Musée juif de Berlin, j’ai vu un panneau sur Glückel von Hameln, et sur la traduction que Bertha Pappenheim en avait fait du judéo-allemand. Bertha Pappenheim, c’est Anna O. chez Freud, c’est un de ses cas dans les Études sur l’hystérie. À la librairie, j’ai acheté le livre Die Memoiren der Glückel von Hameln[18].Dans son introduction, Viola Roggenkamp [19] nous dit que le judéo-allemand se différencie du yiddish. Les mots en hébreu et en allemand ne sont pas mélangés, mais séparés : « Das Jüdisch-Deutsch unterschied sich von Jiddish, Hebraïsche und deutsche Wörter wurden nicht vermischt, blieben getrennt erhalten. Hinzu kamen französische Ausdrucken der Zeit. »

17Nous sommes au cœur de la scène primitive de la psychanalyse avec Anna O. dans les Études sur l’hystérie[20], et également en plein mythe avec ce judéoallemand qui ne mélangerait pas les mots comme le yiddish, mais les séparerait bien. Le yiddish est une langue de fusion. Il ne mélange pas les mots. Bertha Pappenheim avait oublié la langue allemande. Elle ne parlait plus que l’anglais. C’est un de ses symptômes. La psychanalyse a oublié le yiddish, elle ne parle plus que l’allemand, et s’imagine avec Sigmund Freud que tout est traduit de l’allemand, même si la version anglaise de Freud a un destin très particulier pour la traduction de son œuvre. C’est une nouvelle origine, pas très différente de ce que le yiddish s’est donné ailleurs comme place et comme origine aux États-Unis. Deleuze et Guattari [21] pensent que Kafka voit moins dans le yiddish « une sorte de territorialité linguistique pour les Juifs qu’un mouvement de déterritorialisation nomade qui travaille l’allemand ».

18Ce qui selon Deleuze [22] fascine Kafka dans son rapport au yiddish, c’est moins la langue elle-même que le théâtre populaire. Il pousse l’allemand de Prague encore plus loin dans la déterritorialisation, en le faisant crier d’un cri sobre et rigoureux, en emportant lentement mais sûrement la langue dans le désert. Le problème de Kafka est d’arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, en devenant le nomade et l’immigré de sa propre langue, danser sur une corde raide [23]. Pour Deleuze et Guattari, une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, mais celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. La langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation. Les juifs de Prague sont pour Kafka dans l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, et l’impossibilité d’écrire autrement. Dans la littérature mineure tout est politique, son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est politique. Pascale Casanova [24] dans La république mondiale des lettres critique cette interprétation politique de Kafka et le terme même de littérature mineure. Le mot allemand est klein. Il s’agit de petite littérature. Mais je ne pense pas comme elle que l’œuvre de Kafka soit tout entière traduite du yiddish, qu’il ne pouvait pas écrire.

19Walter Benjamin [25] pense, lui, que chez Kafka, les paraboles, dans leur rapport à l’enseignement, sont comme la relation de la Halakha à la Aggadah, celui de la loi orale à son interprétation, ce qui situe Kafka dans la tradition juive, sans être, comme le dit Benjamin, le fondateur d’une religion. Kafka rend l’aura du yiddish dans la tradition juive, pour reprendre la notion d’aura de Walter Benjamin [26], comme l’unique apparition d’un lointain, si proche que cela puisse être, la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon, par exemple. La langue est au loin, à l’horizon, et les gens sont près de nous. Une langue rend l’aura des gens.

20Cyrille Fleishman [27], dans sa nouvelle « Le père d’un lecteur de Kafka », extraite de Juste une petite valse, nous raconte la rencontre de Faïvel Mowiker avec une dame, par hasard, dans le métro à Paris à qui il demande :

21

« Vous connaissez bien Kafka, vous ?
– Pardon ? C’est à moi que vous parlez ?
– Exactement, madame ! Excusez-moi de poser une question comme ça, parce que personnellement, moi, je connais pas tellement tous ces grands auteurs, mais mon fils qui a été longtemps au lycée Charlemagne s’intéresse beaucoup à ces choses-là… » La dame répond que non. Et Faïvel Mowiker de descendre à la prochaine station. Il laisse sa carte à la dame, au cas où son mari voudrait se faire tailler un costume, car il est tailleur. Et Cyrille Fleishman [28] de déclarer que le fils de Faïvel Mowiker, Raymond Mowiker, quand son père ne sera plus de ce monde, « aurait peut-être une pensée fugitive pour ce vieil homme aujourd’hui disparu qui, sans jamais avoir été au lycée Charlemagne, sans avoir jamais fait d’études, sans avoir jamais compris le grand Franz Kafka, avait eu, lui, si simplement, si aisément, si naturellement, un don pour parler aux gens, dans le métro et ailleurs ».

22Je vais finir sur quelques mots en yiddish que je vous demande d’écouter. « Viens, entre, n’aie pas peur. Assieds-toi. Quoi, qu’est-ce que tu dis ? Parle plus fort, je ne t’entends pas. On ne t’entend pas.

23– Je suis gêné, j’ai honte. Je ne présente pas bien. Et en plus, on dit que je suis mort, que je n’existe pas. Il y a des gens tellement importants ce soir. Je ne suis jamais sûr de pouvoir parler.

24– N’aie pas peur, entre. Les gens ne te connaissent pas. Ils sont prêts à t’écouter.

25– Je suis une vieille et une jeune langue, j’ai plus de mille ans et je ne supporte pas qu’on dise que je suis mort. Je suis une “languemonde” comme le dit Rachel Ertel [29]. Les hommes qui m’ont parlé sont morts pour la plupart, mais ils m’ont parlé comme vivants. Ils ont laissé la trace de leur présence en moi, dans mon souffle. Un mot en yiddish, c’est quelqu’un. C’est sans doute vrai dans d’autres langues. Je ne sais pas si quand je parle, les gens sont vivants ou morts. »

Notes

  • [1]
    F. Kafka, « Rede über die Jiddische Sprache », dans Hochzeits-Vorbereitungen auf dem Lande und andere Prosa aus dem Nachlass, Gesammelte Werke. Herausgegeben von Max Brod. Taschenbuchausgabe in acht Bänden (Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1983), p. 306-309, trad. fr. « Discours sur la langue yiddish », dans Préparatifs de noces à la campagne, traduit de l’allemand par Marthe Robert (Paris, « L’imaginaire », Gallimard, 2001), p. 478-483.
  • [2]
    S. Freud (1926), Inhibition, symptôme, angoisse, traduit de l’allemand par Michel Tort (Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse » dirigée par Jean Laplanche, 1975).
  • [3]
    J. Lacan, Séminaire X, 1962-1963, L’angoisse.
  • [4]
    Y.H.Yerushalmi (1991). Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable, traduit de l’anglais par Jacqueline Carnaud (Paris, Gallimard, NRF Essais, 1993), p. 137.
  • [5]
    E. Freeman, Insights : Conversations with Theodor Reik (Englewood Cliffs, N.J., PrenticeHall, 1971), p. 80.
  • [6]
    R. Robin, Le deuil de l’origine. Une langue en trop. La langue en moins (Paris, éditions Kimé, 2003), « La langue qui parle plus d’un simple dialecte-Freud », p. 43-67, p. 59. – Kafka (Paris, Les dossiers Belfond, 1989). – « Le yiddish et l’allemand : La langue de l’autre, l’autre de la langue », dans L’inconscient du yiddish, Actes du colloque international. 4 mars 2002, sous la direction de Max Kohn et Jean Baumgarten, collaboration technique, Anne Akoun (Paris, Anthropos Economica, collection « psychanalyse et pratiques sociales » dirigée par Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos, 2003), p. 61-94, « Le discours sur la langue yiddish », p. 78-82.
  • [7]
    M. Kohn, Freud et le yiddish : le préanalytique (Paris, Christian Bourgois, 1982).
  • [8]
    R. Robin, Berlin Chantiers. Essai sur les passés fragiles, photographies de Serge Clément (Paris, un ordre d’idées, collection dirigée par Nicole Lapierre, Stock, 2001).
  • [9]
    G. Massino, Franz Kafka, Jizchak Löwy e il teatro yiddish polaco (Rome, Bulzoni, 2002).
  • [10]
    H. Binder, Kafka Kommentar zu den Romanen, Rezensionen, Aphorismen und zum Brief an dem Vater (Munich, Winkler, 1976), p. 400-403.
  • [11]
    M. Rosenfeld, Di historische peklekh in Schriften, Band II (Poesye), (New York, Literarisher farlag, 1908), p. 121-124.
  • [12]
    D. Frischmann, Ha-lailah lel kaiz in kolkitbe u-mibhar targumav, kerech 14, lirika, Varsovie, 1914, p. 22. Jean Abou a retrouvé la version en hébreu, kol katvi David Frishman, published by Lili Frishman, Mexico, 1951. Frishmann est orthographié autrement, avec un seul « n » et « sh » au lieu de « sch ».
  • [13]
    H. Binder, op. cit., p. 394.
  • [14]
    Sh. Frug, Zamd un shteren in Alle shriften, tome 1, Poésie (New York, Hebrew Publishing Company, 1927), p. 41-42.
  • [15]
    F. Kafka, op. cit., p. 306.
  • [16]
    Ibid., p. 308.
  • [17]
    Ibid., p. 309.
  • [18]
    G. von Hameln, Die Memoiren der Glückel von Hameln, mit einem Vorwort von Viola Roggenkamp, Aus dem Jüdisch-Deutschen von Bertha Pappenheim, Autosierte Ubertragung nach der Ausgabe von Prof. Dr David Kaufmann, Wien 1910 (Weinheim, Beltz Athenaüm Verlag, 1994)
  • [19]
    V. Roggenkamp, Vorwort in Von Hameln G., Die Memoiren der Glückel von Hameln, p. VII-XVII, p. X.
  • [20]
    S. Freud, J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, traduit de l’allemand par Anne Berman (Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse » dirigée par Jean Laplanche, 1975).
  • [21]
    G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (Paris, Éd. de Minuit, 1975), p. 46.
  • [22]
    Ibid., p. 46-48.
  • [23]
    M. Kohn, « Culture yiddish et psychanalyse : être sur la corde », dans L’inconscient du yiddish, Actes du colloque international, 4 mars 2002, sous la direction de Max Kohn et Jean Baumgarten, op. cit., p. 1-24.
  • [24]
    P. Casanova, La république mondiale des lettres (Paris, Le Seuil, 1999).
  • [25]
    W. Benjamin (1955), « Franz Kafka », dans Essais 1. 1922-1934, traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, préface de Maurice de Gandillac (Paris, Bibliothèque Médiations, publiée sous la direction de Jean-Louis Ferrier, Denoël/Gonthier, 1983), p. 181-208.
  • [26]
    W. Benjamin (1963). Das Kunswerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Drei Studien zur Kunstsoziologie (Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1977) p. 15, trad. fr. : « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique », dans Essais 2, 1935-1940, traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac (Paris, Bibliothèque Médiations, publiée sous la direction de Jean-Louis Ferrier, Denoël Gonthier, 1977), p. 88-126.
  • [27]
    C. Fleishman, « Le père d’un lecteur de Kafka », dans Juste une petite valse (Bordeaux, Le Castor astral, 2000), p. 117-123.
  • [28]
    Ibid., p. 123.
  • [29]
    R. Ertel, Brasier de mots (Paris, Liana Levi, 2003).
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