Notes
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[1]
Traduction de Gisèle Figenwald et Dominique Benedite, révision et notes de Claude Boukobza.
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[2]
S.Freud, Résultats, idées, problèmes I, 1890-1920, Paris, PUF, 1984, p. 123-129.
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Il semble, d?après certaines références faites par Freud, que ce soit plutôt en 1906.
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[4]
Cercle fraternel juif, que Freud a fréquenté toute sa vie.
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[5]
Max Graf fait ici une erreur, il s?agit de la Clark University.
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C?est ainsi que les Juifs viennois désignaient le yiddish.
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[7]
Il s?agit, bien sûr, du quatre-vingtième anniversaire de Freud.
1 En 1904, Freud offrit à son ami et disciple Max Graf, écrivain et musicologue, le manuscrit de son article « Personnages psychopathiques à la scène [2] ».
2Graf avait publié en 1902 Le cas Nietzsche-Wagner qui fut l?occasion de sa rencontre avec Freud, puis L?atelier intérieur du musicien où est tenté un rapprochement entre l?audition musicale (c?est-à-dire la connivence entre l?artiste et le public) et le mot d?esprit. Son épouse était en analyse avec Freud. Son fils, Herbert, le célèbre « petit Hans », devint plus tard à son tour musicologue et directeur d?opéra.
3Max Graf garda ce texte par devers lui jusqu?en 1942, où il le fit publier en anglais dans The psychoanalytic Quarterly, II, 4, suivi d?une postface de sa main, que nous traduisons ici. Claude Boukobza.
4L?article de Freud, « Personnages psychopathiques à la scène », que je rends aujourd?hui public, et dont vous avez ici la première édition, a été écrit en 1904 [3]. Quatre années auparavant, Freud avait publié L?interprétation des rêves, dans laquelle il posait les bases de sa nouvelle technique psychanalytique. C?est avec beaucoup de courage qu?il s?aventura dans l?exploration des profondeurs de « l?inconscient ». Pour la première fois, il s?avança, seul, sans être intimidé par des affects, des stimuli affectifs psychologiques, des pulsions érotiques. Dans un domaine où l?on n?avait jusqu?à ce jour vu que de l?arbitraire, de l?obscurité, et qui n?était régi par aucune loi, Freud a découvert des lois et une structure parfaitement réglée. Les images du rêve cessèrent d?être le jeu arbitraire d?une imagination qui, une fois les lumières éteintes, se mettrait à rêver de n?importe quoi sans aucune inhibition. Au contraire, ces images se formaient sur la base de lois bien définies ; elles avaient un sens qui pouvait être établi de manière précise à l?aide d?une technique scientifique. Acheronta movebo, « Je bousculerai les Enfers », écrivait ce chercheur ardent, fier et sûr de lui. Il choisit cette phrase comme introduction à son ?uvre. Et, en vérité, il remua les profondeurs de ce monde, d?une main sûre, sans crainte des conventions ou de conséquences douloureuses. Les mécanismes de ce monde souterrain furent décrits et expliqués scientifiquement.
5Dès le tout début, Freud appliqua sa méthode d?investigation de l?inconscient aux différents champs de la vie psychique. Il étudia tout d?abord le mot d?esprit; puis très rapidement, il orienta son attention vers les productions de l?imagination artistique et, plus tard, vers la religion, les mythes, le développement de la civilisation humaine, le microcosme et le macrocosme, le monde et l?être humain. Tout cela formait pour Freud un tout. Il y décelait partout l?organisation normée du conscient et de l?inconscient, de l?inhibition et du refoulement, des affects et de leur influence interne, des transformations des pulsions et des passions en symptômes et images, et du pouvoir fondamental des pulsions érotiques dans la vie humaine. Les images des rêves, du mythe, les symboles de la religion ? tout était lié. Pour Freud, les rituels religieux avaient le même contenu que les actes obsessionnels des névrotiques et que les actes apparemment dépourvus de sens et un peu bizarres d?un sujet sain. Il y avait du sens et une explication à tout. L?inconscient de l?individu se développait et fonctionnait exactement de la même manière que l?inconscient au cours du développement de l?humanité dans son ensemble. C?est une partie du passé que les nouveaux dieux avaient ensevelie dans les profondeurs, et qui, par des mouvements à la surface de la terre, par des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, tentait de se libérer.
6Freud se préoccupait tout particulièrement de soumettre la tragédie à l?investigation psychanalytique. Le point de départ de Freud dans son investigation de la psyché fut ?dipe. Pour lui, le comportement d??dipe, le Grec, était typique des fonctions de l?inconscient. Il analysa l?amour pour la mère et la haine à l?égard du père, et considéra ces sentiments comme les pulsions premières dans le développement sexuel de l?humanité. Dans L?interprétation des rêves, il passa de l?analyse d??dipeà celle du Hamletde Shakespeare. Il y trouva les mêmes motivations psychologiques qu?il avait trouvées dans la tragédie de Sophocle. Ici également, l?amour pour la mère et la haine à l?égard du père (le complexe d??dipe) étaient transformés dans les formes complexes d?une névrose par des inhibitions psychologiques et des résistances. Il ne restait qu?un pas à franchir pour passer de l?interprétation psychanalytique des personnages individuels dans le drame à l?investigation psychanalytique du drame et de la tragédie. L?article pénétrant sur les caractères psychopathiques à la scène est lié de façon très logique aux études et aux idées que Freud a développées dans L?interprétation des rêves.
7J?ai rencontré Freud l?année même où il publia L?interprétation des rêves (1900) ? en d?autres termes, lors de l?année la plus importante de sa vie. À cette même période, Freud traitait une jeune femme que je connaissais bien. Cette dame me parlait après ses séances avec Freud de ce traitement remarquable par questions et réponses. Sur la base du récit qu?elle me faisait de ces entretiens, je me familiarisais avec la nouvelle façon de considérer les phénomènes psychologiques, de dénouer avec art les rets de l?inconscient, et avec la technique de l?analyse des rêves. Ces nouvelles idées, qui me touchèrent à la façon d?une fermentation psychologique, éveillèrent mon intérêt pour le nouvel explorateur. Je désirais faire sa connaissance personnellement. Il m?invita à lui rendre visite à son cabinet.
8Freud avait alors quarante-quatre ans. Ses cheveux très noirs et sa barbe commençaient à grisonner. Le plus frappant chez cet homme était son expression. Ses yeux magnifiques étaient sérieux et il semblait vous regarder au plus profond de votre être. Il y avait alors quelque chose de méfiant dans son regard ; plus tard, une sorte d?amertume s?y reflétait même. La tête de Freud avait quelque chose d?artistique ; c?était la tête de quelqu?un qui avait beaucoup d?imagination. Je ne me rappelle plus ce dont nous avons parlé lors de cette première rencontre. C?était sympathique et sans façon, comme toujours. Je pense que l?intérêt que je portais à ses théories me valut d?être invité à nouveau. Très rapidement, je me suis trouvé dans le cercle de ses premiers élèves, bien que n?étant pas médecin, mais écrivain, critique musical.
9Les théories de Freud rencontrèrent à ce moment-là les premières critiques sévères. La science officielle de cette époque ne voulait rien savoir de Freud. Le chef de file des médecins viennois était Wagner-Jauregg, professeur à l?université, un homme qui, par sa personne et par sa façon de penser, était incapable de comprendre les idées de Freud. Pour Wagner-Jauregg, la souffrance psychologique signifiait simplement la souffrance physique, à traiter avec des moyens physiques. Freud, à l?inverse, essayait de trouver un moyen de traiter les états névrotiques par une approche psychologique. Il apprenait au patient à analyser sa propre vie psychique et à en assembler les fils confus. Wagner-Jauregg cherchait à développer les fonctions corporelles dans le but de guérir le patient. J?ai connu personnellement ce grand monsieur, qui « jouait contre » Freud. Il était d?origine paysanne, les épaules larges, lent, lourd, très fort, et plutôt taciturne. Lors de ses consultations, il lui arrivait souvent d?être plutôt grossier et cassant. Malgré cela, j?ai appris à le connaître comme un homme bon, mais qui aimait à dissimuler cet aspect de sa personnalité sous des dehors grossiers. On ne peut imaginer contraste plus net qu?entre ces deux hommes. Freud était un homme d?esprit, d?une grande imagination ; il voyait dans le psychisme d?une personne malade les mêmes forces à l??uvre que dans une personne en bonne santé ? pas seulement l?âme, mais des forces psychiques et des mécanismes psycho-logiques. Wagner-Jauregg était un médecin pour qui le corps et le physique étaient ce qu?il y avait de plus important, et pour qui le psychisme n?était que l?expression du corporel. À partir de ce point de vue, Wagner-Jauregg découvrit le traitement de la paralysie générale par la malaria, une des plus importantes découvertes de la médecine moderne. Il traitait les patients atteints de paralysie générale en provoquant artificiellement de la fièvre, et cela guérissait le psychisme malade. Freud ne voulait rien entendre d?un quelconque traitement physique d?une maladie psychique. Lorsqu?on exprima l?opinion que la relation étroite entre le corps et l?âme devrait permettre en théorie de penser que les maladies mentales pourraient être guéries par les médicaments, ce qui veut dire par des moyens d?approche du corps, Freud fit remarquer que cela était possible en théorie, mais pas dans la pratique ? qu?il n?y avait aucun moyen d?approcher le psychisme en passant par le corps?, que l?on ne pouvait atteindre le psychisme que psychologiquement. Voilà donc la position de Freud et de Wagner-Jauregg, chacun à sa propre place sur la terre, chacun produisant de grandes actions. Beaucoup plus tard, Wagner-Jauregg reconnut que les idées de Freud contenaient en partie quelque chose de valable. À l?époque où j?ai connu Freud, les deux hommes s?opposaient, et Freud dut attendre encore vingt ans ? il avait alors soixante-quatre ans et était connu dans le monde entier ? avant de devenir professeur à l?université de Vienne, où Wagner-Jauregg était l?homme le plus considéré.
10Les neurologues étaient les ennemis de Freud. La société viennoise se moquait de lui. À cette époque, à Vienne, lorsque l?on prononçait le nom de Freud lors d?une réunion, chacun se mettait à rire, comme si quelqu?un avait raconté une blague. Freud était le type bizarre qui avait écrit un livre sur les rêves et qui se prenait pour un interprète des rêves. Plus que cela, il était l?homme qui voyait du sexe partout. Cela relevait du mauvais goût que d?évoquer le nom de Freud en présence de dames. Elles rougissaient lorsque l?on prononçait son nom. Ceux qui étaient moins sensibles parlaient de Freud en riant, comme s?ils racontaient une blague salace. Freud était parfaitement conscient que le monde s?opposait à lui. C?était là un aspect du tableau psychologique tel qu?il le concevait. C?étaient des manifestations de la même force qui conduisait tant d?impulsions psychiques dans l?inconscient ; en conséquence, ces résistances s?élevaient alors contre toute tentative de les dévoiler.
11Avec conviction et certitude, Freud poursuivait son propre chemin. Il travaillait du matin au soir ; il dispensait ses cours à l?Université ; assis à son bureau, il écrivait ses livres, et écoutait ses patients lui raconter leurs histoires. Il fumait ses cigares, et écoutait les libres associations de ses patients, leurs rêves et leurs fantasmes. La vie psychique inconsciente présentait pour lui aussi peu de mystère que la forêt profonde pour un chasseur émérite ; il en connaissait chaque coin et recoin. L?énergie spirituelle dont Freud avait besoin pour l?écoute quotidienne des histoires de ses patients et pour l?interprétation de leur tension psychologique était immense.
12Sa vie de famille et les congrès avec ses amis lui procuraient le repos nécessaire. Le dimanche après-midi, il se rendait régulièrement à la maison du B?nai B?rith [4] où il jouait avec des amis aux tarots, jeu de cartes typiquement viennois. C?est là, à la réunion du B?nai B?rith, que Freud donna ses premières conférences sur l?interprétation des rêves. Que ce soit devant des experts ou des laïcs, Freud était un conférencier brillant. Les mots lui venaient facilement, naturellement et avec beaucoup de clarté. Sur les sujets les plus difficiles, il s?exprimait comme il écrivait, avec l?imagination d?un artiste, faisant des comparaisons dans les domaines les plus variés de la connaissance. Il étayait ses lectures de citations classiques, et particulièrement du Faust de G?the. Freud aimait beaucoup relater des épisodes de ses voyages. Il passait régulièrement l?été à Altaussee, dans les Alpes centrales. Son passe-temps favori pendant ces vacances d?été était d?aller en forêt à la cueillette des champignons.
13Peu à peu, Freud réussit à rassembler autour de lui un cercle d?élèves intéressés et inspirés. Un jour, il me surprit en m?annonçant qu?il désirait tenir une réunion chez lui une fois par semaine ; il désirait y faire venir non seulement certains de ses élèves, mais également des personnalités venant d?autres horizons intellectuels. Il me parla d?Hermann Bahr, l?écrivain qui était alors le chef de file des artistes modernes à Vienne et qui possédait une sensibilité aiguë pour toute nouvelle tendance intellectuelle. Freud désirait que ses théories soient discutées de tous les points de vue. Il me demanda si une telle entreprise m?intéressait. Et c?est ainsi que je fus pendant plusieurs années membre de ce groupe d?amis qui se retrouvaient tous les mercredis chez Freud. La plupart des participants à ce groupe étaient naturellement des médecins qui étaient à l?aise avec la nouvelle psychologie de Freud. Il y avait quelques écrivains, moi-même qui étais un critique musical, et Leher, l?esthète musical de l?Académie Nationale de Musique de Vienne. Je pris en charge la tâche de l?investigation de la psychologie des grands musiciens et du processus de la composition musicale, faisant usage de la psychanalyse dans cette tâche.
14Nous nous réunissions tous les mercredis soirs dans le bureau de Freud. Freud était assis au bout d?une grande table, écoutant, prenant part à la discussion, fumant son cigare, et soupesant chaque mot avec un regard sérieux et interrogateur. À sa droite, se tenait Alfred Adler, dont le discours était très convaincant, du fait de son calme, de son sérieux et de sa simplicité. À la gauche de Freud, était assis Wilhelm Stekel, l?homme dont Freud publia plus tard une critique sévère, mais qui à ce moment était très actif et plein d?idées. Parmi les médecins du cercle de Freud, j?ai rencontré Paul Federn, un des élèves les plus fidèles de Freud, qui représentait avec succès la tendance orthodoxe de l?école de Freud. Les réunions suivaient un rituel bien précis. Tout d?abord, un des membres faisait une présentation. Puis on servait du café noir et des gâteaux ; il y avait des cigares et des cigarettes sur la table et on en faisait une grande consommation. Après un quart d?heure de conversation, la discussion commençait. Le mot de la fin décisif revenait toujours à Freud lui-même. On avait l?impression, dans cette pièce, d?assister à la fondation d?une religion. Freud lui-même en était le nouveau prophète ; de son fait, toutes les méthodes d?investigation psychologique qui prévalaient jusque là paraissaient superficielles. Les élèves de Freud, tous inspirés et convaincus, étaient ses apôtres. Malgré les grandes différences de personnalité des élèves de son cercle, durant cette période du début des investigations de Freud, ceux-ci étaient tous unis dans le respect pour Freud et inspirés par lui.
15Lors de ces réunions du mercredi, je présentai des écrits sur le cheminement psychologique de Beethoven et de Richard Wagner, lorsqu?ils composaient. Il est étonnant de constater combien la nouvelle psychologie de Freud se révéla utile dans l?analyse du travail artistique et créatif. Les mécanismes du rêve et ceux de l?imagination artistique étaient identiques ; le conscient et l?inconscient agissaient ensemble selon les règles formulées par Freud ; le jeu et le contre-jeu des affects, les inhibitions et les transformations des affects, tout devenait intelligible. Un jour, j?apportai à Freud un essai d?analyse du Vaisseau Fantôme de Richard Wagner ; dans cette ?uvre, l?imagerie poétique de Wagner était reliée à des impressions de son enfance. Freud me dit qu?il ne me rendrait pas ce travail (le premier de ce genre) ; il le publia dans ses Essais de psychanalyse appliquée(Vienne, Deutike). Dans un autre livre, intitulé L?atelier intérieur du musicien (publié par Ferdinand Enke à Stuttgart), j?ai utilisé les théories freudiennes pour l?interprétation du travail créatif en musique.
16J?ai comparé les réunions au domicile de Freud à la naissance d?une religion. Cependant, après la première période idyllique et la croyance aveugle du premier groupe d?apôtres, le temps vint où l?Église fut fondée. Freud commença à organiser son Église avec une grande énergie. Il était sérieux et exigeant dans les demandes qu?il faisait à ses élèves ; il n?acceptait pas qu?on dévie de quelque manière que ce soit de son enseignement orthodoxe. D?un point de vue subjectif, Freud avait certainement raison, dans la mesure où ce qu?il élaborait avec autant d?énergie et d?ordre, et qui devait encore être défendu contre l?opposition du monde entier, ne pouvait pas être affaibli par des hésitations, des faiblesses et des fioritures sans intérêt. Autant Freud était généreux et plein d?égards dans sa vie privée, autant il était dur et inflexible lorsqu?il soutenait ses idées. Lorsque sa science était en question, il pouvait se disputer avec le plus intime et le plus fidèle de ses amis. Si nous pensons à lui comme au fondateur d?une religion, il nous apparaît comme une sorte de Moïse plein de colère et que les prières n?émouvaient pas, un Moïse tel que l?a fait naître de la pierre Michel Ange ? qu?on peut voir dans l?église Saint-Pierre-aux-Liens à Rome. Après un voyage en Italie, Freud ne se lassait jamais de nous parler de cette statue ; il en garda le souvenir pour son dernier livre.
17Dans l?intervalle, les théories de Freud se répandirent dans le monde entier. Elles constituèrent un véritable ferment, non seulement en science, mais aussi en littérature, dans les questions religieuses, en mythologie. Partout, on avait affaire à des luttes et des animosités, au rejet de l?interprétation sexuelle des affects, à des résistances à l?encontre d?une théorie qui s?efforçait de dévoiler ce qui était à grand peine refoulé. D?un autre côté, partout, de nouveaux adeptes inspirés apparaissaient, de nouveaux élèves, de nouveaux apôtres. Un jour, Freud amena dans notre cercle un grand et séduisant médecin de Suisse. Freud parla de lui très chaleureusement ; il s?agissait du professeur Jung, de Zürich. Une autre fois, il introduisit un gentleman de Budapest, le docteur Ferenczi. Des ramifications de l?Église freudienne se créaient dans le monde entier. L?Amérique en particulier manifesta un grand intérêt pour cette nouvelle psychologie et l?on honora particulièrement Freud quand il fut invité à donner plusieurs conférences à l?université de Toronto [5]. À son retour à Vienne, Freud donna, lors de notre réunion du mercredi, une brillante description de l?Amérique et de ses expériences dans le Nouveau Monde.
18Le premier cercle des apôtres viennois commençait à perdre de son sens pour Freud, à cause du fait que son meilleur élève se détourna de lui pour suivre sa propre voie. Alfred Adler, dans une série d?excellents débats sur ses vues personnelles, défendit avec calme et fermeté l?opinion suivante : Freud avait créé une nouvelle technique, fruit d?un véritable génie ; cette technique était un nouvel outil pour le travail d?investigation, que chaque médecin devrait utiliser pour une recherche indépendante. Il comparait la technique freudienne d?exploration de l?inconscient à celle des grands artistes, que leurs élèves pouvaient reprendre à leur compte, mais qu?ils pouvaient adapter en fonction de leur personnalité. Raphaël utilisait la technique de Perugino, mais, pour autant, il ne copiait pas le maître.
19Freud ne voulait pas écouter. Il maintenait qu?il n?y avait qu?une seule théorie, avertissant que celui qui suivrait Adler et renoncerait au fondement sexuel de la vie psychique ne serait plus freudien. En bref, Freud ? tout comme le chef d?une Église ? bannit Adler ; il l?exclut de l?Église officielle. En l?espace de quelques années, j?ai assisté au développement de l?histoire d?une Èglise : des premiers sermons à un petit cercle d?apôtres jusqu?à la dispute entre Arius et Athanase sur la Trinité.
20Je ne me sentais pas capable de prendre parti dans cette querelle entre Freud et le groupe d?Adler. J?admirais le génie de Freud. J?aimais sa simplicité humaine, son absence de tout orgueil dans sa personnalité d?homme de sciences. En outre, du fait du lien privilégié qui s?était développé entre Freud et ma famille, nous attachions le plus grand prix à cette relation chaleureuse. À l?occasion de plusieurs de ses visites, nous abordâmes dans la conversation la question juive. Freud était fier d?appartenir au peuple juif qui avait apporté la Bible au monde. Quand mon fils naquit, je me demandai si je ne devais pas le mettre à l?abri de la haine antisémite ambiante, qui à l?époque était prêchée à Vienne par le très populaire docteur Lueger. Je n?étais pas certain qu?il n?eût pas été préférable d?élever mon fils dans la foi chrétienne. Freud me conseilla de ne pas le faire. « Si vous ne faites pas grandir votre fils en tant que juif », dit-il, « vous le priverez de sources d?énergie irremplaçables. Il aura à lutter en tant que juif, et vous avez le devoir de développer en lui toute l?énergie dont il aura besoin pour ce combat. Ne le privez pas de cet avantage. »
21Quand Gustave Malher devint administrateur de l?Opéra de Vienne, Freud manifesta son admiration pour l?énergie et la grandeur de l?homme. Freud était doué de grandes sensibilités artistiques, mais son plus grand regret était de ne pas être mélomane. C?était l?énergie spirituelle et personnelle de Gustave Malher qu?il admirait.
22Freud participait chaleureusement à tous les événements familiaux de mon foyer ; cela en dépit du fait que j?étais encore un homme jeune alors que Freud prenait déjà de l?âge et que sa superbe chevelure noire commençait à grisonner. À l?occasion du troisième anniversaire de mon fils, Freud lui offrit un cheval à bascule qu?il porta lui-même jusqu?au quatrième étage, où se trouvait notre maison. Freud avait du savoir-vivre ; il était très sociable. Sa règle de base était de traiter toujours au moins un patient gratuitement. C?était sa façon de faire du travail social.
23Freud était parmi les personnes les plus cultivées que j?aie jamais connues. Il connaissait toutes les ?uvres majeures des poètes. Il connaissait les peintures des grands artistes, qu?il étudiait dans les musées et les églises d?Italie et de Hollande. En dépit de ses dispositions artistiques et de la nature romantique de son investigation de l?inconscient, il était le type même du scientifique rigoureux. Son analyse de l?inconscient était rationaliste. Amener l?inconscient à la conscience, la méthode qu?il a inventée, la transformation des affects ? tout cela, il l?accomplit par le raisonnement et le rendit contrôlable par le raisonnement. Freud ne voulait rien avoir à faire avec la métaphysique. Il n?aimait pas la philosophie. Je m?étonnais souvent de ce qu?il rejetât si durement toute forme de métaphysique. Il était un positiviste convaincu. Il fut très surpris quand je lui fis remarquer des passages de l?Anthropologie de Kant et de certains écrits de Leibnitz dans lesquels il était question de l?inconscient. Leibnitz était, à proprement parler, le découvreur des représentations de l?inconscient.
24Freud avait un intérêt particulier pour l?histoire des cultures et des peuples anciens. Dans son cabinet, il y avait une vitrine d?antiquités grecques et égyptiennes, certaines qu?il avait achetées, d?autres qui lui avaient été offertes. Cet intérêt s?était révélé à lui quand il s?était mis à fouiller dans sa propre psyché. Son métier consistait à fouiller le passé de la psyché de ses patients. Il amenait de nombreuses choses à la lumière quand il se penchait d?une façon psychanalytique sur les êtres humains, des choses anciennes qui étaient restées enfouies et cachées dans le tréfonds de la psyché. Il trouvait les mêmes symboles représentés dans le scarabée égyptien ou dans un phallus de bronze qui, pour cet interprète des symboles érotiques, avait le plus grand intérêt.
25L?un des traits les plus agréables de sa personnalité était son goût pour les plaisanteries. Il aimait à émailler sa conversation et même ses conférences de nombreuses anecdotes et mots d?esprit. Il appréciait particulièrement les blagues en jargon [6] de l?humour juif populaire. Celles-ci ne l?intéressaient pas seulement pour le côté incisif du dialecte, mais bien pour ce qu?elles recelaient de profondeur et de sagesse existentielles. Comme on le sait, après sa découverte de l?existence d?un sens dans des images du rêve apparemment insensées, Freud consacra un ouvrage à l?analyse de l?inconscient dans ses relations avec le mot d?esprit.
26Il n?existe pas de domaine de l?esprit humain et de l?histoire que Freud n?ait pas abordé avec l??il averti du chercheur. Il n?existe rien qui n?ait été enrichi par sa nouvelle méthode d?approche. Il était un chercheur et un découvreur né et son imagination était celle d?un artiste. Le meilleur de ses élèves ne pouvait lui être comparé pour son imagination créatrice et son génie propre. Adler possédait la clarté, l?aplomb et une fine pénétration d?esprit; il a gravi son chemin pas à pas, en procédant par expérimentation. Il se maintint à la surface des choses. À la différence de Freud, il n?a jamais laissé son imagination prendre son envol, pas plus qu?il n?a jamais creusé de puits profonds dans les entrailles de la terre. Mais j?étais incapable et peu disposé à me plier aux diktats de Freud ? auxquels il me confronta une fois ? et je n?eus d?autre issue que de me retirer de ce groupe.
27J?exprimai, bien sûr, mon admiration pour Freud plus tard, dans un article publié à l?occasion de son soixante-dixième [7] anniversaire. Dans cet article, alors que les destructeurs de la culture allemande brûlaient à Berlin de grandes ?uvres, parmi lesquelles les écrits de Freud, j?essayai de montrer à quel point les idées de Freud étaient reliées non seulement à celles de Leibnitz, mais aussi à celles du romantisme allemand, dont les médecins et les écrivains avaient commencé en se penchant d?abord sur le somnambulisme et l?hypnose. Il était évident que l?édifice bâti par Freud ne pouvait qu?avoir de puissantes fondations.
28À cette époque, j?eus l?occasion de parler une fois encore avec Freud et je le trouvai méfiant, amer et indigné. Son enseignement s?était répandu dans le monde entier; il était devenu, où que ce soit, un élément incontournable de la recherche psychologique moderne. Conscience, inconscient, refoulement, inhibition étaient devenus des slogans. Même les films enjolivaient leurs pacotilles avec les idées de Freud, et un jour, on put lire dans les journaux qu?une compagnie américaine de films avait l?intention de s?attacher les services de Freud ; sa gloire était devenue si grande qu?à Hollywood, on voulait bénéficier de sa caution publicitaire. Une énorme somme d?argent lui fut offerte, mais Freud refusa. Combien ce monde avait changé depuis l?époque où un petit groupe d?élèves se réunissait chez Freud le mercredi soir ! Le monde intellectuel et scientifique appartenait à Freud. Seul Albert Einstein, en tant que savant, exerçait une influence comparable.
29En souvenir de cette époque où j?ai eu l?honneur d?accompagner le grand maître sur une partie de son chemin, j?ai conservé le manuscrit que j?offre maintenant. Freud me le donna et maintenant je le présente dans un monde où les idées de Freud font partie de l?atmosphère intellectuelle que nous respirons. Le manuscrit original se compose de quatre grandes pages manuscrites qui révèlent énergie, esprit de décision et imagination artistique. À l?évidence, le manuscrit a été écrit d?un trait. Les pensées jaillissent librement au fil de la plume et malgré leur finesse et leur développement, il n?y a aucun signe d?hésitation et presque pas de corrections. L?article est écrit ans le style oral de Freud, avec une grande vivacité, empreinte de la joie d?improviser et d?exprimer des idées originales et aiguisées.
30Dans la mesure où Freud n?est jamais revenu sur ce sujet, cet article revêt une importance particulière.
31J?ai souvent été impressionné, au musée archéologique d?Athènes, et me suis demandé comment il se faisait que même un fragment du marbre d?une statue grecque puisse représenter l?art grec dans toute sa grandeur. De la même façon, toute la grandeur de Freud est révélée dans la concision de cet article écrit à la hâte, qui sans aucun doute n?est qu?une première ébauche.
Notes
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[1]
Traduction de Gisèle Figenwald et Dominique Benedite, révision et notes de Claude Boukobza.
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[2]
S.Freud, Résultats, idées, problèmes I, 1890-1920, Paris, PUF, 1984, p. 123-129.
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[3]
Il semble, d?après certaines références faites par Freud, que ce soit plutôt en 1906.
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[4]
Cercle fraternel juif, que Freud a fréquenté toute sa vie.
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[5]
Max Graf fait ici une erreur, il s?agit de la Clark University.
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[6]
C?est ainsi que les Juifs viennois désignaient le yiddish.
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[7]
Il s?agit, bien sûr, du quatre-vingtième anniversaire de Freud.