Notes
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[1]
Unité d’Accueil Mères-Enfants du Centre hospitalier général de Saint-Denis, qui reçoit en hospitalisation de jour des mères et des enfants de 0 à 3 ans, pour une pathologie de la relation précoce mère-enfant. Photos : Ariel Claudet.
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Le sourire de la Joconde, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1998.
1Constance et Marion, deux petites jumelles de trente mois, sont amenées à l’Unité d’accueil [1] par leur mère qui était à la recherche d’une prise en charge « psy » qu’elle n’avait pu trouver auprès des services hospitaliers qui avaient pris soin de ses enfants.
2Ces deux enfants sont nées en effet prématurément à six mois de gestation, l’accouchement par césarienne ayant été décidé en urgence pour une hypertension de la mère. Au bout de deux mois et demi d’hospitalisation en néonatologie pour Marion, une semaine de plus pour Constance qui a subi deux opérations pour une sténose du pylore et une hernie des ovaires, elles sont rentrées à la maison et la première année s’est déroulée sans problème particulier.
3Mais vers un an, Constance est réhospitalisée pour une bronchiolite ; il s’agit en fait d’une décompensation respiratoire, liée à une hypertension pulmonaire. L’hospitalisation a finalement duré quatorze mois sans aucune interruption, sans retour à la maison.
4Constance a subi de multiples interventions extrêmement invasives, dont cinq comas provoqués, des ventilations, des intubations, une trachéotomie. Elle a gardé la canule de la trachéotomie quatre mois après sa sortie de l’hôpital. Lorsque, à la première séance, je reprends avec la mère l’historique de toutes ces péripéties et que, devant ma difficulté à noter avec précision une histoire médicale si complexe, je lui propose que notre service demande à l’hôpital le dossier médical, comme nous avons coutume de le faire, la mère me dit : « Comment, vous, vous voulez le dossier médical ? » Je comprends alors mon erreur et ravale ma curiosité. Elle cherchait auprès de nous un autre discours et une autre écoute que celle de l’équipe médicale. J’ai à la fois toujours respecté l’avis et le discours des médecins et ce souhait de la mère de m’en tenir à distance. Je me suis tenue dans l’« antipathie des discours », comme dit Lacan.
5Constance a été gavée par sonde, puis a subi une gastrostomie. Elle a maintenant, à domicile, un gavage en continu la nuit et un gavage au milieu de la journée. Elle est d’autre part sous oxygène la nuit, elle a ses « petites lunettes ». Les parents et la grand-mère maternelle ont été formés aux soins infirmiers par l’équipe hospitalière.
6Il est maintenant indispensable qu’elle puisse se nourrir normalement, mais elle refuse catégoriquement de manger. Elle n’accepte qu’un peu de Coca-Cola au biberon. Or elle a un besoin vital d’un certain nombre de calories par jour, du fait de son manque d’oxygène. Il faut aussi qu’elle prenne suffisamment de forces pour subir une intervention cardiaque qui reste encore à faire. Les médecins et les rééducateurs qui se sont activement occupés d’elle pour lui « réapprendre » à manger ont dit : « Maintenant, c’est psy, nous ne pouvons plus rien pour elle » et ont laissé le problème à la charge des parents.
7C’est pour cela que la mère demande une aide psychothérapique. Elle cherche, dit-elle, « un lieu pour mettre des mots sur tout cela ». Quant à Marion, la mère pense à juste titre qu’elle a besoin de métaboliser ce qu’elle a vécu pendant la longue période d’hospitalisation de sa sœur jumelle. Elle sera suivie, moins longtemps que Constance, par une autre consultante de l’équipe.
8Constance se présente comme une petite fille chétive, souffreteuse, au teint gris du fait de son insuffisance respiratoire. En un an, elle n’a ni grandi ni grossi. Sa voix est bizarre, rauque, dysharmonieuse – trace, cicatrice psychique de la trachéotomie, sa « trach », comme elle dira elle-même dès qu’elle se mettra à parler.
9Au moindre rhume, elle décompense et il faut la réhospitaliser quelques jours, ce qui a un effet catastrophique et lui fait perdre toutes ses acquisitions. Comme dit la mère, « elle repart chaque fois du début. » Les décompensations ont eu lieu chaque fois que les parents avaient prévu de partir en week-end en laissant les enfants aux grands-parents.
10La mère se plaint de ne pouvoir communiquer avec elle, elle ne fait pas de calins, n’aime pas les jeux avec échange. En revanche, elle vient pour les soins très gentiment. Elle n’a pas le droit de fréquenter une collectivité d’enfants, mais la mère a passé outre à cet interdit médical et la met avec sa sœur quelques matinées par semaines à la halte-garderie.
11Comme la mère me raconte en séance cette déjà longue histoire médicale, je fais des bonshommes en pâte à modeler pour Constance. Elle s’en empare et, frénétiquement, les transperce de coups de crayon ou les fend à l’aide d’un couteau. Parfois, elle ajoute un anneau autour du cou. Cela se répètera pendant toutes les premières séances; elle me réclame elle-même des bonshommes en pâte à modeler dès qu’elle arrive dans le bureau. Il est aisé de comprendre qu’elle répète là ce qu’elle a elle-même subi.
12Constance continue à faire de nombreuses bronchites, angines, etc., mais il ne sera plus jamais nécessaire de l’hospitaliser et il n’y aura plus de grande régression comme par le passé. Mettre des mots sur les maux du corps permet vraiment de métaboliser les pulsions de mort et évite généralement les grands désordres somatiques. Il apparaît cependant que les accès de fièvre, de toux sans véritable raison médicale interviennent préférentiellement au moment des absences de la mère. Il suffit parfois que la mère lui parle au téléphone et lui dise qu’elle va bientôt rentrer pour que la fièvre tombe. Nous travaillons beaucoup en séances le fait qu’elle puisse exprimer ses émotions autrement qu’avec son corps, que par des troubles fonctionnels, et progressivement, cela s’apaise. Parallèlement, le langage se développe et s’enrichit, la voix devient plus humaine et modulée. Quand elle est triste, angoissée, elle dit : « Je suis malade », mais ne l’est plus.
13Cinq mois après le début de la thérapie, a lieu un rendez-vous de bilan entre tous les médecins qui se sont occupés de Constance. Il est confirmé aux parents que l’hypertension pulmonaire est « fixée et définitive », qu’il n’y a pas grand-chose à faire sur ce plan, il lui faut « vivre avec ». Les parents comprennent qu’elle vivra ce qu’elle vivra, et qu’il faut lui laisser vivre sa vie normale. Ce pronostic terriblement pessimiste a paradoxalement soulagé les parents. Je pense qu’il les a libérés du poids de la responsabilité de la survie de Constance. Peut-être qu’à partir de ce moment-là, sa vie a commencé à lui appartenir, à elle et non plus aux parents ou aux médecins.
14Mais Constance ne veut toujours pas toucher à la nourriture. Quand on dit : « À table », elle va allumer la pompe à gavage. Elle se promène dans la maison avec son appareil à gavage, par jeu. Les gavages se poursuivent, avec tout leur cortège d’effets négatifs, que Constance sait provoquer et utiliser. Elle se fait souvent vomir, mais ne refuse jamais d’absorber les médicaments. Les parents n’en peuvent plus, les médecins insistent sur la nécessité qu’elle se nourrisse normalement. Les parents comprennent alors qu’il faut la forcer, lui imposer leur désir qu’elle vive et grandisse.
15Après un moment d’amélioration prometteur mais épuisant pour la mère, qui ressent que ce forçage est un gavage sous une autre forme, Constance se bloque et s’obstine dans son refus de manger. Elle réclame ses gavages. Quand son père, de retour du travail, lui demande ce qu’elle a fait dans la journée, elle répond : « J’ai vomi. » Quand elle a mangé un petit peu, elle dit aussi : « J’ai vomi » ou, au contraire, si elle vomit sa compote, elle dit : « J’ai tout fini. » Cela me fait réaliser que le seul tractus de nourriture qu’elle connaisse depuis près de deux ans est celui des régurgitations, la nourriture ne passant pas dans l‘œsophage, mais arrivant directement dans l’estomac. L’ingurgitation n’est pas spontanée, elle ne peut être obtenue qu’épisodiquement, par des techniques enseignées par la rééducatrice. Pourtant, pendant toute sa première année, elle a mangé normalement.
16Me référant à ce que dit Dolto, à savoir que lorsqu’un enfant s’est bloqué, pour une raison ou pour une autre, dans la dynamique de l’allant-devenant, il faut tenter de revenir à l’étape antérieure des images inconscientes du corps, je demande à la mère si elle a des photos des enfants tétant leur biberon. Elle amène alors une foule de souvenirs sur la façon dont elle allaitait au biberon ses deux filles. Constance était celle qui mangeait le plus. En même temps, en retrouvant photos et vidéos, elle découvre qu’elle avait oublié à quel point Constance était un bébé gai et rieur, qui avait toujours quelque chose à la bouche. Constance, elle, refuse de se reconnaître sur ces photos et dit, lorsqu’on les lui montre, « bébé » ou « Marion » ou « pas Constance ». Lorsque nous parlons de cela, Constance écoute avec beaucoup d’intérêt et de plaisir, demande qu’on lui dessine des aliments. Nous passons de nombreuses séances à dessiner et modeler des petits pois, des carottes, des assiettes et des couverts. Un léger mieux se dessine, mais ce n’est toujours pas ça. Les repas deviennent un enfer, la mère sentant bien qu’elle frôle la maltraitance à l’égard de sa fille. Une fois qu’elle s’était ainsi énervée sur Constance pour la faire manger en présence de sa propre mère, celle-ci lui dit : « J’ai cru te voir, toi, enfant. » Elle se met alors à associer sur sa propre anorexie lorsqu’elle était enfant, liée à sa relation à sa mère, elle-même gravement anorexique. On voit bien ici comment un symptôme de l’enfant peut faire écho dans l’histoire de l’un des parents. L’anorexie de Constance était, à mon sens, liée à toute son histoire médicale, à l’investissement pulsionnel qui s’était fait sur la machine, à une perversion de la sensation de faim et du péristaltisme digestif, mais elle renvoyait la mère à sa propre anorexie mentale. Celle-ci me disait : « Je m’étais toujours dit : je ne veux pas vivre ça comme ma mère. J’ai ressenti de l’horreur quand j’ai dû forcer Constance ou quand j’ai vu ma mère la forcer. »
17Le père alors, sentant que la situation est bloquée entre la mère et la fille, décide de s’occuper lui-même des repas de Constance. Mais très vite, il entre dans un affrontement encore plus violent, allant jusqu’à gifler l’enfant à presque tous les repas. Il la menace de la ramener à l’hôpital, et Constance s’exécute : elle met son manteau et prend sa valise. « Il lui a déclaré la guerre », me dit la mère. Elle l’avait laissé faire en étant pourtant persuadée qu’il abandonnerait. « Moi, dit-elle, je sais que c’est toujours l’enfant qui gagne. » Le père, ici, n’a pas pu faire tiers, les deux parents étant sans doute confondus dans le même désir – légitime – que Constance mange et qu’on en finisse avec ce qui les rattachait aux soins hospitaliers. L’intervention du père, qu’on sollicite tellement de nos jours, n’a pas forcément un effet magique !
18J’interprète à Constance qu’elle serait toujours elle-même si elle acceptait de manger, qu’elle ne deviendrait pas une autre petite fille si elle n’avait plus de gavage. J’avais en effet l’impression qu’elle était enfermée dans cette identité d’enfant malade, dépendante de ses machines, objet de soins pour ses parents.
19Parallèlement, les parents, désemparés, me disaient répétitivement : « Il faudrait que quelqu’un puisse être là pendant les repas, puisse voir quel calvaire c’est. » J’avais l’impression qu’ils désignaient là une fonction de témoin, témoin de la lutte sans merci dans laquelle ils étaient pris. Je leur propose donc qu’une stagiaire de l’Unité, Carolina Seligman, assiste une ou deux fois par semaine au repas familial. À ma grande surprise, ils acceptent avec un grand soulagement.
20C’est cette présence d’une personne étrangère à la famille, qui venait régulièrement me faire part de ses observations, qui a pu faire véritablement tiers. Constance s’est alors mise à manger, peu à peu les gavages sont devenus inutiles et, à la faveur d’une absence des pédiatres qui, par précaution, n’étaient pas encore d’accord pour retirer le bouton gastrostomique, Constance ira elle-même le jeter à la poubelle après qu’il soit tombé tout seul – ce qu’elle nous annoncera triomphalement en arrivant à l’Unité : « J’ai jeté le bouton ! » Ce jour-là, les parents avaient apporté une bouteille de Champagne, nous disant : « Nous ne voyons pas où ailleurs nous aurions pu fêter cela. » La plaie résultant de ce bouton s’est refermée avec une rapidité qui a stupéfié les médecins.
21Au cours d’une séance où je parlais avec sa mère, Constance faisait des boudins en pâte à modeler et les disposait devant moi. Je m’aperçus, avec un peu de retard mais avec stupéfaction, qu’elle avait ainsi non seulement écrit son prénom, mais qu’elle l’avait écrit de sorte à ce que moi, qui étais en face d’elle, je puisse le lire sans avoir à l’inverser. Elle n’avait pourtant à l’époque que quatre ans et n’était pas supposée savoir écrire.
22Que de chemin parcouru entre les bonshommes transpercés de piqûres et d’incisions des débuts et cette écriture pour l’autre de son prénom ! La seule chose commune entre les deux était la pâte à modeler, notre outil de communication privilégié, objet d’un plaisir partagé. Françoise Dolto, parlant du prénom de l’enfant, dit : « Cette écriture dont la trace est laissée à l’état civil, conjointe à un patronyme, lui donne pour toute sa vie le signifiant majeur de son être au monde, celui que son corps jusqu’à la mort portera. »
23À la fête de fin d’année de l’Unité, Constance avait été beaucoup remarquée à la fois pour sa gaieté, son assurance, sa capacité à prendre le micro et à chanter des chansons devant une assistance nombreuse et par un appareil qu’elle portait au doigt et qui impressionnait tout le monde : c’était en fait un appareil pour contrôler le taux d’oxygène dans le sang.
24Quelque temps après, le père qui l’avait accompagnée pour la dernière séance de l’année, me dit : « Au fait, nous voulions vous dire, l’oxygène est normal, elle n’a plus besoin de porter les lunettes la nuit. » Or les médecins avaient toujours dit que l’hypertension pulmonaire était fixée et définitive, ils avaient même envisagé à un moment une greffe des poumons. Comme je demandais à Constance si elle pensait devoir revenir après les vacances, elle me répondit : « Mais je suis guérie ! J’ai grossi, je n’ai plus les lunettes, je suis grande. »
25La médecine moderne a fait des progrès fantastiques, il est évident qu’une enfant comme Constance n’aurait pas survécu il y a quelques années. Cependant, cela ne va pas sans quelques risques pour la santé psychique de l’enfant et de sa famille. Ainsi, la mère de Constance me faisait remarquer combien Constance « aimait » se faire mal, s’arrachant les peaux des doigts, se frottant les yeux avec des lingettes jusqu’à s’en donner une conjonctivite, etc. Les soins donnés à l’hôpital ou par les parents, les stimulations violentes qu’ils entraînent, l’intérêt porté au corps en tant qu’il est malade, tout cela pervertit profondément le fonctionnement libidinal. La mère de Constance et Marion a su percevoir ce dysfonctionnement et a cherché de l’aide pour ses enfants et sa famille. En France, il est maintenant obligatoire qu’il y ait un psychanalyste ou tout au moins un psychologue dans les services de réanimation néonatale. Mais rien n’est proposé à ces familles pour la suite, alors que c’est là, de façon un peu décalée par rapport à l’urgence médicale, que bien des problèmes viendront à se poser. La prise en compte de la vie psychique, de la réanimation psychique, comme dit Catherine Mathelin [2], est tout aussi importante que celle de la vie organique. Quand Constance me dit : « Je suis guérie », de quelle guérison parle-t-elle ? J’ai délibérément pris le parti de prendre acte de l’ambiguïté de la notion : guérison du corps, certes, et guérison de son fonctionnement, donc de l’investissement narcissique, mais qu’en était-il de l’organisation psychique ?
26Un double épilogue me permet de réarticuler cette question. Environ un an après la fin de la thérapie, la mère de Constance m’a redemandé un rendez-vous. Constance a alors six ans, elle est en cours préparatoire. À l’école, ça va très bien, si ce n’est qu’elle est très bavarde, mais le dentiste, au cours d’un rendez-vous de routine, s’est aperçu que les dents de lait du haut étaient toutes limées, ce qui signifie que Constance fait du bruxisme, elle grince des dents la nuit en dormant et use ainsi ses dents.
27Sa santé, pour le reste, va très bien, d’ailleurs on a rendu tout le matériel médical.
28Lorsque je reçois Constance, elle a du mal, bien sûr, à dire quoi que ce soit sur ce problème des dents, qui n’est pas conscient pour elle. Mais lorsque je l’interroge sur le fait de savoir si elle a des souvenirs de la période où elle était malade, elle me dit : « Je ne voulais pas garder l’oxygène. Je me rappelle quand j’avais la trach. Je ne voulais pas manger, j’ouvre pas la bouche, je veux pas manger. Quand l’infirmière me donnait à manger, je recrachais. »
29Je la revois sept fois en tout; elle se précipite avec enthousiasme sur la pâte à modeler et le dessin. La mère me rapporte une conversation qu’elles ont eue sur la question du handicap. En effet, les enfants l’ont questionnée récemment sur le macaron qu’elle porte sur la voiture. Madame y a droit jusqu’à la fin de l’année, elle leur a expliqué pourquoi. Constance commente : « Ça me faisait plaisir d’être handicapée. Il y avait des choses qui me faisaient mal, oui, mais plaisir quand même. » « Maintenant, j’ai faim, le matin quand je vais à l’école. Je suis contente de travailler bien. » « Je grince plus les dents. » Elle prend alors la pâte à modeler et fait la planète Terre, « avec l’herbe, l’eau, une île. Elle a trois couches, c’est Maman qui m’a appris. »
30À chacune de ces séances, c’est elle qui dit qu’elle veut revenir. Je sens que la mère est un peu réticente, elle ne sait pas me dire si Constance grince encore des dents : « C’est la nuit qu’elle le fait. Comment voulez-vous que je sache ? » Comme je m’étonne de son ambivalence, elle me dit : « Ce n’est pas facile pour moi de revenir ici. » Elle aurait vraiment voulu tourner une page et, en tout cas, elle a renoncé à toute surveillance anxieuse sur sa fille.
31Au bout de quelques séances, Constance – qui vient de perdre une dent – me dit qu’elle n’a plus besoin de venir. « J’ai fini d’être malade. Mes cicatrices ? J’aime pas », et elle montre la trace de la trachéotomie.
32Elle dessine alors une jolie sirène, portant un collier avec un corail qui vient juste à l’endroit où elle-même a cette cicatrice.
33Puis elle fait en pâte à modeler une fenêtre ouverte et dit : « C’est la fenêtre d’une tour, il y a une petite fille. »
34Ce deuxième tour, dans l’après-coup des maladies, a sans doute été nécessaire pour métaboliser les traces psychiques de ces expériences de corps si violentes.
35Voici ce que j’avais écrit il y a deux ans environ. Or, récemment, Constance est revenue une fois de plus. Sa santé est florissante, elle n’a plus le moindre problème avec la nourriture. Elle a choisi elle-même d’apprendre à jouer de la flûte, ce en quoi elle réussit brillamment. Le problème est cette fois-ci scolaire. En classe ou à la maison, quand elle doit faire ses devoirs, il lui arrive de rêver, de rester sans rien faire ou de jouer, voire de dire qu’elle ne veut pas travailler, jusqu’à ce que la maîtresse ou la mère se mette dans des états de colère terribles. Alors elle s’y met et tout est parfaitement réalisé.
36Comme la mère me décrit ces scènes, je lui dis qu’il me semble l’entendre quand elle me racontait les scènes de repas. Elle me répond : « C’est bien ce que je pensais sans oser le formuler aussi nettement. » Le savoir qui doit être incorporé est ici équivalent à la nourriture et Constance contraint l’entourage à la forcer, à la gaver. Il me revient alors que Carolina, la stagiaire qui assistait aux repas familiaux, me racontait qu’au cours de ces repas, la mère ne parlait pas tant de nourriture que de son souci que Constance réussisse aussi bien à l’école que Marion, n’ait pas de retard sur sa sœur. Ingurgiter la nourriture ou ingurgiter le savoir sont ici placés en équivalence et les problèmes se sont rejoués au moment de l’apprentissage. À cela est intriquée la question de la gémellité. « Quand il y en a deux, me disait Constance comme une évidence, il y en a une bonne et une mauvaise. Comme Marion est toujours très bonne… »
37À nouveau, une série de séances ont été nécessaires pour dégager Constance de ces fixations, mais des séances où il n’a plus été question du corps, des maladies, de l’anorexie. Cela lui apparaît comme un passé révolu, dont certes les adultes de l’entourage se souviennent, mais qui n’est plus le registre dans lequel elle se situe aujourd’hui.
Mots-clés éditeurs : Médecine de haute technicité, anorexie, investissement pulsionnel
Date de mise en ligne : 01/06/2007
https://doi.org/10.3917/fp.014.0047Notes
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Unité d’Accueil Mères-Enfants du Centre hospitalier général de Saint-Denis, qui reçoit en hospitalisation de jour des mères et des enfants de 0 à 3 ans, pour une pathologie de la relation précoce mère-enfant. Photos : Ariel Claudet.
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[2]
Le sourire de la Joconde, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1998.