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Article de revue

Pourquoi la loi freudienne du père mort ?

De la métaphore paternelle à la version du père dans l'enseignement de J. Lacan

Pages 83 à 92

Notes

  • [1]
    J. Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 2004, p. 656.
  • [2]
    J. Lacan ( 1975), Le séminaire Livre XXII, RSI, séance du 21 janvier 1975, inédit.
  • [3]
    J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 51.
  • [4]
    S. Freud ( 1910), Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1967, p. 121.
  • [5]
    C. Hoffmann, Introduction à Freud, Paris, Hachette, 2001, p. 209.
  • [6]
    M. Broda, L'amour du nom, J. Corti, 1997, p. 97.
  • [7]
    M. Safouan, Lacaniana, Paris, Le Seuil, 2001.
  • [8]
    J. Lacan, Écrits, 1966, Paris, Le Seuil.
  • [9]
    J. Lacan, Livre XX, Encore, 1972-1973,1975, Paris, Le Seuil.
  • [10]
    C. Normand, Saussure, 2000, Paris, Les Belles Lettres.
  • [11]
    Cf. E. Bordas, Les chemins de la métaphore, PUF, 2003. C'est parce que la métaphore remet encore et toujours en cause l'adéquation supposée des mots et des choses (le cognitivisme a fait son paradigme de cette adéquation) qu'elle est la loi même du fonctionnement du langage, en tant que le désir y émerge.
  • [12]
    J. Lacan ( 1957-1958), Le séminaire Livre V. Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.
  • [13]
    F. Wedekind, L'éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1976.
  • [14]
    Cf. l'excellent livre de E. Porge, Les noms du père chez Lacan, Toulouse, érès, 1997, p. 163.
  • [15]
    Ibid., p. 167.
  • [16]
    Ibid., p. 161.
  • [17]
    J. Lacan ( 1969-1970), Le séminaire Livre XVII. L'envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
  • [18]
    L'exemple d'un Dr Von Hagen, celui qui plastifie les cadavres et les expose comme objets d'arts, qui a plastifié et exposé dans son salon le placenta de son enfant, ne fait que montrer cette pratique actuelle de la forclusion de la perte.
  • [19]
    J. Lacan, RSI, leçon du 21 janvier 1975, inédit. Cf. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Éd. du Champ Lacanien, 2003.
  • [20]
    C. Melman, « Moïse et le monothéisme », Dictionnaire de Psychanalyse (R. Chemama et B. Vandermersch), Larousse, 1998.
  • [21]
    M. Safouan, « Moïse hébreu, Moïse égyptien », Passage n° 74,1996.
  • [22]
    R. Merle, La mort est mon métier, Folio, 1972.
  • [23]
    C. David, Kafka, Fayard, 1989.
  • [24]
    F. Kafka, « Le Verdict », dans La Métamorphose et autres récits, Folio, 1990. Je cite : « Mon père est resté un géant », p. 69.
  • [25]
    Cf. C. Hoffmann, « Le retour du commandeur », dans Introduction à Freud, Paris, Hachette Pluriel, 2001.
  • [26]
    Cf. S. Freud ( 1914), « Sur la psychologie du lycéen », Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, t. 1, p. 230 : « Dans la seconde moitié de l'enfance s'amorce un changement de cette relation au père, dont on ne saurait assez surestimer l'importance. Le garçon commence, à partir de sa chambre d'enfant, à regarder au-dehors dans le monde réel, et voilà qu'il lui faut faire les découvertes qui ruinent sa haute estime originaire du père et favorisent son détachement d'avec ce premier idéal. Il trouve que le père n'est plus le plus puissant, le plus sage, le plus riche, il cesse d'être satisfait par lui, apprend à le critiquer et à le classer socialement, et lui fait alors habituellement payer cher la déception que le père lui a causée. »
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« Je me tiens, pour ainsi dire, avec une lettre non postée portant la surtaxe réglementaire devant la boîte aux lettres trop tard de la grande poste centrale de la vie humaine. »

1Il arrive que père et fils se retrouvent dans une relation guidée par la réciprocité, ce qui signifie que l'autorité ne vaut que dans le partage égalitaire des biens et la soumission commune à l'autorité de la parole, d'où qu'elle vienne. La seule issue d'une telle situation familiale est la déclaration de guerre pour l'obtention du dernier mot. Ainsi, une femme est venue me consulter pour son fils, un adolescent jouissant de son image travestie en femme, elle s'épanche sur ses passions amoureuses avec d'autres hommes ; bref, le père de ses enfants n'a pas fait d'elle la cause de son désir. Ce n'est qu'à ce titre, dit Lacan, que le père a droit au respect, c'est-à-dire à l'amour. Autrement dit, que cette femme soit son symptôme et à ce titre sa jouissance.

2Lacan  [2] substitue cette version du père à la métaphore paternelle. Nous savons que le repère de la fonction paternelle dans l'enseignement de Lacan nous permet d'éviter certaines impasses actuelles, celles qui enterrent un peu rapidement le père (toujours) humilié avec sa fonction, qui consiste à nouer l'ordre des générations avec le sexuel.

3J'ai eu l'occasion d'entendre un philosophe regretter que la pensée n'ait pas encore réussi à résoudre la question de la différence des sexes ; la psychanalyse, au contraire, reconnaît cette impasse des sexes – cette malédiction, comme structurale, à savoir comme constitutive d’un réel. L'Œdipe, le mythe, n'est qu'épopée de cet impossible conjonction des sexes. Que l'habillage épique de ce réel ait pu tourner au comique, depuis l'AntiŒdipe de Deleuze, dans un monde contemporain, qui ne se donne plus le temps de la narration, cela n'enlève rien à la fonction paternelle ; la seule fonction où s'articule la castration. Il s’agit pour nous de reconnaître avec Lacan que :

4

« L'ordre familial ne fait que traduire que le Père n'est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit homme ; le reste s'ensuit [3]. »

Le beau nom

5

« Je remplis d'un beau nom ce grand espace vide. »
Du Bellay

6« Mon nom est un rempart », dit Le Cid, en nous invitant à reconnaître l'autorité du nom et la réduction ultime de l'être au nom. L'autorité ainsi réduite à sa plus simple expression, qui est celle d'un nom, ne nous libère pas, bien au contraire, de la question de comment l'autorité vient au nom.

7Schiller avait déjà saisi le nœud de cette question dans son Guillaume Tell, lorsqu'il met dans la bouche d'un père face à son héritier cette parole, qui, à elle seule, résume la fonction paternelle : « Bientôt, je ne serai plus que mon nom. » Il pensait de la sorte en appeler à la raison par la signification de la loi du désir (dans le texte, l'attente plutôt que la jouissance immédiate), qui est articulée par le nom (du père mort).

8Le pas suivant consiste à saisir que le père est une métaphore. Pourquoi ? La métaphore garde encore et toujours, malgré le cognitivisme régnant, le pouvoir de rupture sur le fonctionnement général, linguistique, d'un mode de dénomination, en remettant radicalement en cause la supposée adéquation directe du mot à la chose. La métaphore admise, ce qui n'est pas une mince affaire aujourd'hui, il est possible d'envisager la version du père dans et à partir de la traduction du désir d’un homme pour une femme, qui, de ce désir d'un homme, va s'occuper de la cause du sien à travers ses enfants ; ce que l'enfant, tel un Léonard de Vinci, traduira en œuvre : « Tout artiste se sent le père de ses œuvres. Pour les œuvres picturales de Léonard […]. Il les engendre, puis ne s'en soucia plus, tout comme son père ne se s'était plus soucié de lui-même  [4]. » L'amour de Ser Piero – le père de Léonard– pour la belle Caterina ne fait pas de doute [5]. Léonard avait, par respect de son nom, le souci de cacher ses amours dans une Florence qui avait le soin de l'apparence.

9M. Broda donne un bel exemple de cet amour du nom dans son ouvrage L'amour du nom, en citant P. Jean-Jouve [6] : « Le vide de la page vient figurer le vide de la Chose, auquel il se substitue, et la jouissance se réalise dans l'écriture. Barrage contre l'angoisse, le nom choisi vient exorciser la signification incestueuse de la page. Une fois posé là, c'est lui qui fait la loi. »

10Ce n'est que lorsque « le nom ne tient pas » dans l'épreuve d'une jouissance comme celle pour un sujet de « s'installer » dans sa profession sous le nom du père, que nous découvrons l'antériorité de la jouissance sur la nomination qu'elle appelle. Ce qui annonce le choix par Lacan du mythe de Totem et tabou pour repositionner le rapport de la Loi à la Jouissance, c’est de là que vont sortir les Noms-du-Père. La question tournera entre la place et la fonction de l'impossible et de l'interdit de la jouissance dans la théorie du désir.

11Qu'une femme faisant cette expérience du nom puisse vouloir en changer et prendre le nom de son mari, cela nous montre déjà suffisamment qu'il y a des Noms-du-Père possibles pour un sujet. Là où le Nom du père fait symptôme, un autre Nom, celui de l’alliance, pourra l'autoriser.

Le nom ne tire son autorité que de son énonciation

12Les concepts fondamentaux de la psychanalyse, l’inconscient, la pulsion, le transfert, la répétition, etc., sont liés aux innovations introduites par Lacan dans la doctrine et la pratique de la psychanalyse freudienne. On retiendra tout particulièrement la distinction des registres du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel, que Lacan a extrait de ses deux premières années d'enseignement sur les Cinq psychanalyses de Freud, ce que M. Safouan rappelle au début de son ouvrage Lacaniana[7]. C'est à la paternité que Lacan va appliquer ses trois registres, dès le Séminaire I sur Les Écrits techniques de Freud, pour en faire un des points pivots de sa recherche tout au long de son enseignement, que le lecteur peut suivre de la métaphore paternelle au sinthome en passant par les Noms-du-père. Lacan distingue ainsi jusque dans l’écriture le symptôme qui est une formation œdipienne référée au père, du sinthome qui permet de faire tenir ensemble par un nouage les trois registres lacaniens, du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Ceci, en pouvant se passer de la référence au père tout en pointant vers sa fonction. Ce qui constitue une ouverture exceptionnelle de la doctrine et de la pratique analytique aux questions des psychoses, des perversions et de ce qu’on désigne aujourd’hui par les états limites.

13Parler de métaphore à propos du père : la fameuse métaphore paternelle de Lacan, cela n’a de sens que par rapport à la conception lacanienne de l’inconscient structuré comme un langage. Cette définition de l’inconscient mériterait à elle seule tout un développement épistémologique prenant en compte ses différentes variantes dans l'œuvre de Lacan. Nous allons nous contenter ici d'en donner quelques-unes et notamment celle de 1958 : « Notre doctrine du signifiant se fonde dans le fait que l’inconscient ait la structure radicale du langage, qu'un matériel y joue selon des lois qui sont celles que découvre l'étude des langues positives, des langues qui sont ou furent effectivement parlées [8]. » On sait que Lacan ne cèdera en rien sur sa thèse que l’inconscient est langage, si ce n'est pour préciser ultérieurement la nature de ce « matériel » inconscient sur lequel agissent les lois du langage : « L'inconscient d’être “structuré comme un langage”, c'est-à-dire lalangue qu'il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n'est rien de plus que l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister [9]. »

14Lacan s’est toujours référé de façon forte au linguiste suisse F. de Saussure, qui a révolutionné l’étude du langage, en distinguant la linguistique de la philosophie du langage, où la langue n’est que le reflet de la nature, voire le véhicule de la pensée. On y reconnaîtra les conceptions du cognitivisme et des neurosciences. Non, pour Saussure la langue est une structure qui ne connaît que son ordre propre, un système qui produit du sens. Ainsi, comme nous l’explique C. Normand : « La langue apparaît toujours comme “un héritage de l’époque précédente”, un produit “à prendre tel quel”, bien trop complexe pour que quiconque puisse songer à le transformer délibérément, outre que “les sujets sont dans une large mesure inconscients des lois de la langue”. Échappant à la volonté individuelle, la langue échappe tout autant à la “ volonté sociale” [10]. »

15La métaphore [11] est une fonction du langage qui permet le jeu de la substitution signifiante ; elle forme avec la métonymie les deux mécanismes permettant l’interprétation de toute unité linguistique. Lacan passe de la fonction métaphorique du langage à la fonction paternelle, en faisant de cette fonction d’abord et avant tout comme métaphore du désir de la mère [12].

16Il nous faut maintenant distinguer le nom-du-père comme point d’ombilication du sujet parlant au langage d’une dérive religieuse, attribuée par certains psychanalystes au nom-du-père de Lacan, ceci au moment où le législateur donne le choix au sujet moderne de son autoréférence, libéralisme oblige. Pour qu'il soit possible à une analysante de passer de l'évocation de son père à Dieu en s'interrogeant sur le pourquoi de ce passage alors qu'elle a, dit-elle, un père qu'elle aime, il faut bien qu'il y ait un trou dans la fonction paternelle. La nature de ce trou, dit Lacan, est de structure, en tant que le père n'est pas que le représentant de la fonction paternelle par son inscription dans le nom, mais il est aussi celui qui a donné son nom, cette nomination est considéré par Lacan comme un acte d'énonciation, qui comme tout acte de parole est un mi-dire de la vérité. Nous saisissons ainsi que devenir père implique plusieurs actes d'énonciation : être nommé, nommer et répondre à son nom.

17Rien d'étonnant alors qu'on puisse aller de la sorte chercher son salut auprès du Dieu de Descartes garantissant la vérité ou dans la laïcité d'un savoir absolu dans l'espoir d'y trouver un savoir sur la vérité du sexe ; un transfert de savoir sur un sujet-supposé savoir mieux que le père. Ce transfert traduit l'expérience faite par le sujet de la décomplétude de l'Autre, où il réalise que le savoir est troué par la vérité ; il n'y a pas de savoir sur le sexe et plus particulièrement sur le rapport des jouissances homme/femme. Ce trou dans l'Autre est déjà l'effet de la nomination par le père qui, en tant qu'acte d'énonciation, produit un savoir troué par le réel de la vérité du sexuel.

18Ainsi, Dora cherchera un substitut au père dans le gros dictionnaire du sexe supposé lui fournir ce complément de savoir. Mais que se passe-t-il lorsque ce transfert d'un supposé savoir du père sur un Autre savoir ne se fait pas ? Le roman d'éducation L'éveil du printemps de F. Wedekind, une tragédie enfantine, et une expérience du désir pour Lacan, ce roman apporte la réponse du suicide à Moritz, un adolescent qui, cherchant un savoir sur le sexe dans le dictionnaire, n'y trouve que : « Des mots, rien que des mots ! Pas la moindre explication claire. Ô cette pudeur ! À quoi bon un vocabulaire qui, sur les questions les plus pressantes de la vie, ne répond pas [13]. » À l'opposé, son camarade Melchior a trouvé une clef d'accès au sexuel par sa réalisation en acte avec Wandla. Il sera sauvé par sa confiance donnée à un « homme masqué », auquel l'auteur a dédié sa pièce et le rôle qu'il a lui-même interprété, entre les mains duquel il met son destin. Lacan s'est saisi, après Freud, de cette pièce pour illustrer l'ex-sistence du nom-du-père, c'est-à-dire le semblant.

19Cette décomplétude de l'Autre que nous venons d'évoquer se repère bien dans le débat théologique autour de la traduction de la réponse de Dieu à Abraham, la célèbre réponse sur son nom : « Je suis ce que je suis. » « Comme le dit F. Michaeli, […] “je suis qui je suis” […] soit je ne veux pas dire mon nom, qu'aucun homme ne peut connaître ; soit “ je suis celui qui est ”, c'est-à-dire l'être par excellence […] Le refus signifie qu'il est un Dieu de parole [14]. »

20Lacan l'interprétera justement comme un : « Tu n'en sauras rien quant à ma vérité […] l'Autre sait qu'il n'est rien [15]. » Il nous suffit de reconnaître avec E. Porge que le refus de réponse de Dieu est identique à celui que le sujet reçoit de l'Autre ou du père symbolique, comme refus de réponse. Le « je suis ce que je suis » est le trou dans l'Autre ouvert par le non de Dieu, ce qui n'empêche pas qu'il parle et que le nom ou les noms du père sortent de ce trou du symbolique : « Tu parleras ainsi aux enfants d'Israël : Yahvé (YHVH), le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, m'a envoyé vers vous. C'est le nom que je porterai à jamais, sous lequel m'invoqueront les générations futures [16]. »

Le père est un symptôme

21Dans la cure analytique, nous dit Freud, nous rencontrons toujours le père comme porteur de l'interdit. Freud s’interroge sur la provenance de cet obstacle qui s’érige devant la tentative de retour vers la mère comme jouissance. En tout cas, le représentant de l’interdit de l’inceste, celui qui fait autorité est manifestement le père. Nous saisissons bien ici la relation entre l’autorité d’une loi et son représentant, qui ne tire son autorité que de cette référence à la loi. Cette opération qui consiste à recevoir le pouvoir d'agir au nom de... est, comme tout interdit, une opération éminemment symbolique.

22C'est là que la lecture d'Œdipe et de Totem et tabou de Lacan  [17] prend toute son ampleur par la remarque sur le rapport de la loi à la jouissance qui s'y inverse. Dans le mythe d'Œdipe, l'interdit produit la jouissance de la mère alors que, dans Totem et tabou, il sort de la jouissance de toutes les femmes. Lacan objecte qu'il ne s'agit ici que de femmes et pas de la mère, pourtant le « toutes » en porte bien la signification. Le mythe, qui articule la jouissance à l'interdit, ne vient dès lors que répondre au trou dans l'Autre maternel, trou de la perte de l'objet [18]. C’est cette perte de jouissance qui fonde l'inconscient freudien. Ce trou dans l'Autre est constitué par l'expérience d'un : « ce n'est pas ça », où se distingue la jouissance obtenue de celle attendue. L'annulation de cet impossible de la conjonction des jouissances entraîne de sérieuses conséquences cliniques. Ainsi, une mère pour qui la naissance de sa fille a été la plus grande jouissance de sa vie, privera celle-ci de la jouissance féminine. Le Nom-du-Père sort de ce trou, par l'articulation du nom au non de la mère à la jouissance. Qu'il puisse y avoir plusieurs noms du père devient de la sorte envisageable.

23La fonction paternelle qui consiste à nouer ensemble les sexes et les générations n'est opérante pour Lacan qu'à partir de la constitution d'une femme en symptôme d'un homme. Le symptôme est à prendre ici comme mode de jouissance. La fameuse réaction thérapeutique négative de Freud nous a appris cette dimension de jouissance du symptôme à travers sa fixité, ce qui n'empêche nullement qu'il soit un message inconscient. Dès lors, il existe pour Lacan un symptôme-père qui articule la jouissance phallique à une femme devenant la cause du désir d'un homme. Le père, dit Lacan, n'est pas n'importe qui. Un jeune garçon se déclare stupéfait devant l'acte de l'amant de sa mère qui voulait un jour lui signer un formulaire « à la place du Nom-du-Père » : Si n'importe qui peut signer à la place de mon père, je suis foutu. Le père est un « modèle », dit Lacan, de la fonction paternelle, en tant qu'il la réalise en s'acquérant une femme – cause de son désir–, pour lui faire des enfants et « que de ceux-ci, qu'il le veuille ou pas, il prenne soin paternel [19] ». Ce qu'on entend lorsqu'une femme noue son désir d'enfant au désir d'un homme pour elle. C'est bien ce premier temps subjectif du désir d'enfant qui se trouve déjà effacé dans la jouissance d'une femme souhaitant faire un enfant toute seule.

La ternarité de la fonction paternelle

24Comme nous venons de le définir, la fonction paternelle repose sur le choix d'un mode de jouissance phallique entre une femme et un homme, le symptôme-père ainsi constitué permet à la mère d'instituer la paternité dans un nom comme nom de la loi de son désir, en tant que la loi du nom articule et ordonne son désir à un objet qui est la marque d'une perte de jouissance. Ce qui suppose que son désir du phallus (symbole depuis les Grecs de la puissance et par conséquent de son manque au niveau du sujet) a glissé le long de l'équation symbolique articulant la castration à l'Œdipe : désir du phallus, désir d'enfant, désir d'enfant du père, désir d'un homme porteur du phallus.

25Ce n'est que par cet acte, nous dit Lacan, qui est de faire d’une femme son objet a et par conséquent son symptôme, que le père sera digne de respect.

26Il reste à définir le père imaginaire et le père réel.

27Le père Imaginaire, comme image idéale, se réalise dans la figure d'un maître du désir. Il est une construction imaginaire de l'enfant supposée pouvoir lui donner ce qui manque à la réalisation de son image phallique. La fille, comme nous l'avons déjà vu, n'est pas en reste ici dans cette quête phallique. Quelle instance va pouvoir venir arrêter et pacifier cette quête qui, sans cet arrêt, peut s'emballer jusque dans la folie ? La folie de cette quête rend certain(e)s, comme Hamlet, véritablement dingues de l'amour du père. C. Melman [20] et M. Safouan  [21], chacun à sa façon, voient dans cet amour pour le père le cœur des ténèbres de la barbarie, qui se produit au nom du marbre du père  [22]cf. le Moïse de Freud).

28La Métamorphose de F. Kafka permet de saisir le caractère destructeur de cette figure du père, construite et soutenue par F. Kafka jusque dans sa fameuse Lettre au père. Elle en donne dans ce même mouvement une figure universelle de l'exclusion, je cite son biographe C. David : « […] son père devenait l'image d'une pureté inaccessible, alors qu'il enfonçait son fils à jamais dans l'ordure [23] ». La triple métamorphose de la famille Samsa par un simple changement de forme humaine en devenir animal de Gregor, qui reste le même sous sa carapace, nous donne de la sorte accès à la mécanique de l'exclusion et de la haine. La différence de forme sous une âme identique sera transformée en déchet dont il restera à se débarrasser pour retrouver la sainte famille. Gregor opère la première métamorphose par l'agression de sa propre image qu'il impose aux regards de sa famille. Ce que F. Dolto désignait comme complexe du homard. Perdre son image protectrice d'enfant dans l'attente d'une nouvelle subjectivité, avec le risque à l'adolescence d'emprunt de carapaces identitaires. La seconde métamorphose, conséquence de la première, fait se redresser un père humilié, se drapant de l'uniforme de l'autorité, qui hante l'œuvre et la vie de Kafka. Malgré le verdict[24] paternel condamnant le fils au sacrifice, ce père est maintenu par Kafka comme un géant au titre d'un père construit comme idéal par le fils [25]. La différence par l'image de Gregor en cancrelat ne rencontre pas sa reconnaissance symbolique de l'âme inchangée et opère alors sa troisième et ultime mutation en se faisant objet qu'on expulse et qu'on sacrifie à la jeune fille en fleur. À la fin de La métamorphose : « […] la jeune fille (la sœur) se leva la première et étira son jeune corps ».

29Le père Réel n'a d'autre réel que d'être un effet du nom-du-père dans le discours de la mère. Son autorité lui vient de cette efficacité symbolique. Il ne suffit pas d'être l'amant de la mère pour satisfaire à cette fonction. Le père réel est celui qui dit non. Son autorité lui vient du discours de la mère et de son rapport à la castration, qui se signifie ici par l’écart maintenu entre la vérité et le savoir sur le sexe. Autrement dit, un Autre marqué par la décomplétude de la toute-puissance. Ce qui est repérable dans cette fiction clinique d'une petite fille qui demanderait à son père un bébé pour Noël et qui entendrait comme réponse de celui-ci qu'il lui faudra attendre d'être une femme pour réaliser son vœu. C'est le père réel, qui permet cette issue à l'Œdipe dans laquelle il s'agit pour le garçon, de s'identifier au père comme possesseur du pénis et en avoir l'usage ; pour la fille, il s'agit de pouvoir reconnaître l'homme en tant que celui qui le possède. Nous venons de voir que l'identification au corps sexué dans les deux sexes est rendue possible par le père réel comme opérateur de la castration de l'image narcissique et phallique du corps. La passion de l'être s'origine dans cette image narcissique en jetant l'être à la poursuite de son image idéalisée.

30Il nous suffit d'évoquer ici la tâche psychique que l’adolescent(e) doit accomplir, qui est celle d’un véritable travail de deuil du père imaginaire qui ne peut pas se faire sans l'appui d'un père réel [26]. Ce deuil est celui de la toute-puissance de l’Autre à partir de laquelle il pourra assumer sa propre incomplétude jusqu’au niveau de son image. On connaît l’efficacité de ces paroles paternelles assumant ses propres échecs et difficultés devant son adolescent(e). Il y a donc à distinguer, comme le fait Camus dans son autobiographie Le premier homme, le pouvoir de l’autorité de la parole.

Notes

  • [1]
    J. Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 2004, p. 656.
  • [2]
    J. Lacan ( 1975), Le séminaire Livre XXII, RSI, séance du 21 janvier 1975, inédit.
  • [3]
    J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 51.
  • [4]
    S. Freud ( 1910), Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1967, p. 121.
  • [5]
    C. Hoffmann, Introduction à Freud, Paris, Hachette, 2001, p. 209.
  • [6]
    M. Broda, L'amour du nom, J. Corti, 1997, p. 97.
  • [7]
    M. Safouan, Lacaniana, Paris, Le Seuil, 2001.
  • [8]
    J. Lacan, Écrits, 1966, Paris, Le Seuil.
  • [9]
    J. Lacan, Livre XX, Encore, 1972-1973,1975, Paris, Le Seuil.
  • [10]
    C. Normand, Saussure, 2000, Paris, Les Belles Lettres.
  • [11]
    Cf. E. Bordas, Les chemins de la métaphore, PUF, 2003. C'est parce que la métaphore remet encore et toujours en cause l'adéquation supposée des mots et des choses (le cognitivisme a fait son paradigme de cette adéquation) qu'elle est la loi même du fonctionnement du langage, en tant que le désir y émerge.
  • [12]
    J. Lacan ( 1957-1958), Le séminaire Livre V. Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.
  • [13]
    F. Wedekind, L'éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1976.
  • [14]
    Cf. l'excellent livre de E. Porge, Les noms du père chez Lacan, Toulouse, érès, 1997, p. 163.
  • [15]
    Ibid., p. 167.
  • [16]
    Ibid., p. 161.
  • [17]
    J. Lacan ( 1969-1970), Le séminaire Livre XVII. L'envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
  • [18]
    L'exemple d'un Dr Von Hagen, celui qui plastifie les cadavres et les expose comme objets d'arts, qui a plastifié et exposé dans son salon le placenta de son enfant, ne fait que montrer cette pratique actuelle de la forclusion de la perte.
  • [19]
    J. Lacan, RSI, leçon du 21 janvier 1975, inédit. Cf. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Éd. du Champ Lacanien, 2003.
  • [20]
    C. Melman, « Moïse et le monothéisme », Dictionnaire de Psychanalyse (R. Chemama et B. Vandermersch), Larousse, 1998.
  • [21]
    M. Safouan, « Moïse hébreu, Moïse égyptien », Passage n° 74,1996.
  • [22]
    R. Merle, La mort est mon métier, Folio, 1972.
  • [23]
    C. David, Kafka, Fayard, 1989.
  • [24]
    F. Kafka, « Le Verdict », dans La Métamorphose et autres récits, Folio, 1990. Je cite : « Mon père est resté un géant », p. 69.
  • [25]
    Cf. C. Hoffmann, « Le retour du commandeur », dans Introduction à Freud, Paris, Hachette Pluriel, 2001.
  • [26]
    Cf. S. Freud ( 1914), « Sur la psychologie du lycéen », Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, t. 1, p. 230 : « Dans la seconde moitié de l'enfance s'amorce un changement de cette relation au père, dont on ne saurait assez surestimer l'importance. Le garçon commence, à partir de sa chambre d'enfant, à regarder au-dehors dans le monde réel, et voilà qu'il lui faut faire les découvertes qui ruinent sa haute estime originaire du père et favorisent son détachement d'avec ce premier idéal. Il trouve que le père n'est plus le plus puissant, le plus sage, le plus riche, il cesse d'être satisfait par lui, apprend à le critiquer et à le classer socialement, et lui fait alors habituellement payer cher la déception que le père lui a causée. »
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