Notes
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[1]
Nous avons principalement utilisé les articles suivants : G. Massé, F. Petitjean, F. Caroli, « Le secteur de psychiatrie générale », et M. Marie Cardine, J. Furtos, « Fonction du psychiatre de service public et de l’équipe psychiatrique », dans L’Encyclopédie médicochirurgicale, section psychiatrie.
-
[2]
M. et J. Demay, Une voie française pour une psychiatrie différente, rapport au ministre de la Santé, juillet 1982.
-
[3]
Ibid., p. 3.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
F. Zambrowski, Moderniser et diversifier les modes de prise en charge de la psychiatrie française, rapport au ministre de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale, La documentation française, coll. « Des rapports officiels », Paris, 1989.
-
[6]
Ibid., p. 60.
-
[7]
F. Peigné, Notre système hospitalier et son avenir, rapport au ministre de la Santé et de la Protection sociale, 1991.
-
[8]
Ibid., p. 20.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
G. Massé, La psychiatrie ouverte : une dynamique nouvelle en santé mentale, rapport au ministre de la Santé et de l’Action humanitaire, Paris, ENSP, 1992, p. 5.
-
[11]
Ibid., p. 16.
-
[12]
Ibid., p. 203.
-
[13]
Ibid., p. 204.
-
[14]
Ibid., p. 239.
-
[15]
Ibid., p. 216.
-
[16]
Ibid., p. 218.
-
[17]
Ibid., p. 225.
-
[18]
P. Joly, Prévention et soins des maladies mentales, Bilan et perspectives, rapport au Conseil économique et social, Paris, ENSP, juin 1997.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid., p. 106.
-
[21]
Rapport de la Cour des comptes, L’organisation des soins psychiatriques, coll. « Des rapports officiels », Paris, octobre 2000.
-
[22]
E. Piel, J.-L. Roelandt, De la psychiatrie vers la santé mentale, rapport au ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Paris, ENSP, 2001.
-
[23]
Ibid., p. 8.
-
[24]
Ibid., p. 84.
-
[25]
Ibid., p. 87.
-
[26]
B. Kouchner, Plan de santé mentale, L’usager au centre d’un dispositif à rénover, rapport du ministre de la Santé, Paris, novembre 2001.
1Ce travail consiste en une analyse des rapports officiels publiés sur une période de vingt ans en psychiatrie (du rapport Demay en 1982 au Plan de santé mentale, novembre 2001). Parmi ces rapports, nous nous intéresserons prioritairement et essentiellement à ce qui concerne l’évolution de la psychiatrie vers la santé mentale, en germe, comme nous tenterons de le montrer, depuis plusieurs décennies. Cette thématique s’organise, au sein de ces rapports, autour de questions telles que celle des alternatives à l’hospitalisation (donc de l’organisation des soins en termes d’extra et d’intrahospitalier), de la nécessité du travail en réseau, de la dimension sociale du soin.
2Une problématique de première importance concerne le repérage de ce que l’expression « santé mentale » veut dire. Nous proposons une lecture en terme de filiations et de glissements, d’évolutions inscrites dans une certaine continuité de la politique de secteur à celle de santé mentale. On pourra voir se dessiner les spécificités de la politique de santé mentale et l’une de ses principales caractéristiques : mener à une déspécification de la psychiatrie.
3Entreprise au cours de l’année 2001, cette étude concernait les imbrications entre politique de santé publique et psychiatrie. Il me semble essentiel aujourd’hui de la lire en tenant compte des évènements actuels relatifs à la mise en place d’une législation des psychothérapies, qui n’est absolument pas sans concerner la psychanalyse. Ce qui s’est produit pour la psychiatrie, et qui est analysé ici, doit alerter sur ce qui se joue maintenant autour d’une éventuelle législation. On peut dès lors avoir une idée, sans avoir besoin de trop d’imagination, de ce que pourrait entraîner d’ici quelques années ce premier pas historique engageant un droit de regard de l’État. Il y aurait, de mon point de vue, une réflexion à soutenir par chacun, et un débat à poursuivre (à engager ?) au sein de la communauté analytique dans son ensemble.
Quelques éléments sur la naissance et les principes du secteur
4Au XVIIIe siècle, il existe des pratiques médicales de la maladie mentale qui ne sont pas régies par des textes précis et sont exclues du champ officiel de la médecine. Il s’agit notamment de traiter les crises, les folies aiguës dans les hôpitaux généraux. Les traitements de l’époque étaient encore très expérimentaux et parfois violents, une grande partie aboutissait à des échecs thérapeutiques. Les malades étaient alors envoyés dans des quartiers d’hôpitaux généraux avec les pauvres, individus dangereux, marginaux de l’époque. La psychiatrie se construit progressivement à la fin du siècle en tant que discipline médicale, avec ses pratiques, théories et institutions reconnues. Cela aboutit dans un premier temps à la création des asiles. La loi du 30 juin 1838 donne une forme institutionnelle à l’asile, en imposant à chaque département un établissement public spécialement destiné à recevoir et à soigner les aliénés. En créant une institution spécialisée pour les aliénés, on en fait donc une catégorie spécifique de malades, distincte non seulement des malades organiques mais aussi des vagabonds, des délinquants ou des pauvres. La reconnaissance d’une perspective thérapeutique intègre l’aliéné au champ médical.
Les principes du secteur : des origines anciennes…
5Dès 1920, naissent les premières volontés et tentatives d’ouverture hors de l’hôpital et les premiers « centres de prophylaxie » sont créés sous l’impulsion d’Édouard Toulouse. Leurs principes sont les ancêtres directs de ceux ayant présidé à la politique de secteur. Il s’agit déjà de sortir de l’hôpital et de penser, en matière de maladie mentale, la dimension « prévention ». Cependant l’Occupation, en provoquant le décès de la moitié des patients des asiles pour malnutrition, va freiner cette évolution tout en stimulant une réflexion sur les conditions d’internement. Plus tard, les évènements de 1968 et les réflexions qui sont engagées ne font qu’accélérer un processus déjà en germe. Les projets de réforme sont anciens, mais les conditions de possibilité de celles-ci et leur audience auprès de la population sont plus propices à cette période.
6C’est cependant le 30 décembre 1968 que paraît un décret qui officialise l’autonomie de la psychiatrie en en faisant une spécialité médicale distincte de la neurologie. Les médecins des hôpitaux psychiatriques deviennent psychiatres des hôpitaux, ils ont alors le même statut que les médecins des hôpitaux généraux. Cela montre bien qu’à cette époque récente, la psychiatrie est encore en train de construire son autonomie, son indépendance, sa spécificité.
Découvertes médicales et regard social/moral porté sur la folie
7La concordance de facteurs techniques et d’un changement de regard porté sur la folie vont accélérer le processus de mise en place officielle des principes d’une politique de secteur. En 1938, on découvre les effets des électrochocs et de l’insulinothérapie. Puis, en 1952, la découverte des neuroleptiques, suivie de celle des antidépresseurs, va donner des perspectives tout à fait nouvelles dans le traitement des symptômes névrotiques et psychotiques. Parallèlement, la perspective analytique pénètre peu à peu les hôpitaux psychiatriques. L’éventail de possibilités thérapeutiques offertes aux psychiatres s’élargit considérablement et permet des pratiques professionnelles très diversifiées, relatives à la formation de chacun comme à des sensibilités théoriques.
La circulaire du 15 mars 1960, mise en place officielle du secteur en psychiatrie
8Certes, quelques expériences ont déjà été menées dans ce sens, comme celle du 13e arrondissement ( 1954), ou celle menée dans l’Est lyonnais, où des structures pilotes ont été mises en place par des équipes sans attendre la circulaire. Les Offices publics d’hygiène sociale, lieux de soins pour les tuberculeux, ont joué un rôle de Centres de consultations psychiatriques dès 1930. Ce sont déjà des structures à vocation médico-sociale qui accueillent les premières initiatives liées à la sectorisation. Les Journées psychiatriques nationales, tenues entre 1945 et 1947, sont à l’origine de l’élaboration des grands principes du secteur, consignés dans Le livre blanc de la psychiatrie. Des Centres de traitement et de réadaptation sociale sont créés dès 1952.
9Le secteur met en place une politique de soin sur l’ensemble du territoire français, qui consiste à s’appuyer sur le fonctionnement hospitalier et à y intégrer toutes les possibilités de soin, de prise en charge en extrahospitalier. La complémentarité intra et extrahospitalier est un souci majeur. Les hôpitaux sont divisés en services, chacun ayant un médecinchef, une équipe de médecins et d’infirmiers, des cadres infirmiers et surtout un certain nombre de lits. En fonction de ce nombre de lits et des possibilités d’accueil, chaque service se voit attribuer un ou plusieurs secteurs géodémographiques. Cette attribution est fonction des normes de l’Organisation mondiale de la santé, c’est-à-dire à l’époque trois lits pour 1000 habitants. Chaque service est donc constitué d’un nombre de lits en intra et d’unités de soins, ainsi que d’un dispositif extrahospitalier, soit différentes structures chargées de prendre en charge la population qui leur a été attribuée. Le médecinchef devient alors médecin chef de secteur, et s’adjoint des médecins responsables du secteur dans les différentes structures.
Les structures
10Cette circulaire implique la création de nombreuses structures d’accueil :
- les Dispensaires d’hygiène mentale, ancêtres des CMP;
- des hôpitaux de jour ;
- des foyers de postcure ;
- des ateliers protégés, notamment des Centres d’aide par le travail (CAT) ;
- des clubs thérapeutiques, regroupant des activités diverses.
11Ces structures visent à rendre possible la mise en place des principes de base du secteur, qui sont les suivants :
- traiter à un stade aussi précoce que possible ;
- assurer une postcure évitant les « récidives » ;
- séparer le moins possible le malade de sa famille et de son milieu ;
- accueillir tous les malades d’une région donnée.
12Ces lignes de conduite doivent respecter et promouvoir d’une part l’unité de la prévention, de la cure et de la postcure et, d’autre part, la continuité de la prise en charge par une même équipe médico-sociale. L’hospitalisation doit devenir un moment précis du traitement et ne plus en constituer le cœur, ne plus être le seul recours possible [1]. Notons l’emploi révélateur de deux termes. Celui d’équipe médico-sociale, qui montre d’ores et déjà l’importance de la dimension sociale, dont l’analyse aura une place importante dans ce travail. Celui de récidive, qui donne un aperçu des risques de toute politique de secteur développant une certaine forme de travail en réseau, pouvant mener à une action trop interventionniste.
Après la circulaire
13Quelques évolutions d‘importance sont à noter. La maladie mentale va être reconnue par la Sécurité sociale comme maladie de longue durée, les consultations et soins seront alors remboursés et l’exonération du ticket modérateur possible. Cela est une traduction administrative qui accompagne, institutionnalise un réel changement de statut du malade et de l’hôpital psychiatrique, car on reconnaît la maladie mentale comme une maladie, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. En 1970, paraît un décret d’application de la circulaire sur le secteur qui crée le statut de médecin chef de secteur. Au niveau infirmier, le diplôme spécifique d’infirmier psychiatrique qui existait va être progressivement remplacé par le diplôme d’État. La sectorisation a des conséquences importantes sur le statut des différentes professions intervenant dans le traitement de la maladie mentale. La circulaire du 9 mai 1974 précise l’aspect pluridisciplinaire des équipes de secteur. Il faut en effet un médecin chef de secteur, un médecin assistant, trois à quatre internes, un psychologue, une assistante sociale, un temps infirmier par 10 000 habitants, une secrétaire médicale de secteur et des médecins vacataires à temps partiel. Des disparités importantes existent en fonction des moyens disponibles, très variables selon les régions, mais aussi de l’investissement de cette politique par les médecins-chefs et les équipes.
14Deux dimensions essentielles de la sectorisation interagissent :
- une dimension économique, qui préconise de diminuer le nombre de lits et la durée d’hospitalisation, ainsi que de faire de la prévention l’essentiel de la politique publique en psychiatrie;
- une dimension morale/sociale, évolution importante du regard porté sur diverses formes d’exclusion.
15Le secteur est un état d’esprit, ce qui implique que pour mettre en place une telle politique, « sortir de l’asile » les malades comme les soignants, les dispositions légales, administratives, économiques ne sont pas des conditions suffisantes. Avoir ce fameux « esprit de secteur » est une condition nécessaire. On prend bien la mesure du poids des représentations et idéologies qui traversent ce champ, ici par le biais de la mise en place d’une politique publique, la politique de secteur. On peut lire ce que certains praticiens ou théoriciens appellent « esprit de secteur » comme représentant une évolution du regard moral/social porté sur la folie. En psychiatrie, depuis l’avènement de la sectorisation, il est très souvent question de réinsertion, de réadaptation sociale. Les politiques publiques développées récemment en matière d’insécurité, d’emploi, de risques routiers et, pour ce qui nous intéresse, de santé, sont empreintes de ce nouveau regard. Elles ont un dénominateur commun : l’idée de prévention, qui tient une place centrale. La lutte contre l’exclusion, quelle que soit la forme qu’elle prend, s’est intensifiée et généralisée ces dernières années. Mais les politiques de santé publique sont aussi inspirées de ces conceptions, que nous allons retrouver en psychiatrie à travers le secteur. C’est ici qu’il faut chercher le terreau de l’évolution des représentations de la maladie mentale qui conduit à cette fameuse expression, « santé mentale ». Il s’agit de sortir de l’hôpital les malades, mais aussi, et peut-être surtout, les différents personnels soignants, pour qu’ils aillent au devant de leur objet, la folie, sur le terrain où elle peut apparaître, celui de la vie quotidienne. On retrouve alors notre notion de prévention, et la justification des pratiques dites « de réseau ». Est ici présente cette idée que l’on peut agir sur l’exclusion, les inégalités, la maladie mentale et son traitement. Cela a sans doute à voir avec un certain humanisme qui tend à positionner l’homme au-dessus de tout, pouvant agir sur tout. Relevons que ce type de logique fait de la maladie mentale une exclusion parmi d’autres, au même titre que n’importe quelle forme d’exclusion sociale, alors qu’il n’est pas évident qu’on puisse la considérer ainsi.
16Réduisons maintenant le champ d’investigation au domaine de la santé pour présenter un modèle de politique de santé publique qui reflète les évolutions de représentations analysées jusque-là, le modèle sanitaire et social de prévention des risques. C’est un modèle assez récent de politique en matière de soins, mais surtout de prévention. La sectorisation en psychiatrie en est un exemple tardif. Celui-ci s’intègre dans le courant de la prévention des risques, qui fait évoluer une médecine originairement, traditionnellement, curative, vers une médecine qui prescrit et proscrit des comportements « à risques ». La médecine ayant fait des progrès énormes, on connaît aujourd’hui les causes principales des grandes maladies, on repousse la mort à des âges de plus en plus avancés. Il existe des causes de mort évitables et non évitables. C’est contre les premières que le modèle sanitaire et social tente de lutter, en prescrivant ou au contraire en proscrivant certains comportements (tabagisme, alcoolisme, dépendances diverses, risques routiers). L’idée fondatrice de ce modèle est celle d’un pacte, comme en matière d’exclusion sociale (les allocations chômage, par exemple, permettent à un individu d’être exclu temporairement du circuit de la production dans la mesure où il s’engage à vouloir le réintégrer et à faire toutes les démarches nécessaires), pacte entre une société qui garantit un droit à la santé, mais qui impose en contrepartie aux individus un devoir de santé. Cela est lisible dans l’évolution langagière qui a transformé les patients en « usagers » du système de soins, voire en « consommateurs ». Nous verrons que cette terminologie apparaît d’abord en médecine générale, pour être reprise aujourd’hui en psychiatrie, dix ans après.
17Comment ce modèle sanitaire et social, qui a d’abord concerné la médecine générale, a-t-il été adopté pour la psychiatrie, dès lors soumise à des règles pensées en dehors d’elle, au risque d’y perdre sa spécificité ? C’est ce glissement, la prégnance de plus en plus massive d’une dimension sociale du soin des maladies mentales, qui constitue, du moins en émettons-nous l’hypothèse, l’essentiel de ce que l’on appelle « santé mentale ». Mais cela est une évolution qui s’inscrit dans la durée et qui est particulièrement repérable à la lecture des rapports officiels parus en psychiatrie depuis vingt ans.
Vers le secteur, un souffle pour amorcer le changement : le rapport Demay, 1982
Le contexte
18Ce rapport intervient avant la réforme de 1985 qui légalisera et organisera d’un point de vue législatif le secteur psychiatrique. Il semble que de nombreuses propositions du rapport Demay aient été reprises dans le cadre de cette réforme. En 1982, alors que les principes du secteur sont posés depuis 1960, celui-ci ne semble pas avoir été tout à fait mis en place. C’est une constante des différents rapports que de présenter une version remaniée de ce qu’est ou devrait être le secteur qui demeure, au fil des rapports, à réaliser.
Les principales propositions
19Sont abordées, pour ce rapport comme pour ceux qui suivront, les visées majeures des auteurs et parfois les modifications précises à réaliser pour les mettre en place. Ce rapport s’organise autour d’une orientation majeure : dépasser l’asile – qui devient ici synonyme d’hôpital psychiatrique – et organiser sa disparition. Il s’agit de proposer, comme le titre l’indique, Une voie française pour une psychiatrie différente [2], différente de l’antipsychiatrie italienne ou de la voie anglaise et prenant en compte l’histoire de la psychiatrie française, tout en se détachant de la notion d’enfermement. Plutôt que de rénover l’ancien asile, comme cela se fait jusqu’à présent, les rapporteurs proposent de repenser le fonctionnement du système de soins en santé mentale, dont l’hôpital psychiatrique ne doit plus être le centre. Il doit plutôt quasiment disparaître à terme et ne représenter qu’une structure extrêmement mineure du soin en psychiatrie. La spécificité de la psychiatrie est réaffirmée comme étant la « souffrance psychique ». Nous reviendrons sur cette question avec d’autres rapports, car il semble que cette spécificité reste, aujourd’hui encore, à penser. De même, sa confrontation permanente avec des situations s’inscrivant également dans le domaine politique, social ou économique est rappelée. S’il n’est pas de son ressort de résoudre les problèmes de cet ordre, elle intervient cependant souvent, à travers la souffrance psychique, sur des questions qui ne font pas à proprement parler partie de son champ d’action. Il est donc important qu’un travail coordonné et partagé puisse avoir lieu. Le contexte social et familial devient un élément majeur à prendre en compte et à intégrer dans la dimension thérapeutique. Il est proposé d’impliquer et de responsabiliser les différents acteurs sociaux en faveur d’une solidarité et d’une participation au soin. Le lieu où les troubles naissent devient ainsi également celui où ceux-ci peuvent connaître une évolution et être soignés, c’est-à-dire en dehors de l’hôpital. Ce qui est à mettre en place, ce n’est rien d’autre que les grands principes du secteur, qui n’ont pas été relayés par une volonté politique d’ensemble cohérente. Pour ce qui nous concerne, penser la spécificité de la psychiatrie suppose d’interroger l’articulation des troubles psychiques et des conditions socioculturelles, dans la mesure où ils interagissent. On entend souvent que l’hôpital accueille des personnes qui n’ont rien à y faire, et notamment un public socialement et économiquement défavorisé. Mais ce n’est pas parce que l’on est pauvre que l’on n’est pas fou. De plus, la diminution des lits et de la durée des hospitalisations a eu pour conséquence une augmentation du nombre de personnes délirantes qui se trouvent de fait plus fréquemment dans des situations d’errance.
20Pour mettre en place ces changements majeurs, les auteurs proposent « une mutation complète des méthodes et des moyens, des cadres et références juridiques, administratifs et financiers existants ». Il est intéressant de relever la tonalité particulière du rapport, qu’on ne retrouve plus dans ceux qui suivront, hormis le rapport Piel-Roelandt, paru vingt ans après : celle-ci est revendicative, mobilisatrice, on y ressent un appel au changement qui semble l’héritier direct de l’état d’esprit de 1968. Ainsi, les auteurs peuvent dire :
« … Cette exigence de renouveau pourra et devra, définitivement, abolir la vieille habitude de mettre à l’écart, et si possible d’oublier tout ce qui inquiète, dérange ou encombre, abolir aussi et ainsi la loi de 1838 et son asile qui avaient mis en forme et en actes cette pratique de l’exclusion méthodique et systématique. Cette voie nouvelle constitue et légitime la pratique psychiatrique de secteur (on dit aussi parfois psychiatrie communautaire pour souligner sa caractéristique essentielle de s’exercer dans la communauté). Elle exprime son avancée décisive, assurant son progrès dans une démarche qui la détache et l’éloigne de l’hôpital, hôpital qui procédait d’une logique radicalement opposée et négative en consacrant la rupture et l’isolement du contexte de vie [3]. »
22On peut voir éclore dans ce rapport les prémisses de ce que sera une décennie plus tard la « santé mentale », un modèle de soin bio-psycho-social. La pathologie mentale – terme abhorré par les auteurs parce que trop stigmatisant – est ici quasi exclusivement traitée du point de vue de l’exclusion sociale, familiale, économique dans laquelle elle est souvent inscrite. Une évolution sémantique est à relever : plutôt que de pathologie mentale, on préfère parler de souffrance psychique (car la notion de maladie mentale tend, selon les auteurs, à organiser la fixation), l’asile est utilisé comme synonyme d’hôpital psychiatrique (si le terme d’asile est déjà très négativement connoté, celui d’hôpital psychiatrique est en train de le devenir) ; on passe également de malade à usager et, plus tard, de maladie mentale ou trouble psychique à « santé mentale ». Il n’est plus question de l’état de la personne telle qu’elle se présente mais de celui qui est visé à travers la politique de soins. Ainsi, dans le langage, il n’existe plus que des aspirants à la santé mentale.
23Le rapport Demay ne s’appuie pas sur une éventuelle complémentarité entre intrahospitalier et extrahospitalier. En effet, pour les auteurs, « les activités hors les murs, qui mettent en cause son équilibre financier [de l’hôpital] en traitant les malades ailleurs et autrement, sont en contradiction formelle avec son existence ». Ils proposent de planifier la disparition de l’hôpital psychiatrique, toujours assimilé à l’asile et ne pouvant renvoyer qu’à une politique asilaire, c’est-à-dire d’enfermement. La gestion administrative et financière du soin extrahospitalier doit se faire en dehors de l’hôpital, et la suppression des asiles doit s’accompagner d’une augmentation des budgets de l’extrahospitalier et d’une dotation des moyens de l’hôpital psychiatrique, au fur et à mesure que celui-ci disparaît, au secteur.
24En parallèle, l’importance de la constitution d’un réseau social est rappelée. Il faut tisser des liens avec les acteurs de la vie d’un quartier et développer les actions en réseau. Ce sont les principes du secteur qui sont répétés ici. Ainsi, il ne semble y avoir aucune nécessité, aucun besoin desdits « usagers » en structure d’accueil hospitalière à temps complet. On peut se demander si, malgré la véhémence de propos fort justifiés concernant la nécessité de reconnaître, de prendre en compte et de soigner cette partie de la population que sont les sujets atteints de troubles psychiques, il n’y a pas une méconnaissance, un refus majeur de reconnaître la différence de certains, pour qui l’hôpital psychiatrique est un lieu d’asile. Les critiques des auteurs portent sur le principe même de l’hospitalisation, notamment sous contrainte, mais également sur le nombre et la durée de celles-ci (qui participent du maintien de la chronicité des patients) et des coûts élevés de l’hôpital (par exemple, pour unifier le financement des hospitalisations et des soins ambulatoires par les centres payeurs, les auteurs proposent une comptabilité en nombre de malades traités et plus en journées d’hospitalisation). Une composante majeure du soin en psychiatrie est ré-affirmée : celle de l’accompagnement vers l’autonomie, seul chemin permettant la désaliénation. Les améliorations sont possibles, il faut donc refuser tout ce qui tend à organiser la fixité, comme l’attribution de soins ou d’allocations très faibles du fait de la longue durée probable des soins.
25C’est également cette idée qui est au cœur des mesures à prendre en matière de législation. Les auteurs condamnent ainsi les lois d’exception, en matière d’aides mais également concernant par exemple la responsabilité pénale des malades. Selon eux, l’article 64 du code pénal, qui mène à un non-lieu concernant toute personne jugée irresponsable au moment de l’acte, a des conséquences désastreuses sur les personnes inculpées. En effet, elle annule l’acte dans sa matérialité, exclut le coupable de la communauté sociale et humaine, puisqu’il n’est pas soumis aux mêmes lois, ne tient pas compte du fait que la personne ayant commis l’acte, même inconsciente sur le moment, peut se sentir responsable après un certain temps et vouloir assumer la responsabilité du crime commis. Le principe de l’aménagement d’une peine pour les personnes atteintes de troubles est bon, mais doit pouvoir s’appliquer en tenant compte de ces diverses réflexions. La nécessité absolue de légiférer dans le détail à propos de la mise en place du secteur est réaffirmée, ce qui suppose selon les auteurs d’abolir la loi de 1838 qui rendait obligatoire l’existence d’un asile pour une population de x habitants, et qui donnait une existence légale au malade mental. Concernant les soins sous contrainte, en l’occurrence le placement volontaire (c’est-à-dire nécessitant la demande signée de tiers en l’absence d’accord du patient, l’actuelle hospitalisation à la demande d’un tiers) ou d’office (décidé par le préfet de police en fonction du danger représenté pour lui-même ou pour autrui par un malade qui n’est pas en mesure d’en prendre la décision), les auteurs rappellent qu’une telle décision doit être médicale et renvoie donc à la responsabilité du médecin. L’obligation d’en référer aux autorités compétentes demeure une nécessité. Les principes qui sont au fondement de cette possibilité d’agir contre le consentement d’un individu et de porter atteinte à ses libertés pour permettre de le soigner demeurent. Les auteurs proposent également la mise en place d’une loi complémentaire à celle de 1968 qui permettrait de garantir les droits des personnes hospitalisées dans ces conditions.
26Sans développer la question de la formation et de la recherche, notons simplement que pour les auteurs, le statut d’infirmier psychiatrique devait être maintenu, car la spécificité du diplôme et de la profession le justifie. Concernant les psychiatres, la proposition des auteurs d’intégrer les sciences sociales comme discipline obligatoire du premier cycle des études de médecine n’annonce-t-elle pas l’évolution vers la santé mentale, compte tenu de l’importance du domaine social dans ce modèle politique ?
27Le rapport Demay présente des réflexions et propositions extrêmement pertinentes, sans « langue de bois » et rarement présentes dans les autres rapports (concernant notamment les diverses législations mettant en place un caractère d’exception, ou encore le statut des malades et leur traitement), mais il apparaît également comme le plus radical, mobilisateur en ce qui concerne son souci principal : la disparition de l’asile. Une des propositions du rapport est en effet la « disparition des murs d’enceinte et la prescription de leur démolition ». Ce point crucial est le pivot de l’ensemble de l’écrit. L’hôpital est globalement, sans même parler de cas particuliers, à bannir pour l’enfermement qu’il représente et la chronicisation qu’il maintient. Il est étonnant de lire ces pages aujourd’hui et de noter que pour les auteurs, cette extinction, même progressive, des lits d’hospitalisation ne pose pas de problèmes en termes de places et de soins. Le secteur, puisqu’il ne s’agit pas d’autre chose ici que d’une version quasiment antipsychiatrique de la sectorisation, est encore le lieu de tous les espoirs, d’un rêve de voir disparaître la folie et ce qui a pu être et est parfois encore un lieu de soins pour ceux qui en souffrent. C’est la différence dans sa dimension toujours ségrégative quand elle est socialement organisée qui est visée. En voulant abolir la ségrégation, on balaie de fait quelque chose de l’ordre de la différence, comme par exemple l’idée, insupportable à tout un chacun, d’un séjour en hôpital psychiatrique, idée que d’autres peuvent envisager comme un soulagement, quelque chose de souhaitable ou une nécessité compte tenu de leur état. Comme le précisent les auteurs :
« Nous préférons que soit retenue une voie française qui pose le problème en termes de stratégie de dépérissement (dont la finalité reste l’abolition de l’asile), définissant une tactique de transition. […] L’institution asilaire passe d’une vocation de gardiennage et de contrôle social révolue à une vocation, enfin définie et reconnue solennellement, de soins, entendue très largement et allant jusqu’à la fonction d’accompagnement social. […] Cette fonction de restitution à la société civile du dispositif de soins de la maladie mentale assurera à ce dispositif communautaire cohérent une mission de travail médiateur contre l’exclusion et la ségrégation, contribuant au changement souhaité des mentalités et des comportements [4]. »
Une mise au travail plus réaliste : le rapport Zambrowski [5]
29 Faisant suite au rapport Demay, celui-ci paraît effectivement beaucoup moins porté par un souffle idéologique et plus orienté vers une mise au travail concrète, prenant la forme de propositions à mettre en place pour développer le secteur.
Les liens entre psychiatrie et hôpital général
30L’auteur note le développement de la psychiatrie sectorisée au sein des hôpitaux généraux. Il propose d’accentuer cette tendance par diverses propositions. Les visées majeures sont de faire avancer la mise en place de l’extrahospitalier en augmentant la proximité avec les patients et en améliorant la qualité et la coordination des soins somatiques et psychiatriques, donc de mieux intégrer la psychiatrie au système de soins. Il s’agit notamment d’implanter la psychiatrie au sein de l’hôpital général, de rendre sensibles les praticiens et différents professionnels à la spécialité psychiatrique et de développer les interactions entre psychiatrie de secteur extra ou intrahospitalière et hôpital général (en implantant par exemple une antenne de centre médico-psychologique au sein des hôpitaux généraux).
Les modifications concernant les centres hospitaliers spécialisés
31Ces propositions sont présentées par l’auteur comme essentielles en ce qui concerne la modernisation de la psychiatrie. Globalement, il est question de poursuivre la diminution des capacités d’accueil intrahospitalier, les lits en psychiatrie étant considérés comme en surnombre et inadaptés aux besoins de soins comme à l’évolution amorcée en psychiatrie.
32La planification adoptée (s’agissant ici du neuvième plan, 1984-1988) consiste en une diminution des lits et leur reconversion en structures alternatives à l’hospitalisation.
33L’analyse de la situation fait ressortir, pour le rapporteur, un hôpital psychiatrique – l’expression, peu utilisée par ailleurs, l’est sans retenue quand il s’agit d’en dénoncer certains traits – surdimensionné et mal utilisé, très coûteux, qui reste trop central dans l’organisation des soins psychiatriques et devrait céder la place aux alternatives à l’hospitalisation. Il conduit souvent à l’aggravation des troubles, à un isolement massif et à une chronicisation du malade.
34Cela fait de l’hôpital psychiatrique un lieu de ségrégation, de concentration asilaire coupant le malade du corps social. Utilisé parfois sans nécessité thérapeutique, il constitue trop souvent un lieu d’hébergement pour des raisons sociales. Une contradiction est ici à relever : la dimension sociale des troubles est exclue comme non légitime, alors qu’il est affirmé dans la politique d’alternative à l’hospitalisation que la dimension sociale est majeure, centrale, tant dans la survenue des troubles que concernant les améliorations possibles, autrement dit les aspects sociaux sont considérés comme partie à intégrer à la thérapeutique. Notons qu’à cette période, on parle encore de malades.
35Il est affirmé enfin ce que doit être le rôle de l’hôpital : un lieu de soins techniquement performant, permettant de prodiguer des soins intensifs en cas d’urgence ou de phase aiguë de la maladie, ou pour les maladies de longue durée nécessitant une prise en charge hospitalière, enfin lieu d’accueil des patients nécessitant des soins, mais qui les refusent. De quoi s’agit-il concernant les maladies de longue durée, sinon de la reconnaissance d’une chronicité de certaines pathologies ? La grande difficulté des rapports, qui orientent les politiques publiques menées, réside dans les particularités de la discipline : aucun barème ne peut être établi, aucune durée conseillée, aucune classification indicative car chaque situation, si elle peut s’améliorer, peut nécessiter une hospitalisation.
36L’auteur insiste également sur l’importance de l’orientation des patients qui, hospitalisés, ne relèveraient pas de la psychiatrie, l’évaluation des prestations psychiatriques à promouvoir et la nécessité d’une réflexion sur la mise en place d’« un dispositif d’offre sanitaire, social et médico-social, susceptible de satisfaire l’ensemble des besoins et de prévenir toute inadéquation future [6] ». L’objectif majeur, pour résumer, est de « sortir les malades de l’hôpital ». L’ambiguïté sémantique reflétant, dans une certaine mesure, le degré de conviction et le manque de lucidité, ou peut-être l’aveuglement, sur les conditions de ces sorties comme leurs éventuelles conséquences. (Nous verrons ce qu’il en est aujourd’hui.)
37Trois axes sont proposés :
- la mise en place d’équipements et de services diversifiés, alternatifs à l’hospitalisation classique ;
- le développement de la dimension préventive et informative de la psychiatrie extrahospitalière, permettant d’éviter le recours à l’hospitalisation ;
- la promotion d’une hospitalisation de qualité (permise par la diminution en nombre et en durée des hospitalisations).
38Pour réaliser ces changements, il faut qu’un schéma directeur d’établissement intégré à la planification soit élaboré, que le redéploiement et la transformation des emplois soient favorisés, que soient modifiés les critères de classement des centres hospitaliers spécialisés (qui liaient nombre de lits et promotion des directeurs d’hôpitaux), que la possibilité légale soit donnée aux établissements hospitaliers de gérer des institutions sociales ou médico-sociales et enfin que l’État affecte un budget suffisant pour mettre en place les propositions faites. La question du coût est toujours présente et l’auteur propose des solutions, par exemple le redéploiement du coût des lits vers les structures alternatives à l’hospitalisation. Donc, en 1986, la question économique est centrale.
La prévention
39Un chapitre du rapport est consacré à des thèmes particuliers ou à des groupes de population à risques. La question de la prévention y tient une place centrale.
40La prévention avait été définie dans la circulaire du 15 mars 1960, régissant le secteur : il s’agit d’une action visant au diagnostic et aux soins précoces des personnes atteintes de troubles mentaux. Cela renvoie à une part des activités des équipes de secteur, dont l’importance est ici réaffirmée, et qui s’inscrit dans ce que l’on appelle le travail de réseau. Il recouvre toutes les démarches visant à créer, intensifier des liens entre les structures de secteur et toutes les personnes ou institutions de quartier susceptibles d’avoir un rôle à n’importe quel échelon d’une séquence de soins psychiatriques. La liste ne peut être exhaustive puisque ces contacts suivis doivent être multipliés. Ils permettent de faciliter les prises en charge en connaissant les interlocuteurs, de favoriser la prévention en faisant connaître les différentes structures disponibles sur un secteur, de faire évoluer les mentalités concernant les troubles mentaux. Bien entendu, le réseau est aussi au cœur des aménagements relevant du maintien ou du retour des patients dans leur milieu social et familial. Il s’agit là de prévention dite secondaire (travail de sensibilisation, de formation, d’écoute, de conseil).
41Le rapporteur promeut également une prévention primaire passant par la disponibilité et l’attention portées à certaines périodes de la vie repérées comme charnières : période périnatale, personnes âgées.
Les urgences psychiatriques
42La question des urgences psychiatriques recoupe différents thèmes : celui des rapports entre hospitalisation et soins ambulatoires, car les situations d’urgence débouchent souvent sur des hospitalisations. Elle renvoie aux droits des malades, mettant souvent en jeu l’hospitalisation sous contrainte ou à la demande d’un tiers. Dimension préventive également, puisque le secteur, dans un fonctionnement idéal, en étant au plus près du malade et en permettant un contact régulier avec celui-ci, devrait permettre de prévenir certaines situations d’urgence. Enfin, rapports entre médecine générale et psychiatrie, puisque bon nombre d’urgences psychiatriques sont reçues par des hôpitaux généraux.
43Ainsi, les deux dimensions dans lesquelles œuvrer, toujours selon l’auteur, sont l’amélioration de l’orientation, de l’accueil et des soins des urgences générales et le développement d’équipements et de services spécialisés adaptés aux situations d’urgence (on a quelques difficultés à se représenter ce dont il pourrait s’agir en psychiatrie…).
Concernant la prise en charge des détenus atteints de troubles mentaux
44Le décret du 14 mars 1986, article premier, crée un troisième type de sectorisation, les Secteurs psychiatriques en milieu pénitentiaire (SMPR). À l’époque, en 1986, il n’existait que quinze SMPR pour toute la France. Le rapporteur souligne la nécessité d’en créer d’autres. La part importante, parmi les détenus, de personnes atteintes de troubles psychiques était connue. La question de la légitimité de la présence de certains malades mentaux dans les prisons n’est pas posée par le rapporteur, alors qu’un débat éthique, mais également thérapeutique, l’envisageait quatre années auparavant dans le rapport Demay ( 1982, question de la responsabilité et de l’aménagement des peines dont nous avons parlé plus haut). Ces questions sont aujourd’hui encore d’actualité.
45Comment ne pas être surpris par le fait que, dès les années 1980, comme en témoignent les rapports Demay et Zambrowski, les constats actuels majeurs étaient déjà réalisés, et les conséquences de certaines propositions, dès lors, prévisibles ? On pense, par exemple, à la multiplication des détenus ne relevant pas de l’univers carcéral mais bien du monde psychiatrique, qui pourtant sont emprisonnés du fait du manque de lits d’hospitalisation et de la politique menée en matière de durée d’hospitalisation.
Planification, évaluation, formation et recherche
46Le rapporteur propose diverses modifications dans ces domaines, pour intégrer les changements mis en place.
47Il s’agit notamment d’évaluer, à partir d’enquêtes, les besoins au plan local, puis de planifier l’offre de soins et les redéploiements entre intrahospitalier et extrahospitalier en fonction de ceux-ci. La formation doit être améliorée, par exemple en intégrant la psychiatrie en premier et second cycle des études médicales, en dynamisant la formation continue. La régulation des flux de médecins, psychologues et infirmiers doit être mieux adaptée aux besoins du pays.
48Dans ce rapport est proposé, à l’encontre de ce qui était préconisé dans le rapport Demay, le rapprochement des infirmiers généraux et des infirmiers dits psychiatriques. Cette proposition (comme beaucoup d’autres contenues dans ce rapport) sera suivie. L’auteur pense effectivement que les infirmiers spécialisés sont insuffisamment compétents en matière somatique alors qu’inversement, les infirmiers généraux ne sont pas assez formés en ce qui concerne les maladies mentales. De plus, des disparités quant aux conditions d’admission, au contenu des formations et à leurs modalités d’exercice semblent lui apparaître comme des injustices, ou des différences de traitement intolérables, en plus d’être incompatibles avec les directives de la Communauté européenne.
49Pour ce qui concerne la recherche, le rapporteur pose comme priorité le développement de la recherche épidémiologique et sur les systèmes de santé. La recherche clinique est, quant à elle, à encourager mais ne constitue pas une priorité. Cela traduit une évolution de la psychiatrie, passant par la mise au second plan de certains fondements de cette discipline, comme par exemple la dimension clinique.
50Le rapport Zambrowski n’a rien de comparable, dans sa tonalité, avec le rapport Demay. Cela est peut-être dû au fait que, depuis 1982, des changements ont déjà eu lieu. En 1985, le secteur a enfin obtenu la reconnaissance légale tant réclamée, assortie d’éléments d’orientation concernant sa mise en place. Le rapport Zambrowski étonne également par la précision et le caractère pratique, matériel, des propositions. Il s’agit probablement d’une mise au travail plus réaliste faisant suite au rapport Demay qui l’a sans doute rendue possible.
La psychiatrie au sein du système général de santé : rapport de F. Peigné, 1991 [7]
51Ce rapport concerne le système hospitalier en général et pas la psychiatrie en particulier. Des problèmes similaires semblent pourtant être abordés, et il est intéressant de noter que la politique de santé publique s’organise autour de grands principes communs, dont certains sont plus accusés en psychiatrie, mais tout à fait présents dans les orientations de la santé publique en général.
52Ainsi, la question de la diminution du nombre de praticiens, d’internes, était déjà d’actualité, comme celle des coûts et des possibilités permettant de les réduire. La diminution du nombre et de la durée des hospitalisations, si cruciale en psychiatrie, est une priorité affichée concernant la politique de santé à mener. L’hôpital ne doit plus être le centre du système de soins, en médecine somatique non plus. Il est probable que cette question, beaucoup plus accentuée et primordiale en psychiatrie car elle y rassemble des enjeux différents, renvoie à une évolution plus générale concernant la manière de concevoir le soin en France. Cependant, dans un rapport comme celui-ci, l’hôpital garde une place de grande importance et il convient de repenser les liens entre hôpital et médecine de ville plus que d’organiser la quasi-disparition de l’hôpital, comme c’est l’objectif délibérément visé par les principaux rapports concernant la psychiatrie, l’hospitalisation ne devant intervenir à terme qu’en cas de crise, d’urgence, et pour un « reliquat » de malades que la prise en charge ambulatoire n’aura pas permis de résorber. Les statistiques générales montrent une nette diminution, à partir de 1986 (année où s’officialisent l’importance de la dimension extrahospitalière et la nécessité de diminution des hospitalisations), de la « consommation médicale » totale, liée en fait à la diminution de la « consommation médicale » hospitalière. (D’une croissance annuelle d’environ 16 % de 1975 à 1980, on passe à 8,1% de 1985 à 1986 et à 5% de 1986 à 1987, puis à nouveau une augmentation autour de 8%.) On note, pour la même période, une croissance continue de la part des soins ambulatoires dans la consommation médicale totale [8].
53La tonalité du rapport Peigné rend compte de l’état d’esprit qui constitue le terreau des évolutions en matière de politique de santé :
« Le système de soins, globalement, attend toujours son “Turgot” qui sache, comme l’illustre mais éphémère ministre de Louis XVI le fit avec le commerce du grain et la production agricole, en dépit des préjugés, mais aussi des craintes légitimes et des enjeux vitaux qui s’y attachent, faire passer l’économie du soin à l’âge du marché où les usagers deviennent consommateurs avisés [9]. »
54Cette manière de s’exprimer rend parfaitement compte de l’évolution de l’état d’esprit qui est à l’œuvre en matière de santé publique depuis au moins dix ans. La question des coûts y est centrale, ce dont rendent compte les expressions d’ordre économique très présentes dans cette courte citation (et de manière générale : on parle par exemple de consommation médicale). En psychiatrie, un souci majeur d’ordre public, de soin pour tous, s’articule paradoxalement avec une logique d’efficacité de plus en plus affirmée, visant la diminution des coûts et faisant de la discipline une filière à laquelle appliquer des principes d’économie de marché. Les évolutions en médecine générale s’appliquent à la psychiatrie, avec un décalage de plusieurs années : si le patient était consommateur de soins à l’époque du rapport Peigné, il deviendra usager du système de soins pour ce qui concerne la psychiatrie (en voie de devenir consommateur) après 1995, voire avec le rapport Piel-Roelandt en 2001.
55Le rapport Peigné est contemporain de l’élaboration de la réforme hospitalière, et des filiations entre l’évolution de la politique de santé publique et les principales tendances des propositions en psychiatrie sont évidentes. On peut retenir de ce rapport cette conclusion globale :
« Des tendances se dégagent, assez précisément, quant à ce que sera ou ce que devrait être le soin hospitalier demain : des réseaux de soins mieux coordonnés, entre médecine ambulatoire et secteurs sanitaire et médico-social ; une fonction hospitalière minorant l’hébergement et structurée autour des pôles de compétences regroupant les équipements lourds nécessaires ; une composante sociale croissante. »
56Le mouvement d’ensemble qu’on retrouve en psychiatrie, même très accentué, constitue bien un reflet assez fidèle de la politique de santé qui se met en place de manière générale. Que dire, dès lors, – et c’est une question primordiale – de la spécificité de la psychiatrie, que chaque rapport rappelle et pose comme nécessaire à maintenir en même temps qu’il reprend les mêmes principes qui régissent l’ensemble de la politique française en matière de santé publique ? Quelle est cette spécificité, à quoi renvoie-t-elle et quelles en sont les conséquences, s’il faut appliquer à la psychiatrie les mêmes principes qu’en médecine générale ? L’hospitalisation, si elle peut être moins fréquente pour les pathologies somatiques, selon les effets de la prévention, et moins longue en fonction des progrès techniques, n’a pas les mêmes caractéristiques en psychiatrie. En effet, la seule prévention possible relève du dépistage, du diagnostic précoce, et non d’une action sur les causes. Personne ne peut prétendre connaître les causes des maladies mentales, des troubles psychiques, et proscrire ou prescrire des comportements selon ces causes. De plus, la dimension technique a un rôle de moindre importance qu’en médecine générale, excepté pour le domaine médicamenteux, de plus en plus diversifié et efficace. Enfin, la fonction même de l’hospitalisation est différente, et s’il n’est pas de généralité possible concernant des pathologies types, il est remarquable que celle-ci soit nécessaire à un certain nombre de sujets atteints de troubles psychiques. Il convient donc, de notre point de vue, d’entamer une réflexion réelle sur les spécificités de la psychiatrie (ce qui n’interdit pas de s’interroger également sur sa place au sein de la médecine) dans un autre registre que celui de la ritournelle de principe qui consiste à affirmer cette spécificité sans s’interroger un instant sur ce qu’elle signifie, comme sur ses conséquences.
À l’heure de la gestion, vers une déspécification de la psychiatrie La psychiatrie au sein de l’hôpital général : le rapport Massé, 1992
57Comme le précise la lettre de mission envoyée par le ministre délégué à la Santé de l’époque, monsieur Durieux, au docteur Massé, le rapport de celui-ci devra porter sur :
« […] Le développement de la psychiatrie à l’hôpital général dans la perspective d’une meilleure intégration de la santé mentale au système général de soins, qu’il s’agisse de la prise en charge sanitaire des patients ou du statut juridique des malades mentaux.
Vous aurez à étudier, dans le cadre de la politique de secteur, la place actuelle de la psychiatrie à l’hôpital général […] et les résistances socio-économiques à son développement.
Votre réflexion s’intégrera dans le cadre d’une politique globale de santé publique, dans l’esprit de la circulaire du 14 mars 1990, associant la prévention, la postcure et l’ensemble des modalités de prise en charge des patients. […] Votre mission devra également porter sur le problème des restructurations hospitalières et du redéploiement des grandes institutions spécialisées, en y intégrant un volet économique et social.
Cette mission a pour objectif la présentation de recommandations et de solutions pragmatiques qui permettront au gouvernement de développer la psychiatrie à l’hôpital général sans entraîner une augmentation globale des dépenses de l’assurance maladie [10]. »
58Les instructions sont tout à fait précises et la commande du rapport exprime clairement l’optique et la ligne politique dans lesquelles doivent être faites les propositions. Le cadre de la politique de secteur et son développement ne font pas de doute, l’axe de recherche principal est celui des rapports entre hôpital général et psychiatrie. La question économique et sociale est également abordée dans la lettre de mission. La caractéristique majeure de ce rapport est sa dimension gestionnaire.
L’essentiel
59Le bref historique proposé par l’auteur pour rappeler les éléments fondamentaux des rapports entre psychiatrie et hôpital général propose une intéressante définition du secteur. Celui-ci renverrait à une « méthode de désaliénation s’appuyant pour partie sur le mouvement de psychothérapie institutionnelle, dans la continuité de l’hygiénisme social. Cette politique ambitieuse a un nom : le secteur [11] ». La désaliénation était un des enjeux majeurs du secteur, renvoyant aux questions de ségrégation, d’enfermement et d’isolement socio-économique. C’est dans ce rapport qu’apparaît, semble-t-il pour la première fois, l’idée que la chronicité et l’exclusion ne sont pas le seul fait de l’hôpital, de l’asile. Ainsi le rapport Massé, en apparence relativement modéré, témoigne d’une prise de conscience selon laquelle l’idéologie de secteur poussée à outrance, dans ses versions les plus radicales, renvoyant même si elles s’en défendent à des positions antipsychiatriques, ne représente pas une « solution miracle ». Le soin dans la cité n’absorbe pas la maladie mentale, ne rend pas moins visibles les troubles psychiques et surtout n’élimine pas l’existence de malades relevant de l’hospitalisation psychiatrique. Pour l’auteur, il n’est en effet plus nécessaire à la psychiatrie de définir sa politique de soins en fonction d’archaïsmes contre lesquels il faudrait lutter.
Quelques constats
60Après avoir noté l’augmentation démographique importante des psychiatres libéraux, l’auteur propose deux scénarios d’avenir possible concernant les relations entre psychiatrie publique et psychiatrie privée. Celui d’une rupture et de rapports concurrentiels, qui porte le risque d’une autonomisation d’un réseau de soins hors service public, et donc le risque de développer une psychiatrie « pour riches ». Reste la complémentarité, dont l’auteur est évidemment partisan, qui permet de conserver un plateau technique performant, celui de l’hôpital, de poursuivre ou d’enclencher un travail d’équipe et d’agir de manière coordonnée, notamment en matière de prévention. Les autres constats réalisés par l’auteur constituent un bilan chiffré de la psychiatrie française et de son fonctionnement en 1992 dont nous ne reprendrons que les éléments essentiels.
61La psychiatrie utilise à elle seule 11,5 % des postes du secteur hospitalier. Elle représente 18 % des capacités d’hospitalisation et des journées réalisées. Les moyens utilisés sont donc importants, et le sort du système de soins dans son ensemble ne peut être réglé sans tenir compte de cette spécialité. Au niveau de la sectorisation, l’auteur note une grande diversité dans la mise en place effective des secteurs comme dans leur dotation en moyens matériels et humains. Il s’attache ensuite à des populations spécifiques : pédopsychiatrie, unités pour malades difficiles et psychiatrie en milieu pénitentiaire. Il relève un manque important de lits et de possibilités d’hospitalisation temps plein en pédopsychiatrie (la politique de secteur a été mise en place de manière plus active et soutenue en psychiatrie infanto-juvénile, et l’on note, dès 1992 et suite à la politique de fermeture de lits et de diminution des hospitalisations, un déficit de lits. Ce qui se produit également aujourd’hui en psychiatrie adulte était envisageable dès cette époque). On peut faire une remarque quasi similaire concernant les Unités pour malades difficiles (UMD ). Ceux-ci sont assez mal supportés dans les services de psychiatrie des hôpitaux généraux, compte tenu des troubles du comportement et de l’agitation qu’ils peuvent présenter. Mais la fermeture des UMD ne s’est pas accompagnée, comme il était prévu, de créations d’unités fermées, ce qui produit également un manque de places. Une autre difficulté tient au fait que nombre de ces patients ne sont plus considérés comme relevant de la psychiatrie (compte tenu de l’importance des passages à l’acte médico-légaux) et se retrouvent incarcérés. Le nombre de psychotiques emprisonnés s’accroît. L’auteur attire l’attention sur le fait que le développement de la psychiatrie de secteur à l’hôpital général, tel qu’il le propose, risque de ne pas tenir suffisamment compte de ces patients qui ne trouvent plus de place dans le système de soins psychiatriques du fait de la diminution des UMD.
62Le problème des patients incarcérés est également abordé : le refus de les admettre en CHG ou en CHS est relayé par la volonté des préfets de les voir placés en UMD, alors que leur accueil ne semble pas, dans bon nombre de cas, poser de difficultés particulières. L’auteur propose que le législateur rappelle aux acteurs de ces services la mission de service public qui leur incombe, pour que soit évité le transfert injustifié, mais fréquent, de détenus en UMD.
63Il est intéressant de noter que, dans le chapitre concernant la recherche, un des trois thèmes majeurs proposés concerne l’évaluation de l’efficacité et de la qualité des soins. L’importance accordée aux questions d’évaluation constitue l’originalité majeure de ce rapport et s’inscrit dans une optique d’ensemble relevant d’une démarche d’entreprise privée. C’est d’ailleurs à la suite de ce rapport que se multiplieront en psychiatrie les audits et autres pratiques évaluatives ainsi qu’une codification importante des pratiques.
L’hôpital général
64Celui-ci constitue pour l’auteur un enjeu concernant l’avenir de la psychiatrie. Trois éléments sont susceptibles de faire évoluer positivement la psychiatrie, dans la mesure où ils pourraient être la base d’une redéfinition des liens avec l’hôpital général : l’image, l’élargissement du champ des pathologies, l’approche globale du patient. Il est vrai que la psychiatrie souffre d’une image négative (du fait de l’imaginaire qui se déploie autour de la maladie mentale et des asiles, de la dimension d’enfermement du soin psychiatrique) à l’inverse de la médecine générale, haut lieu de la technique et du soin. Cette image négative pose également problème au niveau de l’accompagnement social des patients. L’intégration de la psychiatrie à l’hôpital général lui permettrait – c’est du moins ce que l’auteur espère – de bénéficier de cette image positive et de faire évoluer les représentations la concernant. Cette implantation permettrait également d’élargir le champ des pathologies traditionnellement prises en charge par les hôpitaux spécialisés et le secteur, et d’avoir un accès plus direct aux pathologies qui s’expriment par la voie somatique. Enfin, la prise en charge globale des patients, psychiatrique, psychothérapeutique, mais aussi organique ou sociale, implique un travail d’équipe et plaide également en faveur d’un rapprochement de l’hôpital général. Ainsi, pour l’auteur :
« La priorité que représente la psychiatrie à l’hôpital général doit être annoncée au plus haut niveau sans ambiguïtés. Aucun obstacle déterminant à la définition d’une politique volontariste ne peut être trouvé au plan technique [12]. »
66On peut néanmoins se demander, malgré ce qu’en dit l’auteur qui s’interroge également sur les craintes et résistances des acteurs concernés, comment la psychiatrie conservera sa spécificité au sein des hôpitaux généraux pour pouvoir continuer à soigner les patients selon ses propres modalités, différentes de celles de la médecine générale. Par exemple, crainte – tout à fait légitime de notre point de vue – de voir s’instaurer une psychiatrie à deux vitesses, celle de l’hôpital général pour les hospitalisations plus « légères » et de courte durée, celle des centres hospitaliers spécialisés pour les pathologies plus lourdes, au long cours, les hospitalisations sous contrainte. De fait, même les CHS supportent de plus en plus mal, à notre époque, certains états de grande agitation maniaque par exemple (les progrès en matière médicamenteuse permettent de les juguler assez rapidement et les équipes ne sont plus habituées à devoir y faire face) et il est probable que ce soit bien pire à l’hôpital général. Il peut donc en être de même pour nombre de pathologies, notamment lorsqu’il s’agit de juger de la dangerosité, lorsqu’on est face à des troubles du comportement et chaque fois que la maladie mentale risquerait de déranger les patients présents dans d’autres services, pour d’autres raisons. Les conditions d’une telle implantation sont donc précisées par l’auteur. Mais même avec les avancées permises par le secteur, les soins en extrahospitalier, les progrès réalisés en psychiatrie et la diminution des hospitalisations, voire la planification de la disparition des CHS, la maladie mentale continue de déranger. C’est plus une caractéristique qui lui est inhérente, structurelle, indépassable – dans une certaine mesure – qu’une dimension à combattre nécessairement. On ne fait bien souvent qu’en réduire le caractère visible.
67On peut également se demander si toute cette analyse montrant que la collaboration avec l’hôpital général est nécessaire n’est pas, plus simplement, une autre manière moins directement visible de fermer les hôpitaux spécialisés, donc de s’inscrire dans la dimension idéologique du secteur qui proposait un certain nombre de mesures liées directement au refus de l’enfermement. De plus, la tendance à l’hôpital général est la même qu’en psychiatrie, la réduction des coûts étant demandée partout : diminution du nombre et de la durée des hospitalisations. Indirectement, la voie déjà empruntée en psychiatrie se poursuivrait. Les objectifs majeurs de la sectorisation seraient donc remplis. Le point de vue de l’auteur est d’ailleurs, globalement, le suivant :
« Il est temps que la France redéfinisse, dans le droit fil de la continuité du secteur, une politique de santé mentale en symbiose avec l’évolution des mentalités et des progrès techniques. Cette nouvelle politique doit réaffirmer la primauté de la prévention et de l’extrahospitalier, l’hospitalisation plein temps des soins au plus près de la population, donc souvent à l’hôpital général [13]. »
Les propositions : la psychiatrie à l’heure du marketing d’entreprise
69Pour terminer sur ce rapport, revenons sur une de ses caractéristiques majeures : l’introduction, concernant la psychiatrie de service public, d’une logique gestionnaire, rationnelle, renvoyant directement à la gestion d’entreprise. Celle-ci se traduit au niveau terminologique (par exemple, à travers les sous-titres suivants : « Assurer la transparence », « Assurer la contractualisation des objectifs », « Des instruments pour une stratégie », « Le recours aux sociétés de conseil », « Les redéploiements »). Les évaluations et la planification dans le cadre d’une politique volontariste sont en effet au cœur des propositions du rapport. Si la transparence doit être un souci majeur, les objectifs définis sont contractualisés et les acteurs engagés par un devoir d’évaluation de leurs propres activités, faisant l’objet de transmissions à remettre selon un calendrier précis. Ainsi, les redéploiements de moyens, matériels et humains, outils majeurs pour mener à bien la politique de sortie de l’hôpital, doivent se faire en fonction des besoins préalablement recensés. Sur la base des contrats pluriannuels d’objectifs, le schéma régional d’organisation sanitaire sera un instrument prospectif déterminant la répartition géographique, la nature et l’importance des moyens psychiatriques pour une région.
70Pour ce qui concerne l’organisation interne et la gestion du personnel, les méthodes marketing de l’entreprise privée doivent être appliquées. Par exemple, le dynamisme et la créativité des équipes de direction hospitalière doivent être reconnus, des objectifs doivent être définis contractuellement et donner lieu à une estimation en coûts de temps.
71La dynamisation des équipes, la « motivation des troupes » (cette expression n’est pas totalement le fruit du hasard puisque le vocabulaire militaire est présent dans le rapport) renvoient à une politique très directive, avec intéressement et obligations envers des commissions locales qui renvoient malgré tout à un pouvoir central qu’on veut pourtant voir disparaître. La possibilité pour chaque équipe de s’organiser, en fonction des besoins de la population qu’elle a en charge et de ses particularités, est affichée, mais on peut se demander dans quelle mesure cela sera réalisable pratiquement. Les évaluations et autres planifications, outre la nécessité de savoir ce qui se pratique réellement sur le terrain pour proposer des orientations politiques, semblent ici intervenir dans un souci de contrôle et de prescription aux professionnels d’une politique précise dans ses objectifs et directive, ne laissant plus de place aux particularités des acteurs et aux besoins locaux. On s’oriente, dès 1992, vers un contrôle des actions des praticiens et des équipes dans leur ensemble, vers une codification des actes relativement irréalisable en psychiatrie, qui s’inscrit dans le droit fil de la politique de santé en général. S’il est effectivement nécessaire d’avoir une idée plus précise de la réalité de la psychiatrie pour affiner les orientations politiques, les propositions de ce rapport donnent l’impression d’un verrouillage du fait d’une politique définie et d’une volonté telle qu’elle ne peut apparaître que comme une forme de contrôle et de surveillance. Le titre du chapitre, « Insuffler le mouvement », témoigne d’ailleurs du fait que cette volonté n’est pas donnée, présente chez les professionnels, mais doit venir, être imposée de l’extérieur. Par exemple :
L’auteur propose par exemple, concernant les équipes de secteur, que soient inclus dans la formation, de plus en plus technique, des éléments de gestion et de management d’équipe, de la nécessité de l’action et des relations publiques. On aurait ainsi des praticiens en quelque sorte « formatés », à l’esprit critique peu développé, car convaincus du bien-fondé, pour l’intérêt général, de telle ou telle manière d’agir.« Il est alors souhaitable que soit renforcée au niveau de l’établissement la conviction que le maintien en hospitalisation à temps complet d’un nombre important de patients est un échec. Parallèlement, le service qui réduit sa capacité d’hospitalisation doit se voir privilégié [14]. »
« Il est indispensable que soit mis en place au niveau de l’ENSP un module de formation particulier non pas en tant que “spécificité” mais en tant que “technicité” sous un angle stratégique, voire sociologique [15]. »
74Et plus loin :
« Un enseignement, dès la nomination au concours de praticien hospitalier et avant la prise de poste, apparaît indispensable.
Son premier intérêt serait de permettre, par un “bagage” commun, une identité forte
(ce que le “cadre” a permis à un moment pour les psychiatres). Le côtoiement de jeunes médecins venus de diverses régions, aux expériences variées, toutes disciplines confondues, ne peut qu’induire un sentiment d’appartenance à un même corps professionnel.
Il doit supprimer les clivages entre options théoriques, accentués par une vision par définition parcellaire, s’appuyer sur la référence au service public, obliger au débat, en donner le goût, offrir ainsi un moyen de progresser et induire l’abandon définitif de tout individualisme [16]. »
76Ce rapport constitue donc un certain tournant en matière de politique de santé mentale, en introduisant au premier plan la dimension gestionnaire. En effet :
« La vraie question est de savoir s’il existe, pour des groupes de malades, des caractéristiques médicales, sociales, démographiques, susceptibles d’être corrélées avec un ordre de consommation médicale. »
78Et de préciser :
« Cette démarche n’est pas familière aux cliniciens, habitués à la relation duelle avec une personne souffrante [17]. »
80L’organisation du soin en fonction de l’efficacité, qui s’affirmera dans les années suivantes, peut déjà être pressentie. L’avenir de la psychiatrie se poursuit néanmoins dans le sillon tracé par la politique de secteur, c’est-à-dire le développement de l’extrahospitalier et la disparition, à plus ou moins long terme, de l’hospitalisation. L’évolution tout à fait positive permise par ce mouvement de sectorisation, porté à l’époque par une dimension humaniste forte, devient problématique quand elle est menée à outrance. La dimension idéologique allant s’affaiblissant, ce rapport témoigne d’une période charnière où la question économique, de l’efficacité, prend le relais.
La mission Cléry-Melin, rapport au ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville
81La lettre de mission commandant ce rapport en définit le cadre : l’analyse des formes d’alternatives à l’hospitalisation du domaine public comme privé (en développement constant depuis les années 1960), ainsi que les disparités locales et les obstacles à leur développement. C’est un bilan sur l’évolution de la sectorisation qui est demandé, et l’on peut penser que l’insistance du rapport Massé sur la nécessité d’évaluation et de planification n’a pas été sans influence sur les commandes du ministère.
82Après avoir rappelé que la sectorisation, dominée en ses débuts par une forte volonté antiasilaire, n’a pas été accompagnée d’une politique publique globale et a mené à une atomisation du soin, l’auteur rappelle quels dispositifs législatifs ont été mis en œuvre dès 1985, mais renforcés – et surtout appliqués – beaucoup plus tardivement, en matière d’évaluation et de planification. Comme pour le rapport Massé, la nécessité d’une politique plus directive en la matière, de donner une ligne de conduite forte à tous, est affirmée. Depuis le rapport Massé, une circulaire ( 14 mars 1993) a rappelé les orientations de la politique de santé mentale en France et la nécessité d’élaboration de schémas régionaux de psychiatrie, fixant des objectifs à la fois quantitatifs et qualitatifs.
83L’auteur affirme (avec raison) l’impossibilité de définir précisément les structures de soin alternatives à l’hospitalisation, au risque d’en exclure les patients n’ayant pas le profil limitatif défini. La diversité des structures constitue un atout majeur, freiné par un manque de moyens financiers et humains.
84Globalement, la sectorisation et le développement de l’extrahospitalier (en 1994, à l’époque du rapport, les lits de psychiatrie avaient déjà diminué de moitié et les hospitalisations plein temps ne représentaient plus que 20 % des suivis aux patients pour cette spécialité) constituent un des plus grands bouleversements qu’ait connus le système hospitalier français. La restructuration liée à ce mouvement est présentée comme très positive (en matière d’alternative à l’hospitalisation), mais doit être nuancée compte tenu de fortes disparités locales.
85À la lecture de ce rapport, on peut penser que le glissement de la psychiatrie vers la santé mentale (titre du rapport Piel-Roelandt, 2002) s’effectue avec l’affirmation de la dimension fondamentale de la prévention, de l’accueil de proximité, de la qualité sociale des prises en charge. La santé mentale comme politique renverrait à un ensemble de structures permettant des prises en charge dont le caractère social est dominant. Cette problématique du rôle des structures sociales, de la part de la prise en charge sociale du soin en psychiatrie de secteur est évoquée depuis les années 1960, mais n’occupe réellement le devant de la scène qu’à partir de la seconde moitié des années 1990. Les questions de réinsertion comme partie intégrante du dispositif de soins et comme prestation des équipes de secteur sont au cœur de tous les débats. De même, le terme d’usager (et plus de patient) renvoie à une dimension active du soin, où il serait possible aux « usagers », justement, de choisir sur le marché parmi les lieux proposant une offre de soins en psychiatrie. Ainsi, le rapport Joly ( 1997) sera essentiellement dédié à ces questions et a d’ailleurs, à la différence des autres rapports, une tonalité d’analyse sociologique qualitative marquée.
86D’une manière générale, l’auteur se prononce pour le développement de l’articulation entre sanitaire et social, pour que soient facilitées les possibilités légales de créer des structures à caractère social par les établissements psychiatriques, que les passerelles soient encouragées et facilitées (par exemple entre les Centres d’aide par le travail et les Structures psychiatriques de secteur). Enfin, le rapport relève, dès 1994 donc, l’importance des structures médico-sociales pour le suivi des patients qui ne sont plus hospitalisés et pour lesquels les risques d’errance ou de clochardisation sont importants, ce qui est devenu depuis un problème de premier ordre. Il est par ailleurs à noter que c’est le second rapport qui affirme l’importance de l’hospitalisation. L’expérience de la sectorisation déboucherait-elle sur une relative modération qui permettrait d’envisager une complémentarité entre hôpital et alternatives à l’hospitalisation ?
87Enfin, les questions de formation des professionnels et d’une politique de communication permettant de faire évoluer l’image de la psychiatrie sont abordées, sans grand changement par comparaison avec les autres rapports.
Confondre traitement social et psychiatrie : vers la santé mentale Le rapport Joly, juin 1997
88Ce rapport est issu d’une demande du Conseil économique et social. Comme cela avait déjà été relevé avec la mission Cléry-Melin, la dimension sociale des troubles psychiques et du soin y occupe une place essentielle. Il s’ouvre sur la question de la terminologie de « maladie mentale », propre à la France. Selon l’auteur, l’emploi de ce terme serait révélateur d’une double approche : la séparation serait établie entre le malade mental, « lourd » et chronique (le « fou »), et les personnes ayant des troubles psychiques, des problèmes psychologiques. La France aurait mis en place une politique « de psychiatrie » et non une politique de santé mentale.
89L’importance de la question sociale est affichée dès les premières pages du rapport, avec la définition suivante du trouble psychique, empruntée par le rapporteur à E. Zarifian :
« Le trouble psychique est cet ensemble indissociable d’une vulnérabilité biologique, d’une souffrance psychique unique et d’un trouble socialement et culturellement affiché [18]. »
91On retiendra donc que la santé mentale fait du trouble psychique un tout dont les éléments sont aussi importants les uns que les autres. Ainsi, vulnérabilité biologique, souffrance psychique et dimension sociale sont impliquées de la même manière et on peut penser qu’une relative indistinction est en train de se mettre en place.
92Un sous-entendu est à relever concernant la comparaison entre politique de psychiatrie et politique de santé mentale. Si la seconde ne distingue pas trouble psychologique et maladie mentale, c’est qu’elle peut soigner l’un comme l’autre. Une politique de santé mentale s’inscrit dans une certaine mesure dans la toute-puissance, ce que laisse présager l’appellation même : « Vers la santé mentale… pour tous ?» Cette toute-puissance est perceptible à travers des phrases comme celle-ci :
« Elle [notre assemblée] estimera sa mission accomplie lorsque la maladie mentale sera regardée à l’instar du cancer aujourd’hui : une maladie dont on peut parler ouvertement, qui se prévient, se soigne et peut se guérir [19]. »
94D’une certaine manière, pour mettre en place une politique de santé mentale, il faut se débarrasser de l’image de la psychiatrie, « médecine des fous ». Ce mouvement, déjà enclenché depuis deux décennies, implique l’abandon d’autres dimensions majeures comme la place de la clinique et s’inscrit au cœur d’une confusion qui fait de psychiatrie et d’enfermement des synonymes.
95En fonction de ce premier constat, les objectifs du rapport sont clairement posés : la nécessité d’établir en France une politique de santé mentale, qui prenne en compte les questions de prévention, mais aussi de réadaptation et de réinsertion. S’il y a encore des malades dans ce rapport, ils laisseront la place, quelques années plus tard avec le rapport Piel-Roelandt, aux usagers du dispositif de santé mentale. L’ouverture de ces questions à l’ensemble de la population doit être permise, l’image de la maladie mentale pourra ainsi se transformer. C’est donc dans ce rapport qu’est proposée la mise en place de conférences de consensus, débats ouverts aux familles, associations, élus locaux, partenaires sociaux, et pas uniquement aux spécialistes de la question. Il est également intéressant de noter que l’important est d’arriver au consensus, tendance tout à fait actuelle, qui ne permet que difficilement à un débat constructif de s’installer.
L’essentiel
96Un des soucis majeurs de ce rapport est de recentrer le dispositif de soins autour du malade. La question des droits du malade mental occupe une place importante, et des propositions aujourd’hui discutées après le rapport Piel-Roelandt étaient en fait déjà présentes dans ce rapport. Il s’agit par exemple de la mise en place d’une période d’observation de quarante-huit à soixante-douze heures avant toute hospitalisation sans consentement, de la fusion des hospitalisations d’office et à la demande d’un tiers, la limitation des restrictions à la liberté d’aller et de venir, le renforcement des contrôles en matière d’hospitalisation. L’ensemble de ces dispositions, que l’on aura l’occasion de rediscuter, témoigne d’une méconnaissance radicale de certaines réalités cliniques. On peut se demander quelles seront les conséquences d’une telle mise en observation, censée préserver les droits du malade et éviter les hospitalisations inutiles. On sait bien que, si l’état d’un patient peut changer radicalement en trois jours, si un état délirant par exemple peut se résorber rapidement – d’autant plus que la tendance est à la médication –, cela ne signifie en aucune façon, de manière mécanique, que le patient va mieux. Si cette observation s’appuie essentiellement, comme on peut le craindre, sur une dimension comportementale, alors le risque est important de voir des patients en souffrance, nécessitant une hospitalisation, rester sans soins appropriés. Cette garantie de liberté n’a-t-elle pas le sens d’un rejet ?
97Deux autres thèmes importants sont abordés : la nécessité d’achever et de compléter le processus de sectorisation et d’améliorer la prévention des troubles. Mais revenons sur ce qui semble caractériser l’évolution que l’on perçoit au fil des rapports, à savoir la question sociale, la réinsertion des malades mentaux. Ce qui avait été présenté comme un risque dans le rapport Cléry-Melin s’affirme ici comme un constat :
« Dans le même temps, les établissements hospitaliers, souvent parce qu’on leur demande de limiter leur capacité en lits ou de réduire les durées d’hospitalisation, ont tendance à vouloir se décharger des malades les moins autonomes, ce qui conduit à une surcharge encore plus importante des MAS [20]. »
99De même, l’auteur note le risque, concernant les ateliers protégés, que seules les personnes les plus productives soient gardées dans ces structures du fait des obligations de rentabilité économique, ce qui peut en faire des lieux d’exclusion. Il relève également que l’insertion en milieu ordinaire donne des résultats assez médiocres pour les malades mentaux, là où les réussites sont grandes concernant les handicapés physiques.
100C’est bien l’articulation entre le champ sanitaire et le champ social qui anime également ce rapport, laissant penser que l’heure de l’insertion et de la réinsertion a sonné. Après avoir « sorti » les malades de l’hôpital, la question de leur prise en charge, de plus en plus médico-sociale, devient une priorité. Le bilan des structures et possibilités offertes aux malades fait ressortir les limites de l’insertion, dans la mesure où le mouvement de sectorisation a peut-être dépassé ce qui avait pu en être imaginé, tant au niveau de la quantité que de la rapidité. L’auteur pointe en effet les insuffisances et leurs risques à propos de ce qui attend les malades hors de l’hôpital. Mais ce rapport constitue également un témoignage essentiel de ce que devient le soin et de la participation de la dimension sociale, de plus en plus intégrée à la thérapie.
101C’est un même souffle qui est présent dans l’évolution langagière. Si l’on est dans l’ère de la santé mentale, il ne reste plus, en effet, qu’à proposer des solutions à caractère social pour que l’altérité constitutive de la folie – du trouble psychique comme de la maladie mentale – soit exclue et méconnue.
L’organisation des soins psychiatriques, rapport de la Cour des comptes, octobre 2000 [21]
102La Cour des comptes a publié en octobre 2000 un chapitre consacré à la psychiatrie. Elle appuie les constats majeurs réalisés dans différents rapports par une analyse budgétaire, à partir de l’attribution de fonds par l’État, marque fondamentale de la présence ou de l’absence d’une volonté politique, de la mise en acte d’une politique publique.
103Si la Cour des comptes n’apporte pas d’éléments nouveaux concernant la psychiatrie française, le fait qu’elle fasse les mêmes constats à propos des mêmes insuffisances que les principaux rapports va dans le sens d’un renouveau des enjeux politiques concernant la psychiatrie. On peut y lire l’interpellation des pouvoirs publics sur la question de la mise en place d’une politique de « santé mentale » relevant de l’esprit de secteur et de ses excès, mais avec en plus la croyance d’une possible disparition de la maladie mentale (puisque le vocable, comme celui d’hôpital psychiatrique, n’est plus employé), vers un abrasement de la différence que constitue le trouble psychique passant par une diminution de sa lisibilité sociale et conduite par les différentes structures visant l’insertion du malade mental. Si le soin lui-même, la possibilité de vivre hors de l’hôpital et l’amélioration des moyens de réaliser ces sorties, sont à considérer comme des progrès indéniables, il reste à se demander comment continuer à les mettre en place sans s’inscrire dans une négation de l’altérité que constitue la maladie mentale, ce qui est contraire à toute politique de santé publique visant nécessairement l’insertion à tout prix et dans une certaine mesure la normalisation sociale, donc à toute politique de « santé mentale ».
La santé mentale Déspécification de la psychiatrie, entre médecine et traitement social : le rapport Piel-Roelandt, juillet 2001 [22]
104Le contenu du rapport, les constats et propositions sont conformes aux consignes de la lettre de mission de monsieur Kouchner, datant de mars 2001 :
« En vous appuyant notamment sur les travaux de la Mission nationale d’appui en santé mentale […], vous formulerez des propositions permettant de :
– redéfinir une politique de sectorisation psychiatrique fondée sur un fonctionnement en réseau et intégrée dans le tissu sanitaire, médico-social et social ;
– proposer les étapes d’un déploiement de la psychiatrie telle qu’elle est organisée aujourd’hui vers le champ plus global de la santé mentale [23] […]. »
106Le premier constat que l’on peut faire est que l’on sort de la psychiatrie, puisque l’on va de la psychiatrie vers la santé mentale. Il ne s’agit donc plus, dans l’esprit des rapporteurs, de pratique psychiatrique et donc de traitement de la maladie mentale, mais de santé mentale, de traitement bio-psycho-social des usagers, c’est-à-dire des aspirants à la santé mentale. Ainsi, par un changement terminologique, la maladie mentale n’existe plus, ou du moins est vouée à disparaître avec la psychiatrie, puisque nous entrons dans la santé mentale. Ainsi en est-il de l’intégration de la psychiatrie dans la médecine et de la santé mentale dans la cité, proposition qui s’inscrit pleinement dans cette « déspécialisation » de la psychiatrie qui, ne s’occupant plus de la maladie mentale, laisse place à la santé mentale.
107La nécessité de poursuivre les mesures d’évaluation et de planification est réaffirmée, ainsi que la mise en cohérence de l’offre psychiatrique et médico-sociale. Les évaluations de demain devront, selon le rapport Piel-Roelandt, recueillir l’avis des malades (avec, bien entendu, les conséquences absolument néfastes que cela ne peut manquer d’avoir en matière de transfert) et examiner la qualité des prises en charge au regard de référentiels établis et internationalement reconnus (cela peut faire penser également au Manuel statistique et diagnostic, qui sert déjà de support aux diagnostics obligatoires).
108Une tendance majeure de ce rapport réside dans le fait qu’avec la santé mentale, le secteur ne doit pas seulement être un dispositif de soins ouvert, visible et disponible, mais il doit permettre d’aller vers les personnes malades ou souffrantes. Ainsi, le développement du travail en réseau (tel que nous l’avons présenté à propos du rapport Massé) doit être développé au maximum et une formation à la gestion de personnel et à l’animation d’équipe, au marketing, doit être intégrée à celle des psychiatres amenés à gérer des équipes.
109Il est difficile de ne pas penser au réseau comme un dispositif auquel personne n’échappe, c’est-à-dire qui soit étendu dans toutes les institutions selon un développement tentaculaire et n’étant pas sans lien avec une forme de contrôle social.
110Les rapporteurs proposent une organisation du système de santé mentale en services territoriaux de psychiatrie, regroupant en fait plusieurs secteurs qui se partageraient une structure d’urgence, un centre d’accueil de soixante-douze heures, une équipe de psychiatrie de liaison intégrée à l’hôpital général, un centre pour adolescents et une « équipe grande précarité ». Chaque secteur du service territorial de psychiatrie disposerait de ses structures de soins médico-sociales. Ce projet s’accompagne bien entendu d’une volonté plus que jamais réaffirmée de diminuer le nombre et la durée des hospitalisations, jusqu’à l’arrêt progressif des admissions et la fermeture des centres (comme le préconisait le rapport Demay vingt ans auparavant, mais cette perspective n’avait plus été reprise par les rapports écrits dans l’intervalle). Les auteurs précisent, comme s’ils pressentaient l’inquiétude du lecteur, « qu’il ne s’agit pas de l’externement des patients, mais de l’externement des dynamiques de soin et d’insertion ». Malgré cette affirmation, on ne peut éviter de penser au discours antipsychiatrique dans ses dimensions les plus néfastes et notamment à sa traduction italienne, ayant consisté à « sortir », au sens propre, les malades des hôpitaux. C’est d’ailleurs une des constantes de ce rapport que de ne pas reconnaître les conséquences inévitables, quasi mécaniques de certaines propositions (comme, par exemple, le fait que la diminution des hospitalisations psychiatriques s’est traduite – et continuera de se traduire – par l’augmentation du nombre de malades mentaux en structures médicosociales telles que les MAS, foyers à double tarification, etc.).
111Ces services territoriaux de psychiatrie fonctionneront en coordination avec un réseau territorial de santé mentale, regroupant des acteurs sanitaires, sociaux, judiciaires, médico-sociaux, culturels et des représentants des citoyens. Ils constituent en fait les nouveaux outils d’évaluation et de planification, à travers la mise en place de réunions.
112Revenons sur la proposition concernant la réforme de l’obligation de soins psychiatriques. Les rapporteurs proposent l’abrogation de la loi de 1990 sur les soins sous contrainte, la suppression des hospitalisations à la demande d’un tiers et d’office. Pour les remplacer, une période « d’observation » de soixante-douze heures serait mise en place, dans des lieux spécifiques. À l’issue de ces soixante-douze heures, soit le patient est « libéré » et une simple sortie prononcée, soit il accepte les soins proposés, soit on prononce une obligation de soins qui peut avoir lieu à l’hôpital ou en ambulatoire. On peut se demander ce qui se produit pendant ces soixante-douze heures pour que le patient accepte les soins. Il est également absolument étonnant qu’une simple sortie puisse être prononcée, dans la mesure où les états nécessitant ce type de démarche constituent pour les sujets qui les vivent un événement, même si les trois jours peuvent suffire pour qu’une accalmie ait lieu. De plus, dans le contexte politique de diminution des hospitalisations, un système comme celui-ci ne risque-t-il pas, en choisissant la sortie au terme des soixante-douze heures ou les soins finalement consentis, d’augmenter les passages à l’acte et donc le nombre de malades incarcérés, ainsi que les phénomènes d’errance et de clochardisation, ce qui est déjà le cas ? On sait que certains patients, indésirables parce qu’ils désespèrent les équipes, sont parfois renvoyés d’un service à l’autre. Ce type de procédure risque de faciliter l’abandon de tels patients, sortant ainsi du champ de la psychiatrie comme de la santé mentale pour entrer dans celui des SDF ou des détenus. Si l’évolution statistique ne permet pas d’inférer l’augmentation de patients détenus ou errants de la diminution des lits et des durées d’hospitalisations, les chiffres correspondent pourtant et les observations de nombreux professionnels confirment ces faits. Il s’agirait alors du triomphe de la santé mentale, puisque la maladie mentale telle qu’elle était tant bien que mal prise en charge par la psychiatrie changerait de champ, pour appartenir désormais à celui de l’incarcération ou de l’errance. À ce prix, la santé mentale peut prendre un sens concret, puisque de manière mécanique, seuls les patients réinsérables, autonomisables, en définitive « améliorables » socialement continueraient de faire partie de son circuit. On pourrait dès lors parler de traitement social de la folie.
Quelques éléments du vocabulaire utilisé
113Le rapport De la psychiatrie vers la santé mentale relève d’une logique gestionnaire et la question des coûts comme celle de l’efficacité y sont présentes. Par exemple, pour ce qui est de l’efficacité, notons que les réponses techniques sont mises en avant. On ne peut qu’être étonné du fait de trouver, parmi ces réponses techniques, les « réponses utilisant les diverses techniques psychothérapiques, d’inspiration psychanalytique ou non ».
114La déspécification de la psychiatrie, sa disparition en tant que discipline spécifique (relative à la maladie mentale) et son intégration dans un vaste champ qu’est celui de la santé mentale sont une des visées du rapport. Les conséquences – que nous avons développées – semblent être ignorées. Ainsi, peut-on lire :
« Le désenclavement de la psychiatrie, son inclusion dans la loi commune, sa déspécification ne signifient pas sa disparition, son gommage, mais bien sa mise en place comme science des carrefours [24]. »
116Il est difficile d’imaginer, si les propositions sont mises en place et qu’une politique publique globale de ce type est défendue activement, autre chose que la disparition de la psychiatrie, comme nous avons tenté de le montrer à différentes reprises. La santé mentale confond psychiatrie et traitement social, en méconnaissant les particularités de chacun. Ainsi :
« [Il faut] apprendre à passer la main aux professionnels du champ médico-social. Il y a, dans les unités d’hospitalisation de chaque secteur, nombre de personnes dont la pathologie mentale ne nécessite plus uniquement des soins mais également une prise en charge médico-sociale ou sociale qui ne peut être apportée là où ils sont. Pour ces personnes il faut envisager une admission dans des structures médico-sociales ou sociales, de dimension humaine, pour des populations non homogènes [25] […]. »
118Mais la déspécification ne concerne pas exclusivement les disciplines impliquées, elle touche aussi les malades. En effet, si le droit des personnes souffrant de troubles mentaux graves, prolongés et invalidants, à bénéficier du dispositif destiné aux personnes handicapées a longtemps rencontré des obstacles majeurs (ce qui peut se justifier car le statut d’handicapé peut enfermer dans une irréversibilité), ils sont aujourd’hui amenés à utiliser ce dispositif et ces structures. Le rapport Piel-Roelandt prévoit entre autres, et il est difficile de ne pas lire ce chiffre en regard de la diminution des hospitalisations, la création d’ici 2003 de 5500 places en MAS et 11000 places en CAT ou ateliers protégés. Ces créations s’accompagnent d’un assouplissement et d’une diversification des structures sociales et médico-sociales, d’une amélioration de la coordination et du partenariat avec les établissements de santé, de l’instauration de schémas d’organisation sociale et médico-sociale. Sachant que les structures médico-sociales parmi lesquelles les MAS reçoivent des malades mentaux dans la mesure où ils peuvent être considérés comme des handicapés du fait des conséquences des troubles psychiques, on ne peut nier une évolution vers un traitement social de la folie, dans ces lieux de « gardiennage » que sont souvent les MAS pour les cas lourds (qui sont exclus de fait du champ de la psychiatrie, amenée à se fondre dans le médico-social) et dans la cité, c’est-à-dire dans la santé mentale, en ambulatoire pour les personnes pouvant prétendre à une certaine autonomie et insertion. Ainsi peut-on penser que la psychiatrie continuera de se pratiquer partout, sans ne plus exister nulle part.
119Sans préjuger de l’avenir de la psychiatrie, il semble cependant que les conséquences possibles de l’idéologie qui anime certains rapports et propositions puissent consister en une augmentation de la part du social dans les réponses apportées aux problèmes de maladie mentale, une disparition – fictive – de la folie des lieux où elle était malgré tout jusque-là reconnue et traitée, et donc une disparition de la psychiatrie telle qu’elle était pratiquée jusqu’alors. Mais cette évolution ne constitue pas un simple changement de pratiques professionnelles, et on peut faire l’hypothèse qu’avec la santé mentale, ce sont certaines dimensions constitutives de la discipline psychiatrique qui sont abandonnées, car elles renvoient à l’altérité représentée par certains états psychiques, à la reconnaissance de celle-ci comme fondement d’un rapport thérapeutique possible, aujourd’hui systématiquement lue à travers la grille de la stigmatisation et de l’exclusion sociale.
Le plan de santé mentale, novembre 2001 [26]
120Le plan de santé mentale est présenté par M. Kouchner, ministre de la Santé. Nous ne reviendrons pas sur les évolutions globales qui sous-tendent les propositions, car elles s’inscrivent pleinement dans les réflexions déjà proposées.
121Sans rien proposer de réellement nouveau, ce plan est parfaitement révélateur de l’évolution qui se dessinait à travers différents rapports en matière de soins psychiatriques. On pourrait même dire qu’il en constitue l’aboutissement, tant la continuité paraît importante. Ce qui est à relever est plutôt l’officialisation que constitue le plan de santé mentale. Il émane du ministère de la Santé et va guider la politique publique en matière de « santé mentale » pour les années à venir. Bien entendu, il n’est pas dit que des effets se feront sentir rapidement, ni même que ce plan sera mené à son terme : la mise en place du secteur a commencé en 1965 et un enseignement majeur de la lecture des différents rapports est que celle-ci n’est pas, plus de trente ans après, achevée. Cependant, des évolutions plus qu’importantes ont eu lieu, qui ne sont pas sans graves conséquences sur les pratiques professionnelles, sur les circuits empruntés par les malades et sur l’évolution de la folie dans sa dimension de catégorie sociale. Si elle ne disparaît en rien d’un point de vue clinique, elle est cependant petit à petit exclue du champ social au sein duquel toute la visibilité est consacrée à la santé mentale.
122Ainsi, la « santé mentale » constitue-t-elle une nouvelle manière d’envisager les réponses aux problèmes posés par la maladie mentale dans une société, mais également une évolution en termes de conception de la pathologie mentale. Elle se situe cependant dans une indéniable continuité avec la politique de secteur, telle que celle-ci était pensée dans les années 1960.
Conclusion
123Les rapports officiels constituent les éléments majeurs à partir desquels sont élaborées les politiques publiques ; ils sont des révélateurs de premier ordre des représentations, idéologies, cadres de réflexion mobilisés pour penser la maladie mentale. Ceux-ci renvoient à des évolutions sociétales plus globales qui ne sont pas sans conséquences sur le traitement des troubles psychiques. On pense notamment à la place centrale occupée par les questions d’exclusion et de stigmatisation sociale depuis une vingtaine d’années, qui ont des traductions dans des domaines extrêmement variés et ne sont pas sans lien avec l’analyse menée concernant le passage du secteur à la santé mentale et le devenir de la psychiatrie. Il y a à l’évidence une dimension de stigmatisation et d’exclusion contre laquelle il faut lutter. Mais il existe également, structurellement, une étrangeté, confinant à l’extranéité, du trouble psychique. Cette dimension-là de l’altérité est bien plutôt à reconnaître, à ne pas réduire à tout prix, ce qui reviendrait à une exclusion majeure, celle de la particularité des expériences vécues par les sujets malades. Ces expériences sont en effet différentes de celles que vit le commun des mortels. Nier cette différence relève de la méconnaissance et constitue un aveuglement. S’il est absolument souhaitable que l’information circule au sein de la société pour que diminuent préjugés et inquiétudes, il n’en reste pas moins qu’une société constitue précisément sa cohésion depuis cette altérité radicale qu’elle suppose à l’autre, fou, étranger, quelle que soit la caractéristique retenue comme exprimant fondamentalement cette altérité. Ce que l’on nomme cohésion sociale, groupe social, tissu social est en grande partie le résultat d’un processus, a minima, de différenciation. Pour préserver la dimension de la différence sans que celle-ci ne s’inscrive comme exclusion (et notamment sociale), il est nécessaire de maintenir une reconnaissance de l’altérité. N’est-ce pas en reconnaissant à l’autre sa différence qu’on peut lui ménager une place ? L’objectif ne peut être que de raisonner cette perception pour essayer de penser ensemble altérité et vie en communauté. La difficulté reste de conserver à cette altérité son caractère radical sans tenter à tout prix de vouloir supprimer les différences, c’est-à-dire en permettant de penser cette altérité non comme dangereuse, inférieure, à enfermer pour protéger l’ensemble de la société. Car on oublie souvent que certains élans idéologiques et politiques, malgré le caractère louable de leurs objectifs de réinsertion, de réadaptation, de soins ambulatoires, ont pour effet incontournable de ne pas tenir compte des particularités des sujets souffrant de troubles psychiques. La santé mentale traite l’altérité inhérente à tout sujet et à certains états psychiques en particulier comme une exclusion sociale, économique ou culturelle. On méconnaît alors la violence de certains programmes de soins, de certaines orientations de la politique de santé mentale.
124La psychiatrie s’engage sur la voie de la santé mentale en prenant autant de distance critique par rapport aux troubles mentaux ou à la pathologie mentaledu fait d’un certain passé. C’est d’un temps historique, celui de l’enfermement et de l’asile, que la psychiatrie moderne depuis le secteur jusqu’à l’actuelle « voie française » vers la santé mentale veut faire table rase. Ce dont elle veut se démarquer et qui est dénoncé à travers différents rapports prônant le chemin de la santé mentale, c’est l’aliénisme et les horreurs accomplies en son nom. Mais la volonté de changement à l’œuvre – tout à fait puissante – emporte avec elle tout ce qui relève aussi d’une tradition psychiatrique héritée de l’asile, à savoir une certaine dimension clinique prépondérante ayant de nombreuses conséquences. On ressent une culpabilité collective qui conduit au rejet massif de toute une tradition psychiatrique, sans réflexion possible sur ce qui est effectivement à rejeter ou nécessaire à conserver. Pratiquement, cette évolution se fait par un changement de regard sur la folie, sur les malades, sur les personnes atteintes de troubles que l’on veut considérer comme les plus normales possibles, comme des usagers, voire des consommateurs de soins. Nombre de propositions contenues dans les rapports des vingt dernières années témoignent d’un regard unificateur, tendant à effacer les particularités qu’impliquent certains troubles psychiques. Ainsi, l’objectif implicite semble être d’inscrire les personnes atteintes de troubles dans notre normalité. On remarque notamment l’insistance pour mettre en œuvre un ensemble de mesures permettant de faire évoluer les représentations sociales de la folie, la terminologie populaire mais qui était aussi, jusqu’à une certaine époque, médicale. De fait, les expressions langagières telles que folie, pathologie mentale, hôpital psychiatrique, sont bannies. Il est à noter que cette évolution, que les professionnels et les politiques voudraient insuffler, semble relever de quelque forçage : les expressions visées ont en effet « la dent dure ». Y aurait-il, derrière ce maintien, autre chose à relever qu’un élément de stigmatisation ? Ne s’agit-il pas de conserver une frontière quelque peu stable entre ce qui relève du normal et du pathologique ? Cela s’assortit malheureusement de dimensions ségrégatives qu’il serait nécessaire de faire évoluer sans pour autant renoncer à reconnaître, notamment à travers le langage, cette altérité.
125Le glissement vers un traitement social des troubles s’inscrit dans cette logique réductrice de différence qui mène par une sorte de tour de passe-passe, d’une part, à la disparition de la visibilité sociale de la folie en construisant des réseaux de soins qui ne laissent plus apparaître que les patients pouvant s’inscrire dans une logique d’insertion sociale, et d’autre part à une déspécification de la psychiatrie du fait du transfert, par l’application de différents éléments contenus dans les rapports, des autres malades dans des institutions qui ne relèvent plus de la psychiatrie (augmentation des malades dans les structures médico-sociales, du nombre de patients orientés vers les prisons, etc.). S’il est évident que la dimension sociale est absolument déterminante dans l’évolution d’une pathologie, que l’insertion par l’existence de projets professionnels, par exemple, le maintien d’une vie familiale sont des éléments majeurs qu’il peut être bon de favoriser, cela ne constitue pas le cœur de la discipline et du soin psychiatriques, et c’est pourtant ce qui est implicitement contenu dans les différents rapports. C’est alors que la psychiatrie devient santé mentale. Il est également implicite qu’une organisation des soins psychiatriques s’oriente essentiellement sur la dimension ambulatoire, sur « l’esprit de secteur » et la nécessité d’insertion sociale, familiale et professionnelle. Dès lors, la spécificité de la maladie mentale ou des troubles psychiques se perd. Il est tout à fait important de considérer que l’hôpital psychiatrique est un « lieu » pour un certain nombre de patients. Un lieu, c’est-à-dire un espace physique et psychique qui peut devenir habité, et pas un simple espace géographique au sein duquel on peut vivre quelque temps. C’est là tout le travail qui se fait à l’hôpital, avec les psychiatres, et qui nécessite une temporalité particulière qu’il est question de respecter.
126Une réflexion qui ne soit pas frappée d’un refoulement massif ou d’un démenti immédiat sur ces questions majeures est nécessaire. Car avec sa spécificité, c’est ce qui constitue le champ de sa discipline que la psychiatrie risque de perdre, et surtout ce pour quoi elle existe, à savoir les patients.
Notes
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[1]
Nous avons principalement utilisé les articles suivants : G. Massé, F. Petitjean, F. Caroli, « Le secteur de psychiatrie générale », et M. Marie Cardine, J. Furtos, « Fonction du psychiatre de service public et de l’équipe psychiatrique », dans L’Encyclopédie médicochirurgicale, section psychiatrie.
-
[2]
M. et J. Demay, Une voie française pour une psychiatrie différente, rapport au ministre de la Santé, juillet 1982.
-
[3]
Ibid., p. 3.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
F. Zambrowski, Moderniser et diversifier les modes de prise en charge de la psychiatrie française, rapport au ministre de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale, La documentation française, coll. « Des rapports officiels », Paris, 1989.
-
[6]
Ibid., p. 60.
-
[7]
F. Peigné, Notre système hospitalier et son avenir, rapport au ministre de la Santé et de la Protection sociale, 1991.
-
[8]
Ibid., p. 20.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
G. Massé, La psychiatrie ouverte : une dynamique nouvelle en santé mentale, rapport au ministre de la Santé et de l’Action humanitaire, Paris, ENSP, 1992, p. 5.
-
[11]
Ibid., p. 16.
-
[12]
Ibid., p. 203.
-
[13]
Ibid., p. 204.
-
[14]
Ibid., p. 239.
-
[15]
Ibid., p. 216.
-
[16]
Ibid., p. 218.
-
[17]
Ibid., p. 225.
-
[18]
P. Joly, Prévention et soins des maladies mentales, Bilan et perspectives, rapport au Conseil économique et social, Paris, ENSP, juin 1997.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid., p. 106.
-
[21]
Rapport de la Cour des comptes, L’organisation des soins psychiatriques, coll. « Des rapports officiels », Paris, octobre 2000.
-
[22]
E. Piel, J.-L. Roelandt, De la psychiatrie vers la santé mentale, rapport au ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Paris, ENSP, 2001.
-
[23]
Ibid., p. 8.
-
[24]
Ibid., p. 84.
-
[25]
Ibid., p. 87.
-
[26]
B. Kouchner, Plan de santé mentale, L’usager au centre d’un dispositif à rénover, rapport du ministre de la Santé, Paris, novembre 2001.