Couverture de FPSY_006

Article de revue

Œuvres vives œuvre morte

Pages 37 à 49

Notes

  • [1]
    H. Meschonnic, « Le rythme et la lumière », éd. Odile Jacob, 2001, p. 114.
  • [2]
    Christian Bourgois éditeur, 2014.
  • [3]
    Bourgois éditeur, 2012.
  • [4]
    Bourgois, 2000.
  • [5]
    Emergences-résurgences, Skira, les cahiers de la création, 1972, p. 118.
  • [6]
    Bourgois, 2017.
  • [7]
    Bourgois, 2014.
  • [8]
    La variété de l’expérience religieuse, in L’année psychologique, 1905, p. 564.
  • [9]
    Bourgois, 2009.
  • [10]
    Bourgois, 2003.
  • [11]
    Bourgois, 1999.
  • [12]
    Bourgois, Col. Titres, 1999.
  • [13]
    Op. cit., page 21.
  • [14]
    Bourgois, 1992, 1993, 1995.
  • [15]
    Op. cit., pages 13, 20, 15.
  • [16]
    Encore, p. 78.
  • [17]
    Bourgois, 1997, réédité en 2011 dans la collection Titres.
  • [18]
    L’incrédulité de Saint Thomas, 1603, exposé au Palais de Sans-souci à Postdam.
  • [19]
    « Au fond de l’inconnu », op. cit., p. 22.
  • [20]
    Ibid., p. 25-26.
  • [21]
    Bourgois, 1998.
  • [22]
    Bourgois, 2010.

1Ce qui fait tendre l’oreille, quand on écoute Linda Lê parler, est ce lieu retiré de tout visible, inaudible, qui ne cesse de faire entendre sa présence à l’intérieur d’elle. Cette pulsation-là dans les chuchotements de son dire : Il m’est souvent difficile d’élever la voix. C’est d’être dans l’inadéquation qui ne me fait pas élever la voix. Pas trop en faire. Ce sentiment d’inadéquation, ça vient d’être aussi près de l’incarnation du verbe, avoir une musique qui ne résonne pas, dit-elle.

2Dans les interviews, elle se retrouve alors dans la même disposition qu’un de ses personnages, écrivain comme elle, à qui elle prête cette phrase : « J’ai horreur de m’expliquer ».

3La littérature, son pays natal, c’est par là qu’il faudrait commencer pour clouer son bec au langage, à ses platitudes qui « biographisent, psychologisent, historicisent » [1]. Passer pour l’immigrée, la Vietnamienne de service, comme l’enjoint plus encore l’agenda sociétal aujourd’hui, très peu pour elle car cela occulte dès lors ce lieu vibrant qui en elle s’accorde à une vérité singulière ; comme un point de solitude, confinant à la disparition, rien ni personne n’y a accès sauf, peut-être à tenter de l’écrire.

4Les mots de l’écrivain roumain Benjamin Fondane, « Nous ne parlons aucune langue, nous ne sommes d’aucun pays, notre terre c’est ce qui tangue, notre havre, c’est le roulis », elle les fait siens ; un de ses livres porte ainsi le titre de « Œuvres vives » [2] qui, dans le vocabulaire maritime, désigne la coque d’un bateau sous l’eau alors que œuvres mortes, c’est la partie hors de l’eau. Ecrire, pour elle, c’est alors témoigner pour ce qui, précisément, demeure sans témoin, mais qui n’en œuvre pas moins de façon déterminante, et à cet impossible, dès qu’elle écrit, elle s’y sent tenue. Seule manière de s’ouvrir un chemin. Il faut écrire les livres auxquels on est contraint et d’une certaine façon, on est presque acculé à les écrire, dit-elle.

5Ce qui surgit là s’apparente à une « Lame de fond » [3] et cette vague cingle les mots, fouette leurs associations. J’espère être devenue une étrangère à cette langue qui est devenue mienne, d’écrire les mots comme s’ils n’étaient pas rebattus, usés. Elle avoue d’ailleurs une prédilection certaine pour les idiotismes à condition qu’ils soient utilisés de telle manière qu’ils échappent à toute catégorisation. On pourrait presque parler d’une emphase dans le flux scripturaire, comme dans son roman « Les Aubes » [4], tant est saisissant le contraste avec la discrétion dans le ton, sa voix toujours sur le bord de s’éteindre.

6Dans une langue que lui parleraient les choses muettes, là où l’informulable accroche sa gorge, sa parole restitue la scansion de l’être, en dégageant des discordances fondamentales une ligne mélodique toujours près de se rompre, comme des cris étouffés dit-elle ; renvoyant aux êtres parlants que nous sommes, qui ne sont pour elle que des instants de chaos.

7Les rares fois où elle se laisse aller à de timides confidences en marge de sa création, son embarras est patent et ses esquives nombreuses, elle laisse des pans entiers dans l’ombre, non par affèterie, mais par circonspection. Et c’est cette ombre qui nourrit sa nuit, ses heures consacrées à l’écriture fictionnelle, et l’obscurité là où elle s’épaissit éclaire l’écrivain qui s’enfonce dans la forêt de mots pour tenter de rendre inlassablement la trace de l’impénétrable, plus encore celle de l’assourdi en elle.

8Cette fécondité-là renvoyant à Ce que dit la bouche d’ombre, sous la plume du plus titanesque des poètes, ainsi désigne-t-elle l’auteur des « Contemplations ».

9Pour citer Henri Michaux : « Le noir ramène au fondement, à l’origine. De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur » [5].

10Peut-être alors Linda Lê se compte-t-elle parmi ces figures qui habitent l’obscur qu’elle convoque dans un de ses livres « Les chercheurs d’ombres » [6], tous ces artistes, écrivains pour l’essentiel, dont on n’entend plus la voix et qu’il faudrait ramener à l’existence.

11Et cela s’accompagne, en même temps, chez elle, d’un éloge du retrait de l’écrivain où se manifeste avec ferveur un attachement pour ceux qui ont l’art de s’évanouir dans la nature. A proportion peut-être du silence qui les habite, dont le savoir que ce silence manifeste offre un écrin à l’écriture, moment suspendu au regard qui se perd là-bas, dans les vallons de l’aube, aux teintes crépusculaires, et ce que ça appelle en eux ramassé en un cri muet. Cet arrière-plan, l’instant qui les sépare du vivant et qui, pourtant, les pousse à s’extraire du néant, parfois d’ailleurs pour mieux y revenir. A travers les figures de Tsvetaïeva, Chalamov et bien d’autres encore, se dessine une affinité avec ceux qu’elle appelle les naufragés de la vie, l’écrivain peu à l’aise avec la parole la revendique, et le silence, dit-elle, c’est ce qu’elle aimerait d’abord partager avec ses lecteurs. C’est pourquoi elle écrit. Beaucoup. Trente livres en trente ans. Qu’est-ce qui insiste tant en elle ? « Ecrire, disait Georges Perros, c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous. »

12Dans ses interviews, elle cite souvent des phrases entières de ces écrivains qu’elle a beaucoup lus. Comme elle s’emploie régulièrement, le jour, à écrire des exercices d’admiration à leur endroit. Si visée il y a, c’est donc, dit-elle, de donner la parole à ceux qui se sont tus (elle ne lit pas ses contemporains), mais plus secrètement l’écriture sur l’écriture, ce qu’elle engage, lui est soudain remis comme un surcroît de visible, une possible vectorisation, dans cette figure du double « rêvé, sublimé » - Bachmann, Walser, etc., - dont le style, la tournure d’esprit ruissellent en secret dans sa veine romanesque. Hommage, ce mot lui est cher. In memoriam. Pour le chevalier, comme pour l’aubain (terme qui dans l’ancien droit français désigne l’étranger, l’étranger au royaume) c’était se déclarer l’homme du seigneur, l’assurer de sa fidélité absolue. L’aveu suivait la cérémonie. Et l’aveu, pour Linda Lê, c’est le livre.

13Au fur et à mesure que je mène à bien des livres, je me sens enrichie par l’évocation de personnages qui, grâce à ce que j’écris, sortent un peu de l’ombre. Au premier rang, il y a mon père, à qui j’ai toujours tenu à rendre hommage. Il voulait être peintre, et il a renoncé à son ambition en ayant une famille. Quand je suis arrivée en France et que je lui écrivais, alors qu’il était resté au Vietnam, il me disait qu’il croyait beaucoup en moi, qu’il ne savait pas ce que j’allais pouvoir faire, mais qu’il fallait que je tente quelque chose qui le surprenne. C’est lui qui m’a incitée à devenir écrivain.

14C’est avec la langue française qu’elle a toujours écrit :

15J’ai commencé à apprendre le français à l’âge de trois-quatre ans, que je parlais de plus en plus à la maison. Mon père ne parlait que le vietnamien, ma mère était très francophile. Très jeune, j’ai commencé à me passionner pour les auteurs français, Hugo, Balzac, Rousseau aussi. Je me retranchais dans ma solitude et je dévorais les livres. J’étais une enfant assez taiseuse, et très timide, une certaine timidité m’est restée. Ce silence qu’impose souvent le fait de se sentir si peu appartenir au champ de la perception et donc au champ de la représentation.

16Dès l’enfance, j’ai développé une gourmandise pour tout ce qui était très loin de moi, pour tout ce qui me semblait colossal, démesuré. Un de ses essais est ainsi consacré à des écrivains qui invitent, en toutes circonstances, à être dans le dépaysement, qu’elle a intitulé « Par ailleurs » [7], c’est-à-dire par le biais de l’ailleurs.

17Loin des schémas installés.

18Comme l’ordre au-dedans de la langue, étranger au langage ordonné. Comme Antoine Sorel, écrivain qui n’est dans aucun jeu social, le personnage principal de « Œuvres vives », un insurgé à vie c’est ainsi qu’elle le désigne en se référant à l’Autrichien Thomas Bernhard et à tous ceux qui, comme lui, ont refusé de faire cause commune. Pas d’adhésion possible, tout vrai écrivain est un exilé de l’intérieur, s’exclame-t-elle. Et cela lui apparaît de façon plus criante encore en écrivant sur le sentiment de l’exil (et la folie en est une forme dit-elle) : Ecrire, c’est s’exiler. En écrivant, vous n’avez plus de toit, juste le ciel comme abri et c’est cette nudité devant les choses que vous aimez. Etre le fils de personne, d’aucune patrie, c’est pour moi la seule attitude possible. Cette exaltation qui se fait entendre ici, on la retrouve à la fois dans l’imaginaire et le style de Linda Lê nourris à l’anathème et à l’imprécation. Elle confie d’ailleurs avoir toujours éprouvé une très grande attirance pour les mystiques, leur parole faite à la fois de soumission à Dieu et de révolte absolue, leur attirance pour l’avilissement. Sans doute aussi, parce que comme l’écrit William James : « Les états mystiques […] montrent la possibilité de vérités d’un autre ordre » [8]. Outre la vie des saints qu’elle a beaucoup lus, Dostoïevski et Kierkegaard ont aussi joué un rôle majeur : ils ont imprégné mon univers, l’ont nourri de culpabilité, de mortification.

Port d’attache

19La littérature, patrie peuplée d’apatrides, terre réservée aux hors-sol, est sa contrée d’élection. On note d’ailleurs chez elle un tropisme centre-européen, peut-être parce que beaucoup de ces écrivains écrivent dans une autre langue que leur langue natale. C’est ce que Linda Lê appelle pour elle-même tuer le mandarin.

20Mon point d’ancrage c’est la littérature et la langue française de laquelle j’essaie d’inventer une langue qui serait mienne. La planche de salut au prix de l’abandon de ma langue maternelle, ça a pris beaucoup de temps, c’est au fil des ans que j’ai réussi à acquérir cette langue au sein d’une autre langue. Ce qui l’a d’ailleurs poussée à rayer de sa bibliographie ses trois premiers livres qu’elle jugeait trop corsetés, appliqués.

21Dès son arrivée en France, elle cesse de parler le vietnamien et l’oublie peu à peu. Elle le laisse mourir tout doucement pour que naisse autre chose. C’est plus récemment qu’elle parle de crime et ce crime la rapproche de tous ces agents doubles, car comme eux elle a tourné le dos à quelque chose, même si elle considère, comme Cioran, que « l’on n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie c’est cela et rien d’autre ».

22C’est donc moins d’un crime qu’il s’agit que d’une naissance. Une nouvelle aube. Je crois qu’il faut toujours savoir perdre ses repères, se méfier des assises. Laisser l’étrangeté nous instruire, c’est cela qui a autorité pour elle, la tâche aussi à laquelle elle se doit. Je crois que l’on ne reste en vie que si l’on manifeste un désir de résistance à tout très ancré en soi. Façon aussi de s’élever à tout ce qui ferme les transformations, les mutations subjectives : aller « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » [9], tel est son credo et aussi le titre d’un autre de ses livres.

23Pour sauver le vivant en elle, il lui faut donc déroger à cette place et s’y tenir un peu mais quand même à l’écart. Les mots devancent alors ce qu’elle ignore, et quand elle écrit, elle n’a pas le choix, il lui faut se sentir sur la corde raide : Si parfois je ne suis pas satisfaite, c’est justement quand j’ai l’impression de n’avoir pas été traversée par ce courant de haute tension. Cette tension pour s’ouvrir à l’imprévisibilité même.

24« Personne » [10] et « Lettre morte » [11], titres de deux autres de ses romans, éclairent d’aplomb ce qui travaille sa main, ce fond obscur indélébile, sa véhémence. J’essaie toujours de guerroyer contre l’idée de néant. Le néant, monstre immémorial dont le rictus hante ses cauchemars, qui - tour à tour - la dévore ou qu’elle domestique en poussant les mots à sortir, tantôt pour le repousser tantôt pour tenter de rendre ce qu’il creuse en elle. De son stylo, surgissent alors le monde et l’autre monde, son instrument intervient sur cette « pointe de toupie où reposent les dieux », dont parle Giono dans « Un roi sans divertissement ». Le dieu, alors, la reconnaît, elle est consacrée. « Tu écriras sur le bonheur » [12]. Un titre comme une promesse de répit qui dit aussi la menace de la désolation, couplée d’un sentiment d’urgence. Dès lors, pour elle, l’existence ne prend consistance qu’à être mise en jeu. Pas de littérature sans cette nécessité de se mettre en danger constamment dit-elle encore. L’emportement de Linda Lê vient de ce que vivre en dehors de l’écriture est tout simplement insupportable : elle ne prend vraiment corps que là.

25Ce qu’elle a sous sa plume relève de l’orage, et la violence qu’elle met à écrire pendant longtemps ne calmait pas son ardeur : celle qui scande la matière de ses livres comme celle de la vie des saints qu’elle aime tant lire : Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix. Sauf que sa littérature n’est pas cet abri éthéré où se produisent des extases qui l’immunisent (encore que…) mais un combat mené contre une infernalité connue très tôt. Citons un passage des « Aubes » : « […] toutes les paroles que j’avais entendues dans la bouche de mes parents, paroles amères, pleines d’ordures, me faisaient voir l’amour comme une illusion vite dissipée devant la vengeance la plus cruelle. […] Je me représentais mon père et ma mère face à face, poings serrés, bouche écumante, comme des marionnettes entre les mains d’un montreur fou qui s’amusait à les précipiter l’une contre l’autre […] » [13]. Vu par les yeux du narrateur, cet univers est douloureux qui jongle avec la folie, la folie ordinaire : là où un temps la figure humaine semble se défaire, il est possible qu’elle n’existât pas ou plus, que le néant défasse ses traits. La folie ordinaire et une profonde déchirure dont l’auteur ne cesse de se nourrir au travers d’une écriture (qui sous-tend toute son œuvre) qui ne cherche pas à endormir la douleur, dit-elle, mais au contraire la réveille. « Les évangiles du crime », « Calomnie », « Les dits d’un idiot » [14] tels sont les titres des trois premiers livres (officiels) de Linda Lê comme des lanternes qui éclairent cette scène cruciale : celle de l’enfant quand il ne peut encore s’enfuir, s’éloigner de la contagion criminelle qui le frappe, impliqué qu’il est, à son corps défendant, dans un face-à-face qui l’assigne à la violence de ce qui l’exclut.

26Attardons-nous sur une des rares confidences de l’auteur sur son enfance : Ma mère était très malade lorsque j’étais petite, mon père s’est beaucoup occupé de moi. Je me souviens des dimanches à Dalat où nous vivions… des pique-niques… des promenades en pédalo… Tout a basculé lorsque nous nous sommes installés à Saïgon. Je suis passée du paradis enfantin à l’enfer. J’avais six ans, la ville était une fournaise et les rapports entre mes parents s’étaient profondément dégradés. A partir de ce moment a commencé la chute, l’impression d’être damnée. C’est là qu’a fermenté ma vision très noire de la vie, c’est là que j’ai vu la folie, la mort. Des quatre filles qu’eut mon père, j’étais celle qui le vénérait le plus fantasmatiquement. Alors qu’il fait plutôt figure de déchu, d’homme humilié dans la famille, pour moi c’est un héros.

27A quatorze ans, elle quitte le Vietnam, avec sa mère et ses sœurs, pour La France, Le Havre précisément, laissant derrière elle ce pays et ce père qu’elle ne reverra jamais.

L’enfant de personne

28Les démons sont toujours là, vivre, c’est être exposé à leur feu, et lire, écrire consiste tout à la fois à s’en nourrir - J’aime l’incandescence des mots, que les livres soient des brasiers - et à en conjurer la progression dans le cœur de l’enfant de personne.

29Cette « combustion » souterraine des mots déclenche la lame de fond. Cette vague part de Dalat, s’enfle de douleur à Saïgon, roule du Havre jusqu’à Paris et émerge dans un vaste cimetière, tous ces morts à qui elle redonne vie, et le cimetière c’est aussi là où le phosphore (sa racine grecque phôs signifie porteur de lumière) s’extrait des squelettes. Je me dis toujours qu’il faut qu’un texte phosphorise. J’essaie toujours de tendre vers cela, mais sans effort, sans que ce soit un exercice. Une zone de phosphore qui « flotte comme un haillon de flamme spectrale » s’écrie Hugo dans « Les travailleurs de la mer ». Comme dans sa langue parlée qui s’est constituée, dit-elle, Par un doux mélange. Cela fait très longtemps que je n’ai pas parlé vietnamien. Il ne me reste que des bribes, qui remontent de temps en temps et qui sonnent d’une manière étrange. La lalangue… L’écriture comme la parole est d’abord le lieu du recel, quelque chose qui reçoit.

30Et, si quand elle parle, sa voix demeure rentrée, sa langue écrite, elle, ne manque pas de souffle. Le mot grec pour esprit, ainsi que le mot hébreu, donnent à la fois esprit, vent et souffle : ce qui nous élève, nous environne et nous touche d’une main invisible, nous habite et nous fait vivre.

31Je me sens très duelle, même plurielle souvent, et la plupart du temps habitée par des fantômes, comme le personnage du narrateur dans « Les Aubes », hanté par la figure de Forever, comme le titre d’un livre qui la hante pendant des mois avant qu’elle n’en commence la rédaction, comme l’usage des mots de la souche ancienne de la langue, si inusités, qui accentue l’aspect baroque et crépusculaire de son écriture.

32L’ordonnancement singulier des mots fait apparaître l’invisible, la trace de ce qui s’évanouit aussitôt qu’apparu ; point aveugle qui échappe à toute visibilité et dont l’éclat phosphorescent désigne une fixation impossible. Cette dimension scintille au cœur même de son écriture, là où lumière et ombre se livrent une bataille incessante. Certains de ses livres d’ailleurs absorbent plus ou moins la lumière, quand d’autres la révèlent. Et cela attire l’attention non sur le langage mais sur le mystère que recèle la langue, sur la capacité des mots à créer, d’eux-mêmes, des associations, des cadences, des réseaux de sens ; ces rythmes qui ne cessent d’accomplir leur travail entre secret et transparence se répandent sur la page et donnent momentanément des contours à quelque chose plutôt qu’à rien, ou peut-être plus justement à ce rien qui n’est pas rien, puisqu’il dit quelque chose de notre condition d’être parlant et surtout parlé.

Suis-je ?

33Dès lors, dans ce qui se trame là, le monde se présente, non pas sous sa guise habituelle, mais par le biais de la littérature et dans l’exercice d’écriture, comme pouvant fugacement offrir jusqu’à un « sentiment de présence ».

34Sa question n’est en effet pas : qui suis-je ? - d’où son aversion pour l’épanchement qui peut être prise pour une infirmité déplorable en ces temps de médiatisation - mais plus gravement, puisqu’elle recèle la menace d’une disparition pure et simple, le vertige de la chute : suis-je ?, s’éprouvant régulièrement tel le narrateur des « Aubes », comme un « vaisseau fantôme [voguant] au hasard […] [charriant] son propre cadavre », un radeau face à la Méduse, tel l’enfant du livre devant ses parents qui se bouffent le nez : « […]à ces moments, je n’existais plus, je n’étais plus que le bâtard monstrueux de leur erreur » et même une fois la dispute finie : « ma mère me repoussait d’un geste froid quand je m’approchais d’elle, tandis que mon père se détournait de moi » [15].

35L’enfant de personne tel Le poète est celui qui se sent toujours, pour reprendre ses mots, un peu importun, un peu de trop dans le monde dans lequel il vit, le sentiment d’être en rupture totale avec ce qui l’entoure.

36Et cela peut former comme un trou au milieu de la figure, une bouche ouverte de laquelle ne sort aucun son, ou alors inarticulé. Le Lenz de Büchner, d’une certaine manière, avait sonné l’alarme : « N’entendez-vous pas cette voix qui hurle partout et qu’on appelle ordinairement le silence ? », et c’est aussi la lecture que fait Lacan du Cri, ce fameux tableau de Munch.

37Cette béance-là, celle d’où l’on vient. L’histoire de ce cri déchire l’espèce humaine.

38Il troue le silence et le destine à en fixer l’irréductible : la solitude, là où elle loge d’abord, c’est dans la bouche. Cette solitude qui s’articule au néant, le rejoint.

39« De l’inconvénient d’être né », comme l’écrit le vieil atrabilaire.

40Francis Bacon voyait dans le cri la chose absolue qu’il faut nécessairement peindre, celle qui donne leur vérité aux corps peints, les faisant tenir depuis ce trou à partir duquel ils existent. Ce trou si familier à une femme, qui peut la conduire à quitter de l’intérieur sa parole, ce trou qui l’a fait naître, ce Réel qui l’a mise au monde. Dans chacun des récits de Linda Lê et aussi dans ce qui se tresse là entre romans et essais (les siens, entre les siens et d’autres très choisis), s’engagent alors des dialogues, des échanges d’images et de murmures, des relances méditatives, des reprises de détails qui, en formant une communauté intérieure, la font peut-être se sentir un peu durablement adoptée par la famille humaine, marquée de Symbolique. Et tout cela raconte aussi une autre histoire que celle que nous avons sous les yeux. Qui dit à la fois sa familiarité avec le trou et ce bord que le texte écrit lui offre. Comme le fait d’être lue donc d’être adoubée par le milieu littéraire, par un éditeur en particulier à qui elle ne cesse de rendre hommage, lui donne aussi des gages d’existence. Ce qui s’entrouvre ainsi à l’intérieur de ce battement, entre jour et nuit, ombre et lumière, essai et fiction, comme un point d’appui, le seul probablement pour supporter cette étrangeté en elle.

Exil

41J’ai toujours vécu à contre-courant avec un sentiment de malaise, tant le défaut de définition dans le Symbolique peut être source d’un grand inconfort. Par rapport à mes contemporains, j’ai l’impression de ne pas être de mon époque, ni d’une autre époque, je n’ai pas la nostalgie d’un âge d’or. Un âge d’or, à l’écouter il y en eut pourtant un : les années heureuses à Dalat.

42J’ai souvent l’impression d’être à contre-sens, l’impression de ne pas parler la même langue. Etre en déphasage, ça me paraît presque naturel et aujourd’hui je me dis souvent que le terme d’exilé a quelque chose de presque noble. Et là où elle ne cesse d’inviter à quitter le sillon commun, c’est d’une certaine façon sa grammaire qu’elle retrouve, et qu’elle déguise sous des fictions romanesques aux accents tragiques dans des histoires où les morts ne cessent de côtoyer les vivants.

43L’exil intérieur, plus que d’avoir quitté son pays d’origine, fut un prélude à l’œuvre entière et continue d’en tisser la trame : Avec le temps, je reste toujours avec ce sentiment d’être une éternelle étrangère. Cette étrangèreté, si j’ose dire. Etranger à soi-même. Ce qui la pousse à écrire. Cette étrangèreté est finalement assez précieuse pour moi car, sans doute est-ce aussi ce qui la fait continuer d’écrire. Jadis, nous l’avons vu, étranger se disait aubain, ce qui de fil en aiguille a donné aubaine. Telle la carence dans le Symbolique qui peut offrir à une femme la possibilité de pouvoir s’inventer en dehors de tous les chemins balisés. Sur fond de tout et de pas-tout, donc sur fond de la dimension phallique en tant qu’elle est opérante, étranger et Autre ne se recouvrent pas. Sous le vocable premier, aucune instance de référence, et cela peut condamner à l’errance. Errante, sans arrimage donc, sauf que… à construire patiemment une œuvre, qui remet nécessairement au cœur la fonction du signifiant, on peut se dire que la dimension phallique, elle l’a rencontrée. Presque pas toute donc… Cette clinique qui peut facilement passer à la trappe de l’indétermination comme s’en fait l’écho, d’une certaine façon, le fait que le registre amoureux, elle l’aborde très peu dans ses livres (« Les Aubes », de ce point de vue-là, font exception). Jouissance Autre, jouissance d’une femme, cette jouissance « folle, énigmatique » qui « quelque part la fait absente d’elle-même, absente en tant que sujet » [16] nous dit Lacan… qui peut la mettre sur le fil donc. Linda Lê avoue d’ailleurs avoir toujours été hantée par les écrivains fous ou vivant dans la crainte de le devenir.

Voix

44Son père meurt au Vietnam en 1995, sans que l’auteur ne l’ait revu depuis son départ en 1977. Elle tente alors d’entamer un deuil à travers l’écriture. « Les trois Parques » [17] explorent ce thème à distance, en recourant à de nombreuses références culturelles et littéraires. Rappelons que les Parques représentent, dans la mythologie romaine, les divinités maîtresses de la destinée humaine. Lorsque mon père est mort, j’ai vécu pendant deux ans enceinte d’une très très grande douleur qui n’a vu le jour qu’avec l’achèvement des Trois Parques. Je souffrais d’hallucinations, de pensées suicidaires, de conduites paranoïaques.

45Avec l’écriture de ce texte, Linda Lê s’est retrouvée comme dans ce tableau du Caravage [18] où l’on voit Saint Thomas qui enfonce son index dans l’entaille du Christ et explore l’intérieur de la plaie avec une violence telle qu’il en écarte les chairs, la plaie du Réel invite à s’y introduire d’une manière radicale, à répondre en entier à cet appel qu’elle lui adresse.

46Tout était sans voix, il n’y avait plus d’écho à ce que je pouvais écrire.

47Sauf que le mythe s’érige contre la fonction du signifiant, car il vise le maintien de la figuration des instances du langage, or si le père (comme fonction) et la mère (comme objet) dans leurs implications inconscientes sont quelque peu opérants, c’est en tant qu’ils véhiculent un certain nombre de signifiants, dans le discours, en sous-main. L’Autre n’étant plus en fonction, le renvoi d’un signifiant à l’autre est perdu lui aussi. Point d’arrêt donc. Dès lors sa foi dans les mots faiblit. En elle, durant la rédaction de ce livre, s’est déjouée leur trajectoire ; en elle, avec la mort du père, c’est une vie (d’écriture) qui erre loin de son axe et se nourrit ou plutôt s’affame des impacts (les voix) qui la ravagent.

48Ce qui du Réel est inarticulable l’assaille dans le corps. Chose sur le moment effrayante, indélogeable, qui résiste à toute symbolisation, la submerge ; cet « intérieur exclu », comme dirait Lacan, la colonise en voix morcelées, impossible de les assembler, elle les accueille comme un enchaînement désordonné de coups sur le métal de son gong intérieur : « L’insensé, écrit-elle, obnubilé par le bibelot d’inanité sonore qu’il brandirait comme un hochet, ne peut que se gausser de lui-même quand il ne se claquemure pas pour rester sourd aux cris perçant de la nuit » [19].

49Cette chose qui rôdait dans ses livres et s’y manifestait comme l’innommable même de la violence a brusquement partie liée - avec cet événement - à la dissolution du corps, à la dissolution des heures dans l’informe. L’écriture dans cette période est ascétique, presque punitive : je suis restée des semaines entières sans parler. Tant que mon père était en vie, tous mes livres lui étaient adressés. Il était mon lecteur idéal, mon lecteur imaginaire.

50Plus de lieu d’adresse donc, alors même que son geste d’écrire se constituait en lui ; à mesure que Linda Lê écrivait elle ne prenait vraiment corps que là, dans les mailles du filet des mots où le Réel se laisse prendre et ce mouvement la relançait dans l’adresse. Mais une fois le père mort, plus rien sur l’autel, au bas de l’effigie du dieu qu’elle honorait, ne reste dès lors qu’un bûcher de voix, tels des brides invisibles qui lui enserrent le cou. Comme le narrateur des « Aubes » rêvant une nuit d’un « boa aux yeux noirs et étincelant comme ceux de ma mère, [venant] s’enrouler autour de moi, me [serrant] jusqu’à l’étouffement. […] Je retrouvais la Mère antique » [20] :

51J’ai éprouvé une crise quasi mystique où je ne croyais plus au pouvoir de la littérature, à la capacité qu’elle a de sauver celui qui s’en approche. J’avais l’impression de vivre ces cauchemars dans lesquels on crie sans qu’aucun son ne sorte de votre bouche. J’éprouvais un sentiment d’étranglement, d’étouffement. Pour la première fois, j’avais le sentiment que les mots ne me sauvaient plus.

52Dans cette profonde détresse, elle ne discerne plus la lumière que lui dispensaient les livres lus et aimés. Dieu n’est plus. J’ai écrit Les trois Parques dans un état de solitude absolue et volontaire. Et c’est pour cela qu’il y a dans ce livre un véritable déchaînement verbal, parce que j’étais cloîtrée en moi-même. Le ciel est vide, plus d’abri, cette férocité-là comme une mise à mort qui se donne dans un langage qui se recroqueville sur lui-même. Et cela vient gouverner un sujet brut de jouissance se trouvant donc dans un statut d’effacement.

53Elle se retrouve alors au cœur du désert angoissé d’un pur exil, dans une solitude radicale, alors que jusque-là la littérature la sauvait, la sauvait, dit-elle, D’un sentiment qui ne m’a jamais quittée, celui de la mort très proche, le sentiment de la mort avant la mort, le sentiment de la corruption, de la décomposition. Or, lorsque j’ai traversé cette crise, je vivais avec en face de moi l’image d’une momie desséchée. J’avais l’impression que si je persistais dans l’anathème, j’allais à coup sûr devenir une morte vivante dans ce que j’écrivais. Dans cette impossibilité d’extraire le langage de sa gangue imaginaire, plus d’appui sur lequel un sujet peut se fonder, qui dit la dislocation à l’œuvre. Elle fait alors une tentative de suicide et brûle le manuscrit qu’elle avait écrit après « Les trois Parques ». Elle sera internée quelques temps.

54Après une hospitalisation où j’étais devenue la spectatrice de la folie des autres. Etrange-ment, la parole, la voix, m’est revenue à travers ce que j’entendais de la parole désaxée des autres. C’est la déraison qui m’a fait retrouver la raison, retrouver un discours continu là où je n’entendais plus que des éclats de voix. Une crise comme celle-là, c’est un véritable tremblement de terre. Si l’écriture vous permet d’en réchapper, c’est qu’elle est plus que vitale.

55Il ne lui reste plus alors qu’à s’incliner, qu’à couvrir ses pages d’une écriture serrée, de pallier cette fragilité en recourant à une forme, comme dans son ouvrage « Voix » [21], qui en est le reflet : le fragment, si proche de la parole. Ou dans ces hommages aux phrases très ouvragées qu’elle rend à ses écrivains d’élection, comme une réplique à « Chronos » [22] (Dieu né du néant) : La littérature m’a sauvée maintes fois. Les livres des autres ont eu une très grande importance dans mon existence à un moment où j’étais très attirée par les gouffres. Il s’agit alors de Continuer à se construire une maison de mots et non pas à y chercher refuge, parce que ce n’est pas un refuge non plus. Cette espèce de retrouvailles (comme avec soi-même) n’est pas un moment d’apaisement, de réconciliation totale mais des obsessions funèbres s’éloignent, ce qui est déjà une chose salutaire. Un lieu donc, mais qui n’est pas repli douillet où elle trouve du confort ; plutôt un espace déchirant, difficile à supporter, mais où elle se sent indemne, c’est-à-dire non damnée, où l’enfer n’a plus de prise sur elle.

56L’écriture ne guérit pas, n’est jamais une guérison. Au contraire, c’est comme si on remuait le couteau dans la plaie et que, d’une certaine manière, le mal s’aggrave à la fin. Mais on a réussi à dire l’origine de ses maux et c’est peut-être une petite victoire. Seules comptent alors les heures passées face à la page blanche, ça met de l’ordre dans le désordre de sa vie, sa fièvre tout entière est alors transférée à sa main. Avec la mort du père, Tout a été tranché. dit-elle, Et l’écrivain Conrad, ce renégat qui a trahi sa langue, est un modèle pour moi. Je me sens comme une métèque écrivant en français. Je le dis avec beaucoup d’orgueil. Je suis une étrangère au monde, au réel, à la vie, au pays dans lequel je vis, à mon propre pays. Jouissance donc. Cette jouissance Autre qui, dans un certain excès, peut devenir jouissance océanique recèle un risque, ne fait pas rempart, puisqu’elle est sans limite, à l’anéantissement quand le désir de l’Autre s’absente…

Notes

  • [1]
    H. Meschonnic, « Le rythme et la lumière », éd. Odile Jacob, 2001, p. 114.
  • [2]
    Christian Bourgois éditeur, 2014.
  • [3]
    Bourgois éditeur, 2012.
  • [4]
    Bourgois, 2000.
  • [5]
    Emergences-résurgences, Skira, les cahiers de la création, 1972, p. 118.
  • [6]
    Bourgois, 2017.
  • [7]
    Bourgois, 2014.
  • [8]
    La variété de l’expérience religieuse, in L’année psychologique, 1905, p. 564.
  • [9]
    Bourgois, 2009.
  • [10]
    Bourgois, 2003.
  • [11]
    Bourgois, 1999.
  • [12]
    Bourgois, Col. Titres, 1999.
  • [13]
    Op. cit., page 21.
  • [14]
    Bourgois, 1992, 1993, 1995.
  • [15]
    Op. cit., pages 13, 20, 15.
  • [16]
    Encore, p. 78.
  • [17]
    Bourgois, 1997, réédité en 2011 dans la collection Titres.
  • [18]
    L’incrédulité de Saint Thomas, 1603, exposé au Palais de Sans-souci à Postdam.
  • [19]
    « Au fond de l’inconnu », op. cit., p. 22.
  • [20]
    Ibid., p. 25-26.
  • [21]
    Bourgois, 1998.
  • [22]
    Bourgois, 2010.
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