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Article de revue

Sur un fil… à cheval

Pages 177 à 184

Notes

  • [1]
    Il s’agit du Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel de Saint-Marcellin, qui est une unité de soins de pédopsychiatrie du CH Alpes-Isère.
  • [2]
    On peut l’entendre à ce sujet dans une émission radiophonique de la RTS intitulée « Pardonnez-moi », du 1er avril 2007 ou dans « L’Histoire en direct » une émission de France Culture du 2 mai 1998.
  • [3]
    C’est un mode de travail que nous utilisons beaucoup au CATTP. Des ateliers d’Art-thérapie sont également proposés à ce groupe. Avec d’autres, nous pratiquons l’escalade, nous nous rendons dans une ferme ou à la piscine. Nous faisons des balades, de la luge, des sorties… Nous disposons de jeux et de locaux adaptés.
  • [4]
    Il s’agit de Gwenaëlle G. au Centre équestre du Rif, à Tullins.
  • [5]
    C’est nous qui l’avons souhaité. Nous voulions surtout éviter l’écueil d’être là en tant que chauffeurs qui les emmènent à une activité. Ce que nous voulons, c’est un point de rencontre, pas un loisir. Donc, nous montons à cheval avec elles, avec nos maladresses et nos peurs et, le plus souvent, à tour de rôle pour que l’un d’entre nous reste plus disponible en restant au sol.
  • [6]
    C’est un lieu plus sécurisé et qui est couvert. Nous pouvons y aller toute l’année, quelle que soit la météo.
  • [7]
    Ainsi, l’une d’elles, qui vient depuis déjà quelque temps au CATTP, redoute par-dessus tout une chose : que le psychologue lui pose des questions. C’est un motif d’angoisse important pour elle, que nous évoquons fréquemment avec ses parents. Il m’arrive régulièrement, si elle semble particulièrement tendue en arrivant, de lui garantir qu’il n’y aura pas de questions ce jour-là. La plupart du temps je lui demande si je peux lui parler ou lui demander de ses nouvelles. Il va de soi que si elle dit non ou si seulement elle ne répond pas, nous attendrons. C’est un point de travail, depuis peu il arrive que nous nous en amusions tous les deux, les autres membres du groupe aussi.

1Si ce texte peut trouver sa place dans un travail consacré au relativisme, ça ne peut être qu’en vertu de la qualité de contre-poids de son sujet. Plus ou moins cinq cents kilos. Mais avant de parler de chevaux, de la place qu’ils occupent désormais dans un dispositif thérapeutique hospitalier, il faut quelques mots sur la genèse de ce projet [1].

2Peut-être que pour dire au mieux notre intention de départ, nous pourrions évoquer Madame Simone Veil.

3Simone Veil a globalement très peu parlé de la réalité de son expérience concentrationnaire, mais elle l’a tout de même fait à quelques reprises. En particulier, elle explique qu’après la Libération, avec quelques autres anciens déportés, ils s’étaient promis de parler. Ils en avaient fait une sorte de mission qui leur incombait. Il le fallait pour supporter d’être vivants. On entend, ce n’est pas surprenant, la nécessité vitale d’une inscription symbolique du parlêtre.

4Ce fut une douloureuse déconvenue de constater qu’elle n’y parvenait pas. À chaque fois qu’elle tentait de dire quelque chose de l’état dans lequel ils étaient, c’était bien entendu très dur de se replonger dans ces souvenirs. C’était très difficile aussi de dire, de traduire, tellement il était question de douleur, de corps, de sentiment d’anéantissement. Autant de choses si compliquées à mettre en mots. « Tellement hors du monde, différent », elle parle d’une « expérience incommunicable » [2].

5Mais au-delà de cette difficulté à dire, il y avait également le constat terrible de ne jamais avoir l’impression d’être entendue. Elle et ses camarades se sont très vite aperçus que leurs interlocuteurs, quelle que soit la bienveillance de leurs intentions, ne les entendaient pas. Une question incongrue, une remarque hors de propos, un simple petit signe d’inattention étaient autant d’indices que leur interlocuteur n’y était pas. Ce moment où elle se rend clairement compte que ce ne sera pas possible d’être entendue, elle en parle comme ayant été d’une extrême violence pour elle. « Une deuxième mort. » Un deuxième meurtre terrible, mondain et im-monde. Silencieux et souriant.

6Le lien avec le groupe d’adolescents qui nous est confié, c’est cette détresse, au sens topologique de dé-tresse. La détresse de l’im-monde.

7En ce moment, il n’y a que des filles. Elles sont quatre. Pour différentes raisons, elles ont en commun de traverser ce que nous pourrions appeler des troubles existentiels majeurs, avec une expression massive : réactions phobiques, crises d’angoisse, voire attaques de panique, tentatives de suicide ; des épisodes anorexiques aussi donnant lieu à une hospitalisation ; des insomnies, des crises de colère, une déscolarisation plus ou moins complète. S’il y a un point clinique vers lequel ces jeunes filles ne cessent de nous renvoyer, c’est la détresse. Il y a leurs impasses existentielles, mais cette détresse nous la lisons également comme conséquence de leur impossible à dire et de la surdité du monde, malgré parfois beaucoup de bienveillance mobilisée autour d’elles. C’est là le lien avec le propos de Simone Veil. Elles sont déjà si peu vivantes dans les moments de dé-liaison. Les recevoir, c’est prendre une responsabilité déraisonnable : ne pas rater de les entendre.

8Rien d’extraordinaire du point de vue de la psychanalyse. C’est même le minimum, pourrait-on dire, que de s’engager à entendre. Seulement, ces jeunes filles, la plupart du temps, sont au bord de la vie, dans un vacillement silencieux. Alors il faut entendre ce silence d’abord. La nécessité, parfois, du mutisme. Mais l’expérience nous montre que ce silence peut être l’expression d’une sorte de panne, lorsque ça ne lutte plus. C’est le vide qui gagne du terrain, le gel de la pulsion de mort qui se donne à voir, non plus à entendre. Le bout de la vie. C’est pour cela qu’elles sont là. Nous sommes dans un service hospitalier. Ce que nous redoutons, c’est que ne pas pouvoir dire, ne pas pouvoir être entendu, cela produise de surcroît un effet de dépression jusqu’au passage à l’acte ou à l’abandon de la lutte.

9Elles peuvent parfois dire, après-coup, que le monde était devenu flou, illisible, hostile ou seulement indifférent. Qu’elles n’avaient plus rien à quoi se raccrocher. Il y a quelque chose qui évoque la mélancolie dans le rapport à l’objet, mais ce sont des adolescentes, ce n’est pas un état aussi lourdement installé que dans la mélancolie. Et puis il y a des symptômes parfois bruyants.

10Voilà pourquoi nous proposons ce qu’il est convenu d’appeler des médiations [3]. Ce sont autant de fils proposés auxquels, précisément, on peut se raccrocher, au moins temporairement, pour que le monde, à nouveau, se retrouve cardinalisé, topologisé, orienté. Alors, tant qu’à proposer un fil, pourquoi pas une bride ? C’est solide. Pour éviter de se perdre dans le brouillard, pour éviter de tomber. Surtout avec un cheval au bout.

11Avec le cheval, il y a quelque chose de présent, d’odorant, de chaud. Quelque chose de massivement réel. Et nous, les soignants, juste à côté. Nous sommes deux, avec Sandrine L., une éducatrice spécialisée.

12Nos après-midi au centre équestre, toutes les semaines, pourraient être présentés comme cela : d’abord, ça ne parle pas. Et nous y allons avec l’ambition qu’elles puissent y trouver quelque chose, comme quand on se réveille, un premier objet, une première sensation, qui permettent de réamorcer un rapport au monde, la sensation du monde qui peut alors se retrouver, se reconstruire autour.

13Tout cela est orchestré, c’est un point essentiel. Orchestré, mis en mots et en sécurité par une monitrice d’équitation, également propriétaire des lieux [4]. Son point de départ, à notre monitrice, c’est de faire visiter les lieux à toute nouvelle personne qui arrive. Elle parle un peu d’elle, de ses chevaux surtout. Elle raconte leur histoire. Certains sont nés là, d’autres viennent d’ailleurs. Celui-là il faut l’approcher doucement. Cette jument-là est anxieuse, elle est arrivée récemment, ça ira mieux quand elle nous connaîtra et qu’elle se sera fait des copains parmi les autres chevaux. Celui-là, elle l’a nourri au biberon, il s’était blessé à une patte quand il avait quelques jours. Et cet autre-là, qui a le caractère d’un gamin facétieux, c’est un champion de saut d’obstacles.

14Elle raconte tout cela, sans malice, sans intention thérapeutique. Elle ne fait pas de parallèle psychologisant. Elle nous présente son monde, comme une hôtesse qui fait visiter les lieux et présente les membres de la famille pour que chacun puisse se sentir bien. Et puis, c’est elle qui confie un cheval à chacun, nous, les soignants y compris [5]. Elle explique ce qu’ils aiment ou ce qu’ils craignent, ce qu’il faut faire, aussi ce qu’il ne faut pas faire. Il y a des points sur lesquels elle est souple, d’autres non.

15Cette attribution de cheval est un point crucial. Elle est confiante, notre hôtesse, attentive à la rencontre avec l’animal. Sûre de son effet. Bien plus que nous, assurément.

16Ce n’est pas toujours le cas dans ce groupe, mais en ce moment, comme cela était évoqué, nous recevons des jeunes filles qui parlent très peu et qui sont très souffrantes. Elles sont des enfants de cette génération à laquelle les parents répètent qu’ils peuvent, indifféremment pour eux, faire ce qu’ils veulent. Quels que soient leurs choix, leurs orientations sexuelles, leur métier, tout est égal, le critère c’est que cela leur plaise. Qu’ils soient heureux ! Seulement, elles, elles ne savent pas être heureuses. Elles ne sont pas capables de viser quoi que ce soit qui leur plaise. Elles ne parviennent pas à décider, à prendre place. Cette injonction parentale au bonheur, sous la forme d’un blanc-seing, peut-être vécue plutôt comme un abandon, un peu lâche. Il faut dire que, dans cette logique, les parents se doivent de veiller à leur propre bonheur. Il ne saurait être question qu’ils engagent leurs enfants à s’orienter dans une direction qu’ils souhaiteraient pour eux. Ça ne pourrait être qu’un acte d’autorité illégitime, d’un autre temps, et susceptible de leur être reproché. Ces questions sont exposées assez clairement dans les textes et les débats des cliniciens contemporains pour ne pas être développées plus avant. Ce qui nous intéresse ici, avec ce type de déliaison symbolique, c’est le désarroi de nos jeunes patientes, désarrimées de tout. Au point même, c’est logique, que leurs symptômes soient devenus des éléments de repérages essentiels, des points stables, prévisibles et, de ce fait, paradoxalement, des points fiables qui protègent du vide, de la néantisation.

17Un exemple : le fait de ne pas pouvoir aller au collège ou au lycée. C’est un phénomène stable, cela déclenche systématiquement la même douleur somatique repérée, à force, comme une crise d’angoisse. Si l’on insiste, cela devient une sensation de panique, qui aboutit à une sorte de rupture, une disjonction. Et puis le désespoir. Tout cela est très pénible, mais c’est stable.

18Un autre point stable de leur quotidien, outre les symptômes, c’est le smartphone. Objet qui prend une place considérable dans leur équilibre quotidien, pas forcément les réseaux sociaux au sens de l’échange avec des pairs ou des membres de la famille, mais plutôt le téléphone comme objet que l’on tripote sans fin.

19L’une des jeunes filles du groupe m’a expliqué cette activité compulsive qui semblait l’accaparer. C’est sur Instagram. Il s’agit de faire défiler des photos proposées par d’autres utilisateurs, des inconnus. Un geste latéral du pouce puis deux légers tapotements pour faire apparaître un cœur. Ou pas. Elle trie ce qu’elle aime ou pas. Il n’y a que ce critère. Si elle aime, elle attribue un cœur, sinon, elle passe au suivant. Elle discrimine. Elle cherche ce qu’elle aime, mais lorsqu’elle trouve, cela ne donne lieu qu’à une brève ponctuation. Rien qui tienne, rien qui organise, qui laisse une trace, qui s’inscrive pour elle. Elle enchaîne les micro-jouissances esthétiques sans fin. Ça défile, ça coule. Il est difficile de s’en extraire. Il faut encore dire qu’elle ne participe pas en postant elle-même des images, alors qu’elle dispose d’un certain talent pour les photos. La pulsion scopique est convoquée dans son expression la plus sèche. Voir. Prendre et prendre encore des images. Pas de risque au champ de l’Autre, pas de Che Vuoi ?

20Pour en revenir à nos chevaux, l’attribution par notre hôtesse de notre cheval est en effet déterminante parce que, dans le flou qui préside au défilement des jours, elle impose un objet. Et quel objet ! Il est beau, il fait peur, il pue parfois, il est difficile à lire, surtout au début. Il impressionne. Il s’impose.

21Alors, elles le rencontrent. Ça ne se produit pas toujours. Parfois, le réel est trop… réel. Trop massif. Mais le plus souvent, elles le rencontrent, semaine après semaine. Et elles ne veulent plus changer.

22Elles veulent celui-là. Pas un autre. Elles l’aiment.

23Si cette rencontre se tisse, pour nous c’est un soulagement parce qu’il y a un point, un fil. Même ténu, même fragile. Et quelque chose d’autre que le symptôme constitue un point d’ancrage. Autre chose que l’angoisse.

24Et la monitrice travaille autour de ça. Elle les charrie un peu parfois. Leur propose de changer, même juste une fois, pour apprendre d’autres choses sur le plan équestre. Parfois elles acceptent, un peu. Le plus souvent il n’en est pas question. En tout cas il y a un semblant de négociation au début de chaque séance, dans le bus, quand on arrive au centre au moment où on se salue, où on caresse le chien. Le fait est que nous voilà avec des choses à nous dire. C’est que nous aussi, les soignants, nous sommes concernés par cette conversation. Nous aussi, nous avons un cheval qui nous est attribué et nous ne sommes pas toujours très enthousiastes à l’idée de nous en éloigner.

25Il est arrivé que l’une ou l’autre souhaite monter le cheval d’un soignant. Ça fait le même effet que lorsqu’un enfant entre en premier dans le bureau et vient s’asseoir dans le fauteuil du thérapeute : une bonne nouvelle. Voilà toute la difficulté, pour nous, dans un tel dispositif : tout à la fois être concernés par les enjeux actuels de ce qui se passe (nous aussi, nous sommes soumis au réel du cheval et aux effets que cela produit), mais garder la possibilité d’une lecture dans le transfert. C’est-à-dire que c’est un honneur qu’elle nous pique notre cheval. Il faut que nous y soyons vraiment, mais que nous ne soyons quand même pas trop pris dedans. C’est une position qui se travaille, qui s’apprend. Le fait d’être deux soignants paraît indispensable. C’est pour cette raison que la plupart du temps l’un des deux reste au sol. Il est beaucoup moins pris dedans et déploie de fait bien plus d’attention pour chacune. Après, dans le groupe, il sera dans les échanges à une place différente.

26Tout cela est fragile, pas de miracle, leur vie est toujours d’une extrême difficulté. Mais nous disposons là de quelque chose qui peut être attrapé comme une demande, comme une articulation désirante dans toute sa complexité. Ces séances sont un cadre dans lequel peut s’amorcer, se tenter une articulation entre une demande, fragile, à peine audible, et un désir. C’est un cadre dans lequel on peut exercer cette articulation et la rater, c’est important. Il y a des ratages. Il arrive qu’elles n’aient pas pu dire, qu’elles n’aient pas pu refuser. Elles n’ont pu que hausser les épaules, ne pas savoir, contraindre les autres à décider et se retrouver au plus mal. Mais il y aura la semaine prochaine. Entre temps nous en aurons reparlé, avec elles, leur famille, avec le médecin qui régule, qui accepte une interruption ou qui insiste pour qu’elles continuent à venir. Nous voilà au travail.

27Au fil des semaines, nos patientes deviennent plus dégourdies. Elles sont même autonomes sur certaines choses. Elles peuvent aller chercher leur cheval, le rencontrer seule dans son box ou au pré, le préparer. C’est souvent long. Gwenaëlle est là, présente, attentive, mais quelques pas en arrière. Elle ne crie jamais, ne se départit jamais de sa bienveillance. Elle répète beaucoup, tranquillement, sans lassitude apparente. Elle s’amuse de nos erreurs. Elle intervient un peu pour dire des choses sur ce qu’il faut faire.

28Par exemple, elle explique que, quel que soit notre état, peu importe notre envie, quand on monte sur un cheval, on s’engage à le diriger. Sinon, ce flottement dans lequel on le laisse, cela l’inquiète. Pour le rassurer, il faut le diriger, ainsi il se sent bien. Il ne s’agit pas d’être autoritaire ou brutal, en aucun cas. Simplement il faut qu’il sache où aller, donc que nous sachions nous-mêmes où nous voulons aller. Concrètement, cela implique de regarder loin et d’anticiper un peu les commandes. Bien entendu, nos jeunes patientes n’y parviennent pas, la plupart du temps… Alors, si on est dehors, en balade, Gwenaëlle s’approche tranquillement, elle tient le filet du cheval, et elle propose à notre patiente de se détendre et de profiter de la balade, de se laisser bercer. Si on est dans le manège, que le cheval n’est pas bien dirigé et qu’il se met à n’en faire qu’à sa tête, en général, elle se moque un peu de celui ou celle à qui cela arrive…

29Après plusieurs mois de d’apprentissage, le plus souvent dans le manège [6], nous avons pu organiser une journée exceptionnelle, pendant les vacances scolaires, avec une grande balade. Nous avons tous été félicités parce que nos deux accompagnateurs n’ont jamais eu à intervenir sur nos chevaux, qui sont restés détendus tout le long. On peut dire que, malgré la pluie, c’était une belle journée. Surtout si on se place dans la perspective de ces premières séances où nos patientes s’en remettaient complètement à leur monture.

30Ce n’est pas le fait qu’elles prennent les rênes qui nous intéresse. Pas d’interprétation visant la promotion phallique. Il ne s’agit pas d’une thérapie de groupe à l’américaine visant un soutien moïque avant tout. Ce qui paraît vraiment important, c’est la possibilité retrouvée d’une certaine circulation pulsionnelle. Qu’elles puissent se décoller de la fixité du rapport à l’objet qui les caractérise dans l’intimité de leurs douleurs. Il y a, dans nos séances au centre équestre, comme la remise en circulation de la complexité : des choix, des sourires, des victoires, des peurs, des déceptions. C’est un moment à la fois très simple dans son déroulement et, à la fois, d’une grande sophistication dans les articulations du rapport à l’objet, imposé par les chevaux et la monitrice. Un entrelacs de demandes, de désirs, de symptômes, de limites, de mots et de Réel. Il nous faut faire avec beaucoup d’incertitudes. Il y a des moments de grâce dont nous ne saisissons pas toujours les motifs. Il y a des enjeux de survie et les chevaux, comme fils d’arrimages, énormes et fragiles.

31Aujourd’hui, elle a eu peur, ou c’était particulièrement facile, ou elle a refusé de monter, ou la bête n’écoutait rien. Elles constatent, elles disent. Très peu parfois mais elles disent. Empêchements, frustration, colère, refus, déception. Ou sourires. Nous les accompagnons dans ces moments d’ouverture et de fermeture qu’elles subissent et que leur cheval, le lien avec leur cheval, les aident à réguler, à supporter, parce qu’il y aura la semaine prochaine.

32Ce lieu, les trajets pour y aller dans l’intimité du minibus, cet accueil, ces chevaux, les liens qui se tissent entre elles, tout cela s’organise, pour nous, comme un lieu pour dire. C’est une pratique difficile du fait que, nous aussi, nous ayons à faire, à agir et que cela peut nous faire rater d’entendre, mais c’est le pari que nous faisons. Ce sont peut-être même ces ratages qui contribuent à l’avènement d’une parole.

33En général, outre la gravité manifeste de leur état, c’est pour cela que des patients sont adressés dans nos groupes. Parce que l’attention que l’on peut leur porter dans l’espace classique d’un entretien dans un bureau les met en difficulté. Une conversation avec ces jeunes patientes est le plus souvent impossible, a fortiori une analyse ou même une psychothérapie dans ce cadre. Être l’objet de l’attention de l’Autre, l’objet du désir de l’Autre, si travaillé soit-il, si orienté soit-il au champ de la parole, est une expérience qui peut être terrible pour elles. Nous faisons l’hypothèse que l’avènement de la puberté, sans la mise en place de l’abri symbolique de la castration, cela expose trop dans la relation à l’Autre. Cela expose trop radicalement. Être l’objet du désir de l’Autre glisse vers un insupportable être l’objet de l’Autre, dont il est bien légitime qu’elles s’en défendent [7].

34C’est là notre travail, le cheval nous servant de filtre, d’intermédiaire, de médiation, pour respecter au mieux les limites et les possibles, pour lever les im-passes.

35C’est un travail quotidien, simple et direct, mais que nous exerçons avec l’ambition d’un certain raffinement.

Notes

  • [1]
    Il s’agit du Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel de Saint-Marcellin, qui est une unité de soins de pédopsychiatrie du CH Alpes-Isère.
  • [2]
    On peut l’entendre à ce sujet dans une émission radiophonique de la RTS intitulée « Pardonnez-moi », du 1er avril 2007 ou dans « L’Histoire en direct » une émission de France Culture du 2 mai 1998.
  • [3]
    C’est un mode de travail que nous utilisons beaucoup au CATTP. Des ateliers d’Art-thérapie sont également proposés à ce groupe. Avec d’autres, nous pratiquons l’escalade, nous nous rendons dans une ferme ou à la piscine. Nous faisons des balades, de la luge, des sorties… Nous disposons de jeux et de locaux adaptés.
  • [4]
    Il s’agit de Gwenaëlle G. au Centre équestre du Rif, à Tullins.
  • [5]
    C’est nous qui l’avons souhaité. Nous voulions surtout éviter l’écueil d’être là en tant que chauffeurs qui les emmènent à une activité. Ce que nous voulons, c’est un point de rencontre, pas un loisir. Donc, nous montons à cheval avec elles, avec nos maladresses et nos peurs et, le plus souvent, à tour de rôle pour que l’un d’entre nous reste plus disponible en restant au sol.
  • [6]
    C’est un lieu plus sécurisé et qui est couvert. Nous pouvons y aller toute l’année, quelle que soit la météo.
  • [7]
    Ainsi, l’une d’elles, qui vient depuis déjà quelque temps au CATTP, redoute par-dessus tout une chose : que le psychologue lui pose des questions. C’est un motif d’angoisse important pour elle, que nous évoquons fréquemment avec ses parents. Il m’arrive régulièrement, si elle semble particulièrement tendue en arrivant, de lui garantir qu’il n’y aura pas de questions ce jour-là. La plupart du temps je lui demande si je peux lui parler ou lui demander de ses nouvelles. Il va de soi que si elle dit non ou si seulement elle ne répond pas, nous attendrons. C’est un point de travail, depuis peu il arrive que nous nous en amusions tous les deux, les autres membres du groupe aussi.
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