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Article de revue

Nora Joyce et la question du féminin

Pages 83 à 87

Notes

  • [1]
    La vérité sur les rapports de Nora et James Joyce, Albin-Michel, 1990.
  • [2]
    Gallimard, 1982.

1À partir de la biographie de Brenda Maddox, Nora[1]

2Comment une analyste peut prendre en compte une biographie, quels sont les éléments de cette biographie qui vont lui paraître déterminants en tant qu’analyste et au regard des questions qu’elle se pose à partir de l’actualité de sa propre clinique ?

3C’est un peu de cette manière que la biographie de Brenda Maddox sur Nora m’a intéressée. Cette biographie se situe dans les années 1980-1990 où l’esprit de l’époque aurait pu faire de ce livre un manifeste féministe. Il n’en est rien.

4L’auteur s’emploie à redonner à une femme, Nora Joyce, la place qu’elle a tenue auprès de James Joyce, c’est l’histoire d’une rencontre et d’une vie placée sous le signe de l’exceptionnel et de la démesure, avec les conséquences heureuses et malheureuses qui vont en découler.

5La biographe introduit son propos avec le départ de Nora, départ d’Irlande où elle décrit le port de Dublin, bruyant de l’embarquement de familles entières pour l’Angleterre ou les Amériques. « Pour tout Irlandais, la question de l’émigration est inévitable et cela, depuis la Grande Famine de 1840. »

6Les raisons en sont économiques, bien sûr, mais aussi de nature religieuse (un catholicisme parfois violent et sectaire) et sociale. Il y a une impression chez les jeunes d’être dans une atmosphère de surveillance constante et une absence de tolérance. C’est précisément ce contexte qui va lier Nora et James et les déterminer au départ.

7Nora nous apparaît là, nous sommes le 8 octobre 1904, dans sa beauté mais surtout dans sa solitude, elle monte dans le bateau sans famille autour d’elle, elle n’a pas prévenu sa mère ni les patrons de la pension de famille où elle était employée.

8Joyce est là sur le quai, entouré par son père, John Joyce, et une partie de sa famille. Il fallait pour partir que le père de Joyce ignore le lien de James avec Nora. Comment comprendre cette jeune femme de 20 ans déterminée à partir avec cet homme qu’elle ne connaît que depuis quelques mois et qui lui a déjà signifié son opposition farouche et de principe à toute idée de mariage ?

9Il y a déjà dans le désir d’émigrer comme l’espoir d’un impossible qui peut être subverti. Et puis, il y a cette place d’exception qui est attribuée ou que s’attribue celui ou celle qui part. Comment ces deux dimensions ont-elles pu travailler pour Nora ?

10Il y a dans l’histoire de Nora avant ce jour d’octobre 1904 deux ruptures.

11C’est d’abord une rupture indépassable d’avec la mère.

12Elle a autour de 5 ans. A l’occasion de l’une ou l’autre des naissances suivantes, Nora est envoyée chez sa grand-mère maternelle. Elle y trouve des conditions de vie bien meilleures qu’avec ses parents et Nora peut aller à l’école jusqu’à 12 ans, ce qui n’était pas toujours possible pour les filles d’origine modeste. Il n’empêche, différents textes attestent le ressentiment tenace de Nora vis-à-vis de sa mère.

13Dans ces circonstances, notre clinique nous enseigne qu’il y a tantôt pour une fille une demande sans fin à la mère, demande d’amour toujours déçue, tantôt un souci de ne plus se confronter à cette demande et une tentative de faire seule, avec comme seul appui, le désir. Nora semble avoir choisi le désir.

14Autre rupture décisive.

15Elle a 19 ans. A la mort de sa grand-mère, elle est hébergée par un oncle maternel qui voulait se charger de l’éduquer (Nora s’était fait une réputation de rebelle et d’aguicheuse) ; un jour, il l’agrippe, la bat, alors que sa mère qui est là laisse faire et quitte la pièce.

16Huit jours plus tard, après cette scène de violence, Nora quitte Galway la ville de son enfance et de son adolescence sans prendre la peine de dire au revoir à sa mère. Par le biais d’une agence de placement de domestiques, Nora tente sa chance ; elle part pour Dublin travailler dans un hôtel comme femme de chambre.

17D’autres éléments biographiques campent une jeune fille audacieuse. Elle sort la nuit dès l’âge de 16 ans. Pour échapper à son oncle, elle sort habillée en homme, mais c’est aussi pour se protéger face aux inconvénients de son sexe. Audace aussi dans ses rencontres amoureuses, c’est ce que lui supposera Joyce et qui développera sa jalousie mais, en même temps, elle ne subit pas son sexe. Elle n’est pas effarouchée, mais elle est prévenue face à la situation d’une fille de son époque en Irlande (terrible pour les jeunes filles enceintes), elle n’acceptera les rapports sexuels avec Joyce qu’après leur départ en bateau.

18Elle a une sorte de savoir qui ne semble pas la mettre sous le coup du désir de l’Autre. On peut même dire que le désir de l’Autre, elle en prend les commandes. La rencontre avec Joyce est de ce point de vue assez saisissante.

19Cette rencontre pourrait tenir en deux points principaux :

  • l’audace sexuelle de Nora vis-à-vis de James Joyce
  • le fait que cette rencontre va tout de suite être soutenue, inscrite dans une correspondance, une écriture.

20La rencontre a lieu à Dublin au mois de juin 1904. C’est d’abord dans la rue au hasard des regards échangés. Puis une date de rendez-vous est fixée le 10 juin 1904 mais Nora ne s’y rendra pas. Joyce, au lieu d’aller se renseigner à l’hôtel où elle travaille, lui écrit. Début d’une correspondance, dont on a les traces grâce à Richard Ellman [2] biographe de Joyce, qui la fera publier en 1975. Il nous reste les lettres de Joyce pas celles de Nora. Le premier rendez-vous a lieu le 16 juin 1904.

21Richard Ellman dira de Joyce à propos de ce premier rendez-vous : « C’est le jour où il entra en relation avec le monde qui l’entourait et laissa derrière lui la solitude qui l’accablait le plus après le mort de sa mère. »

22Ce jour-là l’audace sexuelle de Nora fait subir la séduction à James qui ne demande pas plus. C’est elle qui commande. Au lieu de perdre tout respect pour elle, il s’en éprend pour la vie. Les triviales considérations sociales n’ont pas eu de prise dans la poursuite de leur histoire. C’est pourtant la rencontre d’une femme de chambre et d’un écrivain qui croit en son génie. Il lui écrira en août 1912 : « J’espère que le jour viendra où je pourrai te donner la gloire d’avoir été près de moi quand je serai entré dans mon royaume. »

23C’est aussi une rencontre qui va nourrir la jalousie de Joyce puisqu’il considère qu’une telle audace sexuelle ne peut signifier que des rencontres antérieures. Pour Joyce, Nora a un savoir sur le sexe.

24On peut aussi considérer que cette rencontre relève du destin. À partir de ce jour, le 16 juin 1904, James et Nora poursuivront leur histoire jusqu’à ce que la mort les sépare.

25Ce n’est pas sur des valeurs que se fonde cette rencontre. Nora a tourné le dos à sa propre famille, Joyce, quant à lui, dans une lettre datée du 29 août 1904 lui dit : « Mon esprit rejette tout l’ordre social actuel et le christianisme, le foyer familial, les vertus reconnues, les classes sociales et les doctrines religieuses. »

26Alors que dire d’une rencontre ? Sinon qu’il y faut une alchimie entre fortune et hasard (automaton et tuché).

27Pour Lacan, le hasard est surdéterminé par la rencontre avec le fantasme mais aussi par un désir qui ne se sait pas. C’est aussi le pari de la rencontre dans la cure analytique : qu’avec le transfert et la parole, le sujet puisse faire de la répétition dans le fantasme une cause perdue et qu’ainsi se rejoue son destin.

28Il y aurait donc deux dimensions dans la « bonne rencontre ». Celle qui va donner une expression au désir dans l’épanouissement du fantasme, une expression au désir avec le sentiment qu’enfin on a poussé un peu les limites de l’impossible. Mais avec la « bonne rencontre », il y aurait pour le sujet la possibilité d’aller au-delà des limites proposées par le fantasme.

29Le premier temps semble avoir été pleinement réalisé pour Nora. À partir de cette première rencontre, le lien s’organise autour de l’appui qu’elle apporte à Joyce. Nora est entrée dans le fantasme de Joyce, elle a pris en compte l’impératif phallique, elle s’y prête mais sur un mode où c’est elle qui prend les commandes. Dans les lettres que Joyce lui adresse, il est inquiet de ses réactions, de son absence de réponse… Quand il écrit à Nora, il a des formules comme celle-là : « Je veux que tu te dises…, c’est un pauvre homme, faible et impulsif, et il m’implore de le défendre et de le rendre fort. J’ai donné à d’autres mon orgueil et ma joie. À toi je donne mon péché, ma folie, ma faiblesse et ma tristesse. » (Lettres à Nora) Paroles où l’amour est tellement présent…

30Mais il y a ce : « Je veux que tu te dises… »

31À Nora la force, à lui la faiblesse, à condition de rester dans le cadre strict des limites imposées par le fantasme de Joyce.

32Brenda Maddox la décrit comme une femme sûre d’elle, insouciante et sans retenue, alors que lui se montre inquiet et suppliant vis-à-vis d’elle. Le lien a été renforcé par l’écriture qui donne à cette rencontre un caractère exceptionnel et démesuré. Ce que l’on sait de leur correspondance érotique, c’est qu’elle écrivait ce que Joyce n’osait faire en premier. « Ta lettre est pire que la mienne », dit James Joyce. Quant à lui, il se présente dans ses lettres toujours dans une attitude d’avilissement. Pour écrire, il a besoin d’elle, elle lui parle, il écrit. Tous les personnages féminins de Joyce sont faits à partir du bavardage de Nora.

33On ne peut pas dire que c’est une conjugalité qui a été sans effet. Pratiquement toute la production littéraire de Joyce est issue de cette rencontre. Leur mode de vie, leur vie même en fut bouleversée.

34Mais au regard de la question du féminin, de ce que j’ai nommé, à l’instar de Lacan, le désir Autre ?

35Nora a cherché (un peu) à se protéger de la place qu’elle occupait pour Joyce. Elle refusera de lire en public ses textes, surtout Ulysse qui est fait de la trame de leur correspondance érotique, elle semblait se désintéresser des livres de Joyce, ce qui avait pour effet de relancer le désir de Joyce. Mais peut-on vraiment dire qu’elle y a réussi ? L’écriture de Joyce qui reprenait presque littéralement les événements de leur vie de couple ne le permettait pas. Ils ne peuvent se quitter ou du moins il ne peut pas la quitter. Quand c’est arrivé, cela provoque chez lui un délire de jalousie.

36Mais Nora a-t-elle pu s’ouvrir à autre chose que de soutenir le fantasme de son partenaire ? Nora pose une question qui fait scandale de nos jours. Comment une femme peut-elle accepter de s’aliéner au désir de l’Autre ? Il est à remarquer ici que s’il y a une emprise du conjuguo qui aliène Nora d’une manière peut-être démesurée, mais tout aussi démesurée est l’importance qu’elle a eue pour Joyce, ce qui ne peut rendre indifférent une femme qui se soutient du désir de l’Autre. Alors ?

37Aliénation au désir de l’Autre, mais jusqu’où ? C’est bien à cet endroit que le féminin vient s’inscrire.

38La part sombre de leur histoire, c’est quand même la fragilité psychologique de leurs enfants. Ils seront déplacés, changés de ville, de langue, ils auront des prénoms pris au décours du périple de leurs parents. Ils pourraient être les enfants de notre modernité. Et James Joyce de dire à Nora : « Nos enfants (quel que soit mon amour pour eux) ne doivent pas s’interposer entre nous » (Lettres à Nora, 31 août 1909).

39Le signifiant femme qui a pu faire rapport pour les deux a été comme gravé dans le marbre et a peut-être laissé peu de place au signifiant mère. Une femme est traversée par des signifiants qui la guident et dont les effets de contradiction lui permettent, dans le meilleur des cas, de la diviser.

40Grâce à ce très beau travail de Brenda Maddox, Nora nous touche car elle pourrait être une figure de notre clinique actuelle. Elle paraît libérée des contingences de la famille, de la religion, de la morale, c’est-à-dire de l’Œdipe (Freud paraît si loin !), des contingences du sexe, mais l’aliénation est toujours là, un scandale pour nos sociétés qui ont tant œuvré pour l’émancipation féminine.


Date de mise en ligne : 03/11/2020

https://doi.org/10.3917/fpsy.001.0083

Notes

  • [1]
    La vérité sur les rapports de Nora et James Joyce, Albin-Michel, 1990.
  • [2]
    Gallimard, 1982.

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