Flux 2014/2 N° 96

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Article de revue

La transition énergétique à l'épreuve du mode de vie

Pages 10 à 23

Notes

  • [1]
    Cette approche se réfère directement aux travaux de Godelier (voir en particulier : Godelier, 1984).
  • [2]
    On trouve un dernier avatar de cette perspective dans la vision du lien des sociétés avec leur environnement naturel développée par le Millennium Ecosystem Assessment en 2000.
  • [3]
    Source : http://www.cnrtl.fr/definition/transition (Consulté le 20/09/2013)
  • [4]
    Plauchu V., 2012, La transition écologique, blog pédagogique, Faculté d’économie de Grenoble, octobre, [en ligne] URL :
    http://blogs.upmf-grenoble.fr/vincentplauchu/tag/transitionecologique/
  • [5]
    La traduction en « équivalent-pétrole » est symptomatique de l’emprise « carbonée » de la production énergétique mondiale. Dans l’Union Européenne, les sources d’énergie primaire consommées, en tonnes équivalent pétrole, se répartissent comme suit : 38% de pétrole, 24% de gaz et 17% de charbon, 12% de nucléaire, 4% d’hydroélectricité, 5% d’autres énergies renouvelables (Chiffres 2011. Source : BP Statistical Review, 2012).
  • [6]
    La terminologie « sociophile » est utilisée en psychologie comportementale par les anglo-saxons. Céline l’utilise dans Voyage au bout de la nuit dans le sens que nous lui donnons ici. Il désigne ceux qui partagent la foi voltairienne dans le processus de civilisation (cf. Boblet, 2007).
  • [7]
    On pourrait rappeler que la vertu de la sobriété est constitutive de l’essence protestante du capitalisme et qu’elle est mise en avant comme telle, tant par Weber (1905) que par Veblen (1899), le premier voyant la sobriété affichée comme un ethos de classe chez les capitalistes, le second dénonçant l’ostentation de la consommation comme une dérive condamnable de cette même classe.
  • [8]
    Les articles R131-19 à R.131-24 du code de la construction et de l’habitation instaurent l’obligation de limiter la température de chauffage en moyenne à 19° C pour l’ensemble des pièces d’un logement.
  • [9]
  • [10]
    Référence INSEE (Enquêtes Budget des Familles et ENL).
  • [11]
    La partie de la thèse de Brisepierre (2011) consacrée aux comportements de militants de la cause écologique en matière de consommation d’énergie rend compte, dans le détail, du caractère très partiel des efforts de sobriété. Cela s’explique principalement, tant par le caractère contraignant des dispositifs techniques que par les habitudes socialement incorporées.
  • [12]
    Pour une bibliographie approfondie sur le sujet, se référer à : Maresca, Dujin, 2012.
  • [13]
    Voir notamment : Saunders, 2013.
  • [14]
    Pour une revue de ces travaux, voir : Jackson, 2005.
  • [15]
    Les attendus de ce dernier donnent le cap des approches sociologiques qui poursuivent l’accompagnement du changement : « Le programme Sobriétés s’intéresse à la notion émergente de ‘sobriété énergétique’, et notamment aux représentations et aux pratiques déjà existantes que les acteurs territoriaux associent à ce terme. Après une phase d’exploration monographique de ces représentations et de ces pratiques existantes, le programme vise à les évaluer par une confrontation avec des scénarios (pic pétrolier) et des méthodes d’animation territoriale (Transition Towns et Cittaslow) initiées dans d’autres contextes territoriaux. L’enjeu est d’accompagner une réflexion sur le potentiel d’institutionnalisation de la sobriété énergétique, en tant qu’objet de politiques publiques susceptibles de contribuer à la maîtrise de la demande énergétique. »
  • [16]
    Cf. la recherche en cours de Michèle Dobré : « Modes de vie innovants et tactiques de résistance à l’accélération du rythme quotidien », programme de recherche Movida (Consommation et modes de vie durables) du ministère de l’Écologie.
  • [17]
    Situation commune aux pays de la périphérie de l’Europe, pays du Sud et de l’Est notamment.

1La transition énergétique en France, mise en chantier à travers un débat national qui suit une feuille de route issue de la conférence environnementale de septembre 2012, repose sur deux piliers : le développement de l’efficacité et de la sobriété énergétique d’une part, des énergies renouvelables (ENR) d’autre part. Si l’efficacité énergétique et le développement des ENR renvoient à des changements technologiques, le terme de « sobriété énergétique » qui, jusque-là, était l’apanage d’une approche militante et décroissante des politiques énergétiques, est retenu comme un levier également indispensable à côté de l’efficacité technologique. Cet ajout est symptomatique d’un glissement : la transition recherchée ne peut pas procéder des seules innovations, elle doit être confortée par l’évolution des pratiques sociales qui orientent la consommation d’énergie. Sont visés les modes de consommation, les modes d’habiter, la mobilité, en d’autres termes toutes les pratiques constitutives de ce qui est communément appelé le « mode de vie ».

2Cet article vise à proposer une refondation théorique et empirique de la notion de mode de vie, et à la mobiliser comme grille de lecture des problématiques auxquelles se confronte le projet de transition énergétique. La thèse qui est défendue ici est que la notion de mode de vie est souvent réduite, notamment dans le projet de transition énergétique, à la seule dimension du comportement de l’usager et consommateur d’énergie, déconnecté des cadres matériels et normatifs qui orientent et surdéterminent les pratiques individuelles et collectives. On propose au contraire d’appréhender le mode de vie comme un ensemble de dispositifs à la fois matériels (forme d’habitat, réseaux, objets techniques …) et idéels (représentations, valeurs …), sur lesquels repose l’organisation de la vie sociale (le logement, la mobilité, l’alimentation, l’éducation …) et qui désignent implicitement la « normalité », au sens des usages et pratiques habituelles au sein de la société considérée [1]. C’est en prenant en compte la dimension du mode de vie que les conditions du passage à un nouveau système énergétique, qui définit la transition, peuvent être explorées avec plus de précision.

3Après avoir exploré les filiations théoriques complexes de la notion de mode de vie, et proposé une grille d’analyse systémique des pratiques sociales fondées sur cette notion, on montrera que le projet de transition énergétique repose implicitement sur une transformation du mode de vie, sans pour autant que le chemin de cette transformation ne soit pensé et donc explicité. Dès lors, on explorera, à travers des exemples empiriques précis (analyse des déterminants du choix de la température de chauffage dans le logement et du montant de la facture d’énergie), la pertinence de la grille de lecture « mode de vie » sur des points fondamentaux pour la transition énergétique. Les conclusions tirées de ces analyses permettent de réinterroger les conditions de réalisation du projet dit de transition énergétique et, à travers lui, de montrer ce qu’apporte à la conduite de l’action publique la réflexion approfondie sur le mode de vie.

Le mode de vie : une notion à la filiation théorique complexe

4« Mode de vie » est une expression depuis longtemps banalisée dans le débat public et dont l’usage se passe le plus souvent de toute définition précise. C’est une notion généralement considérée comme floue embrassant un ensemble de dimensions mal circonscrites (Juan, 1991). Pourtant, si l’on s’attache à identifier l’apparition et la diffusion de cette notion dans l’appareil conceptuel de la sociologie et de l’anthropologie, il apparaît que le mode de vie renvoie à des schémas théoriques et à une littérature assez précisément situés.

5Une filiation conceptuelle relie les prémisses de l’écologie de Haeckel (1877) et de l’anthropogéographie de Ratzel (1899), dans l’Allemagne de la deuxième moitié du XIXe, avec le développement de la géographie humaine en France au tournant du XXe, puis son prolongement dans l’anthropologie fonctionnaliste américaine des années 1930 [2].

6Ces différentes approches ont en commun d’appréhender la diversité des cultures en tant que chacune représente une structure culturelle complexe, à la fois technique et symbolique, qui garantit la cohésion sociale. En projetant cette vision holiste sur les terroirs européens, Vidal de la Blache, s’inspirant de Ratzel, a forgé le concept de genre de vie (Sorre, 1948). Le genre de vie d’un groupe humain combine un état des techniques, dont des formes d’énergie, et un état des institutions, intégrant des valeurs culturelles, dont l’équilibre est orienté par la pression du milieu et les interactions avec d’autres groupes, des territoires voisins ou éloignés. Ce concept gagne sa puissance structurale dans la vision fonctionnaliste des sociétés primitives ou rurales qui, entre 1880 et 1930, étaient perçues comme stables, à la fois sans histoire et en équilibre autarcique avec les ressources limitées de leur milieu.

7Le renouvellement de la conception du mode de vie vient d’un autre phylum sociologique plus en phase avec la dynamique du capitalisme vecteur de la société moderne. Elle se forge à la fin du XIXe, tant chez Weber dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1964), que chez Veblen dans The Leisure Class (1899). C’est à travers le concept de style de vie que Weber rend compte de la dynamique propre à différentes classes sociales, c’est-à-dire des règles de conduite et des façons d’être qu’adopte un individu en fonction de son milieu d’origine et pour affirmer son statut social, au sein du groupe qui le socialise. Les concepts de style de vie et de lifestyle, ont connu une plus grande fortune que ceux de genre et mode de vie, dans la mesure où ils ont permis de rendre compte des évolutions sociales et générationnelles des pratiques, des façons d’être et des manières de se distinguer dans la société occidentale. Dans ce courant, le concept d’habitus introduit par Bourdieu (1972) enrichit la compréhension structuraliste de l’articulation entre l’individu et la société, via les processus de la socialisation et de la reproduction.

8À partir de ces enrichissements conceptuels successifs, on peut considérer que le mode de vie se déploie à trois niveaux (cf. schéma 1). Encadrant l’ensemble de la société, le premier niveau est la structure macrosociale qui équivaut à la notion de genre de vie. Elle rend compte d’un système cohérent à la fois sociotechnique, institutionnel et culturel. Le cadre de la vie sociale propre aux sociétés occidentales, qu’a induit le système de production fordiste, se situe à ce niveau. Un second niveau correspond à une différenciation des façons d’être et des habitudes matérielles et culturelles adoptées par différents groupes de la société, classes populaires, classes supérieures, jeunes générations, groupes communautaires, etc. La notion de style de vie s’apparente alors à un processus de traduction de la structure générale, produit de la dynamique des différenciations sociales, sous l’effet de multiples processus d’interaction, tels que la distinction, l’ostentation, la tempérance, la rébellion, la marginalisation, etc. Reste le troisième niveau, celui de l’habitus, qui prolonge la dynamique de traduction au niveau individuel. Porteur de son habitus de classe, mais aussi acteur de la transmission d’un habitus construit à travers la trajectoire d’une position sociale, l’individu est un porte-drapeau parmi d’autres de son groupe d’appartenance au sein d’une société cohérente.

Schéma 1

Les différents niveaux de conceptualisation du mode de vie

Schéma 1

Les différents niveaux de conceptualisation du mode de vie

Les deux phylums de la notion de mode de vie peuvent être articulés selon le schéma ci-dessus. Le cadre général est celui de la superstructure sociotechnique, institutionnelle et culturelle. À l’intérieur de ce cadre, caractérisé par une permanence de longue durée, se différencient des styles de vie propres à des groupes sociaux, à travers le processus de la socialisation, sans cesse renouvelé par les cycles de vie et les générations. « Fait social total » – selon la terminologie de Mauss (1925) –, notion qui permet de relier le social comme structure au social en tant qu’il est incarné par des individus, le mode de vie assemble des cadres normatifs intégrateurs et des dynamiques de distinction qui produisent la diversité matérielle et « visible » des différenciations sociales

9Cette évocation rapide des filiations théoriques de la notion, conduit à situer la théorisation du concept de mode de vie dans les développements contemporains des sciences sociales, qu’ils soient dans la continuité de la théorie de la pratique de Bourdieu (1972) ou, plus récemment, issus de la « social practice theory ». Cette dernière désigne un cadre conceptuel formalisé en particulier par les travaux de Reckwitz (2002), qui s’attache à analyser la manière dont les individus déploient des « pratiques » quotidiennes, qui reposent sur une combinaison spécifique d’objets, de représentations, de capacité d’apprentissage.

10La théorie du mode de vie partage avec la social practice theory un point clé : le double enracinement, à la fois matériel et idéel, qui préside au déploiement des pratiques quotidiennes, et leur « routinisation », qui assoit la normalité dans une société donnée. De ce point de vue, les travaux de Shove (2003) et Wilhite (2008), qui portent notamment sur les usages de l’énergie, représentent une perspective très proche de celle qui est ici proposée.

11L’approche par les modes de vie se distingue essentiellement par son entrée davantage systémique et macrosociale. En effet, la social practice theory a pour premier objet l’analyse de l’articulation entre identité et action individuelle d’une part, forme culturelle collective d’autre part. Elle plonge ses racines dans la théorie de la pratique et l’habitus bourdieusien. L’approche du mode de vie repose sur les mêmes prémisses théoriques. Mais elle cherche à réinscrire systématiquement la description des pratiques individuelles dans une organisation sociale globale, fondée à la fois sur des dispositifs matériels (organisation spatiale, système productif, forme de l’habitat …) et idéels (institutions, représentations et valeurs communément partagées). Elle offre une lecture complémentaire plutôt que concurrente des pratiques sociales, en permettant notamment une lecture quantitative de ces dernières.

Transition énergétique et mode de vie : deux notions inséparables

12Au milieu des années 1970, des chercheurs du CRÉDOC ont exploré la question des modes de vie au moment où le premier choc pétrolier conduisait à s’interroger sur les limites du système énergétique dépendant du pétrole, la pérennité du système productif et l’évolution des modes de vie (Scardigli, Kendé, 1973). Les termes du débat, tels qu’ils sont aujourd’hui posés par la transition énergétique, étaient déjà formulés de manière analogue en 1977. Selon Maréchal, « la demande d’énergie apparaît comme la résultante, induite par le fonctionnement d’une organisation sociale de la production et de la consommation. […] Elle est structurellement liée à l’activité économique et domestique. […] Il est probable que la crise de l’énergie va inciter à approfondir théoriquement des problématiques dont beaucoup reposent sur une expérience passée mais qui se révèlent insuffisantes pour l’avenir […]. On est donc amené à introduire quelques hypothèses de travail pour étudier les répercussions de la crise de l’énergie sur les modes de vie » (Maréchal, 1977, p. 25).

13Ces travaux mettent en avant que la dernière transformation structurelle du mode de vie résulte de l’expansion du mode de production fordiste, qui se constitue dans les années 1930 et se diffuse rapidement à la faveur de la reconstruction qui suit la Seconde Guerre mondiale. Cette mutation a eu une incidence fondamentale sur le niveau et le mode de consommation de l’énergie. En France, jusque dans les années 1950, le mode de vie était fondé sur la proximité, la prégnance des appartenances régionales, et la reproduction des statuts sociaux. À partir des années 1960, on assiste à une dissociation des espaces fonctionnels, facteur d’amplification de la mobilité, à la disparition de la vie rurale autocentrée, et à l’expansion de la consommation de masse et de ses circuits de distribution, qui orientent toujours le mode de vie actuel. La transition qui s’est jouée en France entre les années 1950 et les années 1960, est la même que connaissent aujourd’hui les pays émergents, avec l’augmentation afférente des consommations d’énergie (cf. schéma 2).

Schéma 2

Comparaison systémique de deux modes de vie

Schéma 2

Comparaison systémique de deux modes de vie

Le mode de vie antérieur correspond, selon Maréchal (1977), à la phase d’industrialisation et d’urbanisation qui va du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, tandis que le mode de vie actuel est le résultat de l’éclatement des spatialités anciennes sous l’effet de la dissociation et de l’éloignement des espaces fonctionnels (travail, résidence, services, loisirs), facteur d’augmentation considérable des mobilités. Maréchal note que l’ampleur des mobilités dérive de l’expansion de « l’espace virtuel », processus dont on constate une nouvelle poussée depuis les années 1990, sous l’effet conjugué de la mondialisation et de la numérisation des échanges.
CRÉDOC 2014, d?après Maréchal (1977)

14Cette réflexion sur le mode de vie au milieu des années 1970 a été activée par le contexte de crise énergétique, qui a conduit à douter de la durabilité de l’organisation sociale fondée sur une énergie abondante et bon marché. Dans Énergie et équité, Illich (1973) met en relation la croissance de la consommation d’énergie et le creusement des inégalités. Dans Small is beautiful, Schumacher (1979) invite à un nouveau style de vie et de nouvelles habitudes de consommation plus modestes et enracinées localement. Ces travaux en appellent à un volontarisme des politiques publiques qui ferait advenir de nouveaux modes de gestion de l’énergie : définition de « quanta » par personne (Illich), ou décentralisation radicale des modes de production et de consommation de l’énergie (Schumacher). Dans ces essais marquants, un lien direct est établi entre mutation du système énergétique et transformation de l’organisation sociale et productive.

15Aujourd’hui, la notion de transition énergétique, devenue une ambition de politique publique de premier plan dans de nombreux pays européens, repose implicitement la question du lien entre système énergétique et mode de vie. En, effet, le premier sens du concept de transition renvoie à l’idée, dérivée de la physique, qu’il existe des états différents entre lesquels un basculement peut s’opérer. C’est dans ce sens que l’on parle de la transition démographique, mais aussi de la transition alimentaire ou encore de la transition numérique. Le second sens de la transition se focalise sur le processus de transformation, et traduit l’idée que la mutation étant progressive elle ménage un temps, ou un espace, spécifiques, qui peuvent être amples. C’est une vision fréquente en histoire (à travers la notion d’époques de transition) et en géographie (les paysages de transition, par exemple).

16Dans son examen des définitions du mot transition, le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) retient cette citation qui illustre la seconde acception : « Phase particulière de l’évolution d’une société, celle où elle rencontre de plus en plus de difficultés, internes ou externes, à reproduire le système économique et social sur lequel elle se fonde et commence à se réorganiser, plus ou moins vite et plus ou moins violemment sur la base d’un autre système qui, finalement, devient à son tour la forme générale des conditions nouvelles d’existence » [3].

17Dans le premier sens, on connaît a priori les états successifs et l’on peut identifier, et même anticiper, le passage d’une configuration à l’autre : la transition démographique l’illustre bien (Chesnais, 1986). Dans le second sens, on postule qu’un processus de transformation est en cours qui va faire déboucher sur un nouveau système, mais sans que l’on soit en mesure de cerner celui-ci, et encore moins d’assurer qu’il va être atteint. La transition énergétique (et la transition écologique de la même manière) relève de cette seconde dynamique. On imagine qu’une configuration nouvelle de l’organisation de la société peut être atteinte, qui combinerait à la fois la substitution des énergies renouvelables aux énergies fossiles et la baisse de la demande d’énergie à niveau de vie équivalent. C’est bien un changement qui se veut global et systémique qui est visé, pour passer d’un état actuel, jugé de plus en plus difficile à reproduire, à un nouvel état d’équilibre, considéré comme plus « durable ». Comme le note Plauchu sur son blog pédagogique, « la transition écologique désigne le passage de notre mode actuel de production et de consommation à un mode plus écologique. Mais il est difficile d’imaginer une société différente, tant les schémas de la société actuelle sont prégnants » [4]. En d’autres termes, la transition énergétique postule qu’une nouvelle configuration de l’organisation (Boutaud, 2013) sociale et du système productif sont possibles, et enviables, mais sans que l’on sache ni la forme que cela pourrait prendre, ni le chemin pour y parvenir. En abandonnant le concept de développement durable pour celui de transition énergétique, on s’arme de la conviction que la mutation est en marche, parce qu’inéluctable (Kempf, 2013). Ce nouveau concept moteur relèverait de la seconde acception de l’idée de transition et postulerait que les sociétés développées sont engagées sur un chemin de mutation systémique, inévitable, que les politiques publiques doivent accompagner. La question sous-jacente, implicite mais occultée, est bien celle d’un changement du mode de vie, au sens le plus structurel du terme.

18L’analyse historique des différentes transitions énergétiques qu’a connues l’humanité permet de montrer cependant que la question de la source d’énergie n’est pas, fondamentalement, le moteur de la transition (Smil, 2010). L’énergie n’est qu’un vecteur, comme l’air ou l’eau, et non en elle-même un usage. Pour passer de l’énergie, et donc des volumes que mobilisent les sociétés, retraduite en équivalent-pétrole [5], il faut mobiliser une autre dimension que les Anglo-Saxons nomment « converter » (O’Connor, 2010), qui désigne le système technique qui convertit, ou transforme, l’énergie en travail, c’est-à-dire en puissance productive nécessaire à la fabrication des biens et l’organisation des services. Les « converters », sont la roue pour la traction animale, le moulin et la caravelle pour le vent, la machine à vapeur pour le charbon, le moteur à explosion pour le pétrole. Ce sont eux qui révolutionnent le rendement du travail produit (au sens de la physique), que valorise en premier lieu le système productif et qui, par voie de conséquence, transforme le degré d’aisance des sociétés. Révolutions techniques, mutations du système productif et mode de vie sont étroitement liés. C’est la combinaison de ces dimensions qui détermine les transitions majeures. C’est pourquoi la transition énergétique est inséparable d’une transformation du mode de vie.

19Les scénarios énergétiques qu’élaborent et que défendent différentes organisations dans le cadre du débat sur la transition énergétique, mettent en scène le changement, en ciblant l’état à atteindre, défini par la formule du « Facteur 4 », et les conditions nécessaires à ce changement. La réflexion des experts qui conçoivent les scénarios ne part pas des tendances socioéconomiques aujourd’hui à l’œuvre pour anticiper des niveaux de consommation à venir, aux horizons 2020 et 2030, voire 2050. Elle consiste plutôt à chiffrer l’ampleur des changements nécessaires pour atteindre l’objectif de la transition, et à s’interroger sur les conditions à remplir pour faire advenir ces changements.

20Si, par construction, les scénarios ont le même point d’aboutissement, ils se différencient néanmoins par la nature et l’ampleur des leviers mobilisés. Une partie d’entre eux est technophile (par exemple les scénarios de l’Union Française d’Électricité), dans la mesure où ils misent sur l’amplification de la diffusion des innovations technologiques, en laissant hors champ la mutation des pratiques. Les autres sont sociophiles [6], dans la mesure où ils placent au cœur du mouvement de la transition une « révolution » des pratiques sociales associées aux usages de l’énergie (Négawatt). Dans cette seconde voie, la transition énergétique est portée par l’hypothèse de l’émergence de la « sobriété » comme principe d’organisation sociale, à la fois individuel et collectif [7]. Toutefois, si ces scénarios font d’une telle émergence une condition sine qua non, ils ne se donnent pas pour objet d’en penser le chemin. Dans le débat actuellement engagé, le changement de système énergétique fondé sur la transition vers une société plus « sobre » est une perspective affichée mais qui demeure impensée. Ainsi, le scénario de Négawatt fait des hypothèses en matière de développement du télétravail, ou du covoiturage. Mais sans interroger les conditions structurelles de ces changements de pratiques, notamment sur le plan des mutations dans l’organisation du travail et, par voie de conséquence, dans le système productif. En faisant de la sobriété le principe qui refondera l’organisation collective pour une dépense énergétique maîtrisée, ces scénarios de transition énergétique éludent la nécessaire discussion sur la possibilité ou l’impossibilité d’engager ou de peser sur les mutations systémiques du mode de vie. Et la responsabilité du changement se retrouve implicitement déportée sur l’évolution des comportements.

21L’application de la grille d’analyse du mode de vie sur un certain nombre de pratiques énergétiques permet au contraire de mettre en évidence la manière dont les différentes dimensions du mode de vie structurent les usages de l’énergie, permettant d’évaluer les capacités de transition avec plus de profondeur.

Application de la grille de lecture du mode de vie à l’analyse de quelques pratiques énergétiques

22À travers quelques exemples concrets, on peut rendre compte de l’intérêt de mobiliser le mode de vie comme cadre explicatif systémique. Dans l’analyse des pratiques, on projette la grille de lecture que montre la représentation graphique du mode de vie (cf. schéma 3). L’approche consiste à raisonner l’emboîtement de différentes structures explicatives : 1) l’armature spatiale qui commande la distribution des espaces fonctionnels et la mobilité ; 2) la différenciation du bâti résidentiel en types architecturaux et formes d’habitat ; 3) le cadre du logement en tant que système fonctionnel assurant la sécurité et le confort ; 4) le groupe social occupant le logement (individu, ménage, groupe) ; 5) l’organisation fonctionnelle de l’intérieur et des extérieurs, notamment à travers un ensemble d’équipements ; 6) le style de vie qui, à travers système de valeurs et distinction identitaire, imprime une coloration aux pratiques.

Schéma 3

Les facteurs explicatifs de la facture d’énergie des ménages dans le logement, à travers la grille d’analyse du mode de vie

Schéma 3

Les facteurs explicatifs de la facture d’énergie des ménages dans le logement, à travers la grille d’analyse du mode de vie

23Les travaux menés au CRÉDOC sur les consommations d’énergie mettent en évidence que le confort thermique dans le logement se joue à travers une dimension clé, celle de la température recherchée dans les pièces d’habitation. Des enquêtes ont permis de recueillir la représentation que les occupants d’un logement se font de la température idéale, et de la confronter à la température réelle mesurée dans la pièce principale de l’habitation (Maresca, Dujin, 2009 ; Penot-Antoniou, Zobiri, 2013).

24En France, la norme de chauffage pour les locaux d’habitation a été fixée à 19°C et fait depuis longtemps l’objet de campagnes de communication largement diffusées [8].

25L’ADEME recommande aujourd’hui « 19°C dans les pièces à vivre, 17°C dans les chambres » [9]. Or la réalité des pratiques s’en trouve sensiblement éloignée. La distribution des températures idéales déclarées par les Français suit une distribution quasi normale, dont le caractère très aigu rend compte du fait qu’il existe un consensus social pour rechercher dans la pièce de séjour une température de 20°C (et dans la chambre une température de 18°C). La température effective, mesurée par sonde, révèle une distribution plus étalée, qui rend compte du fait que les pratiques réelles sont plus diversifiées que la norme intériorisée. La moyenne de la distribution des températures effectives s’établit à 20,7°C, parce qu’il existe une part appréciable de Français qui se chauffent à 23°C ou plus (cf. graphiques 1 et 2).

Graphiques 1 et 2

Les représentations de la température idéale sont un compromis entre la norme officielle et la pratique effective et coévoluent avec les caractéristiques techniques de l’habitat

figure im4
Guide de lecture : 35% des personnes interrogées situent à 20°C la température idéale (en hiver) pour la pièce de séjour ; dans 20% des logements enquêtés, on a relevé une température de 20°C dans la pièce de séjour, et dans 19% une température de 21°C.
Source : enquête CRÉDOC 2011
figure im5
Guide de lecture : 42% des personnes interrogées habitant un logement construit avant 1988, situent à 20°C la température idéale (en hiver) pour la pièce de séjour ; 38% des personnes habitant un logement construit après 1987, la situent à 21°C.
Source : enquête CRÉDOC 2009

Les représentations de la température idéale sont un compromis entre la norme officielle et la pratique effective et coévoluent avec les caractéristiques techniques de l’habitat

26La confrontation des deux informations et leur écart à la norme officielle sont riches d’enseignements. En premier lieu, cette norme, qui est un point clé de la politique publique de la maîtrise de la demande d’énergie (MDE), ne correspond pas à la norme de confort que les Français recherchent dans leur majorité. Ceux-ci sont notoirement au-dessus, tant dans leurs représentations que dans leurs pratiques. Par ailleurs, l’examen des facteurs associés à des représentations de la température idéale plus élevée, montre que les caractéristiques de l’habitation, en particulier, influencent la relation au confort thermique dans le logement, selon la facilité à chauffer les pièces, qui dépend de la qualité de l’isolation et de la performance du dispositif de chauffage. Dans les constructions récentes, on constate que la température recherchée est plus élevée, alors qu’à l’inverse elle est sensiblement plus basse que la moyenne dans l’habitat ancien. Et les températures mesurées dans le séjour attestent que les représentations dirigent bien les pratiques dans ce sens. Dans l’habitat construit après 1988, les occupants ont décalé de 1°C (21°C au lieu de 20°C) la norme intériorisée du confort thermique, et un plus grand nombre de personnes se situe au-delà de 22°C.

27La pertinence de la grille de lecture du mode de vie est confirmée par l’analyse des facteurs qui déterminent la facture énergétique des ménages. La facture d’énergie que règlent les ménages pour s’éclairer, cuisiner, conserver les aliments, se chauffer, se laver à l’eau chaude, laver le linge et la vaisselle et faire fonctionner un grand nombre d’appareils, représentait en 2006 un peu plus de 4% du budget moyen annuel des Français, soit de l’ordre de 1450 euros [10]. La dépense pour la mobilité, notamment pour les dépenses de carburant, est du même ordre, ce qui monte à près de 10% de leur budget la dépense assumée par les ménages pour couvrir leur besoin énergétique quotidien. Le poids de ce poste de dépense est resté remarquablement stable depuis les années 1980, en dépit d’évolutions non négligeables entre les différentes composantes de cette consommation. C’est ainsi que le poste du chauffage a eu tendance à baisser, du fait de substitutions entre les systèmes et les énergies de chauffage, tassement qui s’est trouvé compensé par la croissance de l’électricité spécifique, nécessaire au fonctionnement de nouveaux appareils qui se sont diffusés, comme les ordinateurs, les consoles de jeux, les écrans plats, sans oublier les systèmes de veille systématiques sur ces appareils.

28La variabilité du montant de la facture et de son poids dans le budget des ménages est importante. Elle représente entre 1% et 15% du revenu pour 90% des Français, ce qui conduit à s’interroger sur les facteurs qui expliquent cette dispersion autour de la moyenne. S’agit-il d’un effet direct de styles de vie très différents, par exemple entre un propriétaire de maison rurale ancienne et un locataire d’appartement dans une grande ville ? Ou bien d’un écart entre des ménages sobres et des ménages maximisant le confort du logement ? Faut-il y voir l’impact de niveaux de qualité thermique des habitations très différents, ce que révèlent les étiquettes des diagnostics de performance énergétique ? Ou plus simplement un effet direct des conditions climatiques ?

29Une approche par modélisation économétrique du budget énergie des Français dans leur logement permet de révéler les facteurs les plus déterminants des consommations qui font le montant des factures d’électricité, de gaz et des autres énergies de chauffage (Maresca, Colin, 2013). On a projeté sur cette analyse la grille de lecture du mode de vie que l’on représente comme l’emboîtement de sous-systèmes ayant chacun leurs déterminants propres (cf. schéma 3).

30Le schéma, qui rend compte de cette construction, peut se lire dans les deux sens, et se prêter ainsi à deux grilles interprétatives. Soit on part du cœur du schéma, c’est-à-dire des facteurs les plus comportementaux pour finir par des facteurs plus contextuels. On fait alors l’hypothèse que c’est le style de vie d’un ménage qui détermine son niveau de consommation : tout part du choix d’un type d’habitation, en fonction d’un mode de vie recherché, des équipements dont le ménage se dote, compte tenu de ses besoins et aspirations. Selon cette lecture, les caractéristiques du logement et du bâtiment, ainsi que sa localisation, sont des dimensions plus contingentes. Soit, à l’inverse, on regarde l’emboîtement depuis l’enveloppe extérieure, en partant des facteurs s’imposant structurellement, pour finir par les facteurs engageant des arbitrages. Dans ce cas, on fait l’hypothèse que c’est le mode de vie comme structure générale qui oriente l’usage d’un type d’habitat : une consommation d’énergie s’interprète en fonction de la localisation de l’habitation, des caractéristiques du logement, de la composition du foyer, de son niveau d’équipement et de son style de vie.

31Les résultats du modèle tranchent en faveur des facteurs les plus structuraux. Le premier facteur explicatif, qui domine largement les autres, est la surface du logement, et non le nombre d’occupants. À la différence des autres registres de la consommation, la dépense d’énergie ne se raisonne pas par unité de consommation, mais par m². Les trois autres facteurs explicatifs qui viennent ensuite sont ceux qui caractérisent le système technique de l’énergie, dans sa double dimension du dispositif de chauffage associé à une énergie de chauffe et du niveau d’efficacité thermique du logement. Ce dernier est appréhendé indirectement par la combinaison du type de logement, individuel ou collectif, et de l’ancienneté du bâtiment. Ces trois facteurs, qui se combinent, expliquent notamment que la dépense d’énergie est plus grande dans une maison équipée d’une chaudière au fioul que dans un appartement chauffé par un réseau collectif ou par l’électricité, toutes choses égales par ailleurs. Dans ce bilan, s’imbriquent plusieurs dimensions de l’économie des systèmes de chauffage : le rendement des systèmes (collectif ou individuel/centralisé ou non), le prix des énergies et le mode d’utilisation (permanent ou intermittent/généralisé ou non sur toute la surface habitable).

32Le cinquième facteur est le revenu du ménage, qui a un poids explicatif nettement plus important que sa taille, les deux facteurs étant dissociés dans le modèle. À composition équivalente du foyer en nombre de personnes et à type d’habitat comparable, l’accroissement de revenu conduit à une facture plus élevée. Le mode d’habiter, allié à la propension à se déplacer, sont des dimensions centrales du mode de vie, dont on a souligné qu’il était entraîné par le moteur de la consommation.

33D’autres facteurs, qu’il s’agisse de la localisation, de la composition du foyer, du statut de propriétaire ou locataire, du niveau de présence dans le logement, ont un impact sur la dépense, mais nettement moindre. Dès lors, pour expliquer le niveau de consommation d’énergie des ménages, on doit considérer que ce sont les facteurs structurels du mode de vie (l’habitat et ses équipements) qui déterminent pour la plus large part les quantités consommées. Tandis que la part d’arbitrage des individus, qui différencient en partie les styles de vie, fait varier les consommations dans une moindre mesure (en raisonnant, bien sûr, « toutes choses égales par ailleurs », ce que permet l’approche par la modélisation économétrique) [11].

34Cette lecture de la facture énergétique associée au secteur résidentiel apporte une contribution importante à la réflexion sur la transition énergétique, dans la mesure où elle permet de s’interroger sur les leviers de l’action publique. En particulier, pour discuter les deux alternatives, technophiles ou sociophiles, des scénarios qui permettraient de réduire de moitié les consommations d’énergies à l’horizon 2050.

Discussion sur l’apport de la grille de lecture du mode de vie

35Ces deux dimensions, tant la température recherchée par les Français pour le confort dans leur intérieur que la facture énergétique qui résulte de leurs pratiques de chauffage et d’usage des équipements domestiques, permettent d’éclairer l’utilité du détour par le mode de vie pour discuter de la pertinence des instruments de l’action publique au service de la transition énergétique. Les différents instruments de l’action publique dans le champ de la consommation d’énergie mobilisent des mécanismes qui servent à brider ou orienter des dynamiques de consommation, pour les réguler. Sur le versant « structurel », l’action publique intervient sur la production des normes (confort, hygiène, sécurité …) et suscite l’organisation de dispositifs collectifs qui canalisent les pratiques (par exemple, le développement du tri sélectif ou la mise en place des vélos partagés). Sur le versant « comportemental », l’action publique a la volonté d’orienter les comportements, à travers les mécanismes incitatifs (leviers financiers) et informatifs (leviers de la communication et de l’éducation) [12].

36Mais parce que les leviers mobilisés ne maîtrisent pas le fonctionnement systémique du mode de vie qui entraîne avec lui les innovations technologiques, le ressort du confort, de la sécurité et de la consommation hédonique, le déploiement des instruments bute sur les nombreuses boucles de l’inertie structurelle du mode de vie : les ménages trient, mais consomment toujours plus d’emballages, les individus ont accru leur pratique du vélo, mais sans réduire l’usage de la voiture individuelle, ils achètent de plus en plus d’appareils électroménagers de classe A, mais multiplient les équipements, ils améliorent leur système de chauffage et l’isolation et en profitent pour élever la température jugée confortable, etc.

37La question de la transition énergétique fait figure d’exemple canonique pour discuter la question des modes de vie, dans la mesure où l’énergie est consubstantielle à la production des objets, des systèmes, des réseaux, en un mot à la structure matérielle sous-jacente de la société. Les températures dans les pièces d’habitation, les effets rebond que déclenchent les avancées technologiques, mais aussi les pratiques de restrictions et les phénomènes de précarisation, amplifiés ces dernières années en raison des hausses des prix du pétrole et du gaz et du renchérissement attendu des prix de l’électricité, sont autant de registres qui appellent une lecture compréhensive pour peser sur les bons leviers.

38Ainsi, le constat d’une élévation tendancielle de la température de chauffe dans les habitations récentes les plus efficaces sur le plan énergétique, permet d’interroger les mécanismes à l’œuvre dans l’évolution des comportements. Il serait possible de défendre une lecture faisant du style de vie individuel l’explication centrale, en postulant que l’habitation neuve est recherchée par des personnes accordant une plus grande importance au confort intérieur et plus enclines à accroître leur taux d’équipement pour maximiser leur niveau de bien-être [13]. On peut néanmoins en avoir une autre lecture et voir dans la hausse des températures de chauffe un effet direct de la dynamique du mode de vie, et privilégier l’hypothèse d’une coévolution des systèmes techniques et des représentations du confort : l’accroissement de l’efficacité des systèmes de chauffage libérerait l’aspiration à une température intérieure plus élevée, qui se trouve contrainte par le coût des installations anciennes peu performantes. Les économistes interprètent ce processus comme un mésusage des technologies performantes, dit effet rebond, quand la sociologie des modes de vie y voit l’effet d’aspirations induites par la logique interne du système sociotechnique.

39La coévolution des représentations, des pratiques et des systèmes techniques est le processus souterrain qui érige les objets de la modernité en vecteurs essentiels, non seulement des pratiques effectives, mais également des représentations du confort. Cette lecture permet d’interroger la pertinence des politiques publiques qui pensent pouvoir infléchir les comportements, tout en faisant l’économie d’une lecture des mécanismes du mode de vie qu’incarnent les objets, les systèmes, les réseaux. Rappeler les comportements à la sobriété a, certes, une fonction pédagogique, mais montre très vite ses limites (Abrahamse et alii, 2007).

40Concernant les dépenses d’énergie des ménages, la mobilisation de la grille de lecture du mode de vie met en évidence que l’entrée par les seules pratiques individuelles a le travers de laisser penser que ce sont les comportements qui déterminent le montant de la dépense d’énergie supportée par les ménages pour vivre confortablement dans leur logement. Or l’analyse de la facture d’électricité et de chauffage montre bien l’importance, prédominante, des dimensions structurelles, aux premiers rangs desquelles la surface de l’habitation, son ancienneté et son dispositif de chauffe, dimensions qui échappent largement aux choix et à l’arbitrage des ménages. Il en résulte par ailleurs que le niveau de consommation global du secteur résidentiel est une donnée hautement prévisible à l’horizon des vingt prochaines années, puisque l’on connaît la surface et les énergies de chauffage des trois-quarts des logements qui seront habités en 2030. Ces informations peuvent utilement être mises en regard du rythme des investissements actuellement programmés pour la rénovation thermique, qui ne feront que progressivement évoluer la structure du parc d’habitations français (Dubois, 2012).

41Enfin, cette approche permet de montrer qu’infléchir la consommation du secteur résidentiel passe par une réflexion sur le « coût résidentiel » (Maresca, 2013), c’est-à-dire la dépense contrainte des ménages pour le logement, quand on fait la somme du coût de location ou d’acquisition, des charges collectives, de la dépense d’énergie, d’eau et de transport (notamment l’usage de la voiture individuelle). Et donc par l’articulation des politiques urbanistique, sociale et de transport, dans une perspective plus structurelle (réduction de la taille des habitations, densification de l’habitat et des transports) …

42***

Conclusion : pour une réhabilitation d’approches structurelles dans la sociologie de l’énergie en France

43Les sciences sociales françaises collent à l’agenda des politiques publiques sur l’évolution des comportements. Parallèlement, des voies d’analyse plus structurales sont aujourd’hui nécessaires, pour replacer la compréhension des pratiques dans des cadres macrosociologiques.

44Dans les années 1990, un nouvel axe de questionnement émerge sur la place respective de la technologie et des usages dans la réduction des consommations d’énergie. De nombreux travaux documentent le constat que les progrès technologiques de tous ordres (efficacité énergétique des bâtiments, rendement des appareillages) ne suffiront pas à réduire l’empreinte écologique des activités humaines conformément aux objectifs fixés par les accords internationaux (Calwell, 2010 ; Princen, 2005). C’est à ce moment que le phénomène d’« effet rebond », qui désigne l’annulation des gains d’efficacité énergétique du fait d’une utilisation accrue du service, est théorisé (Sorrell et alii, 2009). Dans ce contexte, la transformation des usages de l’énergie devient le principal gisement d’économie de ressources. Cette mise en responsabilité du « citoyen-usager » s’est traduite dans les instruments de politique publique, qui ont majoritairement misé, dans les années 1990 et 2000, sur la sensibilisation des consommateurs d’une part et l’incitation financière d’autre part (notamment à travers des mécanismes fiscaux), pour transformer les comportements (Maresca, Dujin, 2007). Mais ce comportement individuel, le plus souvent considéré « in abstracto », n’est pas relié à la structure collective qui le détermine et oriente les choix [14].

45Les sciences sociales se saisissent alors de la problématique du changement comportemental, dans une perspective critique du modèle de choix rationnel alors prévalent. Elles réintroduisent la réflexion sur le contexte matériel et normatif dans lequel se déploient les pratiques (Dobré, Juan, 2009). Elles ont l’ambition de repérer les changements en cours, notamment à travers les expériences engagées ou alternatives, et se focalisent sur l’étude de comportements dits « émergents » (Dobré, 2002). Elles convergent dans l’analyse de la transformation des pratiques qui seraient à la recherche de plus de sobriété et poursuivent l’ambition de cerner les conditions de leur diffusion. Plusieurs programmes se sont depuis structurés pour traiter cette question devenue omniprésente, notamment le programme Movida (Ministère de l’Écologie), le Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED, Paris 6), le programme Sobriétés (MESHS, Lille) [15]. Cette veine de la recherche est entraînée par une perspective plus large de mise en question de la croissance (Meda, 2013). Les notions de sobriété, de frugalité, du mouvement Slow, orientent les recherches actuelles de la sociologie de la consommation et des pratiques de la vie quotidienne [16].

46Face à cette approche des pratiques dites émergentes, au niveau le plus microsocial, une théorie systémique du mode de vie parait plus que jamais nécessaire. Elle seule permet de mettre en perspective les questions auxquelles doivent se confronter les politiques publiques pour étayer la réflexion prospective sur le rapport entre temps court et temps long, vision micro et macrosociale, arbitrages individuels et déterminants structurels. Cette mise en perspective permet de réinterroger la manière dont sont instruites les questions de consommation d’énergie. La question de la précarité énergétique en fournit un bon exemple. Plutôt que d’en faire une question sociale de vulnérabilité à la hausse des prix de l’énergie, il apparaît plus explicatif d’y repérer une double question structurelle : l’important retard pris par la France en matière de qualité énergétique du parc de logement [17] et le coût résidentiel qui est engendré par un étalement périurbain toujours en expansion (Lutzenhiser, Bender, 2008).

47Pour autant, une sociologie des modes de vie n’a pas mission de proposer une stratégie directement opérationnelle d’identification des voies de transformation de la société. Pas plus que les recherches sur les « comportements émergents » ne sont en capacité de faire émerger l’homo durabilis, la sociologie des modes de vie ne peut prétendre penser le système structurel qui fera advenir un mode de vie « durable ». On a cependant cherché ici à montrer que l’analyse des pratiques énergétiques par le mode de vie permet des niveaux de compréhension plus larges des dynamiques à l’œuvre. Par leur capacité à normaliser et inciter, les politiques publiques peuvent orienter ce qui enclenchera, sur le temps long, la mutation du mode de vie actuel, dès lors que celui-ci est bien compris dans ses mécanismes structurels et qu’il s’ouvre au débat social pour faire émerger les mutations souhaitables. Ce qui requiert néanmoins deux conditions majeures : renoncer à penser que les injonctions publiques sur le comportement individuel sont la clé des mutations collectives, se garder de voir dans l’émergent et l’alternatif les indices de la mutation du mode de vie.

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Date de mise en ligne : 12/09/2014.

https://doi.org/10.3917/flux.096.0010

Notes

  • [1]
    Cette approche se réfère directement aux travaux de Godelier (voir en particulier : Godelier, 1984).
  • [2]
    On trouve un dernier avatar de cette perspective dans la vision du lien des sociétés avec leur environnement naturel développée par le Millennium Ecosystem Assessment en 2000.
  • [3]
    Source : http://www.cnrtl.fr/definition/transition (Consulté le 20/09/2013)
  • [4]
    Plauchu V., 2012, La transition écologique, blog pédagogique, Faculté d’économie de Grenoble, octobre, [en ligne] URL :
    http://blogs.upmf-grenoble.fr/vincentplauchu/tag/transitionecologique/
  • [5]
    La traduction en « équivalent-pétrole » est symptomatique de l’emprise « carbonée » de la production énergétique mondiale. Dans l’Union Européenne, les sources d’énergie primaire consommées, en tonnes équivalent pétrole, se répartissent comme suit : 38% de pétrole, 24% de gaz et 17% de charbon, 12% de nucléaire, 4% d’hydroélectricité, 5% d’autres énergies renouvelables (Chiffres 2011. Source : BP Statistical Review, 2012).
  • [6]
    La terminologie « sociophile » est utilisée en psychologie comportementale par les anglo-saxons. Céline l’utilise dans Voyage au bout de la nuit dans le sens que nous lui donnons ici. Il désigne ceux qui partagent la foi voltairienne dans le processus de civilisation (cf. Boblet, 2007).
  • [7]
    On pourrait rappeler que la vertu de la sobriété est constitutive de l’essence protestante du capitalisme et qu’elle est mise en avant comme telle, tant par Weber (1905) que par Veblen (1899), le premier voyant la sobriété affichée comme un ethos de classe chez les capitalistes, le second dénonçant l’ostentation de la consommation comme une dérive condamnable de cette même classe.
  • [8]
    Les articles R131-19 à R.131-24 du code de la construction et de l’habitation instaurent l’obligation de limiter la température de chauffage en moyenne à 19° C pour l’ensemble des pièces d’un logement.
  • [9]
  • [10]
    Référence INSEE (Enquêtes Budget des Familles et ENL).
  • [11]
    La partie de la thèse de Brisepierre (2011) consacrée aux comportements de militants de la cause écologique en matière de consommation d’énergie rend compte, dans le détail, du caractère très partiel des efforts de sobriété. Cela s’explique principalement, tant par le caractère contraignant des dispositifs techniques que par les habitudes socialement incorporées.
  • [12]
    Pour une bibliographie approfondie sur le sujet, se référer à : Maresca, Dujin, 2012.
  • [13]
    Voir notamment : Saunders, 2013.
  • [14]
    Pour une revue de ces travaux, voir : Jackson, 2005.
  • [15]
    Les attendus de ce dernier donnent le cap des approches sociologiques qui poursuivent l’accompagnement du changement : « Le programme Sobriétés s’intéresse à la notion émergente de ‘sobriété énergétique’, et notamment aux représentations et aux pratiques déjà existantes que les acteurs territoriaux associent à ce terme. Après une phase d’exploration monographique de ces représentations et de ces pratiques existantes, le programme vise à les évaluer par une confrontation avec des scénarios (pic pétrolier) et des méthodes d’animation territoriale (Transition Towns et Cittaslow) initiées dans d’autres contextes territoriaux. L’enjeu est d’accompagner une réflexion sur le potentiel d’institutionnalisation de la sobriété énergétique, en tant qu’objet de politiques publiques susceptibles de contribuer à la maîtrise de la demande énergétique. »
  • [16]
    Cf. la recherche en cours de Michèle Dobré : « Modes de vie innovants et tactiques de résistance à l’accélération du rythme quotidien », programme de recherche Movida (Consommation et modes de vie durables) du ministère de l’Écologie.
  • [17]
    Situation commune aux pays de la périphérie de l’Europe, pays du Sud et de l’Est notamment.
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