Flux 2004/4 n° 58

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Article de revue

Équiper le lien, garder la connexion : civilités et temporalités du courrier électronique

Pages 44 à 60

Notes

  • [1]
    En juin 2003, selon le CREDOC, « 40 % des 12-17 ans disposent d’un accès à leur domicile, contre 5 % des personnes de plus de 70 ans ; le taux d’équipement est de 60 % chez les diplômés du supérieur, contre 9 % chez les non-diplômés ; 66 % chez les cadres supérieurs, contre 21 % chez les ouvriers et 19 % chez les femmes au foyer ; 67 % parmi les ménages les plus aisés, contre 14 % parmi les plus modestes » (Bigot, 2003, 11).
  • [2]
    Quelque soit le seuil retenu (au moins une connexion par an, ou par trimestre, ou par mois), une proportion considérable est située exactement sur la frontière (c’est-à-dire déclarent une seule connexion dans l’année, le trimestre ou le mois précédant l’enquête).
  • [3]
    La première vague d’entretiens a eu lieu en avril 1998 et la seconde en septembre 1999. L’échantillon était constitué d’internautes équipés d’une connexion téléphonique à bas débit (à l’exception d’un individu disposant du câble). C’était alors le profil dominant. Plusieurs expérimentations suggèrent que certains des résultats présentés ici ne sont pas généralisables à l’ADSL et au câble, en particulier les temporalités d’usages et l’insertion dans les habitudes quotidiennes (Lelong et Beaudouin, 2001). Il faut également noter que le courrier électronique représentait le principal outil de communication interpersonnelle : en novembre 1998, il était utilisé selon la SOFRES par 77 % des internautes résidentiels, loin devant les forums (24 % des internautes), les dialogues en direct (8 % des internautes) et la messagerie instantanée (7 %). Encore faut-il signaler qu’une proportion importante des internautes fréquentant les forums se contentent d’observer les échanges sans y participer. Ce paysage a changé année après année. A la fin du premier semestre 2003, selon l’Idate, 24 % des foyers étaient équipés d’un accès internet (dont un tiers d’un accès haut débit). Et si 90 % des internautes résidentiels déclaraient utiliser « souvent » ou « parfois » le courrier électronique, 23 % étaient dans ce cas pour les forums, le chat et la messagerie instantanée. Les espaces de sociabilité électronique que forment ces trois applications accueillent des pratiques très différentes de celles présentées dans cet article. Mais elles ne sont activement utilisées que par les plus experts des internautes résidentiels. La représentativité de l’étude a donc baissé depuis la période de réalisation du terrain. Mais les situations décrites ici concernent toujours une large majorité des internautes, et la quasi-totalité de ceux qui éprouvent des difficultés dans l’appropriation du réseau.
  • [4]
    Les entretiens sont désignés ici par un pseudonyme (un prénom) et par le numéro (1 ou 2) de la vague d’enquête. Ce matériel a déjà été utilisé pour un travail sur la familiarisation avec internet (Lelong, 2002). L’enquête qualitative fait partie d’une étude plus vaste comportant un volet quantitatif (par questionnaires) et une analyse du trafic téléphonique, qui a d’abord fait l’objet d’une communication succincte (Lelong et Thomas, 1999) puis d’un article plus détaillé (Lelong et Thomas, 2001b).
  • [5]
    Des effets semblablement contrastés ont été rapportés par l’équipe de Kraut dans l’expérimentation HomeNet. Dans cette enquête, il est montré que le mail, contrairement au web, favorise la survie de l’usage. Une session mail, en effet, est positivement corrélée avec la probabilité d’une session ultérieure (ce qui n’est pas le cas pour une session web). Les individus finissant par renoncer à internet sont sous-représentés parmi les forts utilisateurs du courrier électroniques. Par contraste avec le web, l’usage du mail est donc plus stable dans le temps, incite à se reconnecter ultérieurement, et prémunit contre l’abandon (Kraut et al., 2000).
  • [6]
    Cette attitude contraste avec les recherches récentes montrant comment les relations interpersonnelles sont médiatisées par les dispositifs techniques et constituant les outils communicationnels comme consubstantiels aux liens sociaux (Licoppe et Smoreda, 2004).

1Dans les discours politiques et médiatiques sur internet, le « fossé numérique » est devenu en quelques années un motif récurrent (Granjon, 2003). On met en avant que les individus connectés chez eux au réseau internet sont moins nombreux et diffèrent notablement de ceux qui ne le sont pas : des études statistiques désormais abondantes montrent que, par contraste avec le premier groupe, le second comporte considérablement plus d’individus peu dotés en capital économique et culturel. Dans l’accès et la pratique des nouvelles technologies d’information et de communication, un rôle particulièrement structurant est joué par les inégalités classiquement identifiées par le diplôme, le revenu, la profession, le lieu d’habitation [1]. Il faut noter qu’une vision binaire fonde le panorama ainsi établi, qui sépare équipés et non-équipés, ou utilisateurs et non-utilisateurs. Quelle est sa validité ? Avant de comparer des populations pensées comme clairement disjointes, peut-être faudrait-il s’interroger sur l’opération qui les constitue. Quelques recherches, en effet, ont mis en évidence une zone frontalière particulièrement étendue, floue, et poreuse. Une part importante de ces soi-disant « internautes » rassemble en fait des utilisateurs très occasionnels [2]. Chez les utilisateurs stabilisés, la possession et l’usage des outils matériels et logiciels sont aussi traversés par des clivages sociaux marqués (tels ceux séparant les équipés d’une connexion haut débit ou bas débit, les internautes utilisant ou non les dispositifs de pair à pair ou de messagerie instantanée…). Enfin, les abandons, très nombreux et, rarement décomptés, forment un point aveugle des statistiques (Thomas et al., 2002 ; Wyatt et al., 2002). En lieu et place de la prétendue « fracture numérique », on découvre ainsi un vaste domaine : non pas un « fossé » déserté, mais plutôt un territoire intermédiaire surpeuplé et traversé de mouvements dans les deux sens. Notre proposition méthodologique est de centrer l’étude sur cet entre-deux ; elle est que c’est là que les difficultés discriminantes sont éprouvées par les personnes, et que les différenciations précitées deviennent visibles pour l’enquête empirique et l’interprétation.

2Certains éléments clivants sont ainsi repérables. Ils sont communs à tout l’univers de l’informatique personnelle et ont déjà fait l’objet de quelques études sociologiques, ethnographiques et statistiques (Lelong, 2003). Outre le coût d’utilisation, on peut mentionner l’incitation par le lieu de travail ou d’étude et la possibilité d’y obtenir de l’assistance technique et des moyens d’apprentissage (Gollac, 1996) ; l’ancrage dans des territoires géographiques plus ou moins bien équipés (Rallet et Rochelandet, 2003) ; la présence ou l’absence de médiations et de conventions construites par les acteurs de l’offre et du secteur public (Boullier, 2001) ; la présence dans l’entourage d’experts susceptibles de transmettre par le « faire ensemble » un savoir-faire largement tacite et très peu codifié (Lelong, 2002). Mais tous ces éléments épuisent-ils l’explication ? Voilà qui mérite examen. Plusieurs enquêtes, en effet, montrent que la simple disponibilité de compétences techniques ou de ressources financières ne garantit pas la pérennité des usages : parmi les individus ainsi favorisés, beaucoup se déclarent d’emblée non intéressés, ou bien essaient pendant quelques mois et finissent par abandonner. Inversement, des personnes apparemment démunies s’investissent dans l’apprentissage. Certains se familiarisent rapidement avec internet et témoignent d’une véritable virtuosité. Ces exceptions aux tendances statistiques sont tellement nombreuses qu’il est intéressant d’écarter provisoirement les grands ordres de déterminations socio-économiques.

3Dans cet article, nous proposons de construire des explications basées non pas sur les caractéristiques des personnes et des foyers, mais plutôt sur les dispositifs techniques utilisés (ou non) par les internautes. La question de l’appropriation est trop souvent posée en omettant la variété des applications, en oubliant de distinguer par exemple le courrier électronique de la navigation sur la toile ou des forums. Pourtant, la maîtrise de chacun de ces outils requiert spécifiquement certaines ressources inégalement distribuées (et sera donc plus ou moins accessible à l’internaute débutant selon sa position dans l’espace social). Réciproquement, chaque outil contribue, d’une manière qui lui est propre, à la mise en forme des pratiques : les disparités dans la familiarisation en produisent d’autres dans les configurations d’usages et leurs temporalités (notamment leur régularité et leur pérennité). Une telle approche a sans doute le double avantage de produire des explications plus puissantes et plus contextuelles des inégalités numériques.

4En particulier, on s’attachera ici au rôle des relations interpersonnelles médiatisées dans la structuration des usages d’internet. Internet propose divers outils communicationnels qui offrent des prises pour la mise en œuvre de l’interaction, qu’ils formatent en retour de manière spécifique (Beaudouin et Velkovska, 1999). Un élément décisif de leur appropriation est la possibilité de les intégrer dans les contacts sociaux. Le courrier électronique en particulier, pour peu que l’individu dispose de correspondants stabilisés, s’avère central pour la régulation des usages, l’acquisition des compétences, et la coordination avec les autres internautes. Centrée sur cet équipement interactionnel très répandu parmi les usagers du réseau, l’étude entend éclairer son rôle dans l’acquisition et la conservation d’un accès internet au domicile.

Itinéraires d’appropriation

5L’enquête dont nous présentons ici quelques résultats a été réalisée à la fin des années 1990 [3]. Consacrée à l’intégration (réussie ou non) d’internet au domicile, elle visait à identifier les processus et les relais de l’appropriation, ainsi que les modalités d’évolution des pratiques dans l’univers domestique et familial [4]. Son protocole a la particularité d’être longitudinal : deux séries de trente entretiens semi-directifs ont été réalisées, la première quatre mois et la seconde un an après l’installation. L’échantillon n’a pas été construit pour être représentatif de l’ensemble des internautes, car on aurait alors été conduit à enquêter principalement auprès d’hommes actifs et socialement favorisés. Le recrutement a visé au contraire une grande hétérogénéité des profils sociodémographiques. L’échantillon ainsi obtenu comprend un tiers de femmes. Toutes les classes d’âge et tous les profils sociaux sont représentés. En procédant ainsi, on sous-représente les internautes les plus socialisés dans cet univers socio-technique : c’est un avantage pour une enquête consacrée aux modalités de cette socialisation.

6Dans la plupart des entretiens, les personnes déclarent spontanément une décroissance de l’usage, souvent liée à la disparition d’un enthousiasme exploratoire initial. Un architecte, véritable « drogué » de l’informatique, accédait à internet dans son agence, mais son usage était bridé par les contraintes de son environnement professionnel. Au domicile, une certaine effervescence initiale a laissé la place à des pratiques plus cadrées : « Mon utilisation a beaucoup diminué… Parce que l’étonnement est passé et puis maintenant j’y vais que pour des choses ciblées ». Il a conseillé à un ami de s’équiper : « tu vas en faire au départ une utilisation tous azimuts, et après ça restera un outil ». Chez les néophytes comme chez les autres la baisse de l’utilisation renvoie à une disparition progressive du désir de découverte. Cette érosion de la curiosité est le plus souvent décrite comme un processus endogène, accompagnant la montée en compétence de l’internaute, et configuré par son identité singulière et par son histoire personnelle. Elle n’est pas directement rattachée au coût des connexions, et parfois attribuée à la lenteur d’affichage. Et, bien entendu, elle n’est pas forcément associée à une perception négative et à une désaffection pour l’outil : chez certains, elle reflète simplement la fin d’une familiarisation réussie et satisfaisante.

7Comme pour les autres applications, deux phases successives sont repérables dans l’utilisation du mail. Tout d’abord, l’usage est intensif et marqué par un projet de découverte. « On a d’abord écrit à des amis à Singapour… quand ça part, vous n’avez pas d’accusé de réception comme quoi votre message est parti… donc on les a bombardés de messages. Ils nous ont répondu en disant : on a bien reçu vos quinze messages ! » (René/2). Les adresses électroniques des proches sont recherchées, et des premiers envois sont effectués. Ce peut être le nouvel internaute qui prend l’initiative, mais parfois, craignant de ne pas y parvenir, il demande à un proche de lui envoyer un message. La réception du premier est ratifiée dans certains cas par un mail de réponse, et dans d’autre par un appel téléphonique. Parfois, la réussite du test marque la fin de l’échange par mail, ceci pour des raisons variées : de fréquentes rencontres en face-à-face font percevoir comme inutile le recours au courrier électronique ; le ou les correspondants potentiels s’y refusent par crainte des virus ; l’internaute s’avère incapable de refaire l’opération (par exemple sans l’assistance dont il a bénéficié pour la première fois)… Dans d’autres cas (détaillés plus loin) une véritable correspondance se met en route (par exemple quand le correspondant habite à l’étranger). Mais souvent, après des échanges nourris, la fréquence diminue et se stabilise sur un rythme moindre, quand elle ne cesse pas tout simplement. Cet internaute a mis à profit le nouvel outil pour correspondre avec des amis et avec de la famille à Toulon : « au début, toutes les deux semaines, on leur envoyait un message. Mais maintenant ça s’étale un peu plus déjà » (Sébastien/1). Cet homme explique que le mail a convenu à une utilisation ludique et transitoire : « à un moment donné, on avait commencé à s’échanger des messages avec 2 ou 3 copains. Il y a eu les vacances et tout ça, ça s’est arrêté ». Il lui semble désormais que l’usage du mail ne saurait perdurer pour une activité relationnelle : « c’était marrant, on envoyait du courrier à des gens qui le recevaient une seconde après, et ils répondaient dans la foulée, c’était pratique (…) Mais maintenant c’est tombé à l’eau (…) chacun est parti de son coté à la rentrée et on n’a plus recommencé » (Francis/2).

Des réglages relationnels

8Contrairement à d’autres dispositifs comme le chat ou les forums, le mail ne génère pas de nouveaux correspondants. L’outil seul ne propose pas de listes d’adresses électroniques et n’organise pas de rencontres entre inconnus. Ainsi, la plupart des enquêtés ont simplement exploré leurs réseaux de proches, recherché les personnes équipées, tenté d’établir une correspondance ou un simple contact. Comme le dit cet homme de ses partenaires électroniques, « ce sont des connaissances de visu avant. Ce sont des amis, si vous voulez, avant d’être des interlocuteurs sur le mail » et lui-même dit ne pas utiliser internet pour faire des rencontres (Marco/2). Rapidement, la totalité du réseau a été « explorée » : les seules occasions d’étendre ensuite le nombre des correspondants sont l’équipement internet récent de personnes connues, ou le départ de proches à l’étranger. On peut d’ailleurs remarquer que cette croissance des personnes équipées dans l’entourage est très clivante. Certains n’en perçoivent aucune, d’autres ont l’impression au contraire qu’internet se répand rapidement parmi leur famille et leurs amis. Parmi ces derniers, on trouve surtout des catégories sociales favorisées, des réseaux relationnels étendus internationalement, un usage professionnel quotidien de la micro-informatique.

9L’installation d’internet perturbe de diverses manières les pratiques de communication du foyer avec son entourage. Une fréquemment citée est l’occupation de la ligne, qui rend impossible la réception des appels entrants. Cet internaute rapporte que « au début on m’avait fait des réflexions », que « c’était un petit peu gênant » (Marco/2). Cet autre trouvait aussi « gênant » que ses correspondants ne puissent pas le joindre : « les gens ne savent pas si vous êtes sur internet donc ils pensent que vous êtes en communication, ils essayent deux ou trois fois de vous appeler et ils ne réussissent pas. C’est à la limite de l’impolitesse ». Il leur a expliqué, et ils ont progressivement compris : « tout doucement les gens le savent. Ceux qui appellent, ils savent que (vers) 7, 8 heure, 8 heure 30, on peut m’appeler ». Lui-même sait à peu près quand les gens cherchent à le joindre et choisit ses horaires en conséquence : en fin de soirée pendant la semaine, et le dimanche après-midi (Gilles/2). On retrouve ici le rôle bien connu de la joignabilité dans les civilités et dans les ratifications relationnelles que l’on doit à ses proches. Se rendre facilement joignable par un dispositif de communication est une condition déterminante pour le développement des échanges avec ses interlocuteurs selon ce canal (Licoppe et Heurtin, 2001). Répondre favorablement à une proposition communicationnelle est un signe donné à autrui de l’importance qu’on lui accorde. En revanche, se dérober durablement témoigne d’un désintérêt pour le lien en jeu dans l’interaction.

10D’autres mésaventures et ajustements propres au mail sont indiqués par les enquêtés. Cette enseignante a réalisé que certains de ses collègues avaient une version trop ancienne de son logiciel de traitement de texte, et donc ils n’ont pas pu utiliser ses énoncés de devoirs. « Ils n’ont pas pu lire les fichiers que j’ai envoyés. Ils ont eu des petits carrés, des triangles, des choses comme ça, parce qu’ils ont une version antérieure » (Nadia/2). La découverte de règles d’usages s’accompagne d’une identification des caractéristiques socio-techniques propres à chaque personne. Cette femme indique qu’elle « fait toujours attention aux gens quand ils nous envoient des fichiers » car pour certains, peu prévoyants, « ça peut être des fichiers avec des virus ». Par ailleurs, une de ses correspondantes lui avait envoyé une photo de taille trop importante, non compressée, qui mit donc un temps considérable pour lui parvenir : « elle avait envoyé la photo comme ça… ça avait mis une heure, et d’ailleurs ça a planté le système ! » (Sylvie/1). Par contact avec leurs correspondants, les internautes apprennent les savoir-faire et les codes sociaux organisant la pratique du mail (Millerand et al., 2001). Cet homme, par exemple, a envoyé un message personnel à l’adresse professionnelle d’une amie secrétaire, et le mail a été lu avant elle par ses collègues de bureau :

11« Si vous avez un mail dans un bureau, il est à la disposition de la personne à qui vous le destinez. Mais tout le monde peut le voir. Alors dans le cas classique de cette jeune fille, c’est qu’il faut qu’elle arrive très tôt le matin, si elle veut vérifier les mails toute seule. Ce n’est pas que je lui dise des choses secrètes ou privées, mais je lui dis des choses qui peuvent être un peu confidentielles. Alors dans ce cas, il faut qu’elle le lise la première. Et pour qu’elle le lise la première, je ne peux pas lui imposer de venir à 7h et demie au lieu de 8 h. Il faut un peu penser à ça. (…) Quand on envoie un mail privé, on peut raconter ce qu’on a à raconter et avertir l’autre qu’il est parti » (Bruno/2).

12Cet homme considère maintenant qu’il faut veiller à la nature (privée ou professionnelle) de l’adresse d’un destinataire avant de s’en servir. Une connaissance personnalisée des conditions techniques et relationnelles de la réception est nécessaire pour la préparation et l’envoi du message. Peu à peu, le nouvel internaute s’ajuste aux spécificités et aux pratiques de ses correspondants. Cette première phase est le moment de réglages interactionnels permettant de construire des civilités, des sociabilités, et des perceptions différenciées des interlocuteurs électroniques.

Formats de communication

13Au fur et à mesure que ces réglages se mettent en place, différents régimes d’utilisation apparaissent et se stabilisent. Malgré leur grande variété, on peut esquisser les contours des plus courants. Un premier est calqué sur les échanges épistolaires. Il se caractérise par des mails assez longs, personnels, envoyés à une seule personne, correctement rédigés : le modèle est clairement la lettre manuscrite. À l’opposé, d’autres interactions sont quasi-conversationnelles et reposent sur des réponses successives formant un fil de discussion. Ces messages sont courts et leur style est beaucoup plus informel. On rencontre également des mails purement informationnels, ne sollicitant pas de réponse : ils contiennent souvent des pièces jointes et peuvent être adressés à plusieurs destinataires. Ces divers types de messages n’ont pas la même valeur relationnelle. Par exemple, quand ce technicien de 26 ans montre sa boîte aux lettres électronique à l’enquêteur, il explique qu’il garde longtemps les mails intimes et longs mais supprime rapidement les simples messages de coordination : « J’en conserve une partie, mais pas longtemps, disons… disons que je les garde deux mois maximum. Sinon, les petits bonjours, les banalités, il y en a que je balance… C’est un ami, un rendez-vous pour le foot, ou des choses comme ça. Sinon, là il y a ma sœur qui a écrit à son cousin qui m’avait écrit : celui-là, ça doit faire trois mois qu’il est là » (Sébastien/1). Envoyer un message unique à de multiples destinataires, par exemple les informations nécessaires pour un goûter d’anniversaire, permet d’éviter de les appeler tous, et de devoir s’engager dans une interaction trop impliquante. Pour cette jeune femme, c’est pratique pour « les vieux copains à qui on n’a pas grand chose à dire par téléphone » (Céline/2). Pour cette autre, il devient possible d’éviter une conversation longue, et donc de laisser libre court à des impulsions. « Je peux envoyer des petits messages très courts, juste pour dire bonjour comme ça. Sinon, non. Parce que si on prend le téléphone, on va commencer à discuter, et ça prend déjà plus de temps obligatoirement. Ça suit un peu mes pensées en fait » (Elise/2).

14Pour décrire ces formes d’usages, les enquêtés recourent à des dispositifs communicationnels plus courant que ceux d’internet. En particulier, ils contrastent souvent le courrier électronique avec son équivalent classique : le courrier papier. Un premier élément mentionné est la facilité d’émission : envoyer un message ne nécessite pas de l’écrire ou de l’imprimer sur une feuille de papier, de le mettre dans une enveloppe, d’inscrire l’adresse, de l’insérer dans une boîte aux lettres. Les contraintes de temps et de lieu sont redistribuées au profit d’une plus grande souplesse et d’un moindre effort. Une autre difficulté qui rend le geste plus facile est le caractère moins normé de l’écriture électronique. On peut se permettre plus facilement des fautes d’orthographe, des abréviations, des formules plus ramassées, un ton plus informel, un texte plus court. Certains affirment que leur expression écrite s’en est trouvée libérée, que certains liens difficiles à entretenir sans le courrier papier (des parents à l’étranger par exemple) ont été réactivés grâce à ce nouvel outil. Néanmoins, d’autres en font plutôt un désavantage contre lequel il faut se prémunir pour préserver la qualité de l’interaction. Cette femme, nous dit-elle, a peu de correspondants, « mais les contacts que j’ai sont des contacts réguliers, des contacts de qualité » et elle ne leur envoie pas des mails brefs : « c’est comme si j’écrivais des vraies lettres à quelqu’un, des lettres personnelles ; et pour les autres, c’est un moyen rapide ; même si les lettres ne sont pas excessivement longues, elles ont quand même du corps ». La lettre manuscrite et personnelle reste une référence organisant une pratique du courrier électronique qu’on pourrait qualifier d’« épistolaire », car les deux partagent un même souci de l’intimité du lien, de la qualité des échanges, de la régularité et de la durabilité des contacts.

15Ce modèle épistolaire est surtout rencontré chez les personnes totalement néophytes. Cependant, les internautes ont rapidement fait l’expérience d’autres modalités d’utilisation. Contrairement au courrier papier, un message électronique est susceptible de parvenir immédiatement à son destinataire et de susciter une réponse dans les instants qui suivent. Un troisième message peut alors être renvoyé et provoquer finalement un véritable fil de discussion. Pour cet enseignant, la différence majeure avec une lettre postale ordinaire, « c’est peut-être le fait que quand on est là, l’écran renvoie à un autre qui est immédiat. Dans la seconde qui suit, il va voir l’information, et on va pouvoir ouvrir le dialogue avec lui. Avec une lettre, il y a un laps de temps (…) Là, au fond de la brousse, avec un ordinateur on est en contact quasi immédiat. Et ça, ça rend une présence moins fictive. On anticipe un rapport immédiat » (Gérard/1). La découverte de cet autre format d’utilisation est susceptible de modifier les modalités relationnelles. Cette femme rapporte que son usage fut d’abord assez fonctionnel, formel, principalement réservé à sa vie professionnelle. Mais dans le deuxième entretien, elle indique un changement : « maintenant c’est plus avec les copains… on déconne un peu plus, on s’envoie des images ». Une des raisons majeures de cette transformation est la possibilité d’échanges de type dialogique : « disons que je l’utilise un peu plus, quand je reçois un message, je réponds beaucoup plus vite, parce que c’est plus une discussion, c’est plus interactif » (Élise/2). Ici, les prises présentées par l’interface jouent un rôle central. L’outil offre la possibilité de répondre d’un simple clic, de préparer un deuxième mail incluant le premier et l’entourant de signes manifestant qu’on y répond. Conserver et rendre visible la suite des mails échangés réduit la différence avec les tours successifs d’une conversation ordinaire (Mondada, 1999).

16L’émergence d’un tel régime, plus conversationnel et moins normé, suscite des comparaisons avec le téléphone. Le courrier électronique apparaît moins intrusif (il ne déclenche pas une sonnerie chez le destinataire, il ne risque pas de déranger) et son caractère textuel permet de multiples jeux d’écriture. Mais la voix est créditée d’une certaine chaleur, d’une plus grande fidélité dans la transmission de l’émotion. Sur le plan de la correction formelle, le courrier électronique est souvent situé entre la lettre et l’appel téléphonique : « Le e-mail c’est presque un coup de téléphone où l’on fait un petit peu plus attention aux mots, mais pas tant que la lettre. On ne retourne pas son e-mail dans tous les sens pour voir si on a bien dit et si la personne va le recevoir comme on voudrait qu’elle le reçoive. C’est plus naturel, ça peut même être une langue parlée » (Carine/2). Pour ceux qui recourent au mail dialogique, un message électronique diffère d’une lettre papier en ce qu’il est plus proche d’une interaction verbale dans le choix des mots, dans un moindre dévoilement de soi, et aussi parce que le premier mail envoyé ressemble à une ouverture de conversation appelant l’amorce d’un dialogue et la poursuite de l’interaction. De ce fait, l’arbitrage entre l’un et l’autre pour contacter une personne donnée s’appuie sur des anticipations concernant la suite de l’échange : « c’est pas la même chose. Par le mail, c’est plus verbal. Alors que sur papier, c’est presque plus intime. C’est différent. On n’écrira pas de la même façon (…) ça dépend du sujet de la discussion, ça dépend si on attend une réponse immédiate ou pas, c’est presque converser avec deux personnes différentes » (Manon/2). Le courrier électronique est approprié comme un nouveau dispositif de communication médiatisée, intermédiaire entre le téléphone et la lettre écrite, ouvrant à de multiples formes d’usages empruntant à l’un comme à l’autre des ressources et des formats d’interaction.

Profils de destinataires et d’expéditeurs

17Ces régimes interactionnels dépendent de la nature du lien, de la fréquence des rencontres en face-à-face, et de la distance géographique. Une situation particulière, fréquemment évoquée, est celle d’une personne proche résidant à l’étranger. Le mail permet alors des contacts plus aisés que la rédaction d’une lettre, et moins coûteux qu’une conversation téléphonique. « C’est beaucoup plus rapide que les lettres et ça coûte moins cher que le téléphone. Parce que, par exemple, quand on téléphone vers l’Allemagne, ça revient cher. — ça a remplacé le courrier ou le téléphone en fait ? — Dès que c’est pour rester dans les environs, c’est le téléphone. Et dès que c’est un peu plus loin, c’est le mail » (Thomas/2). La possibilité de basculer sur le régime dialogique autorise des contacts plus fréquents et plus informels (Gérard/1). Cette femme a des correspondants habitant à l’étranger et avec qui elle a changé de mode de communication : « on se téléphonait de temps en temps, maintenant on communique plus régulièrement, ça a remplacé les lettres » (Jeanne/2). Les relations ainsi dynamisées étaient languissantes auparavant, souvent décrites comme en sommeil.

18Avec les correspondants géographiquement proches, les formes communicationnelles sont tout autres. Les courriers électroniques ne sont pas écrits sur le modèle de la longue lettre manuscrite : il s’agit plus d’échanger de l’information pour préparer les rencontres. « On a un ami, qui lui est président du conseil des parents d’élèves (…) Il y a souvent des réunions communes. Au lieu de passer à la maison pour mettre un papier dans la boîte aux lettres, il met ça sur internet » (Francis/1). Dans un tel cas, l’envoi du mail se substitue à un contact en face-à-face. Dans d’autres situations, c’est un appel téléphonique qui est remplacé pour la prise de rendez-vous. Le courrier électronique permet alors une coordination asynchrone, plus pratique que le téléphone si les personnes sont rarement disponibles simultanément : « c’est un peu dommage, mais ça permet aussi de dire « tiens, qu’est-ce que tu fais tel jour », pour se donner rendez-vous. Et la personne répond. L’avantage c’est que ça joue aussi le rôle de répondeur : si on ne peut pas contacter la personne, on lui laisse le courrier et il répond » (Simon/1). Dans ces exemples, le mail évite une autre forme de contact (physique ou téléphonique) mais de façon ponctuelle, sans que la sociabilité soit globalement dégradée. Loin de se substituer durablement aux rencontres en face-à-face (fréquentes compte tenu de la proximité spatiale et relationnelle), ces échanges électroniques s’entrelacent avec elles pour en faciliter l’organisation. Quand deux personnes habitent près l’une de l’autre et ont souvent l’occasion de se rencontrer, l’ajout du courrier électronique se traduit surtout, et parfois exclusivement, par des messages de coordination, courts et informatifs. Ainsi, cet homme de 46 ans, technicien en imagerie médicale, n’échange aucun mail avec ses collègues (« quand je suis sorti du travail, je suis sorti ») et en limite l’usage aux échanges avec son meilleur ami qui est aussi un voisin. « Quel type de courrier envoyez-vous ou recevez-vous en général ? - Rien de spécial. Des rendez-vous avec mon copain ». On retrouve ainsi des traits similaires à ceux de la téléphonie vocale — où plus les interlocuteurs sont proches, plus les appels sont fréquents, brefs, et principalement destinés à faciliter la coordination.

19La distribution de ces formes communicationnelles semble varier selon le sexe et le milieu social. Les hommes privilégient des messages et des dialogues courts. Celui-ci n’envoie que des mails très brefs : « ça peut être deux ou trois mots, bon courage. C’est pas des tartines en général. Encore que parfois je me laisse aller un peu plus. Mais c’est deux ou trois mots. Parfois simplement, comme ça, pour dire que je suis là et qu’il n’y a rien de nouveau » (Gérard/2). Cet autre limite volontairement la longueur de l’échange : « j’écris, tu réponds. Il n’y a pas de dérive. C’est un échange d’information et pas une discussion » (Vincent/2). Aucune des femmes enquêtées n’a tenu de tels propos. Certaines disent envoyer des mails très brefs, mais c’est plus par manque de temps pour en écrire de plus longs, et sans limitation volontaire à ce genre de messages. C’est uniquement parmi des femmes que nous avons trouvé des profils d’« accros » à la communication électronique. Celle-ci se déclare « complètement obsédée par le courrier », et donc « quand je ne me suis pas connectée le matin, je le fais le soir ». Elle s’investit d’ailleurs autant dans le courrier papier, et visite avec la même impatience sa boîte aux lettres physique (Nadia/1). Il faut également remarquer que le soin apporté à la rédaction des lettres et à la régularité des échanges est d’autant plus fréquent qu’il s’agit d’individus de milieux économiquement et surtout culturellement favorisés.

La réciprocité et les rythmes de l’échange

20Au fur et à mesure de leur progressive familiarisation avec le courrier électronique, les internautes ajustent et stabilisent des formats d’interaction et des perceptions personnalisées de leurs divers correspondants. Ils éprouvent notamment l’importance de la réciprocité et de la réactivité dans l’organisation des pratiques. « En fait, c’est des échanges. Avec le mail, dès qu’on répond on renvoie, c’est un échange » (Thomas/2). Renvoyer une réponse, et le faire sans dépasser un certain délai qu’il faut savoir apprécier, comptent au nombre des obligations réglant cette activité communicationnelle. Certains internautes se plaignent de recevoir moins de messages qu’ils n’en émettent. Par exemple, ce retraité dit attendre du courrier électronique « l’échange, mais oui, la sympathie de recevoir et d’écrire du courrier ». Lui-même envoie « du courrier sympathique, des petits coucous » et dit en recevoir également, « mais pas beaucoup ! » (Bruno/1). Le devoir de réponse traverse la plupart des régimes d’usage du mail, et notamment les formes épistolaire et dialogique. Il est d’autant plus contraignant que la relation interpersonnelle est forte, par exemple pour un lien familial ou amical. Cet individu consulte sa messagerie presque tous les jours, et fait venir sa femme à ses côtés en cas de réception d’un message provenant d’amis du couple. Non-utilisatrice d’internet, elle est ainsi associée à la qualification commune de la relation et à l’appréciation des modalités de réponse : « s’il y a un message, un e-mail, elle est contente de venir le lire. Elle me dit : bon tu vas écrire. Il faut que je réponde, comme ce sont des amis communs ».

21Progressivement, la rédaction des réponses devient une activité routinisée et inscrite dans les rythmes de la vie ordinaire. Cet homme répond à son courrier une fois par semaine : « Oui, en général c’est le samedi après-midi que j’envoie tous mes messages, que je me dis : tiens, là, je n’ai pas répondu » (Gérard/1). Ce caractère obligatoire conduit cette enseignante à régulièrement ménager du temps pour rédiger ses réponses, tout au moins quand le flux de messages reçus est soutenu. Dans ces conditions, une session d’utilisation dure parfois une heure : « c’est quand j’ai des contacts réguliers ou quand j’ai du courrier à faire » (Nadia/1). Une réponse rapide vaut en effet comme confirmation du lien interpersonnel, tandis qu’un retard ou une non-réponse risquent d’affaiblir la relation. En analyse conversationnelle, les réponses forment l’acte fondamental de l’interaction langagière : elles ratifient la rencontre, permettent la mise en œuvre de l’échange de parole, et produisent ces unités élémentaires de la conversation que sont les paires adjacentes (Goffman, 1987, 36-62).

22La réception d’un message, telle une question adressée au cours d’une conversation en face-à-face, fait reposer sur le récepteur la responsabilité de la poursuite de l’interaction. Se soustraire à cette obligation peut faire cesser l’échange. Cette femme a des correspondantes au Canada et en Australie, et elle explique combien la rapidité et la qualité de ses réponses est cruciale pour le maintien de ces relations : « avec le Québec… Elle m’avait répondu, il va falloir que je la relance pour avoir des nouvelles. Et je suis en train de peaufiner la réponse pour ne pas vexer la dame en Australie (…) qui est folle de la Lorraine, et je me demande si elle est d’origine lorraine » (Annie/2). Dans les situations relevant du régime épistolaire, répondre implique d’écrire un autre mail, et non seulement de téléphoner, au risque de décevoir son correspondant. Ainsi cet homme, qui raconte ne pas s’être prêté au jeu proposé par une de ses proches : « j’ai une amie qui m’a écrit parce qu’il y avait une émission à la télé qui m’aurait plu. Comme j’avais vu l’émission, je lui ai téléphoné pour lui dire que j’avais bien reçu son mot. Mais je suis sûr qu’elle aurait été certainement plus contente de recevoir une information sur son mail, parce que cela a un côté amusant, c’est plus amusant que le téléphone » (Florent/1). Malgré une interprétation de l’incident réduisant sa portée par un recours au registre du ludique, c’est bien une rupture interactionnelle qui est ici rapportée. Quant à la non-réponse, elle est perçue comme très discourtoise. Cette femme reçoit plus de mails qu’elle n’en envoie, et manifeste une certaine culpabilité, se disant « paresseuse » (Marie/1).

23Certains enquêtés comparent ces obligations réciproques aux civilités téléphoniques, évoquant par exemple le devoir de réponse à un message vocal laissé sur un répondeur. Les contraintes semblent du même ordre, même si elles sont redistribuées dans le temps et dans l’espace. Cette jeune femme énumère les avantages du mail par rapport au téléphone (il évite d’être pris dans une conversation trop longue, il permet de contacter quelqu’un à n’importe quelle heure sans risque de le déranger…) mais elle y voit quand même un inconvénient « des fois, quand j’ai des mails et que je n’ai pas tellement envie d’y répondre. Il y a ça » (Elise/2). Quand les échanges se sont installés dans une certaine régularité, alors se met en place un ensemble de droits et de devoirs du même ordre que ceux déjà identifiés pour les pratiques téléphoniques (Smoreda, 2002). Analysant les relations intergénérationnelles (notamment entre des grands-parents et leurs enfants adultes), Segalen a montré que l’émission et la réception des appels téléphoniques sont réglées par des obligations familiales imposant certaines temporalités, en particulier la fréquence et les horaires des communications (Segalen, 1999).

« Vous avez un message »

24Pour le nouvel internaute, la période d’enthousiasme initial est l’occasion d’une mise à l’épreuve de son réseau de relations électroniques, et des possibilités de ses correspondants pour soutenir des échanges. La consultation de la boîte aux lettres est un bon indice du degré d’engagement réciproque dans la nouvelle forme de communication. Cette retraitée avait très vite envoyé beaucoup de mails, et donc « je croyais que j’allais avoir plein de messages » (Annie/2). Elle a dû progressivement déchanter, et ne s’est plus connectée que toutes les heures puis toutes les six heures. Quand cette phase d’ajustement est terminée, c’est souvent le rythme des mails entrants qui dicte la fréquence de la connexion. Ainsi cet architecte qui comptait beaucoup au départ sur le mail pour enrichir ses contacts avec ses amis, et qui, un an plus tard, a changé ses habitudes : « avant j’y allais quotidiennement, maintenant je n’y vais plus quotidiennement, sauf quand je sais que quelqu’un m’a mis un message » (Daniel/2). Par contraste, cet homme a vu croître son nombre de correspondants : « J’en ai une trentaine, j’ai commencé avec 7 ou 8 et puis ça a doublé, et puis voilà ». Un an après l’installation d’internet, il se connecte tous les jours : « Surtout le soir, ça dépend ce qu’il y a à la télé, mais je vais voir au moins le mail pour voir si j’ai quelque chose, parce que j’ai des correspondants un peu partout… j’ai pas mal de relations en France et un peu partout » (Guillaume/2). En revanche, certains enquêtés rapportent la perte pure et simple de cette habitude ; sa disparition apparaît comme un des plus sûrs indicateurs de l’abandon du mail, de son éviction hors du répertoire des outils interactionnels de l’utilisateur. Ainsi cet homme à propos du courrier électronique : « j’ai essayé de l’utiliser au début, et puis (maintenant) je pense jamais à regarder ». Un des signes révélateur est le fait qu’il ne donne plus son adresse électronique aux personnes qu’il rencontre : « ça fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé, mais au début je le faisais. J’ai dû le donner à 4 ou 5 personnes. Mais dans la mesure où je regarde pas les messages… » (Jeff/2).

25La régularité du relevé de boîte aux lettres semble donc dépendre fortement du nombre de relations et du rythme des échanges électroniques. Ces deux conjoints, qui participent ensemble à l’entretien, contrastent ainsi leurs pratiques. Lui échange souvent des photos avec des amis, des cousins, et des personnes rencontrées sur les forums. Il se connecte tous les deux jours (deux ou trois fois en semaine, et le samedi soir) et commence systématiquement par consulter ses messages. Elle, en revanche, dit se connecter « pas très souvent parce que je n’ai pas encore démarré de longues conversations avec des amies qui ont internet ». Il précise qu’elle utilise beaucoup cet outil dans un cadre professionnel : « dans sa boîte, elle a son e-mail et, par contre, elle va voir souvent si elle n’a pas du courrier » (Sébastien/1). Quand un internaute a plusieurs adresses (par exemple une personnelle et une professionnelle), des différences dans l’intensité d’utilisation sont souvent illustrées par la fréquence du relevé. Cette enseignante a une adresse à son établissement, mais elle ne s’en sert guère et ne la consulte jamais : elle renvoie donc ses correspondants professionnels à « ma boîte aux lettres d’ici que je regarde tous les jours alors que l’autre… » (Céline/2).

26Le relevé des messages s’insère dans les configurations familiales d’usage d’internet, souvent marquées par la figure de l’utilisateur dominant : celui-ci bénéficie d’une reconnaissance de son expertise et d’un accès prioritaire en échange de l’entretien de la machine et de la réalisation de certaines tâches pour les autres (Lelong et Thomas, 2001a). La consultation des messages s’inscrit souvent dans ce modèle de délégation. Cet homme a laissé à sa femme la gestion de l’unique boîte aux lettres électronique du foyer (alors même qu’il a été à l’origine de l’abonnement et que l’adresse mail porte son nom). Il affirme se connecter rarement chez lui. « Pourquoi ? Parce que j’utilise beaucoup l’ordinateur au bureau. J’ai un service de messagerie au bureau, donc finalement le soir, j’ai pas trop envie de me retrouver derrière l’écran. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs c’est ma femme qui gère ma boîte aux lettres, parce qu’elle se retrouve plus fréquemment que moi sur internet » (René/2). Dans d’autres situations, la délégation du relevé de messages est exécutée sous contrôle. C’est le cas pour les enfants de cette femme : « s’ils sont là, je leur dis ‘allez voir si Papa a envoyé un message’». Sa fille aînée est susceptible de rédiger une réponse, mais elle est relue et envoyée par sa mère : « c’est moi qui envoie, elle tape le courrier et je l’envoie » (Marie/1). Vérifier les mails reçus et leur répondre est une action importante dans l’économie relationnelle du groupe domestique. Sa mise en œuvre est marquée par la répartition des rôles familiaux et des territoires individuels.

Ajustements temporels entre internautes

27La fréquence du relevé des messages reçus et la rapidité des réponses constituent des figures centrales dans les sociabilités du courrier électronique. Chez les enquêtés parvenant à stabiliser et banaliser l’outil dans les interactions avec leurs proches, les ajustements graduels entre correspondants produisent une progressive synchronisation : l’internaute se cale sur le rythme d’utilisation de ses interlocuteurs. Cette femme a très peu utilisé le courrier électronique dans les premiers mois suivant l’installation. Mais de plus en plus de proches sont équipés, notamment « des amis à l’étranger qui petit à petit ont des adresses », et donc elle « commence à le faire plus régulièrement ». Avec son frère en Angleterre : « avant, on ne s’écrivait jamais, on se téléphonait de temps en temps, sinon on attendait de se voir, et maintenant on communique beaucoup plus régulièrement ». Auparavant, elle ne consultait « pratiquement jamais » sa messagerie, et elle a conservé l’habitude de déléguer à son fils : « il regarde sa propre boîte aux lettres, et on lui dit qu’en même temps, qu’il regarde pour nous ». Mais maintenant « petit à petit, ça commence ». De ce fait, il est plus rare qu’elle découvre trop tardivement des messages reçus : « certains messages restent non lus pendant un certain temps, on n’a pas encore le réflexe d’aller voir, ça commence mais c’est tout » (Jeanne/2). Une grande fréquence de connexion, quotidienne ou presque quotidienne, apparaît comme une condition nécessaire pour des échanges rapides : « la personne qui consulte sa boîte aux lettres tous les jours peut avoir une réponse instantanée » (Vincent/2). Et cela tient autant au raccourcissement du délai entre réception et lecture qu’aux habitudes relationnelles installées entre correspondants. Il est d’ailleurs frappant de constater combien les discours sur la rapidité du mail varient selon la fréquence d’utilisation des proches (et sur leur réactivité en tant que correspondants électroniques). Ainsi cette femme dont le mari est en Afrique et qui échange quotidiennement des mails avec lui : « ça a remplacé mon courrier écrit : au moins j’ai une réponse rapide. C’est surtout ça qui m’intéresse : j’ai une réponse tout de suite, rapide » (Marie/2). Cette autre, en revanche, considère cette rapidité comme toute théorique et conditionnée par la fréquence de connexion des destinataires : « c’est très bien parce que on peut envoyer un message à quelqu’un. Si ce quelqu’un est connecté, et qu’il pense à regarder son courrier, il va le recevoir tout de suite ». Elle-même a fait l’expérience d’interlocuteurs rarement connectés, et insiste sur l’incertitude du moment de lecture du message envoyé : « votre problème, c’est quand le destinataire va l’ouvrir. Sinon, il le reçoit tout de suite » (Nadia/1). Dans une étude sur les usages professionnels, Akrich, Méadel et Paravel montrent que le recours au mail s’accompagne « d’un resserrement des liens entre certains locuteurs et de nouvelles obligations réciproques » mais aussi que la médiation du dispositif technique laisse une certaine marge de manœuvre et que le renforcement des contraintes temporelles, loin d’être univoque, dépend des partenaires. « Chacun construit progressivement son expertise sur le degré de connexion de ses correspondants, de celui qui est en permanence branché à celui qui se connecte de façon épisodique ou dont l’équipement est incontrôlable » (Akrich et al., 2000, 161-162).

28La fréquence de connexion est donc perçue et construite comme un trait fort et constitutif de la personne et de sa propension à communiquer par courrier électronique (Tyler et Tang, 2003). Comme l’explique ce militaire en retraite : « Vous tapez un message, vous l’envoyez, vous savez que votre correspondant le reçoit dans la seconde qui suit. S’il est à l’affût de quelque chose, il peut prendre connaissance de messages, et répondre tout de suite » (Francis/2). Quand les deux interactants sont ainsi « à l’affût », la synchronisation est telle que se met en place l’impression d’une totale disponibilité à la communication médiatisée. « Ce sont des amis avec qui je suis en perpétuel contact. À n’importe quel moment je peux aller faire quelque chose, dire n’importe quoi, des bêtises, quelque chose de sérieux, me manifester. C’est une espèce de convivialité, comme on pourrait l’avoir ou comme on l’a en Province : quand on a envie d’aller voir quelqu’un, on frappe, on fait un tour, on repart. C’est ça que je retrouve qui manque un petit peu à Paris, même si on peut téléphoner. Ça va au-delà de Paris, des frontières, et ça c’est cette espèce d’humour, d’esprit, de convivialité qu’on peut retrouver » (Gérard/1). Les discours sur l’instantanéité de l’échange se redoublent alors d’une ouverture des sociabilités et d’un effet de co-présence à distance.

29La synchronisation peut aussi s’effectuer de façon différenciée selon les réseaux de sociabilité. Cette femme a tenté d’établir des correspondances électroniques avec ses proches, mais son entourage s’est avéré peu réactif : « on doit être peu nombreux à se servir vraiment de son Internet, même parmi les gens qui l’ont, parce que j’ai eu beau donner mon adresse Internet à des gens qui étaient connectés chez eux, je n’ai rien reçu, et ils m’ont avoué qu’ils s’en servaient très peu » (Nadia/2). Par contraste, elle a vite réussi à installer des échanges fréquents dans son univers de travail, où le courrier électronique est un outil banalisé et quotidiennement utilisé. Ainsi, certains internautes sont socialisés dans plusieurs mondes sociaux coordonnés par mail, qui diffèrent les uns des autres par leurs rythmes de connexion. Cette femme n’utilise pas le mail comme le téléphone avec ses correspondants français « parce que ici, les gens ne sont pas vraiment habitués. Si on prend l’exemple de l’Amérique du Nord, les ordinateurs sont toujours allumés, dès qu’il y a un message, si vous êtes à proximité, vous le savez tout de suite, et vous pouvez répondre tout de suite, tandis qu’ici, les gens l’allument plutôt le soir » (Annie/2). Parfois, ces différences amènent l’internaute à ouvrir une nouvelle adresse électronique afin de pouvoir spécialiser ses boîtes aux lettres selon ses réseaux relationnels, par exemple une pour la vie privée et une autre pour le travail. C’est la décision que vient de prendre ce jeune informaticien, récemment encore étudiant, dont un grand nombre d’échanges par mail concerne l’informatique. Leur rythme soutenu l’obligeait à les consulter deux fois par jour (ce qui lui imposait de revenir chez lui à l’heure du déjeuner), et cela lui prenait du temps d’y retrouver les messages provenant de sa famille. L’intégration dans des cercles relationnels recourant au courrier électronique conduit à aligner les temporalités de l’usage sur celles des correspondants. On voit combien cette socialisation socio-technique est décisive pour la fréquence d’utilisation : l’internaute néophyte se connectera d’autant plus que ses interlocuteurs sont eux-mêmes fréquemment connectés.

30Chez les internautes ayant stabilisé leur usage du mail, de véritables routines se sont installées. Dans les entretiens, la question des heures ou des jours d’utilisation produit des discours structurés et détaillés. Ces habitudes sont plurielles et entrelacées selon les tâches. Elles sont également marquées et organisées par les identités personnelles et les budgets-temps domestiques. Une connexion assez rapide permet de voir si des messages ont été reçus ou non. Cette action est souvent réalisée dès le réveil ou le retour au domicile, et peut s’accommoder d’un environnement peu propice aux activités solitaires et longues. Par contraste, la rédaction des messages de réponse est souvent reléguée à des moments préservés (et parfois volontairement routinisés et sanctuarisés) comme la fin de soirée (après les informations télévisées, ou quand les enfants sont couchés) ou le matin du samedi ou du dimanche. Cette secrétaire mère de trois enfants se connecte tous les jours vers 21h pour consulter ses messages, et s’efforce de trouver du temps en semaine pour y répondre. Quand les mails reçus sont trop nombreux, elle s’y met « le dimanche matin, quand je me réveille tôt. Je réponds à mon courrier parce que j’en ai, je sais que j’en ai plus que j’en ai envoyé » (Marie/2). Inversement, parce que répondre à ses mails est une activité assez longue et marque une sociabilité extra-domestique, certains préfèrent ne pas s’y consacrer pendant le week-end. Cette femme de 44 ans a une fille de 10 ans et un fils de 5 ans. Femme au foyer, elle trouve du temps pendant la semaine pour traiter ses messages électroniques et a choisi de préserver le samedi et le dimanche : « je vais au moins une fois par jour interroger la boîte d’e-mail. En revanche, je peux y passer deux heures de temps en temps. Et ce, plutôt en semaine. Le week-end, je n’en fais pas… Parfois je peux rester trois jours sans regarder. Parce que le week-end, on est en famille. Et parce que j’ai un époux qui a trois mains gauches avec les ordinateurs, il supporte pas ! » (Carine/2). Mais ces répartitions temporelles sont d’autant plus difficiles à mettre en œuvre que la sociabilité électronique est forte. Compte tenu des exigences de réciprocité, il faut contrôler sa messagerie tous les jours quand le flux entrant est important. On risquerait sinon de perdre un message nécessitant une réponse rapide. Ainsi, les internautes auront un usage d’autant plus quotidien que leurs correspondants seront nombreux et assidus.

Les correspondants électroniques comme ressource

31La stabilisation de la pratique du mail, on l’a vu, ne dépend pas seulement du réseau de relations électroniques. Il importe également que les échanges reposent sur un principe de réciprocité. L’importance et la rareté des liens réciproques sont mises en évidence par une étude sur les traces d’usages de 1140 internautes. On a examiné les mails strictement « interindividuels », ceux échangés avec un seul individu. Pour cela, nous avons distingué trois types de correspondants. Le premier rassemble les « émetteurs » : l’internaute a uniquement reçu d’eux, sans jamais leur en envoyer, des mails à destinataire unique. La situation symétrique permet de définir les « récepteurs ». Quant aux « interlocuteurs », ce sont ceux avec lesquels de tels mails ont été échangés dans les deux sens. Ces trois types sont très inégalement distribués. Parmi les utilisateurs du courrier électronique, 98 % ont au moins un « récepteur », 89 % possèdent un ou plusieurs « émetteurs », et seulement 75 % ont au moins un « interlocuteur ». Il n’est donc pas difficile de trouver une adresse pour envoyer un mail, plus dur d’en recevoir un (mais le « spam » et les « newsletters » sont d’un certain secours…) et beaucoup plus difficile de trouver un véritable interlocuteur ! Les relations interindividuelles et réciproques sont une ressource assez rare. Et cette ressource influe fortement sur les flux de messages. La moitié des mails interindividuels sont échangés avec les interlocuteurs alors qu’ils ne représentent qu’un cinquième des correspondants. Les interactions sont donc beaucoup plus denses et suivies si la relation repose sur un principe de réciprocité (Beaudouin et al., 2002).

32Après avoir tenté d’engager des échanges par mail, la plupart des enquêtés réalisent la nécessité d’un réseau de correspondants. Cet homme trouve que le mail est un « moyen extraordinaire… Il y a tout par mail, il y a l’image, et le son, et le mot. Et par rapport à une lettre, c’est essentiel. Et plus tard, ça va l’être encore plus ». Mais à part la « satisfaction » de pouvoir se dire utilisateur, il pense que « c’est quelque chose qu’on n’utilise pas suffisamment : pour moi, s’il y avait d’autres de mes connaissances qui savaient utiliser, je pense que ça serait mieux » (Daniel/2). De plus, la taille du réseau est vite perçue comme peu dépendante des efforts personnels pour le développer, tel cet ancien ingénieur en Indonésie qui regrette de n’avoir que cinq correspondants : « la plupart des gens avec qui j’aimerais correspondre sont de Djakarta, or, Djakarta, dans le privé peu de gens sont équipés » (Bruno/2). Les non-utilisateurs sont unanimes : s’ils ne se servent pas du mail, c’est principalement faute de correspondants, ou plutôt parce que leurs correspondants potentiels manquent de réactivité et de réciprocité. Chez certains, surtout ceux qui côtoient des internautes, ce constat se double de la perception d’un univers social plus favorisé et plus international que celui auquel ils appartiennent. Un ouvrier chauffagiste n’a aucune adresse électronique dans son répertoire papier, déplore l’absence de correspondants stimulants dans son entourage (« si je trouvais deux ou trois personnes marrantes… ») et oppose sa situation avec celles de son propriétaire et de son gendre chercheur (« moi je n’ai pas d’amis dans le monde entier ») (Gilles/2).

33Les primo-accédants domestiques ont la possibilité d’échanger des mails avec les institutions et les entreprises, de recevoir des courriers publicitaires, de s’inscrire à des listes de diffusion et d’y participer. En première analyse, ces divers services devraient pouvoir suffire à nourrir leur usage du courrier électronique. Néanmoins, l’enquête montre qu’un réseau de correspondants électroniques réguliers et réactifs s’avère une condition essentielle pour que les personnes s’attachent durablement à l’outil. Et comme rencontrer de nouvelles personnes sur internet est une pratique statistiquement peu fréquente (et culturellement, symboliquement, et techniquement difficile d’accès), la plupart n’ont pas d’autre solution que recourir aux individus déjà connus. Disposer d’un tel réseau relationnel n’est pas une situation répandue. Les données quantitatives montrent combien cette ressource est rare, inégalement distribuée, et marquée par les formes de stratification liées au revenu, au diplôme, au travail, au lieu d’habitation.

34Pour toutes ces raisons, le réseau de correspondants électroniques partage bien des traits avec le capital social (Bourdieu, 1980 ; Coleman, 1988). Un tel rapprochement a déjà été proposé par plusieurs sociologues nord-américains (Lin, 2001 ; Quan-Hasse et Wellman, 2002). Certaines similitudes sont indéniables. Il s’agit d’un portefeuille de liens, qui est la propriété d’un individu et marque sa position dans l’espace social. C’est un bien inégalement distribué, qui résulte de l’itinéraire biographique des personnes (plusieurs études statistiques montrent que le nombre de correspondants et le volume de mails échangés sont positivement et significativement corrélés avec l’ancienneté de la pratique internet) et peut être en partie hérité (nombre de jeunes internautes comptent parmi leurs correspondants électroniques des cousins, des frères résidant à l’étranger, etc.). S’il n’est pas toujours utilisé consciemment, certains investissent très explicitement dans son développement. Néanmoins, les retours sur investissement sont parfois tardifs. Comme les autres formes de capital social, le réseau électronique est long à construire : son accumulation se fait dans la longue durée.

35Ces rapprochements avec la notion classique de capital social ne peuvent être poussés trop loin, dans la mesure où celle-ci est plus constituée comme une source d’entraide et moins comme un environnement incitatif. Dans des stratégies de distinction, le capital social est un atout pour l’accès à l’information, à certaines ressources culturelles et symboliques, à la construction d’une réputation, à la mise en scène de soi. Par ailleurs, il permet d’obtenir du soutien dans la compétition au sein des divers champs sociaux — par exemple pour trouver un emploi. Ces avantages retirés du capital social rendent contestable le rapprochement avec le réseau de liens électroniques. La nécessité d’un réseau relationnel, pour l’appropriation du mail, ne relève pas de l’entraide. C’est plutôt dans la notion de milieu social qu’il faudrait rechercher un parallélisme. L’appropriation d’un objet technique dépend de l’incitation par l’environnement social. Les analyses sur le vieillissement (Caradec, 1999) ou sur le genre (Jouët, 2003) ont rappelé que la non-utilisation ne s’enracine pas forcément dans un manque de moyens économiques ou de savoir-faire. Certains non-utilisateurs d’internet seraient parfaitement à même de maîtriser l’outil, mais ils n’en voient tout simplement pas l’utilité (Wyatt, 2003). Dans notre configuration, la question n’est justement pas celle de la compétence pratique (dont la disponibilité, comme celle des ressources financières, est nécessaire mais pas suffisante) ou des ressources culturelles et symboliques (moins cruciales pour le mail que pour l’intégration dans les espaces de sociabilité électronique comme les forums et les salons de chat) mais plutôt celle des services rendus par cette nouvelle technologie. La présence du réseau de correspondants est centrale car elle rend l’outil utile et intéressant. Mais son intérêt n’est pas fondamentalement de fournir une aide pour cette appropriation.

36Que la notion de capital social soit mobilisable ou non pour l’analyser, le réseau de correspondants électroniques est essentiel pour que l’usage du mail s’installe et se pérennise. Inversement, il est difficile de revenir en arrière quand ce réseau est établi, quand les échanges par courrier électronique sont devenus routiniers. L’intégration de l’internaute néophyte dans l’univers socio-technique du mail amène une forte irréversibilité dans l’appropriation de ce nouvel outil relationnel. Ainsi, l’adoption du mail donne à voir ce que les économistes appellent une « externalité de réseau » : si cette technologie se répand, c’est sans doute moins à cause d’éventuelles qualités intrinsèques que parce qu’elle s’intègre durablement dans des relations interpersonnelles. Un internaute n’abandonnera plus l’outil s’il échange régulièrement des messages par ce canal avec les principaux membres de son réseau. Cette assertion est-elle valable non seulement pour l’interface de communication mais aussi pour la connexion à internet ? C’est précisément cette généralisation que nous voudrions argumenter maintenant.

L’ancrage dans les habitudes quotidiennes

37Le courrier électronique n’est qu’une des applications utilisables sur internet. Joue-t-elle, plus que les autres, un rôle déterminant dans la régularité des connexions de l’internaute domestique et dans la pérennisation de son équipement d’accès au réseau ? La réponse semble positive quand le mail est le seul dispositif utilisé parmi l’ensemble des outils de communication interpersonnelle proposé par internet, ce qui est la configuration la plus fréquente.

38Internet apparaît comme un agencement de dispositifs socio-techniques très différenciés, et chacun renvoie à des compétences, à des figures de l’utilisateur, et à des réseaux spécifiques. Nous voudrions maintenant examiner la place du mail dans la structuration et la régulation des pratiques. L’étude montre, en effet, que la socialisation et la familiarisation avec le web, le mail ou les forums ont des effets contrastés sur l’ancrage de l’accès et son inscription dans les habitudes quotidiennes (Lelong et Thomas, 2001b). L’accommodement d’un nouvel objet, la mise en place d’un « régime de familiarité », suit des itinéraires fortement idiosyncrasiques et conduit à des usages stabilisés très divers (Thévenot, 1994). Comment le petit geste qui consiste à se connecter devient-il machinal ? Et sous quelles formes trouve-t-il sa place dans les routines de la vie ordinaire ?

Usage du mail et stabilisation de l’accès

39L’enquête longitudinale montre que l’enthousiasme initial pour internet et l’exploration du nouvel outil n’ont qu’un temps : une décroissance de l’utilisation survient rapidement et s’achève au bout de quelques mois. Chez les utilisateurs du courrier électronique, cet usage est souvent le seul qui se maintient. « Au début, on touche à tout et on veut tout regarder. Alors que maintenant, je m’axe plus sur ce que je veux. Voir mes messages dans la boîte aux lettres. En envoyer si besoin à de la famille ou à des amis » (Sarah/2). Parmi les fonctionnalités non relationnelles, c’est surtout la navigation sur le web qui diminue, et cesse complètement pour certains. Ainsi cette jeune femme : « je pianotais sur Internet, j’allais voir pas mal de choses pour mon avenir, je suis allée jusqu’à des sites pour ma vie étudiante. J’allais rechercher des noms de professeurs, et tout ça, des lieux de laboratoire. Et ça, je ne le fais plus ». En revanche, elle correspond plus avec ses copains, et de manière plus informelle, plus spontanée, plus fréquente : « je le faisais déjà auparavant, mais on va plus facilement s’envoyer des petits courriers comme ça » (Elise/2). Ou cette internaute qui surfait « au départ, un peu au hasard », et qui désormais se limite au courrier : « je suis restée juste à la communication, je réponds aux messages, c’est tout » (Marie/2).

40Pour les personnes disposant d’un réseau suffisant de correspondants électroniques, le recours au mail est maintenant ritualisé, ancré dans les habitudes. L’accès à internet est intégré dans les routines quotidiennes de la vie domestique. Un couple nous montre son ordinateur situé dans la chambre, sur une table dépourvue de chaise, face à un canapé-lit. « Notre canapé, c’est notre lit. Quand il est déplié, il touche l’ordinateur. Donc, avant de se coucher, on rampe à genoux sur le lit, et on peut éteindre l’ordinateur et éventuellement se connecter à internet. Ça prend trente secondes pour vérifier si un mail est arrivé. Oui, ça maintenant, c’est quasiment systématique » (Céline/2). La consultation de la boîte aux lettres est ainsi incorporée dans les gestes ordinaires, accomplis machinalement, appuyés sur des moments de la journée et des objets familiers.

41Après quelques semaines ou quelques mois, des pratiques stabilisées se sont définitivement installées. Celles-ci reposent sur des mécanismes contrastés, variant d’une fonctionnalité à l’autre. Si le courrier électronique est toujours utilisé, mais également d’autres applications, alors son utilisation est la plus stable. Cette internaute pratique couramment le mail, les jeux en réseaux, les conversations en direct, les moteurs de recherche, mais « l’usage le plus régulier, c’est le mail, le mail via un logiciel de messagerie » (Nadia/1). Le mail est de l’ordre de la routine, alors que recourir au reste d’internet répond plus à un désir contingent et variable. « On se connecte tous les jours pour aller rechercher nos mails. Sinon, quand on a envie… Généralement, on se connecte pour chercher les mails, et on continue, ça dépend » (Céline/1). Le petit ami de cette étudiante habite en Europe de l’Est, et donc elle se connecte très fréquemment pour échanger des mails avec lui : « je le fais tous les jours, pratiquement. Enfin, quand j’ai le temps. Sinon, tous les deux jours ». Mais ce n’est pas le cas pour le web : « pour l’instant, c’est très irrégulier… ça dépend si j’ai le temps ou pas. Là, j’avais des examens ces temps-ci, donc je ne l’ai pas trop utilisé. Mais il y a trois semaines j’avais un exposé à faire, il n’y avait que des sources internet, donc je m’en suis servi à plein tube. Ça dépend vraiment des fois, oui » (Laurence/1). Les usages du web et du mail sont organisés selon des configurations spécifiques. L’accès au web, s’il est effectivement décrit par certains enquêtés comme quasi-réflexe, s’insère dans une logique différente, plus contextuelle, plus dépendante de sollicitations contingentes, et moins ancrée dans la quotidienneté.

42La régularité du mail l’amène à jouer un rôle important dans la structuration des usages. Le relevé de boîte aux lettres, notamment quand il est infructueux, déclenche parfois la poursuite de l’utilisation d’internet. Cet homme dit qu’il se connecte plusieurs fois par semaine, mais seulement « pour aller voir s’il y a du courrier, c’est tout. Et puis après, on regarde. S’il n’y a pas de courrier, on ne l’a pas allumé pour rien, alors on navigue un tout petit peu » (Jean/1). Quant à ceux dont l’usage est particulièrement diversifié et fréquent, ils déclarent souvent que le mail est leur première utilisation dans le temps quotidien ou hebdomadaire qu’ils consacrent à internet. Cette passionnée de jeux en ligne échange des mails avec sa sœur, son oncle et plusieurs amis : tous les jours, de retour chez elle, elle commence par consulter ses messages. Et ce n’est qu’ensuite qu’elle commence à jouer (Sylvie/1). Cet attaché de direction n’a pas le temps de se connecter pendant la semaine, et s’y consacre uniquement le week-end : « En gros, j’ai trois temps. En ce moment, le vendredi soir, il faut que je vide ma boîte aux lettres. Ensuite, ça m’arrive de surfer quand tout le monde est couché, après le film, après 22 heures. Et le samedi et dimanche matin, c’est-à-dire en même temps que tout le monde » (Vincent/2).

43Ces effets différenciés sur les pratiques sont lisibles dans les résultats quantitatifs de notre étude. En effet, les internautes qui utilisent le mail le plus fréquemment sont aussi ceux qui utilisent le plus fréquemment internet toutes fonctionnalités confondues. Les deux fréquences sont significativement et positivement corrélées. En revanche, aucune corrélation n’est observée avec la durée mensuelle d’utilisation d’internet. Pour le web, l’effet est inverse. Plus l’internaute déclare un usage fréquent du web, plus la durée cumulée du trafic internet est importante ; mais on ne repère pas de lien avec le nombre mensuel de connexions. En résumé, le mail agit sur la fréquence, et le web sur la durée cumulée (Lelong et Thomas, 1999). Les mesures montrent ainsi que l’usage du mail, beaucoup plus que celui du web, est crucial pour l’incorporation d’internet dans les habitudes quotidiennes [5].

44Même si le recours au web est devenu familier, il dépend de sollicitations conjoncturelles. En l’absence de telles incitations, et contrairement au mail, les individus sont moins enclins à se connecter. On comprend donc pourquoi la socialisation électronique est décisive pour l’appropriation d’internet : elle permet la ritualisation de l’usage, son insertion dans le répertoire des gestes quotidiennement accomplis « sans y penser ». Si cette socialisation n’est pas acquise dans les premiers mois, l’ancrage est moindre et la pérennité de l’usage est compromise.

Un capital de relations médiatisées ?

45L’étendue sociale et géographique des réseaux de sociabilité a été placée au cœur des nouvelles formes d’inégalité et de domination par plusieurs recherches récentes. Elle conditionne la grandeur dans le monde connexionniste de Boltanski et Chiapello : les « grands » de la cité par projet sont des entrepreneurs sociaux très mobiles tissant des liens de plus en plus nombreux tandis que les déplacements et les réseaux des « petits » restent ancrés dans un territoire local étroitement délimité (Boltanski et Chiapello, 1999). Ces écarts relationnels et spatiaux se retrouvent, sous des formes certes très contrastées, dans la théorie de l’acteur-réseau de Latour et Callon, et dans les analyses de Castells sur la société en réseaux. Les technologies de communication permettent une démultiplication de l’activité relationnelle en redistribuant les objets matériels, le coût économique et cognitif, les lieux et les moments de sa mise en œuvre. Quel rôle jouent-elles dans la recomposition des clivages sociaux et dans la stratification des sociabilités ?

46Nous pouvons, après avoir replacé le courrier électronique dans l’ensemble des usages d’internet, revenir à la notion de capital social. Celle-ci a été mobilisée par au moins deux types d’approches pour analyser les inégalités dans l’accès et l’appropriation des NTIC (et dans les bénéfices retirés de leur usage). La première est due à des sociologues nord-américains dont la compréhension du capital social, principalement empruntée à Coleman et plus indirectement héritière de celle de Bourdieu (Coleman, 1988), privilégie une conception collective, structurale et non-intentionnelle des ressources relationnelles. Ces sociologues ont le plus souvent considéré les relations purement électroniques et ont cherché à les conceptualiser comme analogues aux autres liens sociaux : de ce point de vue, les « communautés virtuelles » ne seraient pas particulièrement différentes des communautés « réelles » (Wellman et Gulia, 1999). En fréquentant les espaces de sociabilité électronique (les forums, les canaux IRC), un individu peut entrer en contact avec de nouvelles personnes et stabiliser ces relations sans jamais les rencontrer en face à face. Ainsi, les nouveaux réseaux sociaux établis dans le « cyberespace » contribueraient à développer le capital social de leurs participants (Lin, 2001). Constater qu’une grande part de la population est exclue de ces communautés virtuelles, faute de pouvoir accéder à internet, conduit à pronostiquer une distribution de plus en plus inégale des ressources relationnelles. De plus, ces liens devraient croître en nombre et en densité au sein du groupe des internautes, sans que celui-ci soit pour autant plus relié au reste de la population. Par conséquent, tant que la connexion au réseau ne concerne qu’une minorité déjà favorisée, alors la diffusion d’internet devrait se traduire par un renforcement de la stratification de l’espace social et par une aggravation des inégalités (Rifkin, 2000 ; Castells, 1998). Cet ensemble de questions s’est constitué dans le sillage des inquiétudes concernant la dégradation globale du capital social de la nation américaine (Putnam, 2000) et dans le rôle qu’y jouerait les nouvelles technologies même si tous ces sociologues sont loin de partager un tel pessimisme à l’endroit des effets d’internet sur la sociabilité.

47Chez les sociologues francophones, le capital social a toujours été constitué comme totalement indépendant des objets techniques. On sait que le capital social, brièvement considéré par Bourdieu comme une troisième dimension autonome vis-à-vis du capital économique et du capital culturel, fut en réalité rapidement rabattu sur la deuxième. En particulier, les enquêtes quantitatives sur les contacts sociaux ont montré qu’ils étaient structurés par les mêmes déterminants sociaux que les pratiques culturelles (Héran, 1988). Les recherches ont également pris acte des travaux de Granovetter sur les liens faibles et de Burt sur les trous structuraux (Granovetter, 1973 ; Burt, 1992). Elles ont complexifié la définition du capital social en intégrant la force et la topologie des liens et non seulement la quantité de relations (Degenne et Forsé, 1994). Mais une grande part des études sur les relations interpersonnelles les considère comme indépendantes des objets techniques, même quand elles sont considérées comme un moyen différenciant pour s’approprier les nouvelles technologies [6]. À titre d’illustration, on peut mentionner les travaux sociologiques sur l’informatisation du travail, qui insistent sur le rôle du capital social en tant qu’il facilite l’accès aux compétences techniques : on explique ainsi que la diffusion de l’ordinateur dans les entreprises se traduise par une perte d’autonomie des salariés les plus bas dans la hiérarchie de l’organisation et par une disqualification de leurs savoir-faire (Gollac, 1996). Mais l’idée n’apparaît pas que la communication médiatisée par ordinateur puisse renforcer certains liens sociaux, voire même en développer d’autres.

48On peut esquisser une approche différente en tentant de moins séparer les dimensions techniques et sociales de la communication interpersonnelle. Une première proposition serait de ne pas chercher à distinguer liens classiques et liens purement électroniques, et d’examiner plutôt les relations reposant sur un entrelacement des deux dispositifs. Ce sont ces liens multiplexes, ceux activés par le répertoire interactionnel le plus varié, qui engendrent le plus d’effets et doivent être placés au centre de l’enquête. La seconde piste consisterait à considérer le portefeuille de relations médiatisées comme un capital. On n’aurait donc pas des ressources « purement sociales » permettant de maîtriser un nouvel objet technique, mais plutôt un capital social texturé par des technologies communicationnelles facilitant l’intégration dans un nouvel univers composé d’identités, de liens et de dispositifs socio-techniques.

49Les nombreuses statistiques disponibles montrent que les ressources importantes pour pouvoir s’approprier internet sont variées : compétences techniques, aptitudes cognitives, moyens économiques, etc. Le réseau de correspondants électroniques n’est que l’une d’entre elles. Elle n’est pas absolument nécessaire, mais le devient d’autant plus que l’individu est dépourvu des autres. C’est précisément ce que l’on observe dans notre enquête qualitative. Plus l’enquêté a un profil éloigné de la majorité des internautes (en terme de sexe, d’âge, de revenu, de diplôme, de situation professionnelle), plus on s’aperçoit qu’il dispose de correspondants électroniques stables (notamment de la famille à l’étranger). Dans certains cas parmi les plus atypiques, chez des enquêtés très âgés par exemple, le mail est la seule application utilisée, et les personnes déclarent qu’il s’agit de leur seule raison pour maintenir un accès internet à domicile.

50Ces résultats renvoient au rôle des réseaux relationnels dans les clivages sociaux. Les approches récentes montrent que les réseaux de sociabilité sont au cœur de la fabrication de la stratification, en ceci qu’ils produisent tant de l’agrégation et de la cohésion que des discontinuités et des exclusions (Eve, 2002). L’intérêt est alors d’examiner les logiques sociales et les activités relationnelles, d’en repérer les formes de cohésion et d’agrégation (Gribaudi, 1995). On sait que les technologies de communication sont mobilisées pour produire des hiérarchies et de l’homophilie parmi les relations interpersonnelles (Manceron et al, 2002) et pour structurer les publics (Cardon et Granjon, 2003). De même, les zones d’échanges plus ou moins intensifs de mail dessinent des mondes sociaux plus ou moins intégrés dans internet. Il est incontestable que posséder un réseau électronique permet certaines formes d’accumulation. Avoir des correspondants mails permet de se familiariser avec les civilités du courrier électronique, d’obtenir plus rapidement certaines informations, de mettre en œuvre plus efficacement certaines activités de coordination ou de demande de soutien, etc. Sur le plan culturel et symbolique, cette stratification renvoie également à des configurations différenciées : les recherches de Beaudouin et de Pasquier sur les différences entre le mail et le chat indiquent que l’utilisation et la maîtrise des outils relationnels sur internet sont codées socialement — notamment dans l’opposition entre une écriture épistolaire et une écriture sans mémoire (Beaudouin, 2002 ; Pasquier, 2003).

Conclusion

51Au bilan, on constate que l’arrivée d’internet et l’utilisation du courrier électronique déplacent et reconfigurent de diverses façons les comportements de communication avec l’entourage. Peu à peu, le nouvel internaute et ses correspondants accordent leurs pratiques et le sens qu’ils leur attribuent. Ces réglages interactionnels lui permettent de se familiariser avec de nouvelles formes de sociabilité, avec certaines règles de civilité propres au courrier électronique. On a vu que l’une d’elles est l’exigence de réciprocité. Au moins pour les formats d’échange de type épistolaire et dialogique, il y a nécessité de répondre à un message reçu. Une réponse rapide vaut en effet comme « signe du lien » au sens de Goffman, tandis qu’un retard ou une non-réponse risquent d’affaiblir la relation. Outiller ainsi le lien interpersonnel a aussi comme conséquence la progressive synchronisation des connexions : l’internaute tend à faire concorder son rythme d’utilisation avec celui de ses correspondants. Cette socialisation socio-technique apparaît décisive pour la pérennité et la temporalité des pratiques. L’internaute néophyte se connecte d’autant plus souvent que ses interlocuteurs sont eux-mêmes fréquemment connectés. Et il est d’autant plus enclin à conserver son accès à internet que le courrier électronique est souvent utilisé dans son réseau relationnel. En ce sens, on peut dire qu’équiper la relation incite à garder la connexion.

52Les tentatives pour engager des échanges par courrier électronique soulignent la nécessité d’un réseau de correspondants. Au début, l’internaute joue un rôle déterminant pour l’insertion du mail dans le répertoire des dispositifs utilisés pour contacter ses proches et dialoguer avec eux. Mais quand s’achève ce premier moment de l’appropriation, les tentatives pour accroître encore le nombre de liens apparaissent assez vaines. Disposer d’un ensemble de relations électroniques durables et réciproques peut ainsi être appréhendé comme une ressource : une ressource que l’on peut plus ou moins mobiliser, mais dont la disponibilité et la taille sont largement hors du champ d’action de l’internaute.

53La possession et l’étendue d’un réseau de correspondants électroniques sont très diversement réparties dans l’espace social, et recoupent partiellement d’autres clivages liés à l’origine sociale, à la profession, aux ressources économiques et au capital culturel. Or un tel réseau de liens médiatisés forme un atout décisif pour une appropriation durable de l’outil. Les analyses du « fossé numérique » gagneraient à introduire cette variable intermédiaire dans les tris statistiques et dans les protocoles qualitatifs. On pourrait ainsi trouver un nouveau point d’entrée pour expliquer les inégalités sociales dans l’accès et les usages d’internet. Et on éviterait alors, contrairement à la plupart des études réalisées jusqu’ici, de rabattre les différences constatées sur les seules caractéristiques socio-démographiques des individus et des foyers.

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Notes

  • [1]
    En juin 2003, selon le CREDOC, « 40 % des 12-17 ans disposent d’un accès à leur domicile, contre 5 % des personnes de plus de 70 ans ; le taux d’équipement est de 60 % chez les diplômés du supérieur, contre 9 % chez les non-diplômés ; 66 % chez les cadres supérieurs, contre 21 % chez les ouvriers et 19 % chez les femmes au foyer ; 67 % parmi les ménages les plus aisés, contre 14 % parmi les plus modestes » (Bigot, 2003, 11).
  • [2]
    Quelque soit le seuil retenu (au moins une connexion par an, ou par trimestre, ou par mois), une proportion considérable est située exactement sur la frontière (c’est-à-dire déclarent une seule connexion dans l’année, le trimestre ou le mois précédant l’enquête).
  • [3]
    La première vague d’entretiens a eu lieu en avril 1998 et la seconde en septembre 1999. L’échantillon était constitué d’internautes équipés d’une connexion téléphonique à bas débit (à l’exception d’un individu disposant du câble). C’était alors le profil dominant. Plusieurs expérimentations suggèrent que certains des résultats présentés ici ne sont pas généralisables à l’ADSL et au câble, en particulier les temporalités d’usages et l’insertion dans les habitudes quotidiennes (Lelong et Beaudouin, 2001). Il faut également noter que le courrier électronique représentait le principal outil de communication interpersonnelle : en novembre 1998, il était utilisé selon la SOFRES par 77 % des internautes résidentiels, loin devant les forums (24 % des internautes), les dialogues en direct (8 % des internautes) et la messagerie instantanée (7 %). Encore faut-il signaler qu’une proportion importante des internautes fréquentant les forums se contentent d’observer les échanges sans y participer. Ce paysage a changé année après année. A la fin du premier semestre 2003, selon l’Idate, 24 % des foyers étaient équipés d’un accès internet (dont un tiers d’un accès haut débit). Et si 90 % des internautes résidentiels déclaraient utiliser « souvent » ou « parfois » le courrier électronique, 23 % étaient dans ce cas pour les forums, le chat et la messagerie instantanée. Les espaces de sociabilité électronique que forment ces trois applications accueillent des pratiques très différentes de celles présentées dans cet article. Mais elles ne sont activement utilisées que par les plus experts des internautes résidentiels. La représentativité de l’étude a donc baissé depuis la période de réalisation du terrain. Mais les situations décrites ici concernent toujours une large majorité des internautes, et la quasi-totalité de ceux qui éprouvent des difficultés dans l’appropriation du réseau.
  • [4]
    Les entretiens sont désignés ici par un pseudonyme (un prénom) et par le numéro (1 ou 2) de la vague d’enquête. Ce matériel a déjà été utilisé pour un travail sur la familiarisation avec internet (Lelong, 2002). L’enquête qualitative fait partie d’une étude plus vaste comportant un volet quantitatif (par questionnaires) et une analyse du trafic téléphonique, qui a d’abord fait l’objet d’une communication succincte (Lelong et Thomas, 1999) puis d’un article plus détaillé (Lelong et Thomas, 2001b).
  • [5]
    Des effets semblablement contrastés ont été rapportés par l’équipe de Kraut dans l’expérimentation HomeNet. Dans cette enquête, il est montré que le mail, contrairement au web, favorise la survie de l’usage. Une session mail, en effet, est positivement corrélée avec la probabilité d’une session ultérieure (ce qui n’est pas le cas pour une session web). Les individus finissant par renoncer à internet sont sous-représentés parmi les forts utilisateurs du courrier électroniques. Par contraste avec le web, l’usage du mail est donc plus stable dans le temps, incite à se reconnecter ultérieurement, et prémunit contre l’abandon (Kraut et al., 2000).
  • [6]
    Cette attitude contraste avec les recherches récentes montrant comment les relations interpersonnelles sont médiatisées par les dispositifs techniques et constituant les outils communicationnels comme consubstantiels aux liens sociaux (Licoppe et Smoreda, 2004).
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