Notes
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Ce travail de recherche a été financé par le Netherlands’ National Research Council et l’université de technologie de Eindhoven. La traduction a été financée par la Royal Netherlands Academy for Arts and Sciences. Je suis heureux de remercier ici Henk van den Belt, Malene Busk, Dick van Lente, Geert Verbong et les participants au groupe de travail intitulé The rise of the systemic society. Large Technical Systems and their societal effects in the Netherlands in the 20th century (Eindhoven, June 16, 2000) pour leurs commentaires relatifs aux précédentes versions.
1Les historiens, dans leur grande majorité, reconnaissent l’importance du développement des grands réseaux techniques. C’est ainsi qu’ils ont pu observer que le développement des infrastructures de transports et de communications avait été suivi de déplacements géographiques de la puissance politique et économique (Hugill, 1993, 1999), que l’émergence de l’entreprise moderne était liée au développement des voies ferrées et de la télégraphie (Chandler, 1977), ou que l’insuffisance des moyens de transports, de communications et de l’approvisionnement en énergie, avant leur rapide essor au XIXe siècle, avait freiné le développement économique au cours de l’Ancien Régime (Braudel, 1979). Barraclough, dans son célèbre ouvrage intitulé An introduction to contemporary history (1967), avait pris conscience que les réseaux contribuaient non seulement à façonner les sociétés occidentales de l’intérieur, mais qu’elles reliaient entre elles les différentes régions de la planète. Elles ont été le facteur déclenchant de la transition drastique entre l’histoire « moderne » centrée sur l’Europe et l’histoire « contemporaine » planétaire.
2Cependant, bien qu’il soit largement reconnu que les réseaux techniques ont un impact sur certains événements sociétaux ou même les induisent, la question de savoir comment concevoir la diversité de ces influences n’a guère été soulevée. Cet article s’attache donc à analyser non pas tel ou tel effet isolé de telle ou telle technologie, mais bien l’ensemble de toutes ces influences conjointes. C’est ainsi que le programme de recherche sur les macro-systèmes techniques est utilisé à la fois comme référence et comme élément contradictoire. Ces recherches, qui se sont développées dans les vingt dernières années en se spécialisant sur les aspects historiques et sociologiques sont exemplaires au vu de leurs deux aspects antinomiques, à savoir l’accent qu’elles mettent en permanence sur l’importance sociétale de ces technologies et, en même temps, leur réticence ou leur incapacité à l’étudier de manière systématique.
3Cet article a pour but d’examiner une stratégie de recherche spécifique qui permette d’aborder la grande variété des effets sociétaux des réseaux techniques ; en d’autres termes, mettre en regard les perspectives historiographiques et techniques afin d’identifier et de mettre en évidence les différentes catégories d’effets. Cette stratégie « pluraliste » est une alternative à d’autres manières d’analyser les impacts sociétaux de la technologie qui ont récemment émergé de leur étude sociohistorique, mais qui, dans un souci de cohérence théorique, n’a pu rendre compte de la diversité du sujet. C’est pourquoi la première partie de l’article aborde les différentes questions que soulève cette approche, notamment son bien-fondé et sa concrétisation.
4Il faut évidemment considérer les nombreuses approches pertinentes dont les combinaisons peuvent s’avérer fructueuses. La deuxième partie fait une revue de la littérature relative aux macro-systèmes techniques et y recherche les différentes approches et concepts utilisables. Enfin, la troisième partie met en regard les perspectives retenues de manière à montrer leur complémentarité spécifique ; on tentera d’aborder, à la fois, les conséquences qui paraissent relativement directes (relevant des différents systèmes techniques et de leurs constructeurs), mais aussi celles qui sont moins faciles à mettre en évidence (qui n’ont pas été prévues lors de la conception) afin de distinguer les différentes « couches » d’événements sociétaux qui se sont progressivement superposées aux infrastructures proprement techniques.
La question des conséquences sociétales ; le choix d’une stratégie pluraliste pour y répondre
L’analyse internaliste des travaux de recherche sur les macro-systèmes
5Il existe un curieux paradoxe dans les publications universitaires de base relatives aux macro-systèmes techniques. Bien qu’elles soulignent toutes l’importance énorme des phénomènes sociétaux, on trouve très peu d’études concernant lesdits phénomènes. À part quelques exceptions qui sont à la marge du sujet (et que nous aborderons ultérieurement), les auteurs ne s’appliquent pas de manière explicite à thématiser les questions relatives aux « impacts », « conséquences » ou « effets » sociétaux des macro-systèmes techniques. Au lieu de cela, il semble qu’ils interprètent ce sentiment qu’ils ont de l’importance primordiale des faits de société sous forme de questions internes aux systèmes, notamment relatives à l’historique, la dynamique et les structures qui gouvernent ces macro-systèmes et les risques associés ou (dys) fonctionnement de ces systèmes.
6On peut, par exemple, observer cette approche dans les travaux de l’historien américain Thomas Hughes, reconnu comme l’un des pères fondateurs de ce domaine de recherche. Hughes (1991) revendique la place primordiale des macro-systèmes dans les recherches historiques et sociologiques. Il avance en effet que les macro-systèmes techniques ont beaucoup plus profondément influencé les comportements des habitants des pays occidentaux, à savoir leurs activités ludiques, leur travail, leurs loisirs ou même leur façon de faire la guerre, que le processus de mécanisation ou l’avènement de la machine elle-même. À l’instar de Valéry, Bloch et Baudrel, Hughes considère que les macro-systèmes techniques sont de nouvelles « structures profondes » fabriquées par l’homme et qui ont repris le rôle structurant que jouaient, dans les siècles passés, les pouvoirs politiques et les facteurs géographiques. Cependant, cette ferme revendication ne semble servir qu’à légitimer l’étude de l’histoire et de la dynamique internes des macro-systèmes techniques, qu’il s’agisse de ses célèbres travaux, datant de 1983, sur le développement des réseaux électriques dans les sociétés occidentales ou de ceux relatifs à l’histoire des systèmes techniques aux États-Unis (Hughes, 1989 et 1998). Alors que les processus internes aux systèmes, qu’ils soient de nature technique ou non, y sont largement développés, les liens hautement proclamés avec les évolutions sociétales générales (activités ludiques, travail, guerre) ne sont jamais abordés. Des remarques similaires peuvent être faites au sujet de ces anthologies consacrées aux macro-systèmes techniques, qui, bien que ne se constituant pas en véritable collection, n’en sont pas moins les ouvrages auxquels se réfèrent la plupart des débats en langue anglaise dans ce domaine. Les préfaces et les introductions de ces publications soulignent avec force l’importance des conséquences sociétales de grande envergure, alors que les chapitres qui suivent ne sont consacrés qu’à la dynamique, aux aléas et aux structures qui gèrent ces macro-systèmes ; les modifications sociétales qui se propagent au dehors de ces systèmes ne sont que très peu abordées (Mayntz & Hughes, 1988 ; La Porte, 1991 ; Summerton, 1994 ; Coutard, 1999).
7Cette observation appelle deux remarques. La première est que les auteurs ont effectivement des choses à dire sur les changements sociétaux. La plupart d’entre eux prétendront vraisemblablement qu’ils sont en mesure d’étudier avec précision les interactions entre les progrès de la technologie et les changements sociétaux. En effet, ils analysent les macro-systèmes techniques comme un ensemble d’éléments sociotechniques, qui interagissent avec des processus d’ordre technique ou non, et qui sont assemblés et mis en place par des « constructeurs de systèmes ». C’est ainsi que la construction des éléments techniques, tel que le réseau de distribution électrique, la construction de transformateurs et de centrales, de même que la mise en place de composantes non-techniques, telles que les nouvelles structures entrepreneuriales et de gestion, les relations entre les entreprises privées et les autorités locales — les risques qui y sont liés ou leur bien-fondé —, sont tous décrits comme faisant partie d’un seul et même processus de construction sociotechnique. C’est la raison pour laquelle, Bijker, dans son ouvrage de référence qui fait le point sur toutes les études sociohistoriques de la technologie (1995 : 242 ff.), considère que l’approche de la recherche sur les macro-systèmes techniques fait partie de ces méthodologies innovantes qui associent les études relatives au « façonnement social de la technologie » à celles du « façonnement technologique de la société ». Il n’en reste pas moins que l’objection soulevée précédemment subsiste. En abordant le sujet par l’étude de la dynamique des processus sociotechniques de construction plutôt qu’en s’interrogeant directement et explicitement sur les conséquences sociétales, les auteurs ne sont à même d’étudier qu’un nombre limité d’évolutions sociétales. L’étude des influences que l’on observe dans la population, les institutions sociales, la société en général et la nature, et qui débordent du domaine interne des macro-systèmes (défini par leur fonction, l’étendue de leurs réseaux physiques ou du contrôle centralisé exercé par les opérateurs), est à peine abordée.
8La seconde remarque est que les auteurs ont des raisons pour ne pas poser la question des conséquences sociétales de manière explicite. Ces raisons sont communes aux études de l’histoire et de la sociologie de la technologie en général, qui, plus spécialement dans les années 1970 et 1980, se sont trouvées prisonnières du même paradoxe. L’importance grandissante de la technologie dans la société s’est imposée et a placé celle-ci au tout premier plan dans les programmes de recherche en histoire et en sociologie. Dans le même temps, des chercheurs engagés dans le domaine social ont mis au centre de leurs préoccupations l’opposition au concept de déterminisme technologique qui supposait l’existence d’une relation unilatérale entre la technologie et la société ; le développement autonome de la technologie obligerait la société à s’adapter. On a cru alors que ce concept était un élément doctrinaire central de la technocratie en même temps que grandissait la peur du public envers les nouvelles technologies. Misa a observé que cette préoccupation a influencé les historiens des techniques qui se sont appliqués presque exclusivement à savoir dans quelle mesure les développements technologiques étaient dus à des choix individuels, des processus sociaux et des contextes culturels spécifiques. La thèse de la « technologie autonome » a été rejetée et le concept de « déterminisme technologique » désormais considéré comme un total abus de langage. De ce fait, l’étude des effets de la technologie sur l’évolution de la société, qui présentait encore quelques connotations déterministes, fut « presque abandonnée » (Misa, 1994, 116). Dès le début, le domaine de recherche relatif aux macro-systèmes a été principalement consacré à l’étude des influences des différents acteurs et conditions locales sur le développement des macro-systèmes techniques, tout en évitant de poser la question, soit disant déterministe, de leurs conséquences sociétales. De plus, Hughes (1988) a été parmi ceux qui se sont le plus manifesté en faveur de l’abandon des termes « technologie » et « société », qui pouvaient présenter un caractère déterministe, et qui ont prôné l’utilisation d’un nouveau vocabulaire pour l’étude des évolutions sociotechniques. La question de savoir dans quelle mesure les réseaux « techniques » avaient un impact sur la « société » était alors devenue encore plus critiquable.
Légitimité de cette recherche
9Les objections que l’on oppose à l’étude même des conséquences sociétales de l’évolution de la technologie, en particulier des infrastructures, sont très profondément ancrées dans les esprits (les versions précédentes de cet article ont déjà été contestées par certains collègues). Il est cependant important de prendre conscience que la polémique relative au déterminisme technologique ne constitue pas nécessairement un obstacle à ce type de recherche.
10En premier lieu, il est clair que la sous-thèse qui rejette la notion de « technologie autonome » et qui découle de celle du déterminisme technologique, n’implique pas que la technologie ne peut avoir d’effet sur la société. La seconde sous-thèse, relative aux impacts sociétaux, n’est pas encore définitivement établie. De nombreux auteurs ont observé que ces deux sous-thèses relèvent de deux points de vue distincts ; l’un relève d’une théorie de la technologie, l’autre d’une théorie sociétale (Bijker, 1995, 238).
11Le deuxième point, plus significatif, réside dans le fait qu’il n’y a aucune raison intellectuelle d’assimiler l’étude des effets sociétaux induits par les technologies, avec le concept déterministe qui établit une relation unidirectionnelle et nécessaire entre technologie et société (relation mono-monocausale). De telles analogies peuvent mener à un réductionisme hors propos. Citons, par exemple, le sociologue Claude Fischer (1992), qui, dans sa tentative de proposer un nouveau domaine de recherche concernant les différentes utilisations des technologies — sur lequel on reviendra ultérieurement —, commence par réduire l’ensemble de la tradition intellectuelle relative aux études des « impacts » sociétaux de la technologie aux simples effets unidirectionnels et nécessaires de la technologie sur la société, qu’il illustre par un modèle « de la balle de billard » : la technologie se met en place, puis en marche et agit sur la société. Ce modèle rigide sera aisément rejeté ; il suffit d’une exception pour invalider une telle relation de cause à effet. Mais ce réductionisme est lui-même critiqué ; même les plus ardents partisans de ces « études d’impact », les historiens Lynn White Ir. (1967) et John Heilbroner (1967, réédité en 1994), n’évoquent pas une telle mono-monocausalité. Bien au contraire, ces deux auteurs ont tout à fait conscience des « interactions entre société et technologie » (Heilbroner, 1967, 63). Ils conçoivent que la technologie ne se développe pas de façon autonome, mais qu’elle renvoie l’image des conditions sociales et psychologiques (White, 1967, 67 : Comparison of Roman and Middle Age Technologies) et qu’une évolution technique spécifique peut avoir des répercussions différentes selon la société dans laquelle elle intervient. Même White, dans son étude très connue relative à la relation de causalité entre l’adoption des étriers et le développement de la société féodale, prend soin d’affirmer qu’il n’existe pas de séquence nécessairement définie d’événements dans la mesure où il n’y a pas de « déterminisme absolu en technologie » (White, 1967, 70). Au lieu d’avancer l’éventualité de relations mono-monocausales, ces auteurs semblent envisager que, malgré le nombre et la complexité des causes, il est important de comprendre les interconnexions entre dispositifs techniques et changements sociétaux. Ainsi, Heilbroner, dans un article ultérieur, ne considère plus la technologie comme une « balle de billard », mais comme un « champ de force » qui influencerait significativement le comportement humain (1994, 70).
12Peut-être est-on appelé à distinguer entre un déterminisme technologique réfléchi, qui reconnaît l’importance de l’étude des effets des technologies sur les sociétés sans y introduire une mono-monocausalité, et un déterminisme technologique « vulgarisé » qu’il est légitime de critiquer. Ce dernier est sans doute, comme le pense Barry Barnes, tout simplement une « paresse de la pensée » (1985,120) ou peut-être une pensée « intéressée » (qui soutiendrait les programmes de développement technique à fort budget). Mais il apparaît difficilement défendable d’invalider la recherche des impacts sociétaux d’un point de vue purement intellectuel. Rejeter cette question en avançant un déterminisme technologique vulgaire reviendrait à refuser toute étude de l’ordre socioéconomique en prétextant un marxisme vulgaire.
13Troisièmement, il n’est pas nécessaire de repousser cette question des impacts sociétaux de la technologie sur le terrain politique, c’est-à-dire d’envisager que ces études d’impact corroborent la thèse répandue et commune qui prétend que la technologie autonome provoque des changements sociétaux définis, occultant ainsi aux yeux du public l’action des politiques qui sont à même de façonner certaines technologies afin de s’en servir comme instrument de pouvoir. Cette préoccupation politique ou éthique, en deçà de la polémique relative au déterminisme technologique, peut et doit rester présente dans les études d’impact, notamment en y incluant de manière explicite les impacts, ou « conséquences escomptées », que les acteurs politiques ont eu la volonté de faire figurer au moment de la conception technologique ; il est évident que les constructeurs de systèmes mettent tout en œuvre pour faire apparaître ces impacts.
14Enfin, il est intéressant de noter que l’étude de ces conséquences sociétales a toujours été et est toujours d’actualité dans les domaines de l’histoire et de la sociologie de la technologie au sens large. Après quelques premières études qui ont défriché le sujet (Nye, 1990 ; Bijker & Law, eds., 1992 ; Fischer, 1992), l’histoire américaine de la technologie a déjà remis à l’ordre du jour les études relatives aux conséquences sociétales (Marx & Smith, 1994, xiv). Et Alex Roland, président de la société américaine d’histoire de la technologie (SHOT), a, dans son allocution d’ouverture de la réunion annuelle en 1996, déclaré que les études d’impact ne devaient plus être laissées aux soins des journalistes. De même, cette question figure explicitement dans le programme d’étude de l’histoire contemporaine de la technologie néerlandaise (Schot et. al., 1998). Il n’y a donc plus aucune raison de ne pas l’aborder dans le cas des réseaux techniques.
Comparaison des approches moniste et pluraliste
15Si le bien-fondé de la question est établi, il reste maintenant à aborder la méthodologie de la recherche ; et c’est là que le débat autour du déterminisme technologique semble affecter les approches actuelles de ces recherches qui sont au moins au nombre de deux. Dans les deux cas, selon moi, le vieux débat au sujet du déterminisme se fait jour sous forme d’une intolérance affichée envers certaines stratégies de recherche. À l’extrême, cette intolérance va jusqu’à un monisme théorique. Mais, comme l’a observé le sociologue Robert Merton (1975), cette théorie n’est pas en mesure de rendre compte de la complexité du sujet. Bien qu’elle puisse servir de principe qui sous-tend les programmes de recherches, cette théorie peut être un frein et même bloquer tout progrès dans la discipline (pour Merton, la sociologie), non pas tant du fait qu’elle donne des réponses erronées aux problèmes posés, mais du fait de son incapacité à poser certaines questions. Merton s’est fait le défenseur d’un pluralisme théorique en sociologie qui fait co-exister des cadres d’analyse distincts correspondant à des « programmes stratégiques de recherche » différents qui peuvent à la fois s’opposer et se compléter ; on peut utiliser l’image de « deux denrées alimentaires, telles le jambon et les œufs, qui sont perçues de manière différente mais dont les valeurs nutritives respectives s’additionnent » (1975, 31). Cette métaphore peut également s’appliquer aux études d’impact relatives aux évolutions technologiques.
16L’une des deux approches de l’étude des conséquences sociétales, apparue dans les années 1990, se concentre sur les choix de l’utilisateur. En s’opposant à l’idée — définie comme déterministe — que les technologies ont des propriétés intrinsèques qui affectent la vie sociale, ces travaux montrent dans quelle mesure les utilisateurs choisissent de se servir des moyens technologiques de telle façon qu’ils entraînent, eux-mêmes, de fait, les changements sociétaux. Nye (1990), dans ses travaux relatifs à la sociologie de l’électrification, s’est appliqué à présenter son approche comme complémentaire à d’autres. Cependant, d’autres auteurs ont érigé cette « approche-utilisateur » en vérité absolue qui ne laissait place à aucune autre alternative. Nous pouvons encore nous référer à l’étude innovante de Fischer (1992) relative aux conséquences sociétales du développement du réseau téléphonique. Cet auteur va beaucoup plus loin que la simple observation des problèmes en établissant le lien entre « propriétés techniques et conséquences sociétales » ; il soutient, au contraire, au nom d’un déterminisme immanent, que « les études d’impact devraient être tout simplement abandonnées » et va jusqu’à demander la suppression du mot même « d’impact » (1992, 12). Il en va de même pour la seconde « grande catégorie d’approches intellectuelles qui analyse les rapports entre technologie et société » et étudie les corrélations entre certains phénomènes, tels que « l’esprit de l’époque » ou les évolutions techniques et sociales, sans en identifier les relations de causalité. Dans cette rhétorique, « l’heuristique de l’utilisateur » reste la seule approche qui soit à la fois empirique et causale et qui refuse le modèle de la « balle de billard ».
17Mais si l’on poursuit ce raisonnement moniste, on risque de se limiter à l’étude d’un seul type de conséquence, au détriment des autres ; en l’occurrence, il s’agit des « conséquences pour — et créées par — l’utilisateur ». Fischer va encore plus loin et limite son étude aux conséquences relatives à une certaine catégorie d’utilisateurs auxquels il s’intéresse de manière spécifique ; il se concentre, en effet, de façon explicite, sur les « comportements personnels, familiaux et amicaux de la vie quotidienne » (1992, 7), et exclut ainsi, en grande partie, les changements intervenant au niveau des institutions, des différentes sociétés et du cadre naturel. De plus, il devient difficile, dans cette optique, de rechercher les valeurs, options et relations de pouvoir que les constructeurs des systèmes ont inscrites dans leurs projets techniques.
18En effet, il peut sembler douteux que les technologies n’aient pas de propriétés immanentes qui façonnent les phénomènes sociaux. Le sociologue allemand Joerges donne l’exemple de l’érection d’un mur destiné à empêcher les gens de pénétrer dans une enceinte, et se pose la question de savoir si le « léger déterminisme » de cette contrainte immanente a des effets sur le comportement humain ; « Qu’en serait-il si quelqu’un disposait d’un char ? » (1999, 413). De son point de vue, la construction de l’environnement n’occasionne que « rarement et de façon triviale » de telles contraintes (1999, 424). Cependant, même si le pouvoir que représente le mur peut être déjoué, il est vraisemblable qu’il affecte fortement le comportement des hommes qui y sont confrontés. Le commun des mortels n’a pas de char à sa disposition et ira tout simplement ailleurs. Le mur détermine donc le comportement des hommes plutôt selon un champ de force que selon le modèle de la balle de billard ; cet effet ne doit cependant pas être négligé, ni en y opposant un contre-exemple, ni en le qualifiant de « trivial ». En résumé, il semble déplacé de monopoliser ainsi le sujet de recherche, car « l’approche-utilisateur » donne une réponse importante mais partielle à la question des conséquences sociétales des évolutions technologiques.
19Une seconde approche de l’étude des conséquences sociétales des évolutions technologiques est également liée au débat sur le déterminisme technologique. Contrairement à celles de Fischer et Nye, qui n’abordent pas la question des modalités de développement de la technologie, cette approche se sent en devoir d’exposer et d’inclure les conclusions des recherches au niveau micro des années 1970, 1980 et 1990, à savoir comment la technologie reflète les objectifs, les valeurs, les représentations et les opportunités de ses concepteurs. Le « façonnement social de la technologie » et le « façonnement technologique de la société » doivent être étudiés dans le même cadre analytique, comme une seule et même construction conjointe (Bijker & Law, eds., 1992). Peut-être peut-on dire, avec Merton, qu’il s’agit là d’une tentative d’élaboration d’une théorie unifiée. Ce dernier cite l’étude de la question de l’ordre social, dont le défi principal est de relier et d’intégrer en une seule analyse les aspects micro-sociaux (comportement social des individus) aux aspects macro-sociaux (société et sous-systèmes sociaux). Mais si une telle approche s’accompagne du rejet de la diversité méthodologique, elle aura encore tendance à se rapprocher de la doctrine moniste.
20Encore une fois, les historiens et sociologues spécialistes de la technologie s’expriment en des termes étonnement proches. Citons l’argument de Misa qui « identifie les évolutions sociotechniques à partir du déterminisme technique » en annulant la division micro-macro. Selon cet auteur, la notion (déterministe) de façonnement technologique de la société est issue des études au niveau macro, alors que la notion de façonnement social de la technologie résulte d’études au niveau micro. Misa, qui pose encore la question des impacts sans se référer au déterminisme technologique, semble réticent à envisager différents cadres d’études. Il pense qu’il est nécessaire « d’éviter la bifurcation méthodologique » (139) et de « faire la synthèse » de ces différents niveaux en les intégrant dans un unique cadre d’étude ; en l’occurrence, il désigne les institutions comme étant les passerelles entre les niveaux macro et micro.
21De la même façon, l’approche en termes de macro-systèmes insiste sur la nécessité d’étudier simultanément l’élaboration des structures techniques et sociales dans un seul et même cadre unifié et rejette également toute bifurcation méthodologique. C’est pourquoi l’étude des conséquences sociétales de ces systèmes s’en tient principalement aux seuls changements inhérents au système, qui permettent de faire co-exister les deux notions de façonnement social de la technologie et de façonnement technologique de la société. Il serait effectivement beaucoup plus difficile d’y parvenir si l’on tentait d’étudier les changements externes au système (certes négligés), en particulier les modifications des comportements humains, notamment dans leurs activités « ludiques, de travail ou militaires ». De même que l’heuristique de l’utilisateur, l’approche « macro-systèmique » ne peut donner qu’une réponse partielle à la question des conséquences sociétales des développements technologiques.
22C’est pour cette raison, à savoir la crainte de s’enferrer dans le monisme, que cet article s’emploie à explorer une approche « pluraliste » pour aborder l’étude du façonnement technique de la société. Cependant, il faut être conscient, comme le note Merton, que l’objet est susceptible de se dissoudre dans une multitude de paradigmes. Il recommande un « éclectisme discipliné » ou encore « une pluralité réduite des options théoriques » (1975, 51-52), qui doivent rester soucieux de la notion de complémentarité. C’est cette dernière notion qui sera présente tout au long de cet article lorsque l’on tentera d’identifier et de mettre en regard les différentes perspectives qui corroborent les différents programmes stratégiques de recherche dans les cadres desquels on recherchera les différents types d’effets sociétaux.
Littérature relative aux macro-systèmes dans la recherche de stratégies et de concepts pertinents
23L’approche « macro-systèmique » qui a été décrite plus haut est tout à fait prédominante dans les travaux universitaires concernant les macro-systèmes techniques. C’est, de toute évidence, une première approche pertinente à l’étude des conséquences sociétales des développements technologiques qui ne se borne pas à mettre en lumière les options techniques des constructeurs de systèmes. Comme il a été mentionné précédemment, cette approche pose et répond à la question incontournable de savoir comment les programmes et les options des principaux constructeurs de systèmes sont intègrés dans les caractéristiques techniques des réseaux techniques ; en d’autres termes, comment la technologie reflète et accentue les relations de pouvoir dans la société.
24On notera, cependant, que certains travaux concernant les macro-systèmes dérogent à la règle qui veut que l’on n’aborde pas de manière explicite la question des conséquences sociétales. Ces études sont également isolées dans la mesure où elles ne se citent pas mutuellement : il n’existe pas de lien entre elles, et la discussion en est quasiment absente. Je tenterai de rechercher et d’identifier leurs points communs en les interprétant et les classant sous trois catégories de stratégies historiographiques. Puis, je soutiendrai que, dans cet objectif, il est utile de faire appel au concept de « macro-systèmes techniques de second ordre » décrit par Ingo Braun.
Des propriétés des macro-systèmes techniques à leurs effets sociétaux : la stratégie de recherche de Kaijser et Mayntz
25Une autre stratégie, que rejettent Fischer et Joerges, consiste à partir des propriétés intrinsèques des macro-systèmes et de relier ensuite avec les différents effets sociétaux externes. Les deux auteurs qui, à mon point de vue, abordent le problème des conséquences sociétales des macro-systèmes de la manière la plus globale, sont l’historien suédois Arne Kaijser et la sociologue allemande Renate Mayntz qui proposent une liste de quatre types d’effets, que cite Kaijser (1994), et qui sont issus en partie de travaux historiques correspondant à quatre domaines de recherche sociétale. Ce dernier auteur considère la « signification », les « effets » ou les « impacts » des macro-systèmes sur la croissance économique, la géographie, la sphère politico-militaire, et le domaine de l’environnement et de la santé publique. Il étudie, par exemple, dans quelle mesure les innovations et les améliorations au niveau des transports ont permis la création des marchés européens, puis mondiaux ; comment le développement des voies navigables et des routes a conditionné le lieu d’implantation des villes, puis comment l’accès aux grands réseaux ferroviaires, de distribution d’eau, d’égouts et d’électricité, a accéléré le développement de certaines villes au détriment d’autres ; enfin, comment le réseau de distribution électrique a amélioré l’environnement urbain, mais aussi entraîné de nouvelles formes de pollution au niveau local et planétaire, notamment les pluies acides et l’effet de serre.
26En opposition à la classification plus ou moins empirique de Kaijser, Mayntz (1993) a une approche plus théorique et identifie quatre registres de significations des macro-systèmes techniques. Deux d’entre eux, selon elle, sont déjà bien connus : d’une part, le développement des macro-systèmes a permis un accroissement constant du nombre des réalisations humaines ; d’autre part, cet accroissement va de pair avec une égale augmentation des risques encourus. Ce développement s’accompagne en partie d’un potentiel accru d’accidents liés à la complexification des systèmes technologiques, et également de la dépendance croissante des sociétés au bon fonctionnement de ces infrastructures. Deux autres effets sont aussi identifiés qui paraissent moins établis, à savoir que les macro-systèmes sont de plus en plus intervenus dans la structuration de certains systèmes de fonctionnements sociaux, notamment dans les domaines de la politique, de l’éducation, de la religion, de l’industrie et de la science. Ces systèmes sociaux deviennent de plus en plus dépendants des macro-systèmes et se rigidifient ; les macro-systèmes conditionnent leurs évolutions comme aucune autre forme de technification ne l’a jamais fait auparavant. Enfin, les macro-systèmes se sont avérés être des forces organisationnelles hiérarchisantes et centralisatrices, notamment au niveau de l’appareil de l’État et de l’industrie. La première tendance technique a été de munir les macro-systèmes d’outils de contrôle et de gestion centralisés, et cela a entraîné la mise en place de systèmes organisationnels officiels et hiérarchisés qui a coïncidé avec l’apparition, dans le secteur industriel, des multinationales verticalement intégrées — qui ont utilisé les voies ferrées et la télégraphie pour parfaire leur intégration —, et l’avènement de l’État interventionniste — qui a autorisé, réglementé et même réorganisé les monopoles de ces macro-systèmes et s’en est servi à ses propres fins —. Notons que ce développement synchrone des macro-systèmes techniques, de l’appareil de l’État et de l’industrie a suscité un rejet massif dans les années 1980 ; aujourd’hui, les évolutions s’opèrent également de manière synchrone, mais tendent vers une organisation horizontale et une décentralisation.
27Il est évident que ces raisonnements peuvent être sujets à discussion. On peut se porter en faux contre les thèses relatives à l’importance économique des voies ferrées et à la demande immanente de commande centralisée qu’expriment les macro-systèmes techniques (Firth et. al. 1999 ; Radkau 1994). Mais, ce qui est intéressant dans cette démarche, qui part des propriétés intrinsèques pour aboutir aux effets sociétaux, c’est qu’elle met en évidence des changements sociétaux importants qui n’apparaissent pas dans les études qui analysent les conceptions et les réalisations des constructeurs de systèmes.
28D’autres auteurs, en effet, en poursuivant dans cette voie de recherche, ont identifié d’autres types d’effets. Il est intéressant de citer Sachs (1994), qui constate que les macro-systèmes entraînent de nouvelles réalisations techniques susceptibles d’induire un nouvel état de conscience ou « espace mental » (sentiments, savoirs, nouveaux espoirs) et même l’émergence de sciences nouvelles. Cela n’est pas sans rappeler la désormais classique étude de Schivelbusch (1977), qui a analysé les corrélations entre les perceptions humaines du temps et de l’espace et les propriétés intrinsèques de la technologie des moyens de transport. Dans la diligence, le voyageur avait une expérience continue de l’espace, qui se confondait avec la vision proche du paysage. Au contraire, le mouvement uniforme, inanimé et rapide du train, éloigne le voyageur de la réalité du paysage. Ce changement de perception a provoqué chez les premiers utilisateurs du train un sentiment de distanciation par rapport aux paysages et une certaine désorientation du fait de la multitude d’impressions visuelles ; ils sont allés jusqu’à éprouver une sorte d’anéantissement de l’espace et du temps. À cette désorientation s’est vite substituée une nouvelle forme de perception visuelle, à savoir la vision « panoramique », où le paysage semble mis en scène ; on a alors fait l’éloge de la vitesse qui rendait visibles les évolutions à grande échelle du paysage et lui insufflait ainsi, pour la première fois, une vraie vie.
Des événements sociétaux aux macro-systèmes : la stratégie de Nye/Fischer/Fridlund
29D’autres auteurs ont adopté la stratégie inverse qui consiste à partir, non pas de l’étude des propriétés des macro-systèmes, mais de celle des effets sociétaux en tant que tels. Ainsi, ils recherchent à identifier le rôle que jouent les macro-systèmes dans l’apparition de ces événements ; leur raisonnement chemine « à rebours », c’est-à-dire part des événements sociétaux observés pour aboutir aux macro-systèmes.
30Cette logique s’applique, par exemple, à l’approche-utilisateur précédemment citée et défendue par Nye et Fischer. Bien que ces auteurs ne situent pas leurs travaux dans le cadre des recherches relatives aux macro-systèmes stricto sensu, leurs études traitent de façon évidente des réseaux techniques. Nye part de l’étude de l’évolution du développement industriel, de la ferme, du foyer et de la ville et a ensuite cherché à déterminer dans quelle mesure l’énergie électrique a servi et a été utilisée pour accentuer ces évolutions. L’industrie américaine, soucieuse de se développer de manière extensive, a utilisé cette énergie électrique pour accélérer la production de masse dans les chaînes de montage des usines. Au contraire, au Danemark, la force motrice électrique a été utilisée prioritairement par les petites et moyennes entreprises industrielles et agricoles qui voulaient entrer en concurrence avec les grandes usines utilisant la force vapeur. Ainsi, on constate que les macro-systèmes peuvent, suivant les contextes, servir différents objectifs et entraîner des conséquences qui ne découlent pas de manière logique ni inéluctable de leurs propriétés intrinsèques. Alors que Nye part du contexte des institutions sociales, Fischer, comme on l’a vu, considère plutôt les individus comme des utilisateurs.
31Toujours dans le cadre des travaux sur les macro-systèmes, Mats Fridlund (1998) explique la montée du nationalisme suédois moderne en suivant ce même raisonnement. Cette étude oppose et concilie les deux logiques de raisonnement, à savoir la logique qui part de l’étude des propriétés techniques pour expliquer les effets sociétaux et la logique symétrique. Suivant le premier raisonnement, Fridlund mentionne brièvement (comme le font les autres travaux sur l’édification de l’état-nation) le rôle fédérateur national de l’intensification des moyens de transports et de communications et note que cet essor a été un facteur précurseur de l’édification de l’état-nation. En effet, ce développement technologique a débuté, en Suède, dans les années 1870, alors que les historiens suédois s’accordent à situer la percée du nationalisme moderne suédois dans les années 1890. Malgré cela, l’étude, dans son ensemble, suit le raisonnement inverse. Le nationalisme y est défini en termes de recherche d’identité, d’unité et d’indépendance nationales spécifiques au contexte suédois. En effet, les historiens suédois s’accordent à considérer que l’industrialisation et la technologie ont été des moyens qui ont servi à redonner à la Suède son rôle de superpuissance européenne. Après avoir ainsi défini l’effet sociétal, Fridlund pose la question de savoir comment les Suédois se sont appropriés et ont utilisé les macro-systèmes (ou certains de leurs composants) pour parvenir à leurs objectifs nationalistes. La technologie suédoise (et pas seulement dans les domaines de la téléphonie et de l’électrification) a été mise en valeur et dûment présentée à des expositions nationales dans le but de créer l’image d’une nation techniquement performante. Ce nouveau sentiment d’identité a vite remplacé la perception de retard technologique suédois qui allait de pair avec une préférence pour les produits étrangers. En outre, les entreprises nationalisées ont contribué à réaliser cette indépendance nationale ; le développement du réseau de distribution électrique basée sur l’énergie hydraulique est un exemple qui prouve que ces grands projets d’envergure nationale ont servi la cause de l’unité nationale. Citons le premier projet de centrale hydroélectrique, entrepris juste après la rupture politique traumatique avec la Norvège en 1905, qui a su unir tous les partis politiques en un consensus national. L’apport délibéré de références historiques suédoises à l’architecture de ces centrales a encore renforcé ce sentiment d’identité nationale.
L’espace-temps selon Gras, un concept « intermédiaire »
32Je pense enfin que l’on peut identifier une troisième stratégie, qui s’appuie sur un concept que l’on pourrait qualifier « d’intermédiaire », capable de faire un lien entre macro-systèmes et effets sociétaux ; l’utilisation que fait Alain Gras (1997) du concept espace-temps peut en être l’illustration.
33D’une part, on peut établir un lien de cause à effet entre le développement des macro-systèmes techniques et les changements intervenus dans les quatre dimensions (espace-temps) de notre vie quotidienne. L’avènement d’un nouvel espace-temps a coïncidé avec l’apparition conjointe du chemin de fer — premier macro-système à créer son propre espace artificiel (lié aux voies ferrées et non plus au paysage naturel) — et d’un réseau de transmission de l’information, la télégraphie. Le train, en acheminant le charbon sur de longues distances, permet la distribution spatiale de l’énergie et donc de la puissance technique, précédemment symbolisée par les entrées de galeries minières ou la roue à aubes. Le réseau de distribution électrique a ensuite radicalisé cette délocalisation de la puissance technique et a permis l’accès généralisé et permanent à l’énergie par une simple pression sur un interrupteur. Puis ce furent les télécommunications — à commencer par le télégraphe — qui ont contribué à la dématérialisation de l’espace-temps ; le monde pouvait désormais être imaginé comme un ensemble potentiel de sites capables de communiquer directement entre eux. Enfin, le trafic aérien a terminé d’illustrer le rôle central du contrôle des flux dans l’autorégulation des systèmes.
34D’autre part, Gras fait le lien entre les changements de perception de l’espace-temps en les projetant vers les évolutions sociétales qu’il étudie. Aussi son approche diffère-t-elle de celle de Schivelbusch, pour qui l’étude des effets des voyages en train sur la perception du temps et de l’espace était un objectif en soi. Gras s’intéresse essentiellement aux changements intervenus dans les relations de pouvoir entre les hommes et entre ces derniers et la nature. Ainsi, alors que la nouvelle géographie des macro-systèmes a permis l’édification de structures mondiales de production et l’avènement du « Village planétaire », elle a aussi été un moyen d’imposer le modèle occidental au reste du monde où coexistent aujourd’hui impérialisme et mondialisation ; en outre, les fractures sociales au sein et en dehors des sociétés occidentales s’en sont trouvées accentuées. Les citoyens qui vivent dans le nouvel espace-temps (celui des macro-systèmes) ont été contraints d’adopter un nouveau comportement, tandis que d’autres (les sans-abri, par exemple) n’ont pas pu bénéficier de ces moyens modernes d’existence. De la même façon, la distance sociale entre les habitants du centre ville et de la périphérie s’est creusée ; les « nœuds » des nouveaux réseaux ont été implantés dans les zones industrielles et commerciales qui, déjà riches, se sont encore enrichies au détriment des zones situées dans les « trous » de ces réseaux, notamment la campagne qui s’est rapidement dépeuplée.
Historique du concept de macro-systèmes techniques de second ordre
35Faisant suite aux trois approches précédentes qui étudient les relations entre les macro-systèmes et les effets sociétaux simultanés ou successifs qu’ils entraînent, il semble utile de faire appel à la notion de « macro-systèmes techniques de second ordre ». Le concept a été créé, en 1994, par le sociologue allemand Ingo Braun pour désigner certaines structures physiques provenant de l’entrelacement de plusieurs macro-systèmes de type « classique » ou de « premier ordre ». Cet auteur délaisse l’étude des conséquences sociétales pour se consacrer à celle des prévisions relatives au développement interne des macro-systèmes à court terme. Dans la mesure où les macro-systèmes actuels vont vite manquer d’espace nécessaire à leur expansion (le ciel, le sol et le sous-sol seront rapidement totalement « occupés »), ils ne pourront désormais se développer et créer des nouvelles structures fonctionnelles plus spécifiques qu’en s’interconnectant aux dispositifs des réseaux existants. L’exemple qu’il donne et qui est le plus cité est celui du réseau européen de greffes d’organes dont la mise en place remonte à la fin des années 1960. Les constructeurs de systèmes ont élaboré un vaste réseau intégré en reliant les dispositifs médicaux, mais aussi les réseaux routiers locaux, régionaux, nationaux et internationaux, ainsi que les liaisons aériennes internationales, les réseaux téléphoniques, radiotéléphoniques et téléinformatiques. Cette superstructure, qui se « superpose » à des macro-systèmes de premier ordre déjà existants, est proche, dans sa nature, de ces derniers. Ainsi, ce réseau de greffes d’organes est-il constitué d’éléments physiques qui ont été connectés pour former un autre réseau physique permettant la circulation de flux d’organes, d’informations et de personnes sur de grandes régions géographiques — en l’occurrence l’Europe ou, au moins, les pays participants. Bien sûr, il subsiste des différences : le fait même de juxtaposer différents réseaux homogènes de premier ordre confère au réseau de second ordre une nature hétérogène. En outre, les constructeurs de ces nouveaux réseaux ne développent et ne contrôlent qu’une partie limitée des éléments physiques constituant le réseau. Leur tâche consiste donc essentiellement à coordonner les entrelacements (inter-connexions) des différents réseaux (Vernetzung der Netze) qui ont été construits et qui sont contrôlés par d’autres. Ce type de système n’est pas absolument nouveau du point de vue historique — la poste en était déjà un exemple —, mais, selon Braun, ils se sont particulièrement développés durant les dernières décennies. Ce sont notamment les systèmes de collecte et de traitement des déchets industriels et ménagers, les chaînes de production à flux tendu, le tourisme de masse, la finance et les marchés internationaux.
36D’autres auteurs ont considéré ce concept dans une perspective plus directement historique. Radkau (1994) utilise l’expression de « second ordre » pour distinguer les macro-systèmes mis en place au cours du XXe siècle des macro-systèmes préexistants, et cite en exemple la révolution du conteneur. Quant à Bucholz (1994), il l’utilise pour analyser cet événement historique majeur : la Première Guerre mondiale. Il date l’émergence de la guerre industrielle en Europe entre les années 1860 et 1914 et la considère comme un macro-système de second ordre. Celui-ci, mis en place pour répondre aux manœuvres militaires, a utilisé les voies ferrées et la télégraphie pour acheminer rapidement hommes, munitions et ravitaillement alimentaire sur les champs de bataille. Devancées par la Prusse, les superpuissances européennes ont, à leur tour, élaboré leurs propres systèmes qui ont ensuite tenté de se dépasser les uns les autres et se sont progressivement insérés les uns aux autres. Ainsi, le continent européen a-t-il été recouvert par un vaste système militaire, étroitement intriqué et en équilibre fragile, qui, ayant relégué la sphère diplomatique au second plan, pouvait se mettre en marche, à tout moment, à la faveur d’un simple incident.
Utilisation du concept
37Il paraît pertinent d’utiliser le concept de macro-système de second ordre pour analyser les conséquences sociétales des technologies d’infrastructure, et ceci pour diverses raisons. D’abord, on peut noter que d’importants domaines sociétaux, du fait qu’ils ont utilisé des macro-systèmes, se sont eux-mêmes restructurés sous forme de réseaux ; et ceci plaide en faveur du raisonnement « à rebours » décrit antérieurement, qui part des évolutions sociétales et aboutit à l’étude des macro-systèmes. Des auteurs, tels que Nye, Fischer et Fridlund ont tendance à ne considérer que les éléments physiques qui les constituent ; ils étudient isolément comment le téléphone, le moteur électrique, l’ampoule lumineuse, la machine à laver ou les centrales hydrauliques ont entraîné des évolutions sociétales. Cependant, on s’étonne de l’absence totale de l’analyse des réseaux physiques qui relient ces éléments et constituent les grandes structures caractéristiques des technologies de l’infrastructure. Peut-être considèrent-t-ils que, invisibles à l’utilisateur, ces réseaux ne servent guère que de supports aux éléments fonctionnels (Fischer 1992, 7).
38Au contraire, la notion de système de second ordre met précisément l’accent sur le fait que des contextes d’usage spécifiques peuvent, non seulement intégrer des éléments fonctionnels distincts, mais aussi des réseaux, pour produire certains changements sociétaux. De plus, cette notion montre que l’utilisation des réseaux par les contextes utilisateurs peut refaçonner ces derniers sous forme de macro-systèmes, à savoir devenir eux-mêmes des structures susceptibles de gérer matériellement des flux intégrés sur de vastes étendues géographiques. Dans le contexte utilisateur de la santé, les réseaux ont servi à créer une superstructure permettant les flux d’organes dans toute l’Europe et ainsi à sauver des vies. Dans le domaine militaire, un système physique a été mis en place pour permettre la circulation des soldats, des munitions et du ravitaillement en nourriture et ainsi faciliter les manœuvres sur de plus vastes territoires. L’industrie mondiale a su mettre en place des structures de production décentralisées dans leur organisation mais centralisées dans leur gestion (Schneider, 1994). Quant au secteur de l’approvisionnement alimentaire, il s’est transformé pour devenir un véritable « système alimentaire » qui relie, par des réseaux, les fermes, les nouvelles usines, les entrepôts et les supermarchés géographiquement dispersés et constitue une immense superstructure qui gère les flux de denrées alimentaires à l’échelle nationale, continentale et mondiale. Il en va de même pour le secteur financier et aussi pour la ville contemporaine qui s’est progressivement édifiée grâce à la mise en place de réseaux qui ont permis les circulations simultanées des hommes, de la nourriture, des marchandises, de l’eau et de déchets industriels, ménagers et humains (Tarr & Dupuy, eds., 1988). Tous ces domaines sociétaux dépendent de manière cruciale de la circulation de ces flux dans les réseaux et sont eux-mêmes devenus de nature plus systémique. La propagation de la systémicité des macro-systèmes au sein des institutions sociales est probablement l’une des conséquences du développement de ces macro-systèmes les plus fascinantes à étudier.
39En deuxième lieu, le concept de macro-système de second ordre suggère que les contextes d’usage ne se limitent pas à utiliser les macro-systèmes. Dans la mesure où ils se constituent eux-mêmes en un nouveau type de macro-systèmes, ils sont susceptibles d’entraîner des modifications sociétales de leur propre fait. C’est ainsi que de nouvelles conséquences, plus indirectes, sont susceptibles d’apparaître, qui peuvent à leur tour être étudiées en suivant le raisonnement qui part alors de l’étude des macro-systèmes de second ordre pour aboutir à leurs effets sociétaux, aux niveaux individuel, communautaire, institutionnel, social, environnemental, etc.
40Si l’on reprend l’exemple du réseau de greffes d’organes, on peut même aller jusqu’à penser que sa mise en place et son extension a eu des conséquences sur la perception que l’homme a de lui-même. Cela a également fait apparaître de nouveaux critères de définition de la vie et de la mort (notion de mort cérébrale), mais aussi de nouvelles perceptions relatives à l’intégrité et à l’individualité du corps humain que l’on ne prévoyait pas ; on peut rapprocher ces phénomènes de ceux qui ont été provoqués par le développement du réseau ferroviaire, à savoir des modifications de la perception de l’espace et du temps. De même, le développement des systèmes de guerre a-t-il eu des conséquences bien au-delà des champs de bataille. La vie familiale a été affectée par la dislocation de nombreuses familles. Les structures démographiques elles mêmes ont été atteintes dans la mesure où, selon la célèbre phrase, « une génération d’hommes adultes est morte dans les tranchées ». Je ferais la même interprétation en ce qui concerne la disparition d’un certain rituel des repas qui, de l’avis des historiens spécialistes néerlandais, s’est produite dans la première moitié du XXe siècle à la suite de l’extension du nouveau système alimentaire. Celui-ci, en débordant son propre secteur, a progressivement affecté le comportement du consommateur. Dans les années 1950, malgré certains signes de mise en route de l’économie mondiale, l’approvisionnement et la circulation des denrées alimentaires (par le biais des marchés, des magasins de quartiers, du troc) demeuraient encore en grande partie locaux. Mais, dès les années 1960, ces flux se sont étendus et la circulation de la plupart des denrées s’est effectuée au niveau national, mettant ainsi à la disposition de tous les groupes sociaux un large assortiment de produits alimentaires standardisés à bon marché. Chose étonnante, les consommateurs néerlandais ont, dans leur ensemble, choisi les mêmes produits, choix qui résultent de l’intervention de médiateurs qui ont favorisé cette homogénéisation, tels que les agences de publicité, les conseillers en économie domestique et conseillers culinaires. On a donc assisté à cette chose surprenante : une véritable « unification du repas néerlandais » (van Otterloo, 2000).
41On notera que l’observation de tels effets indirects est loin d’être absente des travaux historiques. Cependant, la littérature n’a guère été capable de spécifier la relation de cause à effet en dehors de la simple observation que le développement des réseaux techniques n’était qu’une pré-condition nécessaire. Le concept de macro-système de second ordre peut, dans ce cas, tenir lieu de concept intermédiaire — de la même façon que le concept espace-temps de Gras en quelque sorte — qui analyse la corrélation entre la cause (les réseaux) et les effets indirects cités. Ainsi, le concept même de réseau de greffes d’organes met-il en évidence la relation entre les réseaux techniques et les modifications de la perception et de la définition de l’être humain, de la même façon que les nouveaux systèmes de guerre ont mis à jour la corrélation entre macro-systèmes, dislocation des familles et déséquilibre des structures sociales. La notion de système alimentaire peut, elle aussi, révéler une relation de causalité, bien qu’il ne s’agisse pas ici d’une relation mono-causale entre les macro-systèmes et les modifications des habitudes alimentaires. En conclusion, on peut admettre qu’une nouvelle classe d’effets sociétaux indirects induits par les macro-systèmes est désormais accessible à l’analyse.
Associer les perspectives complémentaires
Définition des réseaux techniques
42Avant de formuler un cadre de recherche pluraliste qui rende compte des conséquences sociétales induites par l’évolution des technologies de l’infrastructure, il est nécessaire de définir plus précisément ces technologies. En effet, la définition en elle-même détermine en partie le type d’effets observés. Nous pouvons évidemment toujours aborder cette recherche dans le cadre de celle des macro-systèmes, car il n’existe pas, dans ce domaine, de consensus sur les définitions (Joerges, 1999). Cependant, suivant en cela une cohérence méthodologique, la plupart des définitions mettent explicitement l’accent sur le fait que les macro-systèmes sont des systèmes socio-techniques. Dans la pratique, et pour soutenir cette affirmation, on avance souvent les deux caractéristiques de nature « sociale » suivantes. La première, partagée par la plupart des auteurs, présuppose une forme particulière de régulation des macro-systèmes. Ils s’accordent souvent sur la définition de Hughes, qui parle de macro-systèmes à partir du moment où un constructeur « central » peut avoir un contrôle sur les éléments qui le constituent. La seconde, suivant Kaijser et Mayntz, consiste à attribuer au macro-système une fonction sociale spécifique ; ils identifient ainsi des catégories relatives au « transport », « approvisionnement en énergie » ou « communication ».
43Il est indiscutable que de telles définitions « socio-techniques » sont pertinentes pour traiter certains points de recherche. Mais elles sont discutables quant il s’agit d’aborder les conséquences sociétales dans leur ensemble. Les écueils méthodologiques qu’entraînent ces définitions ont été largement évoqués plus haut, notamment si l’on présuppose que le contrôle central de ces systèmes, ou certaines fonctions qui leur sont inhérentes, tendent à privilégier certains effets sociétaux qui ont délibérément été inscrits par les constructeurs dans la conception et les fonctionnalités de ces technologies.
44Mais, si l’on s’en tient au contrôle centralisé ou à une fonction spécifique, le nombre des systèmes (et donc de leurs effets sociétaux) accessibles à l’étude risque d’être limité de par leur définition même. Ainsi, Gras (1997) a-t-il explicitement exclu les transports routiers et la navigation fluviale de la famille des macro-systèmes dans la mesure où le contrôle des flux de véhicules et de bateaux n’est pas assuré par un organisme centralisé. Pourtant, même si le formalisme et les modalités du contrôle changent, les structures physiques demeurent. Le réseau de distribution électrique entraîne toujours des évolutions sociétales même si le contrôle des flux n’est plus effectué par une institution centralisée. À l’inverse, le transport routier, même avant sa probable et future automatisation, n’est pas actuellement moins important que le transport ferroviaire (Grundman, 1994 ; Juhlin, 1994). Enfin, les fonctions attribuées à un élément physique particulier peuvent évoluer dans le temps, de même qu’un réseau donné peut avoir plusieurs fonctions simultanées. Les rivières et les canaux peuvent à la fois servir à contrôler le débit des eaux, leur évacuation et leur drainage, mais aussi pourvoir à l’approvisionnement en eau propre et être une voie de transport. Il est évident également que les rues ont de multiples fonctionnalités ; elles peuvent être, entre autres, une voie de transport, un emplacement de marché, un lieu de réunion ou un terrain de jeu.
45Pour ne pas être tenté d’exclure a priori certains systèmes, cet article préfère suivre l’argumentation de Radkau (1994). Cet auteur s’inscrit en faux contre le paradigme dominant utilisé dans les études socio-historiques actuelles de la technologie et attire l’attention sur l’existence tangible de grandes structures techniques qui couvrent de vastes étendues géographiques, et dont les éléments interagissent constamment, quel que soit leur système de contrôle ou leur « fonction ». Prenons l’exemple de l’infrastructure régulant les flux d’eau que les Néerlandais ont mis en place dès la fin du Moyen Âge ; afin de prévenir les risques d’inondations, l’édification d’une digue en un point d’une rivière peut nécessiter la construction d’une autre digue quelques kilomètres en aval. La connexion physique est réelle entre ces deux constructions, qu’il existe ou non des institutions centralisées qui les contrôlent ou que d’autres fonctions leur aient été attribuées ; on notera, à ce propos, que cet article décrit toujours les réseaux techniques en termes géographiques et physiques. Citons encore Radkau qui constate que les voies ferrées ont progressivement pénétré la campagne et l’ont enchâssée dans un « réseau d’acier ». Partant de cette observation, on peut considérer que la société moderne — son espace aérien, son sol et sous-sol — se couvrent progressivement de structures d’acier, de pierre, de fils de cuivre, de tuyaux, de berges construites de rivières ou de canaux, d’ondes électromagnétiques et de couloirs aériens qui rendent possible la circulation des hommes, des marchandises et des informations. On est alors amené à se poser la question de savoir ce que ce « développement géographique des réseaux » a impliqué au niveau de la société en général (Gras 1997).
Établir la complémentarité : quatre niveaux de conséquences sociétales des réseaux techniques
46Après avoir bien distingué et défini les caractéristiques respectives des réseaux physiques et des composantes sociales des macro-systèmes techniques, nous pouvons, pour conclure cet article, suggérer un cadre de recherche spécifique pour l’étude des conséquences sociétales des réseaux. Il s’agit en effet de considérer conjointement différentes perspectives historiographiques complémentaires qui soient en mesure de rendre compte de la grande diversité des événements sociétaux. On a déjà vu plus haut comment ces différentes perspectives pouvaient expliquer les changements sociétaux qui résultent plus ou moins « directement » du développement des technologies de l’infrastructure. En utilisant ce critère de relation, il est possible d’établir une complémentarité entre les différentes approches et concepts analysés dans cet article et de parvenir à une analyse de causalité. On peut alors distinguer au moins quatre types d’effets, en allant du plus direct au plus indirect, et les considérer comme formant différentes « couches » d’événements sociétaux qui auraient été le fait de différents acteurs et se seraient superposées à l’infrastructure physique.
47Une première couche d’effets relativement directs est constituée par les changements sociétaux qui se sont produits au moment de la construction des infrastructures physiques. Ils font partie intégrante du processus socio-technique de construction et peuvent être mis en évidence par l’approche macro-systémique qui analyse la manière dont les constructeurs de systèmes introduisent et font coexister les éléments techniques et non-techniques. On peut, en se plaçant à ce premier niveau, décrire certaines étapes non-techniques du processus, notamment la mise en place des nouvelles structures d’activités ou les relations entre industrie et pouvoir politique. Cette approche est également très intéressante, en ce qu’elle permet de mettre en évidence les relations de pouvoir et certaines valeurs qui ont été inscrites dans les caractéristiques physiques de ces technologies. On peut ainsi comprendre, entre autre, pourquoi les réseaux couvrent certaines régions géographiques ou approvisionnent certains types de consommateurs alors qu’ils en délaissent d’autres, pourquoi ils concentrent les moyens de production ou les postes de commande dans quelques nœuds centralisés ou au contraire les décentralisent ; de même, comment les constructeurs de systèmes tentent de traduire dans les caractéristiques du réseau les objectifs qu’ils poursuivent pour eux-mêmes ou pour leurs consommateurs (ou ceux qu’ils perçoivent comme tels). Enfin, cette approche peut aussi révéler dans quelle mesure les conflits et les compromis existant entre les différents acteurs et les objectifs sociétaux escomptés, sont inscrits dans les structures physiques et même accentués par celles-ci.
48Une seconde couche est constituée par les effets, externes au processus socio-technique de construction des réseaux et hors du contrôle de leurs acteurs, qui résultent cependant des propriétés intrinsèques des réseaux. En se plaçant à ce niveau, ces propriétés peuvent, contrairement à l’approche par la métaphore de la balle de billard de Fischer, expliquer ces effets de façon non-univoque, mais aussi les affecter structurellement selon la métaphore du champ de force de Heilbroner. Quant à l’approche de Kaijser et Mayntz, elle semble particulièrement pertinente pour aborder ce type d’effets. Elle peut mettre en évidence ceux qui résultent des réalisations de ces réseaux, notamment expliquer pourquoi les entreprises industrielles et le commerce se développent davantage dans certaines villes rendues plus accessibles et plus attractives que d’autres. Elle est aussi susceptible de détecter d’autres effets tels que l’émergence de nouveaux risques ou dangers ; on peut citer ici les nouvelles formes de pollution qui sont apparues avec le développement du transport automobile ou la production centralisée d’électricité, qui avaient pourtant été considérées comme des technologies tout à fait respectueuses de l’environnement : plus de crottins de cheval dans les rues, plus de produits de combustion de charbon ou de gaz dans les appartements. Cette approche permet également de mettre à jour les modifications de certaines perceptions ou certains vécus qui résultent de ces réalisations technologiques.
49Une troisième couche d’effets vient ensuite, qui est constituée par les conséquences « créées » par les utilisateurs eux-mêmes ou par un usage spécifique de ces technologies. Ces influences sont d’autant plus indirectes qu’elles impliquent les choix individuels des utilisateurs qui ne suivent pas nécessairement les instructions techniques prévues lors de la construction. Ces influences résultent du décalage qui existe entre les capacités et les contraintes techniques identifiées aux deux niveaux précédents. L’approche de Nye/Fischer/Fridlund qui analyse ce type de conséquences, suggère que ce décalage peut être assez important. Cependant, il est peut-être encore plus intéressant de noter que les utilisateurs, en s’adaptant à l’aspect réseau de ces technologies, sont susceptibles ensuite de refaçonner en réseau la structure interne des institutions sociales. Cette modification du contexte d’usage lui-même, également observée par Castells (1996) pour l’ère de l’information, peut être analytiquement corrélée au développement des réseaux en faisant appel au concept de « macro-système technique de second ordre » proposé par Braun. Les conséquences sociétales de ces systèmes peuvent aussi avoir été ou non prévues par les principaux acteurs ; elles dépendent du degré de contrôle qu’ils exercent sur leur développement et de l’existence de conflits qui se sont fait jour quant à leurs fonctionnalités. Il peut être opportun d’utiliser ici la distinction établie par Hughes (1983) entre systèmes planifiés et systèmes évolutifs. Le réseau de greffes d’organes européen semble avoir été planifié de façon centralisée alors que le système alimentaire néerlandais paraît plus évolutif ; cependant, à l’exception de l’époque de la Seconde Guerre mondiale où le gouvernement a cherché à contrôler les flux alimentaires, aucune réflexion en termes de systèmes ou de chaînes n’a été menée jusque dans les années 1990.
50Enfin, ces « superstructures » qui se sont construites sur des éléments technologiques distincts peuvent, à leur tour, induire des effets sociétaux qui ne relèvent ni de leur nature, ni de leur fonction propre. Nous atteignons alors une quatrième couche d’effets encore plus indirects, qui, si l’on considère ces superstructures comme des concepts intermédiaires, peuvent être encore reliés analytiquement au développement des réseaux. Les propriétés intrinsèques de ces superstructures sont susceptibles de structurer les changements sociétaux de manière globale. Citons les exemples du nouvel « espace-temps des macro-systèmes » (Gras, 1997) qui a eu une influence sur de nombreuses relations de pouvoir dans la société, du réseau de greffes d’organes qui a modifié la perception humaine et la définition de la vie et de la mort, et de la guerre de masse industrielle qui a bouleversé les structures sociales de sociétés entières. Ces conséquences peuvent encore être plus indirectes dans la mesure où elles impliquent des choix individuels d’autres groupes d’utilisateurs, les utilisateurs des superstructures : dans le cas des macro-systèmes de second ordre, ce seront les « utilisateurs du contexte d’usage ». On mentionnera l’exemple du consommateur de base qui est appelé à choisir à partir d’un assortiment standardisé de produits mis à sa disposition par les systèmes alimentaires impliquant une circulation des produits aux niveaux national et transnational ; du type de choix qu’il fera résultera la composition de certains types de repas.
51Bien entendu, des effets encore plus indirects sont susceptibles de voir le jour. On peut imaginer que certaines structures de population ou types de repas puissent, à leur tour, fonctionner comme des structures capables de provoquer d’autres conséquences encore insoupçonnées. Ces processus peuvent s’enchaîner sans fin. Dans le cadre de l’approche pluraliste proposée ici, ils n’impliquent cependant pas la définition d’autres niveaux d’effets car la cohérence de la théorie tient à la juxtaposition de perspectives complémentaires et non à celle des effets eux-mêmes. Ainsi, en faisant appel à la notion de structure « intermédiaire », on peut considérer que tous les nouveaux effets indirects seront des effets de quatrième niveau. Dans la pratique, il s’avérera cependant de plus en plus difficile de mettre en évidence ces effets de plus en plus indirects. Cette observation vaut également pour les autres niveaux d’effets dans la mesure où les chercheurs ont un vaste champ d’étude ; prétendre décrire la totalité des effets est aussi absurde que de prétendre étudier toute l’histoire du monde.
Conclusion
52Les approches socio-historiques actuelles qui étudient les effets sociétaux induits par les évolutions technologiques prétendent à une cohérence théorique qui les fait rejeter la notion de bifurcation méthodologique pour aller vers le monisme. On peut alors rester sceptique quant à leur capacité d’aborder la grande diversité des effets sociétaux. L’approche pluraliste exposée ici s’emploie à y parvenir et, en même temps, à expliquer les relations de causalité qui existent entre les différents niveaux d’effets et les évolutions technologiques. Dans cet objectif, elle étudie les processus socio-techniques de construction, les propriétés techniques intrinsèques des systèmes, leurs différentes utilisations, ainsi que le rôle de structures intermédiaires que jouent les superstructures, comme autant d’effets et de causes concomitantes.
53La recherche en histoire et en sociologie des sciences et des techniques reste réticente envers les études faisant plus ou moins appel au déterminisme technologique. Il est utile de rappeler ici que cette approche pluraliste ne plaide pas en faveur du déterminisme technologique, mais qu’elle se réfère aux auteurs qui en ont fait l’étude du point de vue philosophique (Ellul, Habermas, Marcuse) ou historique (White, Heilbroner). Prétendre aborder les évolutions sociétales induites par les réseaux techniques n’implique pas nécessairement une quelconque forme de mono-causalité. À tous les niveaux d’effets considérés, on peut être appelé à étudier un grand nombre de facteurs de causalité. Les modifications sociétales de troisième et quatrième niveaux peuvent, de toute évidence, être le fait conjoint des utilisateurs et d’autres événements liés au contexte d’usage. Il est clair, également, que les effets du premier niveau sont la conséquence directe des actions et des prévisions des constructeurs.
54Mais, ainsi que l’on en a débattu plus haut, bien que les effets du second niveau puissent paraître plus « déterministes », il n’existe, même dans ce cas, aucune relation mono-causale. D’une part, on ne présuppose en aucun cas que les propriétés intrinsèques des systèmes proviennent d’une logique technique immanente et ne peuvent entraîner des changements sociétaux que de façon unidirectionnelle ; il est évident que ces propriétés, résultent d’actions et de préoccupations humaines comme d’ailleurs tout développement technique. Mais ce problème est examiné non pas dans le second, mais dans le premier niveau d’analyse. D’autre part, ces propriétés ne déterminent pas de façon univoque les évolutions sociales, mais ne constituent qu’un principe structurant parmi d’autres, un « champ de force ». En résumé, sans jamais évoquer une mono-causalité, on peut avancer qu’une grande diversité d’événements sociétaux, chacun d’entre eux impliquant de manière multi-causale et complexe de nombreux acteurs et conjonctures, s’édifie sur la base des infrastructures physiques d’une société.
Bibliographie
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Notes
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[*]
Ce travail de recherche a été financé par le Netherlands’ National Research Council et l’université de technologie de Eindhoven. La traduction a été financée par la Royal Netherlands Academy for Arts and Sciences. Je suis heureux de remercier ici Henk van den Belt, Malene Busk, Dick van Lente, Geert Verbong et les participants au groupe de travail intitulé The rise of the systemic society. Large Technical Systems and their societal effects in the Netherlands in the 20th century (Eindhoven, June 16, 2000) pour leurs commentaires relatifs aux précédentes versions.