Flux 2018/1 N° 111-112

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Article de revue

Villes et systèmes d’information : de la naissance de l’urbanisme moderne à l’émergence de la smart city

Pages 80 à 93

Révolution ou évolution ?

1Nous nous trouvons confrontés aujourd’hui à une transformation urbaine de grande ampleur avec le développement de ce qu’il est convenu d’appeler la ville intelligente, smart city en anglais (Townsend, 2013 ; Picon, 2013 ; Luque-Ayala, Marvin, 2015 ; Douay, 2016). La ville intelligente ne constitue pas seulement un nouvel idéal urbain popularisé par les services de communication des grandes entreprises et des municipalités, ainsi que par les multiples start-up qui cherchent à capitaliser sur le libre accès à de grandes quantités de données, l’open data qui apparaît aux yeux de beaucoup comme une sorte de nouvel Eldorado (Courmont, 2016). Elle recouvre également un ensemble d’évolutions concrètes qui affecte de très nombreuses agglomérations un peu partout dans le monde, en ignorant les barrières entre pays développés et pays en voie de développement. La problématique de la ville intelligente ne concerne pas seulement Barcelone, Londres, New York ou Singapour. Elle touche aussi Medellin ou New Delhi.

2Une telle transformation, comme avant elle la première révolution industrielle, se révèle indissociablement technique, spatiale, sociale et politique. Elle vient en fait modifier les relations entre technique, espace et société, d’où l’intérêt que commencent à lui porter de nombreux spécialistes de ce champ d’étude, de l’équipe du géographe Rob Kitchin de l’Université de Maynooth en Irlande au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés de l’Université de Paris-Est (Kitchin, 2014, 2015 ; Picon, 2013, 2015).

3Devant un changement relativement rapide – le discours et les premières pratiques se rapportant à la smart city ne remontent guère qu’à une décennie – la tentation est forte de s’imaginer que tout est absolument nouveau, qu’on se trouve en face d’une révolution brutale bien différente d’une évolution par paliers. Le rôle essentiel que joue le numérique dans cette transition doit toutefois inciter à la prudence. Toute une série de travaux historiques ont montré en effet comment le numérique, au lieu d’apparaître comme le fruit d’une série d’innovations radicales conduisant à une rupture franche avec le passé, n’est que le troisième moment d’un processus plus évolutif que l’on peut faire débuter avec l’avènement de sociétés fondées sur la production et l’usage de quantités massives d’information à la charnière des XIXe et XXe siècles (Beniger, 1986 ; Chandler, Cortada, 2000 ; Agar, 2003). De cette époque datent d’ailleurs les premiers instruments d’enregistrement et de traitement de l’information comme les machines à écrire ou les tabulatrices (Eames, 1990). Leur usage permet à des administrations publiques et des organisations privées de plus en plus complexes de fonctionner. Un second moment clef, que l’on associe plus immédiatement avec le numérique, même s’il en diffère sur plusieurs points essentiels, correspond à l’apparition et au développement de l’informatique, des premiers calculateurs électroniques des années 1940 au déploiement initial de l’Internet dans les années 1970-1980. Une troisième phase voit l’Internet prendre progressivement la place qui est la sienne aujourd’hui tandis que les techniques de l’information et de la communication envahissent presque tous les secteurs de la vie collective et individuelle. Ainsi que le soulignait dès 1995 le père fondateur du Media Lab du Massachusetts Institute of Technology, ­Nicholas Negroponte, dans un ouvrage devenu immédiatement un best-seller, la dimension individuelle s’avère en particulier frappante (Negroponte, 1995). Le moment numérique correspond à une personnalisation des usages de l’information qui va rendre possible le développement des géants actuels de la vie en ligne comme Amazon, ou Facebook.

4Pour être pleinement compris, le numérique doit être replacé dans ce cadre plus large qui mène des dernières décennies du XIXe siècle au début du XXIe siècle. C’est à une mise en perspective du même type que nous voudrions procéder ici en montrant comment la ville intelligente, loin de constituer une émergence brutale, se présente elle aussi comme l’aboutissement d’évolutions entamées de longue date. Le point de départ de ces évolutions est d’ailleurs contemporain de l’avènement de sociétés fondées sur la production et l’usage de quantités massives d’informations qui a été mentionné précédemment. Plus généralement, on observe un parallélisme frappant entre les étapes conduisant à l’apparition de la ville intelligente et celles qui conduisent à l’avènement du numérique. Même s’il a ses limites, limites que des études plus approfondies permettront à coup sûr de mesurer, un tel parallélisme n’en est pas moins révélateur. Il témoigne de l’existence de liens étroits entre la pensée et les techniques de gestion des villes qui se mettent en place à l’aube de la modernité urbaine et architecturale, liens qui ne feront que se renforcer au cours du XXe siècle, rendant ainsi possible la ville intelligente. Tout aussi remarquables s’avèrent les relations entre information, cartes et modèles, bien avant que celles-ci jouent un rôle clef, on y reviendra, dans le développement de l’approche smart city.

5Au regard de cette chronologie étendue, il pourrait sembler à première vue paradoxal de maintenir l’affirmation selon laquelle la ville intelligente représente une rupture majeure, une véritable révolution. Mais le paradoxe n’est qu’apparent et se dissipe pour peu que l’on réfléchisse à ce qui caractérise une véritable révolution au-delà de la rapidité des transformations qu’elle provoque. Si ces dernières marquent un tournant, c’est qu’elles s’inscrivent généralement au sein de dynamiques de beaucoup plus longue haleine. La Révolution française ne se limite pas à l’enchaînement des événements à partir de la réunion des États généraux en 1789. Elle renvoie à des problèmes structurels et à des tensions qui s’étaient fait jour depuis longtemps au sein de la société d’Ancien Régime. Le tournant de la ville intelligente s’avère d’autant plus révolutionnaire qu’il s’inscrit dans le cadre plus large de processus de transformations entamés de longue date. Ce tournant vient à la fois les consommer définitivement et faire basculer les débats et les pratiques concernant la ville et ses techniques dans un monde d’évidences nouvelles, ainsi que nous essayerons de le montrer.

Information, cartographie et naissance de l’urbanisme moderne

6Le premier épisode correspond à la naissance de l’urbanisme en tant que discipline à la charnière des XIXe et XXe siècles. C’est à cette époque en effet qu’un ensemble de savoirs et de pratiques relatifs à la planification des villes commence à se distinguer de ceux des architectes et des ingénieurs qui avaient été jusque-là en charge de la conduite d’entreprises comme la transformation de Paris sous le Second Empire. De manière significative, ce premier épisode voit la naissance d’un projet de science des villes s’appuyant sur un ensemble d’informations exactes concernant leur fonctionnement. L’urbanisme naissant se veut à la fois une compétence professionnelle et une science, dualité dont la discipline n’est pas sortie à ce jour. La nouvelle science des villes quantifiée que l’urbanisme naissant appelle de ses vœux présente des liens évidents avec l’avènement de sociétés faisant appel à des quantités massives d’information. Un peu partout en Europe, des organismes statistiques se forment afin de produire des informations relatives aux villes. Ainsi que le souligne l’historien Enrico Chapel (2010), cette montée en puissance de l’information statistique est inséparable d’une abondante production cartographique destinée à la synthétiser et à la rendre accessible aux décideurs politiques et au public. Ce lien entre informations urbaines et cartographie soulève un ensemble de questions qu’on retrouve aujourd’hui à l’heure où se développent les approches smart city. Comment est formatée l’information ? Selon quels critères s’opère sa distribution spatiale ? Comment est-elle rendue visible et à quelles fins ?

7Un certain nombre de cartes produites dans ce contexte reprennent les outils et les codes de la cartographie statistique qui avait vu le jour au cours de la première moitié du XIXe siècle et qui avait donné naissance à des réalisations comme la carte choroplèthe annexée au rapport sur l’épidémie de choléra qui avait frappé Paris en 1832 (Robinson, 1982 ; Palsky, 1996). Inspirée par la célèbre Carte figurative de l’instruction populaire de la France publiée en 1826-1827 par le baron Dupin, cette carte obéissait comme elle à des préoccupations politiques, régénérer le centre de Paris particulièrement touché par l’épidémie de 1832 en l’occurrence.

8Dès cette époque, les choix opérés pour distribuer spatialement l’information diffèrent selon les contextes. À Hambourg, également frappée par le choléra, la carte destinée à visualiser la mortalité entraînée par la maladie ne suit pas les circonscriptions administratives comme à Paris mais adopte plutôt une répartition par courbes de niveau correspondant à différents degrés d’intensité, comme pour bien souligner l’origine naturelle du phénomène de contagion dont la distribution se joue des divisions en arrondissements.

9En même temps qu’elle hérite des codes ainsi que de certaines des préoccupations politiques de la cartographie statistique, la cartographie de la fin du XIXe siècle s’adosse à un travail de plus en plus systématique de collecte et de diffusion de l’information. Parmi les exemples les plus saisissants de cette évolution figurent les productions du Service de la Statistique Municipale de Paris. Dirigé par les Bertillon, Louis-Adolphe puis Jacques, respectivement père et frère du Bertillon des mesures anthropométriques, le service publie un Atlas de statistique graphique de la Ville de Paris en 1888 et 1891 dont la table des matières va bien au-delà des questions médicales. Des produits de l’octroi aux recettes kilométriques des lignes d’omnibus, l’Atlas aborde les sujets les plus variés. Il mobilise pour cela toutes les techniques de représentation en usage à l’époque, à commencer par les cartes de flux popularisées par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Charles Minard (Picon, Robert, 1999 ; Picon, 2003). Sur ces derniers documents, la surimposition des flux de circulation sur le tracé de la voirie indique qu’un déplacement fondamental s’opère de la forme urbaine à l’information relative aux circulations générées par le fonctionnement de la ville. Avec l’Atlas de statistique graphique s’ébauche une évolution conduisant à l’actuelle notion d’urban dashboard, de tableau de bord urbain, qui connaît un vif succès aujourd’hui dans le cadre des approches de la smart city.

10La convergence entre urbanisme naissant et caractère stratégique pris par l’information se révèle générale. Elle concerne bien d’autres villes que Paris ainsi qu’en témoignent par exemple les cartes illustrant la croissance de Berlin ainsi que le trafic des chemins de fer qui parcourent la capitale allemande que publie l’urbaniste Werner Hegemann dans Der Städtebau en 1911 (Fig. 1). Devant l’ampleur de ce mouvement, il convient encore une fois de rappeler les liens qui unissent la compréhension des villes promue par les urbanistes et la montée en puissance de l’information comme dimension essentielle du fonctionnement des sociétés industrielles. Cette montée en puissance s’accompagne de l’ambition de saisir les dynamiques sociales et urbaines jusqu’au plan des individus, de leurs caractéristiques et de leurs comportements. Il n’est pas fortuit que les Bertillon du Service statistique de la Ville de Paris soient des proches du promoteur de l’anthropométrie judiciaire. À la charnière des XIXe et XXe siècles, l’anthropologue et statisticien anglais Francis Galton fait quant à lui croisade pour l’adoption de l’identification au moyen des empreintes digitales. Le fichage des individus se répand bien au-delà des criminels et des étrangers, et la carte d’identité est rendue obligatoire dans des pays comme la Belgique ou la France au lendemain de la Première guerre mondiale (Berlière, Fournié, 2011). Là encore s’amorce une évolution qui nous conduit tout droit jusqu’au triomphe de la dimension individuelle à l’ère du numérique célébrée par Negroponte.

Figure 1

Werner Hegemann, évolution de la population berlinoise d’après Der Stâdtebau, 1911

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Werner Hegemann, évolution de la population berlinoise d’après Der Stâdtebau, 1911

Source : Loeb Library, Harvard Graduate School of Design.

11Le tableau que l’on vient de dresser ne serait pas complet sans qu’il soit fait mention de l’avènement d’une nouvelle génération d’infrastructures étroitement dépendante de flux d’informations parmi lesquelles figure l’électricité. Avec les premiers réseaux urbains d’éclairage apparaît la salle de contrôle où ce qui se passe en ville arrive aux opérateurs filtré, transformé en informations pertinentes pour la prise de décision. Une photographie des archives Edison montre ainsi la salle de contrôle du premier réseau de distribution électrique à New York. Sur le tableau qui fait face à l’opérateur on ne voit pas le réseau des rues mais l’état du système électrique. Cet ancêtre de nos salles de contrôle et de nos postes de commandement opérationnels contemporains annonce également l’avènement des tableaux de bords informatisés qui jouent un rôle important dans les débats sur la ville intelligente (Picon, 2010).

12L’avènement du mouvement moderne en architecture et en urbanisme ne dénouera pas, loin s’en faut, les liens qui s’étaient tissés à la charnière des XIXe et XXe siècles entre débats sur la ville et systèmes d’information. Si l’on retient généralement des réflexions urbaines du mouvement moderne les grandes compositions formalistes d’architectes, à l’instar de ceux d’un Le Corbusier, on oublie trop souvent l’importance des questions statistiques à l’arrière-plan de cette production. Ces questions demeurent par exemple présentes dans la production et les discussions relatives aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne qui se tiennent régulièrement à partir de 1928 et dureront jusqu’en 1959 (Chapel, 2010 ; Es et al., 2014).

Modéliser la ville avec la cybernétique et la théorie des systèmes

13Dans l’évolution conduisant à la ville intelligente, les années 1950-1970 représentent un deuxième moment clef marqué par différentes tentatives d’application de la cybernétique et de la théorie des systèmes à la planification urbaine. Certaines de ces tentatives reposent sur l’usage de l’ordinateur, on le verra. La plupart sont américaines, mais pas exclusivement. La systémique urbaine compte par exemple plusieurs représentants français.

14Quelques caractéristiques essentielles de ce second moment méritent d’être notées d’emblée. La première tient à l’entrée en force de la notion de modèle dans le champ des études et des pratiques urbaines. Cet avènement s’accompagne du relatif déclin de l’importance accordée à la collecte des données. Aux yeux de nombreux avocats de la modélisation, les données empiriques comptent moins que l’identification des facteurs qui conditionnent l’évolution des villes et surtout des boucles de rétroaction qui lient ces facteurs. Simultanément, la question de la représentation cartographique passe au second plan. Elle se pose dans certaines circonstances comme lorsqu’un Melville Branch imagine un centre de planification pour la ville de Los Angeles qui fonctionnerait à la façon d’un PC opérationnel (Branch, 1981) (Fig. 2). Que convient-il de montrer sur les murs d’un tel centre ? Mais la visualisation des données se révèle secondaire au regard des problèmes de modélisation auxquels cherchent à répondre les urbanistes.

Figure 2

Melville Campbell Branch, centre de planification pour la Ville de Los Angeles, d’après Continuous City Planning: Integrating Municipal Management and City Planning, 1981

Figure 2

Melville Campbell Branch, centre de planification pour la Ville de Los Angeles, d’après Continuous City Planning: Integrating Municipal Management and City Planning, 1981

Source : Loeb Library, Harvard Graduate School of Design.

15Ces derniers héritent des réflexions et des recherches sur la mobilité qui avaient été conduites dans l’entre-deux-guerres (Chatzis, 2013). Un tel héritage conduit à s’interroger sur les outils intellectuels permettant de passer à une connaissance générale du fonctionnement des villes allant au-delà de la simple collecte de données. Le formidable essor de disciplines comme la cybernétique et la théorie des systèmes issues dans une large mesure de la Seconde guerre mondiale puis de la Guerre froide semble à cet égard riche de promesses (Heims, 1991 ; Galison, 1994). D’orientation résolument réductionnistes, ces disciplines donnent l’impression de pouvoir résoudre toutes sortes de problèmes complexes de manière efficace. Dans les États-Unis des années 1950-1970, on les applique tout d’abord aux grands programmes d’armement, à la conquête spatiale, puis à la conduite de la guerre du Vietnam sous l’impulsion du Secrétaire d’État à la Défense Robert McNamara.

16Leur application aux questions urbaines s’effectue sous l’égide de plusieurs préoccupations. La première tient à la menace nucléaire puis thermonucléaire qui conduit à s’interroger sur la façon de réorganiser les villes de manière à leur permettre de mieux résister à une frappe ennemie. Norbert ­Wiener, le père de la cybernétique, et deux de ses collègues, professeurs comme lui au Massachusetts Institute of Technology, publient un article sur ce thème dans Life Magazine en 1950 (Wiener, Deutsch, de Santillana, 1950 ; Martin, 2003). De manière révélatrice, ils mettent l’accent sur la fonction de nœud de communication des villes, fonction qu’il s’agit selon eux de préserver à tout prix. Sous leur plume s’esquisse une vision de la ville comme système d’information s’inspirant sans ambiguïté de la cybernétique. En suggérant de déconcentrer les activités vitales et surtout de constituer des circuits de dérivation des flux à la fois physiques et informationnels afin d’éviter que la destruction des centres-villes désorganise l’Amérique, Wiener et ses collègues participent d’un mouvement assez général à l’époque de réflexion sur une dispersion urbaine d’orientation cybernétique et systémique perçue comme la seule réponse efficace au défi de la Guerre froide (Light, 2003 ; Galison, 2003).

17Lorsqu’il s’avère que la dispersion urbaine ne peut pas protéger les grandes villes américaines de bombes thermonucléaires incomparablement plus puissantes que celle d’Hiroshima, le spectre de la désagrégation sociale engendrée par la paupérisation, les tensions sociales et surtout raciales prend le relai comme justification de l’application de la cybernétique et de la théorie des systèmes aux villes. Cette application se veut une réponse aux insuffisances de la planification urbaine traditionnelle qui, bien qu’accordant une place importante à l’information depuis le début du XXe siècle, paraît encore trop proche de pratiques comme la composition urbaine. Aux États-Unis, l’une des conséquences du mouvement qui s’esquisse au nom de ces nouvelles disciplines va résider dans la dissociation progressive de la planification et de la composition urbaine rebaptisée urban design à partir des années 1960.

18Toute une série de propositions et d’expériences voient le jour. Elles partagent un certain nombre de caractéristiques comme une approche réductionniste de la ville témoignant d’un désintérêt profond à l’égard des trajectoires réelles empruntées par les agglomérations au cours de leur histoire, ainsi que pour les facteurs culturels et politiques. À ces facteurs qui échappent à la modélisation sont systématiquement préférés les paramètres aisément quantifiables. L’objectif est d’identifier des boucles de rétroaction permettant de construire des modèles dont l’évolution est susceptible d’être explorée au moyen d’ordinateurs.

19Un idéal de contrôle inspiré par la planification militaire constitue une autre caractéristique commune. L’itinéraire de l’urbaniste Melville Branch qui passe de la planification civile à la planification de programmes militaires avant de revenir aux questions d’urbanisme est à cet égard symptomatique. Sa proposition du début des années 1960 de construire un centre de planification pour la ville de Los Angeles s’inspirant directement des dispositifs qu’il avait testés pour le centre opérationnel qu’il avait conçu pour l’entreprise Ramo-Woolridge spécialisée dans les programmes d’armement l’est encore plus.

20Bien d’autres épisodes témoignent de l’attitude réductionniste qui prévaut ainsi que de la porosité entre le militaire et le civil. L’un des exemples les plus frappants est fourni par l’ingénieur et chercheur au Massachusetts Institute of Technology Jay Forrester qui recycle un programme destiné à coordonner les moyens de défense antiaériens nord-américains, le Semi Automated Ground Environment System ou System SAGE, afin de modéliser le devenir des villes (Edwards, 1996). Cette tentative le conduit à publier Urban Dynamics en 1969. L’ouvrage expose les principes d’un modèle systémique qui néglige complètement la trajectoire historique des villes. L’urbain se voit traité comme une sorte de circuit électronique géant. Le modèle de Forrester conduit à des prédictions dérangeantes qui suscitent la polémique, comme l’absence d’effet sur le long terme des politiques de logement social ou encore le caractère inéluctable de la stagnation urbaine au terme d’une période de 250 ans. Après Urban Dynamics, Forrester n’hésitera pas à faire usage de son modèle, à l’échelle de la planète cette fois, dans World Dynamics. Ultime consécration, celui-ci servira en parallèle d’assise au rapport publié par le Club de Rome en 1972, The Limits to Growth, Halte à la croissance en version française (Vieille Blanchard, 2010).

21En retrait de l’ambition démesurée de Forrester, la modélisation fait de nombreux adeptes dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement. En 1964, une conférence sur l’usage de la modélisation informatique en matière de planification urbaine est organisée à l’Université de Pennsylvanie. Ce contexte donne naissance à des modèles comme le modèle dit de Pittsburgh qui connaît un certain retentissement dans les milieux spécialisés.

22L’objet du modèle est d’améliorer les procédures de zonage au sein d’une agglomération déterminée. Pour cela le modèle commence par distinguer les activités tournées vers l’extérieur de l’agglomération, activités dont la distribution est traitée comme une donnée exogène. Il part ensuite d’une distribution quelconque des zones d’activités destinées à une clientèle qui habite la ville, puis calcule le trafic qu’elles sont censées générer. Cela conduit à affecter des valeurs différentes aux zones restantes en ce qui concerne l’habitat et le commerce de proximité. À leur tour, ces valeurs et les implantations de logements et de commerce auxquelles elles conduisent modifient la désirabilité des zones d’activités. Au bout d’un certain nombre d’itérations, le modèle débouche sur une allocation optimisée des zones à bâtir (Lowry, 1964).

23En aval de ces travaux relativement théoriques, les tentatives concrètes d’application de la cybernétique et de la théorie des systèmes se multiplient. Mentionnons la RAND Corporation, un think tank lié au complexe militaro-industriel spécialiste de systémique et de recherche opérationnelle, que le maire de New York John Lindsay convainc d’ouvrir un bureau à New York en 1969. La RAND restera six ans présente dans la ville. Ses efforts de rationalisation vont créer en définitive plus de problèmes qu’elles vont contribuer à en résoudre, ainsi qu’en témoigne l’échec cinglant de l’entreprise de rationalisation des moyens de lutte contre le feu menée sous son égide (Flood, 2010).

24Les villes américaines ne vont pas aussi loin que le Chili d’Allende pour lequel le cybernéticien Stafford Beer conçoit une salle de contrôle et de planification informatisée destinée à optimiser l’économie chilienne dans sa totalité. Après la grande ville, la nation. À la différence du centre de planification urbaine de Branch, le projet chilien, baptisé Cybersyn, connaîtra un début de réalisation, mais le coup d’état de 1973 interrompra l’expérience (Medina, 2011).

25En dépit de leurs différences idéologiques, les villes américaines et le Chili d’Allende témoignent de l’irrésistible montée en puissance d’un imaginaire cybernétique, systémique et modélisateur dont on trouve encore des traces dans un jeu pour ordinateur comme SimCity. Cet imaginaire s’exprime également chez les architectes, au travers de projets comme Computer City du groupe anglais Archigram ou le Fun Palace de leur compatriote Cedric Price (Lobsinger, 2000). Certains de ces projets annoncent des développements qui ne s’effectueront que bien plus tard. C’est ainsi que Price explore dans un autre de ses projets, Generator, les environnements interactifs et intelligents qui constituent aujourd’hui un des fronts de recherche de l’architecture numérique (Nantois, 2001).

26De l’autre côté de l’Atlantique, Nicholas Negroponte poursuit des objectifs quelque peu différents. Plutôt que de chercher à faire de la ville un vaste système d’information intégré ou encore à transformer les bâtiments en dispositifs interactifs animés par une intelligence artificielle, il réfléchit au sein de l’Architecture Machine Group, qui donnera par la suite naissance au Media Lab, aux conditions qui permettraient à l’ordinateur de devenir un véritable partenaire des urbanistes et des architectes (Wright Steenson, 2017). Une des expériences de l’Architecture Machine Group tente même de l’employer afin de promouvoir un urbanisme véritablement participatif en transformant les préférences des habitants en paramètres de conception. L’imaginaire cybernétique et systémique se déplace du même coup vers les procédures de décision. Annonçant l’accent qu’il mettra par la suite sur l’individu, Negroponte prétend que l’ordinateur permettra de réconcilier aspirations individuelles et intérêt collectif. Il met du même coup le doigt sur un problème que l’on retrouve aujourd’hui à propos des villes intelligentes et du conflit qui s’annonce entre libertés individuelles et contrôle des populations. Plus généralement, les recherches et les expérimentations concernant les villes intelligentes semblent renouer avec de nombreuses pistes explorées dans les années 1950-1970 sous l’égide de la cybernétique et de la théorie des systèmes.

27Aux États-Unis, ces pistes sont toutefois abandonnées vers le milieu des années 1970 à la suite de la critique des procédures de rénovation urbaine auxquelles elles avaient souvent conduit que mènent Jane Jacobs et ses disciples. Tout à son désir de préserver communautés locales et urbanité de proximité, l’advocacy planning américain, héritier de cette critique, va se montrer un adversaire impitoyable des entreprises de modélisation systémique des villes (Light, 2003). Plus généralement, on redécouvre un peu partout dans le monde l’importance des habitants et des usagers de la ville dont les aspirations semblent désormais difficilement réductibles à une série de paramètres susceptibles de nourrir des modèles informatisés. Simultanément s’opère une redécouverte de l’histoire, de la ville comme palimpseste qui tend à s’opposer à son interprétation comme système anhistorique. Une longue parenthèse s’ouvre que la montée en puissance de la thématique de la ville intelligente n’est venue clore qu’assez récemment.

L’avènement de la ville intelligente

28À bien des égards, la ville intelligente apparaît comme le troisième moment d’une même transformation de longue haleine rythmée par des phases d’avancée et de repli. Mais elle marque en même temps une rupture significative par rapport au régime dominant des relations entre techniques, espace urbain et société, ainsi que nous voudrions essayer de le montrer.

29La ville intelligente correspond à la fois à un ensemble de processus concrets de transformation des villes et à une série d’idéaux qui présentent de fortes convergences en même temps que des divergences importantes. Côté processus, il n’est pas inutile de revenir sur les différents acteurs qu’ils mettent en jeu en les présentant dans l’ordre de leur apparition sur le terrain de la smart city.

30Les grandes entreprises du numérique, IBM et Cisco en particulier, font partie des premiers acteurs. Au sortir de la crise financière de 2008, qui avait remis en cause les investissements en machines et en logiciels d’un certain nombre de leurs clients traditionnels, ceux-ci se tournent vers les villes dans l’espoir de trouver de nouveaux marchés pour leurs systèmes d’information et leurs plateformes applicatives. C’est à IBM que l’on doit en particulier le lancement initial du terme smart afin de désigner le nouveau type d’agilité des services urbains auxquels il s’agit de parvenir. À l’époque, la question des données apparaît comme relativement secondaire. Ce n’est que progressivement que celles-ci vont apparaître comme l’un des principaux enjeux stratégiques des technologies intelligentes, transformant les villes qui les produisent en nouveaux eldorados pour les entreprises grandes et petites.

31Second acteur à faire son entrée, les politiques, les maires en particulier, soucieux de mieux gérer leurs villes et simultanément d’apparaître comme des gestionnaires à la pointe du progrès. Recherche de l’efficacité et enjeux communicationnels vont rester jusqu’à aujourd’hui inséparables dans l’enthousiasme de très nombreux élus pour les perspectives ouvertes par les technologies intelligentes. Quelles que soient leurs proportions respectives dans l’engagement des maires, leur entrée en scène va entraîner dans son sillage celui des administrations et des services techniques des municipalités.

32Le développement du big data va ensuite entraîner la multiplication d’activistes urbains, qualifiés par Anthony Townsend de civic hackers, souvent à l’initiative de nouvelles applications et de startups (Townsend, 2013). Courtisés par les municipalités, ces nouveaux acteurs, civic hackers et/ou startupers, dépendent la plupart du temps de l’accès, si possible gratuit, aux données générées par les villes. En quelques années, l’open data est ainsi devenu l’une des dimensions fondamentales de la ville intelligente (Goldsmith, Crawford, 2014).

33L’habitant des villes équipé d’un smartphone constitue enfin le dernier acteur, celui sans lequel parler de ville intelligente n’aurait guère de portée pratique. C’est de l’usager, que ce soit à cause de la possibilité de le géolocaliser au moyen de son téléphone ou en raison de sa participation active à la collecte et à l’échange de données, que dépendent toute une série de dimensions de la ville intelligente.

34Si l’on se porte à présent du côté des idéaux, on voit cohabiter une série d’objectifs qui font de la ville intelligente une sorte de « thématique valise » qu’il est d’autant plus difficile d’ignorer qu’elle répond à des préoccupations qui étaient longtemps restées séparées.

35Premier objectif, rendre la ville plus efficace en améliorant le suivi en temps réel et la gestion de ses infrastructures vitales, voirie, systèmes de transport, réseaux d’électricité, d’eau et d’assainissement. De ce point de vue, le capteur s’avère un outil clef, tout comme les bases de données qui permettent de conserver les traces des informations qu’il produit, des volumes de circulation aux consommations d’énergie et d’eau. Ce suivi et cette gestion génèrent une multitude de captations et de mesures qui peuvent s’assimiler à autant d’occurrences permettant de suivre, souvent pas à pas, ce qui se passe dans la ville, à la surface comme dans l’épaisseur de ses principaux systèmes techniques.

36Longtemps distincte des préoccupations environnementales, la recherche d’un fonctionnement plus efficace des villes en est à présent devenue indissociable. L’évolution de la notion de métabolisme urbain en témoigne. Elle ne concerne plus seulement comme à l’origine l’empreinte environnementale globale des villes. Chez des auteurs comme Erik Swyngedouw, Sabine Barles ou Pierre Bélanger, elle englobe à présent la contribution spécifique des infrastructures à cette empreinte (Swyngedouw, 2006 ; Barles, 2007 ; Bélanger, 2017).

37La séduction exercée par la thématique de la ville intelligente sur les décideurs politiques est enfin inséparable de la volonté de promouvoir une meilleure qualité de vie urbaine. Une telle amélioration n’a pas seulement pour but de satisfaire le citoyen ordinaire à des fins électoralistes. Elle se révèle en effet inséparable de la montée en puissance de la conviction selon laquelle l’attractivité d’une ville aux yeux des élites des affaires, mais aussi des sciences, des arts et de la culture, tous membres de ce que le géographe nord-américain Richard Florida a baptisé la « classe créative », constitue un facteur essentiel de prospérité (Florida, 2002). L’économiste d’Harvard Edward Glaeser fait écho à cette conviction lorsqu’il affirme que l’atout essentiel des villes qui réussissent consiste à mettre en relation des gens « intelligents », des smart people qui font écho aux smart cities (Glaeser, 2011). Ce type de conviction est bien entendu inséparable du développement d’une économie de la connaissance dans laquelle les fruits de l’activité intellectuelle, de la recherche aux brevets et des œuvres et performances des avant-gardes artistiques aux productions de masse de l’industrie culturelle, apparaissent de plus en plus stratégiques. Comment fixer les créateurs de richesse de cette nouvelle économie ? Améliorer l’expérience concrète de la ville en leur fournissant l’environnement stimulant dont ils ont besoin fait figure de priorité.

38En termes de gouvernance ces objectifs se voient diversement déclinés d’une ville à l’autre. La plupart des approches de la ville intelligente se répartissent toutefois sur une échelle menant d’une inspiration presque uniquement top-down, d’inspiration néo-cybernétique, à une volonté de privilégier plutôt le bottom-up, les pratiques participatives et collaboratives. La vision top-down semble renouer de manière presque littérale avec certains projets des années 1950-1970 marqués par le désir de piloter les villes comme un avion ou un char d’assaut. Il n’est pas fortuit que le terme cybernétique ait été forgé par Norbert Wiener à partir du grec kybernetes qui veut dire pilote. On retrouve cette ambition de pilotage derrière des réalisations emblématiques comme le Centre opérationnel de la Ville de Rio-de-Janeiro réalisé par IBM (Fig. 3), ou celui de Songdo en Corée du sud, dont les dispositifs font figure de lointains descendants des espaces de contrôle conçus par Melville Branch pour Los Angeles ou Stafford Beer pour le Chili.

Figure 3

IBM, Centre opérationnel de la Ville de Rio-de-Janeiro, 2014

Figure 3

IBM, Centre opérationnel de la Ville de Rio-de-Janeiro, 2014

Source : Avec l’aimable autorisation d’IBM.

39Avec le développement des plateformes logicielles, la nécessité de tels centres de contrôle s’avère toutefois discutable. Ne peut-on en effet piloter la plupart des services vitaux de la ville à partir d’un simple écran d’ordinateur ? Certains maires reprennent du coup à leur compte la proposition qui leur est faite par certaines entreprises de leur construire un « tableau de bord urbain » leur permettant de prendre leurs décisions à la façon d’un joueur de SimCity. On assiste simultanément à la relance de la recherche-développement concernant la simulation urbaine et toute une série de logiciels sont dès à présent disponibles pour aider maires et services techniques municipaux à prendre les bonnes décisions. Mentionnons par exemple la plateforme Cityzenith, qui propose toute une série d’outils de visualisation et d’analyse, ou, dans un genre plus académique, UrbanSim, en cours de développement en collaboration avec différents services municipaux.

40L’idéal du pilotage est à mettre également en relation avec le projet de constituer une science enfin exacte des villes grâce à des ensembles de données de plus en plus massifs et à des modèles plus performants qu’autrefois. Tandis que des organismes spécialisés dans l’étude des systèmes complexes comme l’Institut de Santa Fe aux États-Unis se penchent sur les villes avec un intérêt renouvelé, les vétérans de la modélisation urbaine comme le britannique Michael Batty retrouvent une audience qu’ils n’avaient pas connue depuis longtemps (Batty, 2013). Ce projet de constitution d’une science des villes peut s’appuyer sur des expériences grandeur nature, comme le nouveau quartier d’Hudson Yard à New York dont la réalisation va être suivie de près par le Center for Urban Science and Progress de l’Université de New York. Les projets de suivi biomédical des populations qui se développent un peu partout à la frontière du numérique et de la médecine vont dans le même sens : celui d’une ambition véritablement prométhéenne de contrôle néo-cybernétique de la ville au moyen de capteurs, d’ordinateurs et d’écrans vidéo, mais aussi de bases de données et de modèles censés rendre le futur prévisible.

41Une telle ambition soulève bien entendu de nombreuses interrogations, même si l’on choisit de laisser de côté les épineuses questions d’atteinte à la vie privée qui s’introduisent inévitablement sitôt que l’on se propose de tout capter et de tout contrôler. Par-dessus tout, l’impression de déjà-vu incite à tempérer l’optimisme des partisans les plus résolus d’une interprétation top-down d’inspiration néo-cybernétique de la ville intelligente. Plus encore que de tomber sous la coupe d’un Big Brother omniscient et despotique, ne risque-t-on pas de répéter les mêmes erreurs qu’à l’époque où la cybernétique et la théorie des systèmes avaient reçu un premier commencement d’application aux villes ? L’échec de la RAND à New York mérite en particulier d’être médité. Les villes sont-elles véritablement modélisables en l’état actuel de nos connaissances ? La dimension politique de leurs trajectoires historiques incite à y voir autre chose que des systèmes dont les paramètres s’ajusteraient en fonction de boucles de rétroaction dont le jeu posséderait la même clarté que celui des pistons et des bielles d’un moteur.

42Par-delà le risque de voir se reproduire les mêmes erreurs liées à la sous-estimation de la singularité des trajectoires urbaines, on peut aussi s’interroger sur la nature véritablement scientifique d’une connaissance fondée sur des corrélations entre données qu’il ne s’agirait plus forcément d’expliquer mais simplement de constater. Les régularités observées permettent-elles de prédire aussi sûrement que des lois fondées sur l’identification de causalités ? Aux incertitudes qu’engendrent les limites d’une approche néo-cybernétique et systémique s’ajoutent celles qui tiennent au flottement épistémologique affectant la notion même de science des villes fondée sur l’exploitation du big data.

43Les approches exclusivement top-down demeurent heureusement relativement rares dans le vaste éventail des approches de la ville intelligente. La plupart mêlent en pratique top-down et bottom-up, inspiration néo-cybernétique et perspectives collaboratives dont des initiatives comme OpenStreetMap démontrent la puissance. Un certain nombre de dimensions, comme l’importance accordée aux individus, se révèlent en outre communes à ces deux pôles, ce qui permet de les combiner en pratique. On peut se proposer de contrôler certains aspects des comportements individuels tout en capitalisant sur la richesse engendrée par leur collaboration.

44Quelles que soient les proportions de contrôle néo-cybernétique et de démarche collaborative que l’on cherche à promouvoir, un autre phénomène vient renvoyer à la longue histoire des relations entre information et urbanisme qui précède l’avènement de la ville intelligente. L’importance renouvelée de la cartographie, et cela bien au-delà des systèmes d’information géographique (SIG), rappelle cette fois le tout début de ces relations, au moment où la carte incarne l’importance croissante prise par les données relatives au fonctionnement des villes dans la planification de leur développement.

45Par rapport à la production cartographique traditionnelle, la géolocalisation en temps réel n’en représente pas moins une véritable révolution (Nova, 2009). Elle permet en effet d’abolir la distinction entre carte et terminal de contrôle. Sur les écrans de nos ordinateurs et de nos smartphones, ce sont bien souvent des données dynamiques qui s’affichent sous forme de carte, comme par exemple l’état de la circulation automobile.

46Mode privilégié de visualisation et de communication d’une information souvent géolocalisée, la carte reflète les tensions qui se font jour en matière de ville intelligente. Elle peut être conçue dans une perspective néocybernétique de contrôle comme elle peut obéir à une intention en quelque sorte symétrique de collaboration. Les programmes de simulation utilisent des cartes en même temps que les sites de partage. Une chose est sûre, la carte se révèle plus que jamais imprégnée d’enjeux politiques et cela bien au-delà de ces documents particulièrement sensibles que constituent les cartes de nuisances environnementales ou de criminalité. Ce caractère politique est encore renforcé par une certaine démocratisation des outils cartographiques. Grâce aux interfaces de programmation mises à la disposition d’un large public par des plateformes comme Google, la production cartographique n’est plus réservée à une élite de professionnels, cartographes, géographes, ingénieurs, architectes et urbanistes. Ce glissement participe de ce « sacre de l’amateur » souligné par le sociologue Patrice Flichy, qui voit de nombreux biens de services échapper aux cadres institutionnels et professionnels qui présidaient autrefois à leur production (Flichy, 2010).

Du flux à l’événement

47À l’instar du statut des cartes, l’avènement de la ville intelligente témoigne d’un ensemble complexe de glissements mais aussi de ruptures par rapport aux conceptions des relations entre technique, espace et société qui avaient prévalu depuis que la discipline urbanistique avait commencé à se pencher sur l’avenir des villes en collectant systématiquement des informations relatives à leur fonctionnement. Le changement de nature de ces données constitue un bon point de départ afin d’appréhender ce qui est en train de changer radicalement sous nos yeux.

48Traditionnellement, en l’absence des capteurs et des outils de géolocalisation, les données urbaines possédaient la plupart du temps un fort degré d’agrégation. Avec le numérique, en même temps que leur masse s’est considérablement accrue, les données cernent de beaucoup plus près, de manière en quelque sorte granulaire ou encore atomistique, les phénomènes. Ce ne sont plus des flux globaux que l’on appréhende bien souvent, mais des positions, des temps et des vitesses, qu’il s’agisse de piétons ou de véhicules. On n’enregistre plus des débits d’ensemble mais des consommations instantanées. De plus en plus atomistique, l’information semble ainsi pulvériser les cadres traditionnels d’analyse et appeler de nouveaux instruments de recomposition des détails qu’elle révèle. À la place des flux apparaissent d’énormes galaxies de données. Ces dernières font désormais figure de traces d’occurrences enregistrées au moyen de capteurs, de compteurs ou de portails magnétiques.

49Ce qui pourrait apparaître comme un simple glissement ou encore un effet de zoom modifie profondément l’approche des villes. Celles-ci paraissent en effet constituées par ces milliards d’occurrences dont les traces s’accumulent au sein de bases de données géantes. L’urbain prend du même coup un caractère beaucoup plus événementiel qu’à l’époque où le regard scrutateur du technicien ne permettait d’appréhender que des données statistiques agrégées. Il devient du même coup possible de construire des représentations beaucoup plus fidèles de ce qui se passe en temps réel, de l’état de la circulation automobile à la consommation d’énergie des immeubles, des îlots et des quartiers. La ville devient littéralement synonyme de tout ce qui arrive en son sein. « Ce qui arrive » : l’expression avait autrefois servi de titre à une exposition et à un catalogue conçus par le philosophe Paul Virilio qui portait sur le caractère de plus en plus événementiel de la ville contemporaine (­Virilio, 2002). Sauf que Virilio concentrait son regard sur les seuls événements exceptionnels, catastrophes naturelles, émeutes ou attentats qui surviennent dans les villes et viennent infléchir parfois durablement leurs trajectoires, alors que c’est la trame de tout ce qui arrive quotidiennement qui se dévoile à présent.

50Des liens unissent bien sûr caractère événementiel du quotidien et événements exceptionnels. L’avènement de la ville intelligente est contemporain de l’importance croissante prise par les festivals, les compétitions sportives et autres célébrations dans les stratégies urbaines. De Paris Plage à l’organisation des jeux Olympiques, la politique de la municipalité parisienne conduite par Anne Hidalgo offre une image saisissante de cette évolution.

51La simultanéité de la montée en puissance des enregistrements de ce qui arrive quotidiennement comme substrat de la régulation technicienne des villes et de stratégies d’organisation de grands événements renvoie à la prise de conscience des limites de la pensée planificatrice traditionnelle. Aux grands desseins d’aménagement d’autrefois paraît succéder une approche ayant recours aux tableaux de bord et aux sites collaboratifs, aux simulations, aux scénarios et aux récits afin de mobiliser institutions, entreprises et collectifs citoyens.

52Ce n’est certes pas la première fois que s’exprime le désir de rompre avec les pratiques dominantes de l’aménagement urbain. Le développement de la collecte et des cartes statistiques que nous avons évoqué au début de cet article était porteur d’une critique à l’égard de certaines des pratiques du XIXe siècle. Il s’agissait notamment de dépasser la simple association entre composition urbaine et pensée des réseaux qui avait guidé la modernisation de nombreuses capitales européennes. Plus encore que l’accusation d’inhumanité si souvent et superficiellement portée à l’encontre de leurs créations, le véritable échec de l’urbanisme et de l’architecture moderne pourrait bien provenir de leur incapacité à rompre réellement avec cette association, même si les techniques de composition et la conception des immeubles changent profondément sous leur influence.

53Aux États-Unis, le deuxième moment que nous avons envisagé entraîne la scission entre une planification urbaine qui délaisse la composition au profit d’approches politiques et économiques et l’urban design qui y demeure fidèle. Si la coupure se révèle moins tranchée dans d’autres pays, en France par exemple où l’urbanisme englobe encore les deux pratiques, le même genre de tension commence toutefois à se faire jour un peu partout dans le monde. La rupture pourrait bien se révéler beaucoup plus radicale aujourd’hui, et cela sous l’effet de deux phénomènes partiellement liés. Le premier tient à la remise en cause de la notion de réseau à laquelle on assiste aujourd’hui pour des raisons à la fois environnementales et techniques. Les grands réseaux intégrés ne sont probablement pas toujours optimaux en termes de gestion des nuisances environnementales ainsi que le suggèrent des chercheurs comme Olivier Coutard (2010). Nous avons montré quant à nous qu’ils ne sont plus forcément nécessaires aux politiques d’infrastructure de l’ère numérique qui procèdent souvent par assemblage et interfaçage de systèmes hétérogènes (Picon, 2015). Deuxième phénomène se rattachant assez directement à cette pertinence moindre de la figure du réseau, l’apparition de nouveaux types d’infrastructures, les plateformes, orientées vers la gestion de multiples occurrences plutôt qu’autour des flux traditionnels. Même si elles génèrent des flux importants et doivent composer avec les réseaux traditionnels, des plateformes comme Amazon ou Uber s’organisent fondamentalement autour d’occurrences comme la mise en relation de clients avec des produits et des prestataires de services qui peuvent se révéler extrêmement hétérogènes plutôt qu’autour de circulations agrégées comme les infrastructures traditionnelles. La fameuse « ubérisation » de la société tient peut-être autant à ce déplacement synonyme là encore d’atomisation sans fin de la demande et de l’offre qu’à la précarisation de certaines catégories de travailleurs, des chauffeurs de taxi au personnel hôtelier.

54De la ville des flux et des réseaux à une ville d’occurrences, de situations et de scénarios : la smart city contemporaine se présente à la fois comme le parachèvement d’une évolution amorcée de longue date et comme l’amorce d’une révolution. Dans cette perspective, le rôle de l’histoire ne consiste pas seulement à établir des filiations, mais, comme l’écrivait autrefois Marc Bloch, à donner simultanément « l’impérieux sentiment du changement » (Bloch, 1937).

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Mots-clés éditeurs : smart city, histoire de l’urbanisme, théorie des systèmes, ville intelligente, cybernétique

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Mise en ligne 11/06/2018

https://doi.org/10.3917/flux1.111.0080

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