Note
-
[1]
« Research examining what I term waste mobilities goes far beyond the issue of how waste is transported and considers processes of waste relocation and rematerialisation and its impact ‘across a whole range of sociocultural, economic and political milieu’ (Shaw and Hesse, 2010, 306). » (Davies, 2012, p. 192).
1Le lexique socio-politique contemporain est particulièrement riche d’expressions qui convoquent la figure du cercle. Peuplé de « cycles », de « boucles » et de « circuits », le champ lexical de la circularité imprègne les imaginaires et les discours sur l’économie, les villes, les réseaux. Cette abondance ne manque pas de poser question. En effet, la référence au cercle n’intervient pas seulement au moment de la description de formes : elle opère bien souvent sur un registre beaucoup plus normatif. Inspirés des grands cycles biogéochimiques naturels, le « bouclage », la « circularisation » deviennent des objectifs et des justifications de l’action économique et politique. La figure du cercle nourrit quantités d’injonctions qui relèvent à la fois de l’organisation collective et de la morale individuelle et publique : il s’agit de « recycler ses déchets », de « délinéariser l’économie », de favoriser « les circuits courts ». Le cercle intervient alors comme horizon normatif à l’action et s’oppose au désordre brownien comme à la linéarité dissipative (Garcier, 2012). Ce dossier thématique de Flux (2017/2 N°108) se propose de prendre au sérieux ces injonctions et d’analyser la manière dont elles interviennent sur la circulation et la régulation des matières et des déchets.
2C’est en effet à propos des choses (de leur production, de leur usage, de leur mise au rebut) que l’injonction à la circularité prend une ampleur particulière : le recyclage constitue un des sept « piliers » de l’économie circulaire selon l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie. Mais par-delà cette reconnaissance et cette injonction, que sait-on vraiment des conditions dans lesquelles cette circularité est mise en pratique, négociée, contestée (Hobson, 2016) ? C’est précisément ce à quoi s’intéresse ce dossier thématique : non pas à l’analyse des discours normatifs, mais à leur mise à l’épreuve de situations empiriques. En cela, ce numéro met en pratique l’exploration de la « vie sociale des choses » au sens de l’anthropologue Appadurai (1986). Ce dernier expliquait, dans l’introduction à ce livre important, que la société n’était pas faite seulement de liens interpersonnels et d’institutions (au sens durkheimien), mais que les choses, les objets y jouaient un rôle, des rôles, essentiels. Pour comprendre ces rôles, Appadurai enjoignait les chercheurs à « suivre les choses » (follow the thing) dans les étapes de leur « vie sociale » (production, usages, transactions, mise au rebut, recyclage, etc.). Le souci ethnographique impliqué par cette démarche de recherche connaît une grande popularité dans les sciences sociales de l’espace depuis les années 2000 et les travaux séminaux de Cook sur les fruits exotiques (Cook, 2004 ; Weber, 2014). En particulier, elle appelle une attention aux mises en mouvement, aux circulations puisque les changements dans la biographie des choses entraînent ou proviennent souvent de changements spatiaux. On retrouvera ainsi dans ce dossier thématique une attention aux formes et aux processus de circulation. À quelles conditions et sous quelles formes ces circulations peuvent-elles devenir circulaires ? Il s’agit à travers ce numéro de participer à une analyse critique de la prise en charge des déchets dans une économie circulaire, ce qui suppose, comme l’indiquent Gregson et al., d’examiner « not just the idea of the circular economy but also the messy world of circular economies, and examining which wastes are being recovered as resources, and where. » (Gregson et al., 2015, p. 220).
3Les articles qui composent ce dossier thématique sont issus d’une journée d’étude organisée le 15 janvier 2015 par le laboratoire Environnement, Ville, Société (UMR 5600 CNRS) à l’École normale supérieure de Lyon. L’ambition de cette journée était d’engager une réflexion sur la « circulation des flux de matières, d’énergie et de déchets », thème amené à fonder un axe à part entière de la nouvelle organisation scientifique du laboratoire. Cette journée a permis de rassembler une collection de travaux qui traitent de types de « matières en fin de vie » très variés (des gravats, des objets électroniques, des matières organiques) tout en partageant un ancrage dans un terrain commun, la région lyonnaise. À cette particularité géographique s’ajoute un regard historique qui, à travers le cas de la gestion des matières fécales dans la ville de la fin du XVIIIe siècle, vient faire écho aux formes contemporaines d’organisation des circuits de matières. L’intérêt de cette unité de lieu n’est pas tant de mettre en exergue les particularités d’un territoire donné face à ses déchets, ni de défendre une « géographie lyonnaise des déchets », mais plutôt de faire ressortir les logiques propres à chacun des flux de matières en stabilisant l’espace où ils circulent. De ce fait, ces articles font moins apparaître de possibles particularismes lyonnais qu’ils ne mettent en évidence des acteurs, des modes de régulations, des enjeux (économiques, environnementaux) spécifiques à chaque objet ou flux de matière. Les études présentées ici participent ainsi de la compréhension des métabolismes urbains, à laquelle Barles (2014) a contribué avec de solides analyses quantitatives, tout en soulignant l’intérêt de se pencher sur les modes de régulation et la manière dont les flux de matières sont gouvernés.
4Alors que la gestion des déchets est marquée par un cadrage et des principes au caractère unifiant tels que l’« économie circulaire », la « proximité » ou la « responsabilité élargie du producteur », les approches de recherche présentées ici mettent l’accent sur les spécificités des manifestations sociales, politiques, spatiales ou économiques qu’entraînent chacun des flux analysés comme tels. Elles démontrent l’intérêt de « suivre des flux » dans leur singularité et, ce faisant, plaident pour une « (re-)matérialisation » de l’étude des déchets. La qualification des déchets et leur insertion dans des catégories juridiques dont le nombre et la formalisation sont sans cesse croissants tend à donner l’illusion de flux identifiés, homogènes et maîtrisés. Or, partir des matières elles-mêmes et des pratiques qui y sont associées permet de se dégager des catégories gestionnaires et de prêter attention aux mobilités qui, bien au-delà de la question du transport physique, concernent les « processus de relocalisation et de rematérialisation » [1] (Davies, 2012). De fait, prêter attention aux matières et aux flux dans leur singularité n’exclut pas de s’attacher à identifier ce que leurs modalités de circulation partagent ni de rechercher la meilleure manière d’observer et d’analyser ces circulations. Les articles rassemblés dans ce dossier thématique ont en commun une préoccupation forte pour les processus de politisation des circulations matérielles, qui se manifestent parfois par des formes de conflictualité. C’est lorsqu’elles prennent une tournure conflictuelle, ou lorsqu’elles échouent, que ces circulations tendent à devenir visibles et les matières elles-mêmes à revêtir un enjeu ou à « faire problème ».
5Après un panorama des contributions, une lecture croisée des textes de ce numéro conduit à identifier trois thématiques communes. En premier lieu, autour de l’invention de nouvelles ressources, les articles permettent de réfléchir à la construction de nouveaux circuits pour les matières. En second lieu, la régulation de ces circuits implique l’identification de nouveaux acteurs et la mise en place de nouvelles formes de relations avec les producteurs et gestionnaires des matières, formant donc l’espace d’une nouvelle gouvernance. En troisième lieu, si ces circuits se structurent dans un espace qui est celui de la proximité géographique, ils s’inscrivent néanmoins dans une logique relationnelle qui ne cesse de questionner les normes et les échelles.
Panorama des contributions
6À partir d’archives permettant de retracer les opérations et tentatives d’amélioration de l’évacuation des excréments lyonnais à la fin du XVIIIe siècle, Olivier Zeller dans son article Structurations de l’espace fécal à Lyon au XVIIIe siècle, analyse comment des changements notoires sur le plan des attitudes, des perceptions, des acteurs et de la valeur attribuée aux matières fécales ont progressivement donné lieu à une nouvelle distribution des flux (de la ville vers sa périphérie immédiate) ainsi qu’à une réorganisation des acteurs (à travers la remise en cause du rôle central des « maîtres des basses œuvres »). En s’attachant à comprendre ensemble les problématiques de l’édilité, les aspects matériels du traitement (notamment les sensibilités culturelles, les controverses médicales, le rôle des entreprises privées), et les aspects spatiaux posés notamment en termes de rapport entre la ville et ses faubourgs, Olivier Zeller nous offre un contre-point permettant de resituer notre appréhension des flux urbains contemporains et de leurs logiques circulatoire dans une perspective de long terme.
7L’article Des pratiques citoyennes en régime industriel : les courts-circuits du compost de Aurélie Dumain et Laurence Rocher repose sur une étude de terrain qui décrit des initiatives citoyennes de compostage collectif. Elle montre comment les pratiques militantes, qui consistent à détourner des matières fermentescibles des déchets ordinaires, s’apparentent à une forme de politisation de ces flux qui sont confrontés, tout en s’y ajustant, au système gestionnaire. Mobilisation militante et prise en charge des déchets selon un registre de « proximité » vont de pair avec une régulation et une organisation sophistiquées qui se traduisent par une forte institutionnalisation. La rhétorique de la circulation – notamment à travers la figure du circuit et du court-circuit – est très présente dans ce cas où les auteures expliquent comment la dimension matérielle de ces déchets engage des liens d’ordre financier, éthique, écologique, social et politique.
8Dans son article Économie circulaire acritique et condition post-politique : analyse de la valorisation des déchets en France, Pierre Desvaux met en regard une analyse du cadrage législatif sur l’économie circulaire avec des pratiques alternatives, observées à travers les marchés informels de revente de biens divers qui se pratiquent dans l’agglomération lyonnaise. L’accent n’est pas ici mis sur les matières en tant que telles, mais sur les formes – contrastées – d’investissement dont elles sont l’objet. En faisant ressortir le décalage entre un cadrage « post-politique » orienté par des considérations économiques et industrielles, et des pratiques effectives de la circularité non reconnues voire exclues de l’espace public, Pierre Desvaux offre une critique stimulante de l’économie circulaire.
9À travers leur étude sur les terres rares et la difficulté à mettre en place des circuits de recyclage de ces matières pourtant stratégiques, Romain Garcier et Fanny Verrax dans Critiques mais non recyclées : expliquer les limites au recyclage des terres rares en Europe évoquent comment leur matérialité spécifique est un frein à leur insertion dans des filières de responsabilité élargie du producteur. Ils soulignent combien la production d’information est une dimension essentielle de la désignation de matières en tant que flux identifiés insérables dans une économie circulaire. Ce faisant, ils nous rappellent l’importance de prêter attention à ce qui précisément « ne circule pas », aux matières qui, en stagnant, constituent des « stocks » tels que les mines urbaines.
10Laëtitia Mongeard – De la démolition à la production de graves recyclées : analyse des logiques de proximité d’une filière dans l’agglomération lyonnaise – s’intéresse à la réutilisation des graves issues de la démolition. En mobilisant la notion de commodity chains et les travaux relatifs à l’économie de proximité, elle s’attache à mettre en exergue la spatialité de la filière de production des graves recyclées. Si ces matières sont réintroduites dans les circuits de la construction en respectant une proximité géographique dictée par leur caractère pondéreux, Laëtitia Mongeard nous invite à saisir l’importance de la proximité sociale déterminée par la structuration (économique et sociale) d’une filière d’activité spécifique.
Des ressources à inventer. Les circuits du recyclage
11À travers une grande variété de matières et matériaux analysés, ces cinq textes ont en commun de mettre en évidence des situations où il est question d’inventions de ressources. Les changements qu’ils décrivent ne procèdent pas tant d’une évolution (en nature ou en quantité) des matières en cause mais de leur qualification en tant que ressource, dès lors que l’on cherche à les introduire dans des circuits de valorisation. Que ces transformations résultent de la réglementation, d’initiatives plus ou moins formalisées ou politisées prises par des habitants, ou de la stratégie d’acteurs économiques, il s’agit bien de désigner de nouvelles ressources, et ce faisant, de nouveaux flux, à partir de matières identifiées comme des déchets. Or, qu’il s’agisse de matières fécales, de terres rares, de matières organiques ménagères, de biens de seconde main, ces ressources sont extrêmement contingentes et instables, rendant incertaines la régularité et la pérennité des flux. Cette instabilité constitutive est problématique pour la « recyclabilité » organisée précisément parce que celle-ci requiert une forme de stabilisation physique, juridique et informationnelle des matériaux afin de créer de valeur. De ce fait, les articles reviennent sur les mécanismes de stabilisation des flux, mécanismes essentiels à l’invention de la ressource et à sa valorisation économique. Plusieurs peuvent être identifiés.
12Premièrement, l’invention de ces ressources et l’organisation de leur valorisation économique repose sur l’usage de procédés de cadrage quantitatif. Quelles que soient les matières en jeu, leur (re)qualification en tant que ressource passe nécessairement par des entreprises d’estimation métrologique des gisements, par la création d’unités et d’outils de comptabilisation. Que ce soit dans l’optique d’une régulation par les autorités publiques (toisage des fosses d’aisance) ou dans celle d’une volonté d’imposer un enjeu à l’agenda politique (évaluation des volumes compostés par les associations de composts de quartier), la mesure est essentielle, y compris quand elle fait défaut (difficulté à évaluer les stocks de terres rares). De ces entreprises métrologiques dépend la capacité des matières diffuses à être transformées en stocks identifiés, qualifiés de « gisement » susceptibles d’une mobilisation qui alimente des flux identifiés (Romain Garcier et Fanny Verrax).
13Deuxièmement, la nécessité de séparation et de contention ne se joue pas uniquement dans l’abstraction des chiffres, elle revêt une dimension très matérielle que l’on retrouve dans la nécessité de s’assurer de la « pureté » des flux de matières. Du tri des gravats sur les chantiers de démolition au contrôle des apports dans les composteurs de quartier par les habitants, en passant par les techniques de séparation des terres rares des objets qui les contiennent, l’homogénéité matérielle, facteur déterminant de la qualité des flux, de leur valeur économique et in fine de leur recyclabilité, est toujours recherchée. Elle se prolonge dans certains cas par des préoccupations hygiénistes, lorsque qu’il est question de curer les fosses d’aisance et d’éviter les nuisances liées à leur vidange, ou de la propreté des objets vendus sur les marchés informels.
14Enfin, ces entreprises métrologiques jouent un rôle déterminant dans la requalification juridique et technique des matières qui précède ou accompagne la mise en place de systèmes de taxes ou de marchés spontanés. Échanges monétaires et circulations économiques dépendent de l’identification et de la stabilisation des matières mises en marché ou mises en gestion. Ainsi, les tentatives de valorisation agricole des matières fécales urbaines passent par la création d’un marché afin de créer des échanges monétaires et de réguler le négoce des engrais (Olivier Zeller). La valeur monétaire des gravats issus de la démolition est très liée à la stabilisation conventionnelle de leurs caractéristiques physiques, qui jouent un rôle décisif sur leur capacité à circuler et sur le coût de leur transport. En outre, leur réintroduction dans la production de bâtiment ou de travaux publics est facilitée par une imbrication forte des activités et des acteurs économiques, facteur de stabilisation (Laëtitia Mongeard). L’importance du couple stabilisation juridique/création de la ressource apparaît également en creux, lorsque Romain Garcier et Fanny Verrax expliquent le non recyclage des terres rares par le refus ou l’incapacité à faire de ces matières « une question de souveraineté économique » ; ou que Pierre Desvaux montre comment la rationalité marchande qui privilégie le recyclage exclut les pratiques de revente de biens de seconde main qui n’entrent pas dans ce cadre. Dans le cas du compostage de quartier, la valeur économique ne concerne pas les flux de matière, mais intervient de manière indirecte – et déstabilisante – par le truchement des mécanismes de subventions et de marchés publics (Aurélie Dumain et Laurence Rocher).
Réguler les circulations : acteurs et innovations organisationnelles
15Les processus de réintroduction des flux de matières dans des circuits de production passent par des organisations plus ou moins complexes qui lient des acteurs entre eux. Les articles mettent en évidence combien autour de chacune des matières se constituent des chaînes d’intéressement et d’interdépendance entre des acteurs plus ou moins éloignés. Les agriculteurs, vidangeurs, propriétaires d’immeubles et édiles urbains autour des matières fécales (Olivier Zeller) ; les habitants, associations et réseaux de quartier, services municipaux autour des matières organiques à composter (Aurélie Dumain et Laurence Rocher) ; les acteurs des secteurs du BTP et de la démolition concernant les gravats (Laëtitia Mongeard) montrent combien des acteurs se trouvent liés entre eux du fait de tentatives de prise en charge de (nouvelles) matières. Ce trait commun aux situations décrites dans ce dossier thématique suggère que ces engagements d’acteurs autour de matières, aussi diverses soient-elles, entraînent des innovations d’ordre organisationnel davantage que technique, qui s’avèrent directement dépendantes de la singularité des matières.
16Il invite également à dépasser une lecture dichotomique opposant une gestion fortement instituée à des pratiques informelles, souvent observées dans les pays du sud où des groupes sociaux vivent du tri et de la récupération de matières. Cirelli et Florin (2015) nous invitent à nous détacher d’une vision, dominante dans le domaine des déchets, consistant à opposer formel et informel, et à réfléchir en termes de « continuum » impliquant une diversité de pratiques imbriquées. Ce numéro montre en effet que les marchés informels de biens et d’objets ne sont pas l’apanage des économies et des pays pauvres (Pierre Desvaux). L’investissement d’habitants et d’associations pour détourner des matières des flux de déchets témoigne d’une politisation inédite qui met les flux de matière au cœur des revendications. Or, ces démarches alternatives sont elles-mêmes très organisées et instituées, malgré les dilemmes que cela pose aux acteurs eux-mêmes, comme cela est illustré dans le cas des composts collectifs (Aurélie Dumain et Laurence Rocher).
17D’autre part, si les systèmes de prise en charge des déchets reposent sur des organisations fortement instituées et sédimentées, les articles ici rassemblés indiquent que ces systèmes n’ont pas un caractère figé. Les hésitations contemporaines des autorités publiques dans leur activité régulatrice, à l’instar des édiles lyonnais de la fin du XVIIIe siècle (Olivier Zeller), tendent à s’ajuster à des pratiques et à une offre de service d’initiative privée davantage qu’à en ordonner le contenu. Les services de gestion des déchets, tels qu’ils sont organisés autour d’opérations de collecte et de traitement, se voient ainsi transformés à leur marge (Coutard, Rutherford, 2009) de différentes manières, à travers une réappropriation de certaines matières motivée par des raisons politiques ou économiques. De cette régulation formelle et instituée il faut aussi souligner les impensés et les absences, évoqués ici à travers l’exemple des terres rares (Romain Garcier et Fanny Verrax).
18Ainsi, l’analyse de la gestion des déchets à l’ère de l’économie circulaire implique de suivre les flux dans leur spécificité et leur multiplicité, afin de repérer des prises en charge différenciées, qui ne sont pas forcément liées à l’importance des enjeux qu’ils représentent en termes environnemental, économique ou social, mais à des formes d’appropriation, de construction de chaînes d’intéressement, d’ajustement – marginal ou non – à des organisations héritées.
L’espace multiscalaire des circulations et des mobilités
19L’analyse par les matières permet de montrer combien leurs circulations relèvent d’échelles multiples et enchevêtrées, à la fois mondialisées et micro-locales, qui dépendent pour une large part des marchés du recyclage. Si les commodity chains des déchets, comme celles des biens de consommation (Crang et al., 2013), sont d’envergure mondiale, le souci de gérer les déchets dans un espace limité et selon une responsabilité territoriale, se retrouve dans la réglementation européenne à travers le principe de proximité. Ce dernier peine à s’appliquer et même à trouver une définition stable (Durand, Bahers, 2016 ; Cirelli, Maccaglia, 2015), ce qui atteste de la difficulté à contenir les mobilités relatives aux matières, notamment lorsqu’elles sont vouées au recyclage. Cela étant, la lecture matérielle de ces circulations est une variable explicative importante. La (faible) mobilité géographique des gravats observée par Laëtitia Mongeard indique combien la nature physique (pondéreuse) des matières en jeu reste déterminante. C’est bien une géographie de proximité qui s’impose à ces matières, déterminée par l’accessibilité directe en transports routiers et la répartition sur le territoire d’agglomération, toutefois modulée par une proximité organisationnelle de nature économique. Le regard rétrospectif porté sur l’espace fécal du XVIIIe siècle, déterminé par des éléments géophysiques qui étendent (les cours d’eau) ou contraignent (topographie accidentée) la circulation, nous rappelle combien la proximité a toujours été une notion relative.
20Un autre aspect très significatif est la présence dans l’espace public des matières et des pratiques qu’elles suscitent. La revendication d’une présence visible, négociée avec les autorités, fait partie de l’investissement politique concernant le compostage de quartier qui associe une réappropriation des matières à une appropriation de l’espace – urbain et social (Aurélie Dumain et Laurence Rocher). Le parallèle est alors frappant avec la réponse répressive apportée aux marchés informels dont la présence dans l’espace public n’est pas tolérée (Pierre Desvaux). Ce dernier point souligne à nouveau que la place des matières et leurs circulations ne peuvent se concevoir qu’en prenant en considération dans l’analyse les multiples formes de politisation qui tout à la fois les font exister dans l’espace public et régissent leur devenir.
À suivre
21Ce numéro de Flux annonce le suivant qui, sous la direction de Mathieu Durand et Jean-Baptiste Bahers, sera plus spécifiquement consacré à la question de la proximité, tout en revenant sur nombre de thèmes qui parcourent déjà les articles réunis ici. La revue entend ce faisant poursuivre sa contribution à l’animation d’une série de débats critiques autour de la diffusion de nouveaux paradigmes des politiques publiques urbaines, que les numéros sur la transition énergétique (2014/2 N°96 ; 2013/3-4 N°93-94) ou encore la question du post-réseau avaient ouverts.
Bibliographie
Bibliographie
- Appadurai A. (ed.), 1986, The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge: Cambridge University Press.
- Barles S., 2014, L’écologie territoriale et les enjeux de la dématérialisation des sociétés : l’apport de l’analyse des flux de matières, Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, Vol. 5, n° 1. [En ligne] (consulté le 28 mars 2017) Disponible à l’adresse : https://developpementdurable.revues.org/10090
- Cirelli C., Florin B., 2015., Introduction – Vivre des déchets, in : Cirelli C., Florin B. (dir.), Sociétés urbaines et déchets. Eclairages internationaux, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, p. 13-56.
- Cirelli C., Maccaglia F., 2015, Les politiques publiques des déchets à l’épreuve des contextes locaux : la difficile territorialisation de la proximité, in : Djellouli Y., Durand M., Naoarine C. (dir.), Gestion des déchets. Innovations sociales et territoriales, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, p. 217-228.
- Cook I., 2004, Follow the thing: Papaya, Antipode, 36(4), p. 642-664.
- Coutard O., Rutherford J., 2009, Les réseaux transformés par leurs marges : développement et ambivalence des techniques « décentralisées », Flux, 2009/2-3 (N° 76-77), p. 6-13.
- Crang M., Hughes A., Gregson N., Norris L., Ahamed F., 2013, Rethinking governance and value in commodity chains through global recycling networks, Transactions of the Institute of British Geographers, 38(1), p. 12-24.
- Davies A. R., 2012, Geography and the matter of waste mobilities, Transactions of the Institute of British Geographers, 37(2), p. 191-196.
- Desvaux P., 2017, Économie circulaire acritique et condition post-politique : analyse de la valorisation des déchets en France, Flux, 2017/2 (N° 108), p. 36-50.
- Dumain A., Rocher L., 2017, Des pratiques citoyennes en régime industriel : les courts-circuits du compost, Flux, 2017/2 (N° 108), p. 22-35.
- Durand M., Bahers J.-B., Béraud H., 2016, Vers une économie circulaire… de proximité ? Une spatialité à géométrie variable, Déchets, Sciences et Techniques, n° 71, p. 49-63.
- Garcier R., 2012, One cycle to bind them all? Geographies of nuclearity in the uranium fuel cycle, in: Alexander C., Reno J. (ed.), Economies of recycling: global transformation of materials, values and social relations, London: Zed Books, p. 76-97.
- Garcier R. J., Verrax F., 2017, Critiques mais non recyclées : expliquer les limites au recyclage des terres rares en Europe, Flux, 2017/2 (N° 108), p. 51-63.
- Gregson N., Crang M., Fuller S., Holmes H., 2015, Interrogating the circular economy: the moral economy of resource recovery in the EU, Economy and Society 44(2), p. 218-243.
- Hobson K., 2016, Closing the loop or squaring the circle? Locating generative spaces for the circular economy, Progress in Human Geography, 40(1), p. 88-104.
- Mongeard L., 2017, De la démolition à la production de graves recyclées : analyse des logiques de proximité d’une filière dans l’agglomération lyonnaise, Flux, 2017/2 (N° 108), p. 64-79.
- Weber S., 2014, Le retour au matériel en géographie, Géographie et cultures, 91-92, p. 5-22.
- Zeller O., 2017, Structurations de l’espace fécal à Lyon au XVIIIe siècle, Flux, 2017/2 (N° 108), p. 8-21.
Mots-clés éditeurs : matière, recyclage, déchets, économie circulaire, circulation, développement urbain durable, tri
Date de mise en ligne : 17/07/2017.
https://doi.org/10.3917/flux1.108.0001Note
-
[1]
« Research examining what I term waste mobilities goes far beyond the issue of how waste is transported and considers processes of waste relocation and rematerialisation and its impact ‘across a whole range of sociocultural, economic and political milieu’ (Shaw and Hesse, 2010, 306). » (Davies, 2012, p. 192).