« Une seule main ne saurait applaudir »
1L’intérêt des chercheurs pour la finance informelle s’est développé dès la crise des banques commerciales et de développement durant les années 70 (Servet, 1990). En effet, le rôle limité des banques mauritaniennes dans le financement de l’économie et le faible taux de bancarisation expliquent l’essor de la finance informelle.
2En Mauritanie, les dispositifs informels de financement peuvent être assimilés à des mécanismes de régulation sociale, c’est-à-dire à des appareils de création et de renouvellement des règles qui permettent la communication, l’échange, la collaboration, le contrat, l’institution et même le conflit au sein d’une société (Reynaud, 1997). Ces dispositifs de financement ont des origines culturelles, religieuses ou éthiques.
3Il est plus approprié de parler de finance informelle plutôt que de finance traditionnelle. Cette dernière expression fait référence à quelque chose de relativement ancien et qui est présumé être maintenu en tant que tel au cours du temps. Or, les dispositifs informels de financement en Mauritanie se sont modifiés au fil du temps pour s’adapter au contexte actuel du pays. Adams et Fitchett (1994) donnent une bonne définition de la finance informelle: elle est constituée par « toutes les transactions financières (emprunts et dépôts) qui ne sont pas réglementées par une autorité monétaire centrale ou par un marché financier central».
4La population de la Mauritanie est constituée essentiellement par trois groupes :
- les Arabo-berbères, plus communément appelés Beydanes ou « Maures blancs » ;
- les Peulhs, les Soninkés, les Wolofs et les Bambaras, qui ont été désignés par l’administration avec l’appellation de « Négro-africains ». Cette dénomination, qui dans son usage courant n’a aucune connotation négative ou attentatoire, a fini par être adoptée dans le langage de tous les jours ;
- les Harratins, des anciens esclaves récemment affranchis ou des descendants de ceux-ci.
Des pratiques collectives : les piyés
5Les Peulhs utilisent une forme de financement exclusive, le Piyé, constitué par la collecte d’une somme d’argent à partir de cotisations.
6Il existe principalement trois formes de Piyé, avec leurs propres spécificités d’organisation et leurs propres objectifs.
7Premièrement, le Piyé peut être organisé par les membres d’une famille, d’un clan ou d’un lignage (Piyé Lëñol), et les cotisants doivent donc obligatoirement faire partie de la famille, du clan ou du lignage concerné. Il s’agit, à travers la somme récoltée, de soutenir un membre de la famille qui doit faire face à une dépense importante. Les montants des cotisations sont laissés à l’appréciation du cotisant.
8Communément, cette forme de Piyé est organisée à l’occasion d’un mariage, pour le versement du « prix de la fiancée », l’accueil et la prise en charge des parents venus d’une autre localité, impliquant l’hébergement, la nourriture et dans certains cas le billet de retour, etc.
9Pendant longtemps le Piyé Lëñol est resté cantonné en milieu rural. Aujourd’hui, à la suite de l’exode rural, on le retrouve également en ville où il réunit les ressortissants du même village. Cela suppose une extension du sens de Lëñol qui signifie lignage ou famille.
10Une variante de cette forme de Piyé consiste à mobiliser l’ensemble d’un lignage et de constituer, à travers les cotisations, une caisse. Dans ce cas, les cotisations sont fixes et régulières. Les sommes réunies permettent de faire face à des imprévus qui frapperaient un membre de la famille.
11Certains Piyés ont réussi à réunir des montants assez conséquents et la question du placement de ces sommes a été posée. Généralement, l’un des membres se charge d’identifier des opportunités d’investissement et d’en informer les autres. Ensuite, de façon consensuelle, l’ensemble des membres décide ou non d’effectuer cet investissement.
Renforcer les liens
12Deuxièmement, un Piyé peut servir à renforcer les liens entretenus par deux familles, deux clans ou deux lignées : il s’agit alors du Piyé Jokkere endam, qui signifie le Piyé de l’affermissement de la solidarité familiale ou lignagère. Dans ce cas, l’objectif est de consolider les liens parentaux en exhibant également aux yeux de tous la solidarité qui subsiste et qui lie les deux familles ou les deux lignages en question.
13La famille organisatrice du Piyé fait appel aux membres de l’autre famille en invoquant les liens ancestraux qui sont sensés les unir. Les membres de la famille répondante sont, ainsi, invités à consentir des cotisations dont le montant n’est pas fixé a priori. Dans ce type de Piyé on peut remarquer l’interaction de deux niveaux de relations : le niveau personnel et le niveau communautaire. En effet, les montants des cotisations consentis individuellement sont conditionnés par l’intensité des relations personnelles entre le cotisant et la famille organisatrice. Par exemple, un homme dont l’épouse est un membre de la famille récipiendaire ou dont le fils est l’époux d’un membre de la famille organisatrice va consentir un effort supplémentaire par rapport à un autre membre de sa famille. Les montants récoltés sont intégralement versés aux organisateurs du Piyé.
Ces derniers sont soumis à une obligation de remboursement. Ainsi, quand une famille ayant déjà cotisé pour un Piyé en organise un, les familles qui lui sont redevables doivent lui rembourser ses cotisations au prorata des montants qu’elles auront perçus.
La solidarité pour faire face à l’imprévu
14Finalement, un Piyé peut être organisé en fonction des classes d’âge. Ce type de Piyé est appelé Piyé Fedde - Fedde étant une sorte d’association qui réunit des personnes du même sexe et de la même classe d’âge.
15On retrouve dans ce cas le même principe que les tontines. Les cotisations sont fixes et les liens personnels ou familiaux ne constituent pas un critère fondamental d’adhésion.
16Normalement, les montants constitués par les cotisations sont attribués à un cotisant par tirage au sort. Lors d’un imprévu dont l’urgence est acceptée par tous, un membre peut demander que la somme récoltée lui soit attribuée sans organiser de tirage au sort.
17Dans certains cas exceptionnels, un membre du Fedde fait appel aux autres en vue de pourvoir à une dépense importante, généralement les frais liés à l’organisation d’une cérémonie (mariage, baptême ou décès). Dans cette situation, les cotisations consenties sont séparées des « cotisations habituelles » du Fedde et leur remboursement n’est pas formellement exigé. En effet, on suppose qu’il y aura un retour étant donné que, d’une façon ou d’une autre, chaque membre du Fedde aura, en principe, à faire face à ce type d’événement.
18On remarque qu’actuellement le Piyé Fedde peut être sollicité pour financer une partie du projet migratoire, notamment vers l’Europe, d’un membre du groupe. Une fois ce projet concrétisé, le bénéficiaire, bien qu’absent du pays, doit rembourser le même montant ou une somme plus importante.
Les lawha : verser le prix du sang
19Chez les Maures, on rencontre aussi des pratiques de collecte de cotisation : les lawha. Le but est par contre différent. Il s’agit pour les membres d’une tribu, d’une famille ou d’un clan de réunir un montant qui est destiné à compenser les crimes (incendie, meurtre, vol, viol, etc.) subis par un autre groupe, famille, tribu ou clan.
20Traditionnellement, les lawha étaient organisés en vue de collecter la Diya (prix du sang). En effet, si une personne se rend responsable de l’homicide par négligence d’un autre musulman, son aqila - les parents paternels du coupable - doit payer la Diya.
21Dans l’hypothèse d’un homicide volontaire, la loi du Talion s’applique à moins que les héritiers de la victime n’optent pour la Diya. Dans tous les cas, le prix du sang doit leur être versé au plus vite.
22La procédure pour faire appel au lawha est simple : une fois le crime constaté et les responsabilités reconnues, les dignitaires et autres chefs du clan ou de la tribu du meurtrier et de la victime se réunissent pour fixer le montant de la Diya. Les chefs du clan ou de la tribu du meurtrier fixent ensuite le montant de la cotisation qui sera demandé aux autres membres. Ce montant est généralement le même pour tous et peut être assez élevé (1 million d’ouguiyas soit 2’900 Euros).
Cette cotisation est exigée de tous les individus mâles de la famille, du clan ou de la tribu, pénalement responsables - dans le droit islamique il s’agit des personnes en âge de pratiquer le Ramadan - et aptes au travail. Le fait pour une personne de ne pas exercer une activité lucrative ne constitue pas un motif d’exemption à la cotisation. Les inégalités de revenus au sein du groupe ne sont pas non plus prises en compte.
Une adaptation au monde moderne
23De nos jours, les lawha ont débordé le cadre du paiement de la Diya. A l’occasion d’un mariage, par exemple, les sommes réunies vont contribuer à payer « le prix de la fiancée », mais également à couvrir les dépenses liées à l’organisation du mariage et qui incombent quasi exclusivement à l’homme.
24La lawha est aussi utilisée pour des élections. Les sommes récoltées vont servir à soutenir le candidat du clan, de la famille ou de la tribu, à payer des alliances avec d’autres familles, clans ou tribus, et à faire face aux dépenses liées à une campagne électorale, telles que les affiches, les frais de la permanence et des meetings, etc.
25On a pu également observer la pratique des lawha à l’occasion de détournement des deniers publics. En effet, une personne accusée de détournement peut se retourner vers sa tribu, son clan ou sa famille pour solliciter son aide en vue de rembourser le montant qu’il est accusé d’avoir dérobé. La procédure pour lever les fonds est la même que celle de toute autre lawha.
26Les formes de collecte décrites jusqu’ici sont en lien avec la tradition des communautés qui les pratiquent. Elles sont spécifiques à chaque communauté et, souvent, la dimension familiale ou lignagère en constitue une disposition prééminente.
A l’inverse, les tontines représentent une forme de collecte dont l’apparition est plus récente en Mauritanie, du moins dans leur forme monétaire. En effet, certaines formes de solidarité qui avaient cours avant l’apparition de la monnaie dans certaines sociétés africaines peuvent être assimilées à des formes de tontines, comme par exemple les tontines de services (labourer ensemble les champs, construire une nouvelle case dans une concession, etc.).
Les tontines : une épargne informelle
27En Mauritanie, cette forme de financement est pratiquée aussi bien par la population maure que la population négro-africaine.
28Le principe des tontines consiste à collecter la cotisation monétaire de chaque membre à une échéance régulière (mensuelle ou hebdomadaire). Le montant de la cotisation est le même pour tous et la somme collectée est versée à un membre de la tontine à tour de rôle. Pour désigner le membre à qui sera remise la somme, on procède à un tirage au sort exclusif, ce qui signifie que tout membre ayant été déjà tiré au sort ne participe plus à la « loterie » jusqu’à la fin du cycle.
29Le niveau des relations personnelles entre les membres des tontines est très fort et la composition de ses membres est assez homogène : ils proviennent généralement du même quartier, du même milieu social, de la même ethnie, etc. De plus, il existe l’obligation de s’accorder à l’unanimité pour homologuer l’arrivée d’un nouveau membre.
30Une personne a le droit de participer à autant de tontines qu’elle le veut. La seule exigence étant, bien évidemment, qu’elle puisse s’acquitter de ses cotisations.
31Il n’existe quasiment pas de tontines avec des règles écrites ou des statuts formels. Les accords restent verbaux et portent sur le montant des cotisations, les conditions de participation, la périodicité des réunions, les dispositions à prendre en cas de défaillance, les modalités d’exclusion d’un membre, etc.
32Pendant longtemps, les tontines étaient presque exclusivement constituées de femmes. On assiste désormais à une diversification des membres et donc à une plus grande participation des hommes. Cependant, on n’a pas connaissance de l’existence de tontines mixtes (ayant des membres hommes et femmes).
Une typologie des tontines
33Dans Epargne et liens sociaux (1995), Jean Michel Servet propose une typologie des tontines. Il distingue les tontines selon la composition, la durée, la nature des relations entre les membres, le type d’utilisation des fonds collectés et la nature des engagements pris.
34Par exemple, il nomme tontines à caractère associatif celles qui fonctionnent selon le principe mutualiste. Dans ce type de tontines, l’entraide et la convivialité tiennent une place primordiale. Elles sont généralement constituées par des membres originaires du même village mais résidant maintenant en ville. Pour ces derniers, participer à une tontine est un prétexte pour se réunir et tenter de maintenir des liens qui ont tendance à se distendre en milieu urbain.
35Il existe également des tontines dans lesquelles les membres sont attirés par la rentabilité financière et où les cotisations peuvent atteindre des sommes assez conséquentes. On retrouve dans ce type de tontines des femmes d’affaire ou de la haute société nouakchottoise (en dehors de Nouakchott, elles ne se rencontrent qu’en Adrar). En général, les membres se connaissent très bien, ce qui permet de retrouver une certaine confiance au sein du groupe.
Enfin, les tontines professionnelles regroupent des personnes travaillant au sein de la même entreprise. Par exemple, la tontine des infirmières de l’hôpital national de Nouakchott est assez connue.
Les pratiques individuelles
36À côté de ces dispositifs informels collectifs de financement, on peut mettre en évidence des dispositifs individuels.
37Le recours aux amis et parents proches en cas de difficultés est, selon les contextes, la plus importante source de financement individuel (Djefal, 2004). En principe, il n’existe pas d’intérêt sur les montants empruntés.
38Ensuite, on peut avoir accès à l’emprunt contracté auprès d’un prêteur ou d’un commerçant. Les prêteurs se retrouvent surtout en milieu rural où ils peuvent être en situation de monopole, ce qui leur confère un réel pouvoir. Dans cette configuration, certains prêteurs tendent à augmenter drastiquement les taux d’intérêt, qui peuvent alors atteindre 100%. Quant aux commerçants, ils fournissent des prêts sous forme de marchandises. L’emprunteur rembourse, à l’échéance, la valeur des marchandises avec un supplément.
39En milieu urbain, les emprunts auprès des boutiquiers, assimilables à des crédits de consommation, sont assez fréquents. En Mauritanie, les boutiquiers sont présents quasiment à chaque rue. En accord avec le chef de famille, le boutiquier avance un certain nombre de produits (généralement riz, huile, sucre, lait, thé, savon). Le remboursement se fait à la fin du mois. Formellement, il n’y a pas d’intérêt perçu par le boutiquier, mais il n’est pas rare que ces marchandises fassent l’objet d’une surfacturation, qui peut varier de 5 à 15% selon le degré de fidélité du client.
40Grâce à la finance informelle, les populations les plus pauvres peuvent accéder à des produits d’épargne et obtenir des crédits.
41L’originalité de cette finance informelle réside dans sa capacité à s’adapter dans un environnement sans cesse en évolution. Elle a en effet un fort potentiel d’adaptation aux habitudes et aux modes de vie des populations locales. Sa souplesse lui permet des variations allant de la plus simple à la plus sophistiquée des versions (voir les tontines par exemple).
Cette souplesse ainsi que la faiblesse de ses coûts lui promettent de beaux jours en perspective. •
Synthesis
42The limited role played by banks in financing the economy and the low subscription to bank accounts explain the rising development of informal finance.
43The Peulh tribe (also known as Negro-Africans) use a form of money collection based on subscriptions. It is called Piyé.
44Piyé Lëñol is organised by members of a family, clan or lineage, in order to support one of its members who is facing an important financial outlay (such as a marriage).
45Although characteristic of rural life, this practice has also become transposed to cities, where people from any given village gather.
46A variation on Piyé Lëñol is a permanent kitty to help members of the family deal with unforeseen expenses.
47Piyé Jokkere endam is used to reinforce the relationship between two families or clans or their descendants.
48The family organising the Piyé calls for the members of the other family to contribute, invoking the ancestral lineage that is supposed to unite them. All sums collected are paid to the organisers.
49Piyé Fedde is organised in terms of age groups, and the amounts collected allocated to one of the subscribers by lottery.
50When faced by an unforeseen expense, a member can call on the group to allocate this sum without having recourse to a lottery.
51Nowadays it is possible to request Piyé Fedde to help finance the emigration of a member of the group, particularly to Europe. This sum has to be reimbursed.
52In the Moor culture, there are also subscription practices: the Lawha. The object is, however, different.
53Traditionally Lawha were organised to collect Diya (the price of blood). In the case of accidental homicidal killing of another Muslim, the aqila - the paternal parents - are supposed to pay Diya.
54Following the recognition of responsibility for such a crime, the head of the culprit’s clan agrees the amount of the subscription that will be requested of the other members.
55Nowadays lawha is used for marriages, elections (for supporting candidates who are members of the clan and their expenses) or in the case of misappropriation of public funds - the person accused calls on the tribe to help reimburse the sum in question.
56Tontines represent a more recent form of collection that is practiced by both the Moors and the Negro-African populations.
57A fixed and equal subscription is set and paid in at regular intervals. The amount collected is then allocated to members in turn by lottery.
58Members of tontines are generally from the same neighbourhood, social background, tribe, etc.
59Very few tontines have either written rules or formal statutes. Agreement remains verbal.
60For a long time, tontines were almost exclusively made up of women. Even if men participate more, the author is not aware of any mixed sex groups.
61Associative tontines work on the principle of mutual funds. Solidarity and conviviality play a key role.
62Some tontines are developed for their profitability. The contributions can take the form of relatively high sums.
63There are also individual sources of informal finance:
- friends and close family;
- loans from money-lenders - where the interest can be as much as 100% - or from shops where the loans can take the form of goods;
- loans from shop-keepers, that can be assimilated to personal credit, whereby certain products (generally rice, oil, sugar, milk, tea and soap), are advanced at an increased cost.
64The flexibility as well as the low costs involved promise it a bright future.
Bibliographie
- Adams, W. A. et Fitchett, D. A., éds., 1994. Finance informelle dans les pays en voie de développement, Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
- Djefal, S., 2004. Les ressorts de la microfinance : entre marché et solidarité, Thèse de doctorat, Lyon, Université Lumière Lyon 2.
- Reynaud, J.D., 1997. Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin.
- Servet, J.-M. (dir.), 1995. Epargne et liens sociaux, études comparées d’informalités financières, Paris, AEF / Montchrestien.
- Servet, J.-M., 1990. « Les tontines, formes d’activités informelles et d’initiatives collectives privées en Afrique », in : Lelart, M., La tontine. Pratique informelle d’épargne et de crédit dans les pays en voie de développement, Paris, John Libbey Eurotext.