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Article de revue

L’usure du passé. Marché du souvenir et mirage d’histoire

Pages 209 à 220

Notes

  • [1]
    Segalen 1995 : 7.
  • [2]
    Ibn Battûta 1997 : 327. La question du voyage en Chine d’Ibn Battûta fait débat et d’aucuns pensent qu’il n’y aurait même jamais mis les pieds. Qu’il ait effectivement visité ce pays ou non, qu’importe ici : cette référence suffit à renseigner sur l’état de sa cosmographie, fut-elle mentale. Voir Fauvelle & Hirsch 2003.
  • [3]
    Roussillon 2005.
  • [4]
    Ibn Battûta 1997 : 314.
  • [5]
    Sur ces découvertes, voir Erzini & Vernoit 2009. Je remercie Léon Buskens de m’avoir signalé cette référence.
  • [6]
    Jean-Léon l’Africain 1956 : 225-226.
  • [7]
    Cité dans Schnapp 2011 : 194.
  • [8]
    Sur ce concept, voir Bonnot 2014.
  • [9]
    Sur cette notion de turâth, voir notamment Gutron & Skounti 2018 et Dupret & Gutron 2020.
  • [10]
    Pour une approche générale sur l’histoire des bibliothèques et le commerce des livres en Islam, voir Touati 2003.
  • [11]
    Windler 2002.
  • [12]
    Jaïdi 2001.
  • [13]
    Pouillon 2015 : 133.
  • [14]
    Belkhodja 2014.
  • [15]
    On a souvent tendance à opposer ces deux logiques en oubliant ce faisant, comme l’a justement souligné Augustin Berque, qu’elles partageaient une même finalité : celle d’une transmission. Voir Berque 2008 : 10.
  • [16]
    Ibn Khaldûn 1997 : 570 et sq. Sur le rapport au bâti en islam, voir les très belles pages de Dakhlia 1998 : 155 et sq.

1Au fond, le passé est assurément un excellent domaine d’investissement : sa croissance est, de fait, garantie et sa thésaurisation sécurisée. Chaque instant écoulé bascule irrémédiablement et demeure, jusqu’à un éventuel rappel, dans la banque du temps perdu. En ce sens, le passé est une ressource inépuisable. Capital en puissance, il ne peut néanmoins exister en tant que tel qu’à la condition sine qua non d’être, à un moment, quelque part et par quelqu’un actualisé, c’est-à-dire investi par un temps présent. Par cette opération de médiation, les traces matérielles ou immatérielles du passé pourront être, à l’aune de l’actuel, définies, appréhendées et interprétées dans une coexistence avec leur antériorité plus ou moins lointaine.

2Apprivoiser le passé répond à des logiques variées et non exclusives les unes des autres : on s’y confronte pour l’étudier, s’en souvenir ou l’oublier, le valoriser ou le maudire, l’instrumentaliser à des fins politiques ou idéologiques mais aussi économiques. C’est de ce dernier type d’exploitation, qui fait du passé une marchandise, que traitent les textes réunis dans ce volume à partir de cas chinois, japonais et mongols.

3Avec le Maghreb comme principal terrain d’enquête, j’avais toujours cru, jusqu’au moment d’être sollicitée pour proposer un regard extérieur fondé sur des expériences de recherches « extrêmes occidentales », travailler sur l’Orient… Passé l’effet de désorientation, on pouvait se demander si pareil décentrement impliquerait, pour reprendre une formule de Victor Segalen appliquée à son expérience en Chine, d’« être aux prises avec la plus antipodique des matières [1] ».

4Pour le voyageur Ibn Battûta, la Chine représentait, depuis son Maroc natal, « l’extrémité du monde [2] ». Poussant plus à l’Est encore, et quelques siècles plus tard, c’est au Japon que des lettrés réformistes égyptiens vinrent se frotter à une altérité supposée extrême pour trouver les voies de leur renaissance [3]. L’attrait pour une Asie déréalisée dans son exotisme se cultive aujourd’hui encore au Maghreb et l’on est parfois interloqué de voir poindre, en sillonnant par exemple la région de Tanger à Tétouan, les hautes toitures d’imposantes villas bourgeoises édifiées dans le plus traditionnel style architectural extrême-oriental – c’est, dit-on chez les nouveaux fortunés, le comble du chic. Le goût local pour cet ailleurs se monnaye du reste depuis des époques plus reculées : l’archéologie a récemment retrouvé les traces de porcelaines chinoises – Ibn Battûta mentionnait, au xive siècle déjà, une exportation intensive de cette production vers le Maghreb [4] – lors de la restauration de la medersa de Lûqash à Tétouan ; ont également été identifiées, toujours au nord-ouest du Maroc, d’importantes collections de porcelaine imari, datant du xviie siècle pour les objets les plus anciens, chez des familles aristocratiques de la région [5].

5Dans le dossier qui nous occupe, ce sont les altérités historiques et les modalités de leur mise en commerce en Asie de l’Est qui sont au cœur des analyses. La singularité des situations évoquées dans ces textes souligne assurément des dissonances, des décalages, des disproportions et parfois même des oppositions dans la manière de faire du passé un bien de consommation en regard de ce qui a cours au Maghreb. Si la marchandisation du souvenir d’un jadis est une pratique partagée, elle n’est pas uniforme pour autant. Mettre en relation des cas « extrême-orientaux » et « extrême-occidentaux », inviter à un dépaysement réciproque en étant attentif aux spécificités et au différentiel, est le moyen retenu ici pour se saisir des ressorts dialogiques de l’exercice du regard extérieur. Par les confrontations de cas singuliers et les pas de côté qu’elles imposent de poser çà et là, ce sont, plus fondamentalement, des questions centrales à un domaine d’étude qui se révèlent avec une acuité significativement renforcée. Ce procédé a permis d’identifier quelques-unes des propriétés du passé qui semblent faire recette ici et ailleurs, et c’est autour de ces dénominateurs communs que sont l’ancestralité, l’autochtonie et l’authenticité, que se déclineront les variations relevées.

6Au xvie siècle, Léon l’Africain brosse un portrait sans complaisance des Canésin, ces chercheurs de trésors organisés en corporation dans la ville de Fès qui réalisent des fouilles dans les ruines antiques de la région avec l’espoir de mettre la main sur les objets précieux qu’y auraient enfouis les Romains. Il raille ces « sots » et plus encore leurs mécènes et commanditaires qui dépensent des fortunes pour retrouver les riches restes des temps anciens [6]. Dans un intervalle de deux siècles et à quelques milliers de kilomètres à l’Est, le peintre Zheng Xie (1693-1765) brocarde, lui aussi, les acheteurs de choses anciennes :

7

En cet âge de décadence on aime les antiquités et on s’expose de bon cœur à être dupé. On dépense des milliers à acheter calligraphies et peintures, des centaines à les faire remonter ; vieux insignes de jade écornés, sceaux de bronze à décor de tortue et de dragons, tuiles de la tour de l’oiseau de bronze, devenues pierres à encre, sur des présentoirs laqués, brûle-encens d’or en forme de lion sur des socles d’ivoire, une coupe, un gobelet, n’importe quel vase antique. […] Ces objets coûtent des milliers au riche, mais le pauvre n’en donnerait pas un gâteau de riz [7].

8Ces deux exemples, qui évoquent des formes de marchandisation de l’ancien, renvoient néanmoins à des logiques d’acquisition contrastées : dans le premier cas, l’enrichissement pécuniaire semble seul exciter le désir de possession, tandis que, dans le second, une volonté de conserver les vestiges en tant que tels s’ajoute au coût consenti ; on y décèle ainsi l’expression d’un « attachement aux choses [8] ». Affleure ici une dissemblance de taille dans la valeur accordée à ce qui incarne l’ancien. En Asie de l’Est, les objets ayant appartenu à un âge reculé sont considérés de longue date comme des biens prisés : dans son article consacré aux musées japonais, Alice Berthon évoque notamment les collections des temples bouddhiques dont les trésors, faits de témoins matériels du passé, étaient exposés, dès les débuts de l’époque d’Edo, de façon temporaire et parfois itinérante à un large public. Pendant ce temps, au Maghreb, si l’ancien est également précieux et génère du commerce, c’est dans la forme ou le support qui l’incarne qu’un écart se manifeste : ici, ce ne sont pas les vases, les statues ou autres vestiges qui suscitent une fièvre acheteuse mais les manuscrits – l’écrit occupant une place prééminente dans la conception du patrimoine (turâth) des pays arabo-musulmans [9]. C’est ainsi que le sultan saadien Moulay Zidân (r. 1613-1627), poursuivant les investissements somptuaires que son père Ahmed al-Mansûr consentait pour l’acquisition de manuscrits, dépêchant ses émissaires à travers l’ensemble du monde musulman, de Damas à Tombouctou, constitua l’une des plus riches bibliothèques du Maghreb : le capital qu’elle représentait était tel que, lorsqu’il fut contraint de fuir le pays dans le contexte troublé du début du xviie siècle marocain, c’est l’unique bien qu’il fit embarquer dans un navire avec l’assurance de mettre son « trésor » – disent les chroniqueurs – à l’abri ; l’appât du gain réserva toutefois un destin détourné à cette collection : pillée par un équipage espagnol en 1612, elle fut offerte à Philippe II et demeure, aujourd’hui encore, dans la bibliothèque royale du monastère de l’Escurial – quatre siècles après cette captation, la question du dédommagement, y compris financier, est toujours d’actualité [10].

9S’agissant des « antiquités » maghrébines, c’est du fait d’une demande occidentale liée à l’affirmation des pratiques collectionnistes, conjuguée au développement des savoirs sur les sociétés du passé dans l’Europe moderne, qu’elles deviennent l’objet d’un négoce plus ou moins feutré. Dans les réseaux consulaires, les monnaies, stèles et autres amulettes antiques se marchandaient localement et rejoignaient les collections privées ou celles d’institutions muséales dans les pays dont les acquéreurs étaient originaires. Ces antiquités ne s’achetaient d’ailleurs pas exclusivement en monnaie sonnante et trébuchante : cadeaux diplomatiques appréciés des puissances étrangères, les souverains du Maghreb les offraient de bonne grâce dans l’attente d’un contre-don davantage convoité [11]. C’est bien dans ce contexte globalisé que les premières collections locales virent le jour, dans la Régence de Tunis notamment [12]. Si Berthon évoque les formes anciennes et endogènes d’expositions de choses du passé au Japon, tout en relevant l’influence déterminante du modèle occidental du musée à la fin du xixe siècle, on peut noter, pour ce qui concerne le Maghreb, que cette influence a été plus marquante encore, puisque c’est avec la colonisation française qu’a été mis en place, en Algérie, en Tunisie puis au Maroc, l’arsenal institutionnel et juridique dans le domaine muséal et patrimonial.

10Ces différents exemples renseignent sur l’historicité de la valeur attribuée à l’ancien et, partant, sur le commerce qu’il a suscité. Pourtant, à l’exception de quelques mentions marginales, c’est à l’étude de ce phénomène envisagé dans ses manifestations contemporaines, de la fin du xixe siècle à nos jours, que se concentre principalement le dossier. On peut y voir une expression des modes historiographiques qui traversent nos domaines et des limitations qui cloisonnent encore nos découpages chronologiques historiens.

11À la lecture de ces textes, on comprend bien la part de versatilité qui marque le marché du souvenir : il y a des passés plus vendeurs que d’autres, certains sont élus et s’imposent comme autant d’âges d’or, tandis que d’aucuns restent, provisoirement peut-être, aux oubliettes de l’histoire. Dans cette bourse des temps d’avant, on repère toutefois une dynamique saillante : la quête d’une ancestralité toujours plus lointaine. Isabelle Charleux et Isaline Saunier analysent ainsi un fait prodigieux : elles démontrent, en mobilisant un corpus documentaire varié, comment, en à peine une décennie, la nation mongole – au prix de quelques accommodations avec l’histoire et l’archéologie, on y reviendra – a vieilli d’un millénaire, décalant ses origines de l’époque médiévale, incarnée par Gengis Khan, à ses nouveaux ancêtres, les Hünnü. Traduisant un élan similaire vers une plus haute ancestralité, signalons encore l’investissement croissant du Japon, relevé par Berthon, dans la valorisation et l’exploitation du filon que représente la période Jōmon, ultime étape de cette course rendue aux confins des temps préhistoriques. Au Maghreb, les choses se jouent un peu différemment, dans la mesure où les boulevards conduisant aux époques les plus anciennes peuvent être parsemés d’embûches massives que forment les décrochés dans les appartenances religieuses : se revendiquer d’une filiation antéislamique dans des pays majoritairement arabo-musulmans ne fait pas toujours l’unanimité. Il n’empêche qu’en dépit de certaines préventions, on observe, ici aussi, une tendance à l’étirement de la longévité des passés nationaux : le mythe de la romanité chère à la période coloniale française a été balayé pour faire place à des référents encore antérieurs, comme en témoignent par exemple la mode du « carthaginisme » en Tunisie et l’affirmation d’une Renaissance maure au Maroc et en Algérie.

12Dans cette quête identitaire, on ne fait, au fond, que de « la généalogie dont on sait pourtant que c’est une science inexacte [13] » avec, en arrière-plan, une ambition archaïque : se prévaloir d’être les premiers, attester d’un enracinement immémorial, fonder une autochtonie. On ne connaît que trop les dérives pernicieuses de ces entreprises qui visent à l’ethnicisation, voire à la racialisation des sociétés. Pourtant, on y travaille avec un zèle policé : ainsi, comme le rapporte Iwabuchi Reiji par exemple, les nouveaux bréviaires sur l’identité japonaise insistent sur son absolue spécificité, sur « sa pureté ». En Mongolie, on ne lésine pas sur les moyens : les analyses génétiques visant à établir une filiation directe avec les Hünnü, à partir de prélèvements ADN réalisés sur des squelettes antiques et mis en relation avec des échantillons contemporains, sont ainsi pratiquées, comme le relèvent Charleux et Saunier.

13Corollairement, on se montre rétif à la connaissance de tout élément susceptible d’écorner le mythe d’une autochtonie revendiquée haut et fort. En Algérie par exemple, signalons l’opposition farouche du lobby berbériste – soucieux de démontrer la préséance des populations berbères par rapport aux Arabes sur les terres nord-africaines – à la reprise d’investigations dans le tumulus d’Abessala, présenté, depuis sa découverte en 1925, comme le tombeau de Tin Hinan, reine légendaire des Touaregs : il faut dire que les premières analyses réalisées sur le squelette supposé être celui de cette héroïne communautaire avaient établi que ces ossements étaient ceux d’un homme…

14On le voit bien, en Asie de l’Est comme au Maghreb, ces exploitations du passé donnent lieu à un toilettage de l’histoire pour concocter des produits identitaires et commerciaux désirables : sont ainsi gommées les discriminations et exactions qui ont aussi caractérisé le fonctionnement des sociétés hünnü, ou encore grimés les sacrifices d’enfants au temps de la Carthage punique. Et dans ces entreprises de contrefaçon du passé, certaines n’excluent pas les compromissions des communautés historienne et archéologique, qui n’hésitent pas à servir de caution scientifique pour les besoins de la cause. Dans un article remarquablement documenté et engagé, Iwabuchi décortique la fabrique, initiée dès les débuts de l’ère Meiji et poursuivie avec une application croissante depuis lors, de ce qu’il appelle « la Belle époque d’Edo » ; il souligne les écueils d’une simplification outrancière de l’histoire, allant jusqu’à faire du shogunat une société égalitaire, qui sert à nourrir les appétits promotionnels et mercantiles du Japon, renforcés de surcroît à l’horizon des prochains Jeux olympiques et de la dimension internationale alors offerte à ce marché. L’auteur en vient même à se demander si, en poussant la logique de la marchandisation du passé jusqu’au bout, on en viendrait à ne se souvenir que des choses « qui auront été dépossédées de tout caractère historique »…

15Un exemple tunisien ne saurait lui donner tout à fait tort : Hannibal n’a pas été vaincu par Rome, la bataille de Zama n’a jamais eu lieu, c’est du moins la thèse récente, amplement relayée par les médias et les réseaux sociaux, défendue dans un livre qui rencontre un succès populaire inégalable pour les confidentielles publications académiques [14]. Au fond, dans cette affaire, l’histoire n’est qu’un mirage et les marchandises produites en sont les diffractions. Sur les étals des boutiques jouxtant les sites archéologiques ou les musées, on n’achète pas de fragments d’histoire mais des précipités de souvenirs activant un passé nécessairement sommaire et isolé. À cet égard, on peut relever une disproportion considérable entre le marché des produits dérivés en Asie de l’Est, qui se distingue, au vu des différentes descriptions réunies dans ce dossier, par son caractère résolument industriel et son degré de sophistication, et l’offre proposée au Maghreb où le visiteur, même animé des plus dispendieuses dispositions, ne trouverait matière à jeter son dévolu, comme c’est le cas à Djemila, pourtant classée sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, que sur une carte postale bombée par l’humidité et jaunie par le temps… L’asymétrie des moyens alloués à l’économie culturelle est ici manifeste ; a-t-elle pour autant des effets proportionnés sur l’authenticité du passé ici et là ?

16L’ensemble des auteurs du dossier s’accordent sur un constat : l’authenticité, notion qui est abordée, d’une manière ou d’une autre, dans chacun des articles, fait vendre. Elle attire les touristes étrangers curieux de goûter aux charmes de situations exotiques supposées vierges de toute dénaturation – rien que cela – provoquée par le temps (entendons la modernité) et les autres (à savoir précisément des autres de leur acabit, c’est-à-dire venus d’ailleurs). Le mot s’impose d’ailleurs comme la principale épithète accolée aux noms des pays dans les slogans des appels d’offre touristique : authentiques seront immanquablement le Japon, la Chine ou la Mongolie que vous visiterez, rien de moins pour la Tunisie et le Maroc – seule l’Algérie ne verse pas dans pareille promesse : mieux vaut, semble-t-il, rassurer les rares visiteurs potentiels en se vendant, tout au contraire, comme une destination résolument touristique ; à illusion, illusion et demi... D’emblée, c’est-à-dire dès votre arrivée à l’aéroport de Haneda à Tokyo vous serez plongés, ainsi que l’observe Iwabuchi, dans l’authenticité japonaise en déambulant dans l’Edo koji, gigantesque espace fait de ruelles où se regroupent des boutiques à l’architecture traditionnelle typique et proposant à la vente des articles authentifiés traditionnels eux-aussi…

17Bien sûr, on pourrait ne voir, et à juste titre dans une certaine mesure, en pareilles mises en scène qu’un décor, une facticité qui serait l’antithèse d’une authenticité proprement falsifiée. Mais ne nous méprenons pas : cette lecture ne tient qu’au prix couteux et dommageable d’un défaut de prise en compte de l’historicité des choses. Car, n’en déplaise aux patrimonialistes attachés aux chimères d’un idéal originel, toutes ex-nihilo qu’elles sont, ces constructions ont fini par devenir authentiques à leur tour : elles incarnent une authenticité retravaillée, réinterprétée, réinventée, bref, celle de leur temps. La meilleure preuve de ce que cette authenticité existe en tant que telle réside sans doute dans l’appropriation dont elle fait l’objet : parce qu’elle est en phase avec les goûts de son époque et qu’elle correspond aux canons du moment, on s’y retrouve – y compris, et d’ailleurs peut-être plus encore que les étrangers, les gens du cru. À travers une savante promenade dans la Chine contemporaine, Angel Pino et Isabelle Rabut montrent comment des quartiers entièrement reconstitués, conçus au départ comme une banale attraction touristique, sont devenus de véritables lieux de sociabilité pour les habitants de ces villes animés par une certaine nostalgie du passé. Ce type de reconstitutions est plus rare au Maghreb où l’on a plutôt coutume de restaurer l’ancien au point de muséifier certains centres historiques, comme ceux de Marrakech ou de Fès, pour s’en tenir aux exemples les plus emblématiques. On peut néanmoins mentionner le cas de la médina Mediterranea, bâtie de toutes pièces avec un matériau de carton-pâte au début des années 2000 dans le complexe de Yasmine Hammamet – haut lieu du tourisme balnéaire de masse en Tunisie : défiant tous les pronostics, elle se voit davantage fréquentée par la jeunesse dorée tunisoise en villégiature que par les touristes étrangers, qui rechignent cependant à arpenter les ruelles de l’ancienne médina par crainte de mettre les pieds dans un tas d’immondices qui ne serait pas de pacotille.

18Parallèlement et en réaction, une autre conception de l’authenticité du passé s’affirme et s’achète, tant en Asie de l’Est qu’au Maghreb. En Chine, comme l’évoque Françoise Ged, ou en Algérie, en Tunisie et au Maroc, des associations de sauvegarde du patrimoine se mobilisent depuis plusieurs décennies déjà pour lutter contre les effets dévastateurs de l’urbanisation sur les monuments historiques. Le principal défi est de conjuguer l’accroissement et la modernisation des villes avec la préservation de l’authenticité – qui s’entend ici comme l’intégrité – des édifices anciens. En s’appuyant sur le cas d’un programme de développement patrimonial et touristique conduit dans la région du Jiangnan, Ged offre aux lecteurs son point de vue de praticienne – architecte engagée dans ce programme de coopération franco-chinois – sur les stratégies privilégiées et leurs principes. À travers ce retour d’expérience nourri, se repèrent, entre autres, un combat contre le « pastiche » ou le « patrimoine factice », la promotion d’une industrie et d’un artisanat local ou encore l’utilisation préférentielle de matériaux traditionnels. Ces « bonnes pratiques » – puisque la patrimonialisation est une pratique éminemment normative – rencontrent également un certain succès au Maroc par exemple, où un bureau d’architecture, essentiellement actif dans le sud du pays, de l'Anti-Atlas aux espaces oasiens, s’est spécialisé dans la réhabilitation et la restauration du bâti caractéristique de ces régions et la valorisation de ce patrimoine. Faisant de la préservation une question éthique comme un enjeu de développement responsable et durable, le credo du bureau repose, ici aussi, sur l’utilisation de « matériaux et techniques vernaculaires », ainsi que sur les « traditions ancestrales » – dont on reconnait néanmoins qu’elles ont été oubliées.

19Plus conventionnelle, car conforme aux recommandations et aux préceptes internationaux d’organismes comme l’UNESCO, cette conception de l’authenticité patrimoniale ne semble cependant pas exempte d’une part de facticité – non assumée pour le coup. C’est bien souvent d’en haut et d’ailleurs que proviennent de telles initiatives sans doute louables dans leurs intentions et profitables, y compris économiquement, aux populations des régions concernées. Mais quand des experts viennent former localement des corps de métiers à des techniques qui seraient les leurs depuis des temps immémoriaux, il se dessine, en fin de compte, dans cette authenticité, un léger soupçon d’artificialité. Et la dynamique s’emballe : il ne s’agit plus de sauvegarde mais de revivification, quand il ne s’agit pas carrément d’insuffler un premier souffle de vie à des traditions, comme le savoir-faire en matière de construction, que l’on se plait pourtant à dire ancestrales et vernaculaires.

20Ce sont précisément les effets retours bien réels produits de cette quête d’une authenticité plus ou moins fantasmée qu’il est intéressant d’observer. Pour s’en tenir d’abord au registre de la littérature, citons l’exemple particulièrement pertinent sur ce point décrit par Pino et Rabut dans un passage consacré à la gastronomie : les auteurs relèvent ainsi la manière dont la recette d’une héroïne de roman – faite de cous de canard à la sauce de soja – a fini par s’imposer, aux tables des restaurants de Wuhan, comme un plat à la fois traditionnel, authentique et, de fait, très rentable… Dans le même ordre d’idées et pour prendre un exemple « extrême-occidental » célèbre dans l’orientalisme, on pense au Salammbô de Flaubert, qui a marqué Carthage jusque dans sa toponymie : un des quartiers de la ville porte en effet le titre du fameux roman, et l’on ne compte plus les restaurants et les hôtels qui profitent copieusement de ce label. Les références au passé non-fictionnel, ses remplois, sont parfois la source d’une inspiration qui connait des développements industriels : l’économie du textile en Mongolie, par exemple, comme l’analysent Charleux et Saunier, fait fructifier le souvenir du costume hünnü à travers des créations vestimentaires fort à la mode de nos jours – dans une version assez fantasque, à tout le moins, puisque, faute de disposer d’un corpus d’originaux fourni, c’est principalement le modèle des tenues d’époque médiévale qui sert d’étalon… Pour prendre un pendant maghrébin de ce type de processus, on peut citer l’exemple d’El Jem, petite ville du Sahel tunisien connue pour la richesse de ses vestiges antiques mais aussi désormais pour l’artisanat et le commerce florissant de mosaïques qui y a cours. Copies d’œuvres antiques au départ, les productions se diversifient : dans un atelier de renom établi près du fameux Colisée, le client pourra même acheter une réplique en mosaïque du Diptyque Marylin d’Andy Warhol. On sait bien aujourd’hui que la tradition s’invente, mais considérer la réciproque ne paraîtrait pas tout à fait incongru.

21Différentes expériences de recherche, pourtant circonscrites au Maghreb, m’avaient déjà appris que le patrimoine est une notion bien moins universelle qu’on ne le dit trop souvent – d’ailleurs ce concept n’existe pas en langue tamazight. Ce détour, même express, par l’Extrême-Orient, où la conservation d’un monument passe par sa démolition et sa reconstruction à l’identique et avec des matériaux neufs quand, dans l’Occident moderne, la préservation sans fin est la règle, n’a fait que renforcer ce constat [15]. Le Maghreb d’antan offre à ce sujet une position doublement contrastée : avant l’importation du modèle occidental hérité de la période coloniale, on ne démolissait pas pour reconstruire dans une logique de conservation, pas plus que l’on ne cherchait à préserver à tout prix d’une détérioration ; si l’on démolissait, c’était pour fonder avec des matériaux anciens et remployés de nouveaux édifices, et l’on ne craignait pas que ces derniers finissent par porter les marques de l’usure du temps qui venaient rappeler l’ordre du monde et l’exclusivité divine en matière d’éternité [16].


Glossaire

22Edo koji 江戸小路

23Jōmon 縄文

24Zheng Xie 鄭燮

    • Belkhodja, Abdelaziz (2014). Zama, l’introuvable bataille. Tunis, Apollonia.
    • Berque, Augustin (2008). Préface de Murielle Hladik, Traces et fragments dans l’esthétique japonaise. Wavre, Mardaga : 8-11.
    • Bonnot, Thierry (2014). L’Attachement aux choses. Paris, CNRS éditions.
    • Dakhlia, Jocelyne (1998). Le Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam. Paris, Aubier.
    • Dupret, Baudouin & Clémentine Gutron. 2020. « The concept of heritage and the grammar of fundamentalism ». Memory Studies, first published 8 June 2020. En ligne : [https://journals.sagepub.com/eprint/N7YAGZTGKQRHIVGAIXED/full].
    • ‪Erzini‪‪, Nadia & ‪‪Vernoit, ‪‪Stephen (2009). « Imari Porcelain in Morocco ». ‪Muqarnas 26 : 161-179.
    • Fauvelle, François-Xavier & Bertrand Hirsh (2003). « Voyage aux frontières du monde : Topologie, narration et jeux de miroir dans la Rihla de Ibn Battûta ». Afrique & Histoire 1 : 75-122.
    • Gutron, Clémentine & Skounti, Ahmed (2018). « Patrimonialiser au Maghreb ». Année du Maghreb 18 : 11-18.
    • Ibn Battûta (1997 [1356]). Voyages III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan. Paris, La Découverte. Traduction de l’arabe de C. Defremy et B. R. Sanguinetti (1858). Introduction et notes de S. Yerasimos.
    • Ibn Khaldûn (1997 [1375-1378]). Discours sur l’Histoire universelle. Al-Muqaddima. Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Vincent Monteil. Paris, Sindbad.
    • Jaïdi, Houcine (2001). « Kheireddine Pacha et son projet de musée archéologique à Tunis ». Pallas 56 : 93-11.
    • Jean-Léon l’Africain (1956 [1525]). Description de l’Afrique. Traduction A. Épaulard. Paris, Adrien Maisonneuve.
    • Pouillon, François (2015). Anthropologie des petites choses. Bordeaux, Le bord de l’eau.
    • Roussillon, Alain (2005). Identité et modernité. Les voyageurs égyptiens au Japon. Paris, Paris-Arles, Sindbad-Actes Sud.
    • Schnapp, Alain (2011). « Le sentiment des ruines, de l’Orient ancien aux Lumières : continuités et transformations ». In Philippe Boissinot (dir.). L’Archéologie comme discipline ? Paris, Le Seuil : 171-198.
    • Segalen, Victor (1995). Œuvres complètes. T. 2 Cycle chinois. Cycle archéologiques et sinologique. Paris, Robert Laffont.
    • Touati, Houari (2003). L’Armoire à sagesse. Bibliothèques et collections en Islam. Paris, Aubier.
    • Windler, Christian (2002). La Diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840). Genève, Droz.

Mots-clés éditeurs : patrimoine, Maghreb, marchandisation, vestiges, passé

Date de mise en ligne : 09/02/2021

https://doi.org/10.4000/extremeorient.2053

Notes

  • [1]
    Segalen 1995 : 7.
  • [2]
    Ibn Battûta 1997 : 327. La question du voyage en Chine d’Ibn Battûta fait débat et d’aucuns pensent qu’il n’y aurait même jamais mis les pieds. Qu’il ait effectivement visité ce pays ou non, qu’importe ici : cette référence suffit à renseigner sur l’état de sa cosmographie, fut-elle mentale. Voir Fauvelle & Hirsch 2003.
  • [3]
    Roussillon 2005.
  • [4]
    Ibn Battûta 1997 : 314.
  • [5]
    Sur ces découvertes, voir Erzini & Vernoit 2009. Je remercie Léon Buskens de m’avoir signalé cette référence.
  • [6]
    Jean-Léon l’Africain 1956 : 225-226.
  • [7]
    Cité dans Schnapp 2011 : 194.
  • [8]
    Sur ce concept, voir Bonnot 2014.
  • [9]
    Sur cette notion de turâth, voir notamment Gutron & Skounti 2018 et Dupret & Gutron 2020.
  • [10]
    Pour une approche générale sur l’histoire des bibliothèques et le commerce des livres en Islam, voir Touati 2003.
  • [11]
    Windler 2002.
  • [12]
    Jaïdi 2001.
  • [13]
    Pouillon 2015 : 133.
  • [14]
    Belkhodja 2014.
  • [15]
    On a souvent tendance à opposer ces deux logiques en oubliant ce faisant, comme l’a justement souligné Augustin Berque, qu’elles partageaient une même finalité : celle d’une transmission. Voir Berque 2008 : 10.
  • [16]
    Ibn Khaldûn 1997 : 570 et sq. Sur le rapport au bâti en islam, voir les très belles pages de Dakhlia 1998 : 155 et sq.

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