Notes
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[1]
Poèmes et Prose Choisis, René Char, Gallimard,1957
-
[2]
Le Contrat Social, Jean-Jacques Rousseau, 1762
-
[3]
Milan Kundera, La Valse aux Adieux, (Gallimard, 1976).
-
[4]
Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, De l’Esprit des Lois, 1748
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[5]
Personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, http://ec.europa.eu/eurostat/web/products-datasets/-/tsdsc100, Eurostat, 17 Octobre 2016
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[6]
Czesław Miłosz de Lubicz, Une Autre Europe, 1964
-
[7]
L’épistate (en grec ancien ἐπιστάτης /epistátês, « celui qui est placé au-dessus », de ἐφίστημι / epístêmi, « placer ») est, à l’origine, un magistrat de la Grèce antique dont les attributions et le mode de désignation varient d’une cité à l’autre. Littéralement, il serait traduisible par « superviseur ».
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[8]
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835-1840.
À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert reste mis. [1]
Introduction
1En ce début du XXIe siècle la liberté politique dans l’Union européenne (UE) se vit dans le contexte d’une société libérale fragilisée par la montée du populisme, de la violence terroriste, du séparatisme régional, du changement climatique, et des migrations venant de pays à la dérive où la richesse est confisquée et l’absence de liberté empêche tout épanouissement d’une population jeune et formée.
2Le fait libéral a deux dimensions principales : premièrement, l’indépendance de la société vis-à-vis du pouvoir. Ce point se réfère à la reconnaissance de l’indépendance de la société civile européenne du pouvoir politique, et se traduit par la séparation entre la société civile et l’État, et la reconnaissance des droits des individus au sein des institutions. Deuxièmement, en opposition à la communauté religieuse où le pouvoir hérité de Dieu est supérieur à la société, la société dans une Europe libérale occupe la première place et est la source du pouvoir. C’est la deuxième dimension très importante du fait libéral : la société est autonome et le pouvoir est le reflet de la société sous la forme de l’assemblée et du gouvernement représentatif. L’autonomie signifie que la société est en mesure de donner ses propres lois, mais aussi que la société est en mesure de produire son propre avenir, en s’appuyant sur trois piliers, politiques, juridiques et historiques.
3Le premier est la possibilité d’avoir un monde politique (personnes et institutions) capable de s’autodéterminer par lui-même et pour lui-même sous la forme jusqu’à présent, dans l’Union européenne, d’une communauté d’États-nations représentée par le Conseil européen, la Commission européenne et le Parlement européen.
4Un deuxième pilier est un droit positif, qui tend à respecter un droit naturel moderne, dont les fruits sont des lois contractuelles et les droits détenus par des individus donnés du fait de leur seule existence : les hommes sont nés libres et égaux. Comme l’a affirmé Rousseau « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité et même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ». [2] Ce deuxième pilier s’incarne dans les deux juridictions supranationales européennes, la Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg et la Cour de Justice de l’Union européenne de Luxembourg, garantes des principes auxquelles les États membres de l’UE ont souscrit volontairement. Si la Cour européenne des Droit de l’Homme a pour mission d’assurer le respect des engagements souscrits par les États signataires de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de Justice veille à l’application du droit de l’Union et à l’uniformité de son interprétation sur le territoire de l’Union. À cette fin, elle contrôle la légalité des actes des institutions de l’Union européenne et statue sur le respect, par les États membres, des obligations qui découlent des traités. Elle interprète également le droit de l’Union à la demande des juges nationaux.
5Le troisième pilier est la capacité de la société libérale à cesser d’obéir au passé, comme la société religieuse du Moyen Âge, et être en mesure de projeter et de réaliser son propre avenir. La liberté a un sens dans le contexte de la notion de progrès, la société vise à construire un avenir où nous serons plus instruits et détenteurs de plus de liberté. La société libérale est organisée pour et à la recherche de changement. Fondée après la deuxième guerre mondiale, l’Union européenne défend la paix, l’État de droit et la démocratie.
6Les piliers de la société libérale européenne se sont constitués intellectuellement au fil du temps, mais sont aujourd’hui fragilisés.
7Afin de comprendre les défis d’une société européenne libérale, deux questions sont abordées ici autour de la notion de liberté : Pourquoi l’Europe ne parvient plus à être un aiguillon de la société libérale dans un monde où des migrants mettent en péril leur vie pour la rejoindre ? Comment permettre à l’Europe de devenir un modèle de société libérale dans un monde multipolaire ?
Pourquoi l’Europe n’est-elle plus un aiguillon de la société libérale ?
8Dans la deuxième moitié du XXe siècle les intellectuels de l’Europe de l’Est, et parmi eux Havel, Kundera, Milosz, ont été les chantres d’une Europe de l’Ouest, aiguillon de la société libérale en opposition avec l’ordre régnant à l’Est de l’Europe.
« Le désir de l’ordre veut transformer l’univers humain en un règne inorganique où tout marche, où tout fonctionne, où tout est assujetti à une règle supérieure à l’individu. Le désir de l’ordre est en même temps désir de mort, parce que la vie est perpétuelle violation de l’ordre. Ou, inversement, on peut dire que le désir de l’ordre est le prétexte vertueux par lequel la haine de l’homme justifie ses forfaits. » [3]
10Kundera mentionnait l’occidentalité comme culture et civilisation afin de se différencier du totalitarisme soviétique. L’identité culturelle devait s’affirmer contre le totalitarisme. Ainsi, Havel prônait le théâtre et la culture comme dissidence et mode d’expression de la société civile.
11En 1989 la chute du Mur de Berlin marque le triomphe du fait libéral sous l’approfondissement du mouvement historique et l’échec des deux conservatismes, le conservatisme radical et le socialisme révolutionnaire. Ces derniers ont sous-estimé la nature structurelle du fait libéral marqué par la résistance à la fusion du pouvoir et de la société.
12Aujourd’hui, le programme de 1989 (le marché libre, la démocratie, l’Europe) est épuisé. L’Europe libérale est de plus en plus remise en cause par la démocratie illibérale, c’est-à-dire la démocratie selon Rousseau, mais sans séparation des pouvoirs politiques et judiciaires comme le souhaitait Montesquieu. « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » [4] L’Europe accueille ainsi en son sein une nouvelle forme politique, la « démocrature », qui risque fort d’inspirer des pays en proie à la fièvre du référendum et autre plébiscite populaire. Ainsi, les populistes trouvent la démocratie parlementaire inadaptée aux contraintes de la mondialisation, à la technicité des questions à traiter, trop lente à prendre des décisions s’appliquant à des flux financiers ultra-rapides. Les premières attaques ont été exprimées lors de la crise de la zone euro démarrée en 2010 avec la crise de la dette grecque. Pour contrer les flux spéculatifs, il fallait, selon eux, être capables de prendre des décisions politiques au même rythme et jeter par la fenêtre les délais nécessaires au débat démocratique.
13Les attentats terroristes qui frappent l’Europe poussent aussi à modifier les constitutions pour pouvoir, temporairement selon les politiques, mettre entre parenthèses l’État de droit et engager des mesures liberticides d’exception.
14Comme partout en Europe, une défiance de plus en plus importante se fait sentir envers les institutions de l’Union européenne. Cet euroscepticisme est partagé par le PiS (Droit et Justice) en Pologne, le parti de l’ancien premier ministre Jaroslaw Kaczynski. Les pays entrés dans l’UE ont bénéficié depuis le départ de fonds structurels importants. Ils sont donc les gagnants de l’intégration européenne en matière de transferts financiers, mais ils affichent un certain mal-être par rapport au projet européen. La première raison est que les PECOs (pays d’Europe centrale et orientale) se considèrent toujours comme des associés de second rang de l’UE ; ils ne trouvent pas leur compte dans la gouvernance de Bruxelles – avec tort car ils sont représentés par des commissaires européens importants, la carrière de Donald Tusk en est un exemple révélateur. Ils considèrent malgré tout l’UE comme un club de pays d’Europe de l’Ouest.
15La deuxième raison du désenchantement européen trouve son expression dans la question des migrants, qui dépasse largement le débat conflictuel sur la répartition de quotas par pays que nous avons vécu en 2016. Dans les PECOs, le multiculturalisme est une notion qui n’est pas autant acceptée que dans les pays d’Europe de l’Ouest. Il y a des minorités autochtones, bien que la Deuxième guerre mondiale ait considérablement fait bouger les lignes, mais pas de minorités extra-européennes. Pour les PECOs, l’Europe est aujourd’hui un projet essentiellement économique qui n’a plus ni fondations solides ni assises culturelles. Elle laisserait entrer tout le monde sans distinction, avec une peur marquée de la montée de l’islam.
16Or, il n’y a pas de minorité musulmane importante en Europe de l’Est, à l’instar de la Pologne, où un petit groupe de Tatars vit depuis près de mille ans et est peu pratiquant. La tradition de l’islam est inexistante. Les images venant de Hongrie et de Slovénie sont amplifiées et déformées. Les Polonais voient l’arrivée de migrants comme une déferlante, ces personnes n’ayant culturellement pas de liens avec eux. L’idée de la submersion migratoire et des dangers du multiculturalisme fonctionne à plein. Le gouvernement polonais n’est pas l’équivalent de celui de M. Orban en Hongrie, mais l’idée selon laquelle l’Europe est une civilisation fondamentalement chrétienne persiste. La Pologne reste l’un des derniers pays d’Europe où être catholique a un sens quotidien, et où l’Église, depuis le pontificat de Jean-Paul II a une importance à la fois symbolique et concrète.
17Or, nous assistons à la montée du fait religieux dans le voisinage de l’Europe (Turquie, Syrie, Irak, Maghreb) qui, s’il s’étend à la sphère politique et publique, lance un défi à la société libérale européenne. Dans une société soumise au fait religieux, la société, organisée autour d’une communauté religieuse, est hétéronome, et vit sous la soumission au pouvoir religieux. La puissance de Dieu représente et ordonne la liberté de la communauté humaine selon une prescription provenant des lois supérieures de Dieu. Voilà pourquoi la société dans une structure religieuse est une société de tradition. La tradition ne les empêche pas de changer, mais ces sociétés sont organisées pour ne pas changer. Ainsi, cette résistance intrinsèque au changement explique la difficulté pour ces sociétés d’entraîner une transformation rapide. Les sociétés vont changer, mais lentement.
18De même, le pilier juridique est fragile. Le système juridique européen s’achemine vers une tendance profonde de croissance du système pénal et de sanction réclamée par une branche influente et médiatique de la société de plus en plus soucieuse d’ordre, bien plus que de liberté. Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne à la fin 2009, le Conseil n’est plus le seul maître à bord : dans de nombreux dossiers, il a désormais besoin du feu vert du Parlement européen. Ce dernier est le gardien de la charte des droits fondamentaux, intégrée au traité de Lisbonne, tout comme l’est la nouvelle procédure de l’« initiative citoyenne », qui permet à la population de demander l’élaboration de nouvelles propositions législatives dès lors qu’un million de personnes ont signé une pétition à cet effet. En théorie, c’est une réponse au manque de légitimité démocratique de l’UE. Mais le succès foudroyant des trilogues où des représentants des trois grandes institutions européennes (Commission, Conseil, Parlement) se retrouvent dans des réunions à huis clos pour finaliser le contenu de certaines directives (de la directive sur le secret des affaires à la réforme de la protection des données personnelles en passant par le « six pack », ces textes qui ont renforcé la discipline budgétaire au sein de la zone euro) sans contrôle démocratique. Ainsi, la « colegislation » a eu pour effet de renforcer l’informalisation et la mise à l’écart. Le recours croissant aux trilogues pour trouver des compromis à tout prix entre les différentes institutions piétine l’esprit des traités.
19Le troisième pilier, marqué par la liberté économique comme vecteur de progrès et élément essentiel de l’avenir de l’UE, montre ses limites. Les quatre « libertés » de circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services, considérées comme fondamentales par l’Union européenne, sont des libertés issues du marché commun et définissent un espace économique de libre-échange. À l’image du plan Juncker (de nom du président de la Commission européenne pour la période 2015-2020), un plan d’investissement de 300 milliards d’euros, l’UE privilégie le dynamisme productif et l’impératif de croissance sous contraintes budgétaires. Elle considère que le mouvement et les changements qui animent la société procèdent des échanges et des initiatives commerciales des individus. Le pouvoir s’aligne sur les progrès économiques de la société, qui a besoin de liberté pour son développement créatif.
20Les crises financières et économiques depuis 2008 sont un facteur décisif de clarification : l’économie administrée a échoué, mais la gouvernance d’un nouveau monde issu du triomphe du fait libéral a également démontré ces failles. La nationalisation des industries ne fonctionne pas, mais le marché peut aussi échouer. Le problème va au-delà de l’économie et concerne le fonctionnement de notre société.
21Au vu de la crise de confiance dans la capacité du pouvoir politique à projeter un futur désirable, il faut se demander si l’économie doit être un tel vecteur de la construction de l’Union européenne. La sortie du Royaume-Uni de l’UE, le « Brexit », décidé en juin 2016 par une majorité de citoyens britanniques, est un nouveau signal que l’UE n’est plus forcément perçue comme un monde politique représentatif de la volonté des citoyens européens et reflétant la géographie et le territoire européen. Parmi les quatre libertés « non négociables » selon les termes des institutions européennes, seule la liberté de libre circulation des personnes semble poser problème au Royaume-Uni. La concentration des populations sur les axes de circulation et de transport développe une société où les centres aspirent les richesses et créent des périphéries sous-urbaines et une banlieue, au sens propre du terme, le lieu où les bannis résident. Nos démocraties ne peuvent pas seulement être libres, mais elles ont aussi besoin de définir un quatrième pilier, une vitalité culturelle commune.
Comment permettre à l’Europe d’exister comme puissance libérale dans un monde multi-polaire ?
22La nature du mouvement historique est comme une vague nous emportant dans des directions changeantes et soulève la question à laquelle l’Europe libérale doit donner des réponses : où sont les priorités et les situations d’urgence ? Alors que les États-Unis et la Chine ont choisi le Pacifique comme lieu d’affrontement pour établir leur règne de première puissance globale du XXIe siècle, l’Europe a une carte à jouer comme puissance libérale et de paix.
23L’urgence est à l’exercice informé et actif de la liberté politique sur l’ensemble du territoire européen. Une trame de circulation d’idées et de culture sous la forme de relais européens de la culture sur l’ensemble du territoire européen doit éliminer les enclaves et permettre une expression démocratique informée en dehors des seules élections européennes. En 2015 environ 119 millions de personnes, soit 23,7 % de la population vivant dans l’UE, étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale [5]. Les personnes concernées sont affectées par au moins l’une des trois conditions suivantes : risque de pauvreté après transferts sociaux (pauvreté monétaire), situation de privation matérielle sévère ou appartenance à des ménages à très faible intensité de travail. Les marges doivent être ramenées au centre du débat politique. Comme Milosz, il faut annoncer une Autre Europe comme « la trame mystérieuse du devenir où aucun fil ne devrait être omis » [6].
24La priorité est de renforcer les piliers de la société libérale. L’autonomie de l’Union européenne et sa capacité à se projeter doivent se faire par la réforme de ses institutions et l’inversion des pouvoirs : la réduction du nombre des représentants des institutions à moins de cent membres directement élus, dont sept membres « stratèges » sont les représentants permanents du Conseil européen élu pour sept ans sur un programme de gouvernance européenne en charge de l’épanouissement de la société libérale et des biens communs (accès au savoir, préservation des biens culturels et environnementaux, défense du territoire européen). Un membre du Conseil est tiré au sort pour présider les débats et devient « épistate [7] ».
25Une seule Cour de Justice, indépendante, garantira, elle, la préservation des libertés. La claire identification des responsabilités doit mettre fin au fractionnement du pouvoir dans une complexité institutionnelle absolue (gouvernements, Parlement européen, parlements nationaux, régionaux, localités) et renforcer l’emprise des citoyens et leur influence dans l’orientation politique de l’Europe.
26Dans ce nouveau cadre institutionnel, les règles doivent aussi changer. L’Europe substitue aux rouages et aux règles automatiques des débats amenant au consensus démocratique. L’émergence de nouveaux médias, organisés en réseau, ou plus facilement accessibles, notamment financièrement, doit changer la donne. Du blog aux forums internet, des webradios à l’explosion de l’offre télévisuelle, et aux nouveaux web magazines, ces nouveaux supports doivent générer un espace public de l’action militante et de la diffusion des savoirs et de la pensée.
27L’Europe doit redevenir un modèle de société libérale par la transformation d’agent économique en acteur politique et l’acquisition de nouvelles libertés. Pour cela, les nouvelles libertés défendues par l’Europe doivent être la dignité, l’accès à un espace de savoirs et de connaissances libres, et la reconnaissance des droits de tous les êtres vivants.
28Un citoyen digne doit avoir un toit, un accès aux soins et à une nutrition régulière et équilibrée. L’Europe doit s’émanciper par un effort collectif permettant à chaque citoyen l’accès à un toit, aux soins et à une nutrition régulière et équilibrée, une nouvelle liberté l’« Europadomus ». Pour réaliser cette liberté les banques centrales du système européen des banques centrales doivent accorder des prêts à très long terme à chaque citoyen dès sa maturité dont l’obligation de rembourser portent avant tout sur les intérêts. Le capital ne sera remboursé qu’en cas de volonté d’acquisition du logement à sa retraite. De son côté la politique agricole commune (PAC) peut faciliter une relation directe entre le citoyen et un réseau de producteurs coopératifs agricoles permettant aux familles d’être sociétaire de ces coopératives et de participer à leur développement à long terme.
29Le citoyen européen doit pouvoir exprimer sa volonté collective dans des espaces où l’information n’est pas une donnée sélectionnée par des moteurs de recherche à finalité mercantile et dont les contenus culturels fournissent 20 à 30 % des profits, mais une information transformée en savoir et en connaissance. Elle doit s’émanciper des sociétés multinationales contrôlant l’information et établir un internet de la connaissance et du savoir par la mise en relation et en perspective des travaux des scientifiques, artistes et philosophes du monde entier tout en leur assurant une rémunération équitable pour leur contribution au bien commun, une nouvelle liberté l’« Europasapiens ». La gouvernance européenne doit ainsi donner un passeport digital d’accès au savoir sur l’ensemble des nouveaux supports digitaux en favorisant l’enrichissement des contenus par un réseau européen des Académies des sciences et des lettres. Si l’accès est gratuit, leurs auteurs doivent être rémunérés sur la base de leur excellence. La trame culturelle peut se tisser par des centres virtuels de la culture et des journées de rencontre culturelle où les citoyens européens se retrouvent autour d’activités communes. Le passeport européen de la culture attribuerait un « crédit » culturel a chaque citoyen attribue lors de sa participation aux activités culturelles et lui permettant de devenir des ambassadeurs de la culture.
30Le passage au politique – un être digne et instruit agissant sur le réel, capable de se projeter dans la transformation collective de la société et l’objectif d’un monde meilleur – s’adresse à un monde dont il est l’acteur, et non le rouage d’un système qui le dépasse. Cette transformation permettra à l’Europe de se différencier du libéralisme américain et chinois, où les membres de la société sont avant tout des agents économiques. L’objectif d’une société d’agents, loin d’un monde meilleur, est d’optimiser, d’automatiser les fonctions dans un but de rentabilité économique et de productivité à même d’assurer la croissance, seul phare dans la brume d’une société réduite au fait économique qui ne traite pas en profondeur ses contradictions : comment être libre si des ratios de dette et des incitations à la consommation délimitent les choix ?
31Refuser d’agir en fonction non seulement de la rationalité économique (optimiser son profit ou son bien-être) doit redevenir un acte de liberté, et non un acte d’exclusion. Une troisième nouvelle liberté est la possibilité pour l’agent endetté de se déclarer en faillite personnelle sans que celle-ci ne le conduise à la misère et à sa déclassification comme agent économique mal noté et devant être écarté de la société.
32Finalement, l’Europe ne peut se donner comme objectif le développement durable sans accorder à tous les êtres vivants une nouvelle reconnaissance juridique protective et ainsi déclarer les Droits de l’Homme, du Citoyen et des Espèces Vivantes. La disparition des animaux sauvages et autres invertébrés met en péril la biodiversité et la liberté pour les générations futures de vivre en harmonie avec la nature. La nouvelle liberté « Europavitae » laisse des espaces sans activités et sans présence humaine sur tout le territoire européen.
Conclusion
33À court terme, il semble qu’il n’y ait pas d’espace pour surmonter la perspective de la société libérale. Néanmoins il est impensable qu’un système religieux ou totalitaire prenne le relais. Toutefois, les actes terroristes et la montée du conservatisme radical en Europe (Pologne, Hongrie, Slovaquie, Autriche, France, Allemagne, etc.) montrent que le triomphe de la société libérale n’est pas définitif. La vision européenne de la nécessité pour les acteurs de la société civile d’avoir la liberté de s’organiser comme ils le souhaitent n’est pas partagée partout. Peu de citoyens croient encore qu’une puissance administrant d’en haut est l’organisation optimale de la société et de ses biens communs. Cette perspective n’est plus pertinente, alors qu’elle a soulevé tant d’espoirs au cours du XXe siècle. Nous sommes tous devenus libéraux, que nous le sachions ou non : libéral conservateur, libéral, socialiste libérale.
34Toutefois, les quatre « libertés » de circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services, considérées comme fondamentales par l’Union européenne, établissent une Europe de l’Ancien régime, au sens de Tocqueville, pour asseoir un monopole en matière juridique, économique et bien sûr de débat politique : la censure veille sur les esprits novateurs. Par un choc en retour pourtant, l’UE provoque la revendication du nationalisme européen, force politique pouvant s’imposer par la violence et le plébiscite, pour prendre le pouvoir au nom des droits des nations à disposer d’eux-mêmes et de l’illumination vertueuse pour le bien national.
35Dans cet Ancien régime, le face-à-face entre les princes des États-nations et les penseurs européens sépare l’action, exercée par une association d’États européens, et le jugement critique, qui relève des intellectuels et de la société civile. Toutefois, ce face-à-face doit puissamment modeler un nouvel esprit européen afin de permettre un changement de régime et une révolution, autant que possible, pacifique.
36Déjà, dans L’Ancien régime et la Révolution, en 1856, Tocqueville montrait que l’esprit révolutionnaire se nourrit de leur conflit plutôt que de leur coopération. « Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes » [8]. Si la coopération doit l’emporter, un esprit européen doit puissamment se modeler afin d’établir de nouvelles libertés dans l’Union européenne.
Notes
-
[1]
Poèmes et Prose Choisis, René Char, Gallimard,1957
-
[2]
Le Contrat Social, Jean-Jacques Rousseau, 1762
-
[3]
Milan Kundera, La Valse aux Adieux, (Gallimard, 1976).
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[4]
Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, De l’Esprit des Lois, 1748
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[5]
Personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, http://ec.europa.eu/eurostat/web/products-datasets/-/tsdsc100, Eurostat, 17 Octobre 2016
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[6]
Czesław Miłosz de Lubicz, Une Autre Europe, 1964
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[7]
L’épistate (en grec ancien ἐπιστάτης /epistátês, « celui qui est placé au-dessus », de ἐφίστημι / epístêmi, « placer ») est, à l’origine, un magistrat de la Grèce antique dont les attributions et le mode de désignation varient d’une cité à l’autre. Littéralement, il serait traduisible par « superviseur ».
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[8]
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835-1840.