1 La souveraineté est un concept qui a des racines historiques en général bien identifiées. Est-ce que ces origines historiques permettent de parler de « contingence de la souveraineté » au sens où il y aurait une naissance et une mort historiques du concept ?
2 Bertrand Badie : Je crois qu’il faut prendre en compte deux éléments qu’on oublie peut-être un peu trop rapidement. D’abord, bien sûr, la souveraineté a un point de départ dans l’histoire, que l’on peut faire remonter, pour rester fidèle à la définition exacte du concept, à Jean Bodin, et donc à un contexte qui était celui du seizième siècle en France, marqué par une ambiance de guerre civile et d’interventions étrangères, espagnole du côté des catholiques, et anglaise du côté des réformés. Avant la vie, il y avait la vie : avant la souveraineté, il y avait d’autres formes d’organisation du pouvoir politique.
3 Ensuite, il faut remarquer que ce concept n’a pas été figé dès lors qu’il a été forgé. Depuis Bodin, et jusqu’à nos jours, il n’y a pas eu une définition de la souveraineté, ni surtout une mise en pratique de la souveraineté, mais plusieurs. Il y a eu d’abord un usage de cette théorie qui a ouvert la voie à l’absolutisme puis une nouvelle lecture avec la pensée révolutionnaire. Il y a eu ensuite son élargissement à la vie internationale européenne à travers la mise en place des équilibres de puissance en Europe qui a peu à peu abouti à une définition internationale de la souveraineté comme rapport de puissance, ce qui nous renvoie à quelque chose de différent.
4 Avec le vingtième siècle apparaît la notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, notion elle-même raffinée de la tradition révolutionnaire à laquelle je faisais référence tout à l’heure. Avec le processus de décolonisation, puis ensuite avec les processus de construction régionale et de mondialisation, de nouvelles constructions du concept de souveraineté ont vu le jour. Donc, c’est une histoire qui a un point de départ, mais qui a surtout beaucoup d’épisodes où viennent se télescoper des paramètres internes et des paramètres externes, d’où la grande difficulté aussi de saisir ce concept qui est en même temps un concept de politique intérieure et de politique internationale.
5 Est-ce qu’il n’y a pas d’abord un invariant du concept, tout de même, malgré cette évolution, qui est le caractère absolu de la souveraineté au sens où toute relativisation de la souveraineté est négation de la souveraineté ?
6 Stéphane Pierré-Caps : Je crois que c’est effectivement le thème récurrent de la notion de souveraineté, et je suis évidemment d’accord avec ce qui vient d’être dit quant aux origines du concept de souveraineté. Je pourrais partir pour ma part d’une formule de Jellinek, qui écrit, dans son Allgemeine Staatslehre, que la souveraineté est un concept politique qui a été ultérieurement transformé afin de pouvoir assurer une base juridique au pouvoir politique de l’État. C’est vrai que la souveraineté apparaît dans un contexte qui est très situé, pratiquement au moment où la monarchie absolue naît en Europe. Il faut bien voir en effet qu’au Moyen-Âge, aucune notion correspondante n’avait été utilisée en relation avec le pouvoir, avec l’autorité politique. Et c’est effectivement Bodin qui, dès le départ, a porté à sa perfection le concept de souveraineté, dans un contexte d’ailleurs très européen.
7 On trouvera, même avant Bodin, en Hongrie par exemple, plusieurs dizaines d’années avant, des tentatives, à l’époque du roi hongrois Mathias Corvin, des légistes hongrois pour bâtir dans les faits ce que Bodin construira ensuite au niveau théorique. Alors, l’expression n’est quand même pas inconnue, elle vient du bas latin superanus qui, en langue vulgaire, désignait tout personnage officiel disposant d’une autorité supérieure. Ensuite, on a évidemment extrapolé à partir de ce qui était déjà quand même employé auparavant. Alors, je crois que, dès le départ, la souveraineté est liée à l’absolutisme. L’absolutisme monarchique, mais aussi par la suite, lorsque, avec le mouvement des Lumières et la Révolution française, le concept sera récupéré, notamment par Rousseau, au travers de la volonté générale.
8 En fait, les révolutionnaires français, eu égard au concept de souveraineté, n’ont rien changé par rapport à la construction antérieure, si ce n’est naturellement qu’ils ont changé la question de la légitimité du pouvoir politique. C’est le mythe de la volonté générale, mais la volonté générale, c’est une conception monadique : c’est le peuple qui se donne des lois en quelque sorte à lui-même. La souveraineté apparaît alors pour ce qu’elle est depuis devenue, c’est-à-dire un pouvoir séparé et transcendant, qui gouverne d’en haut le corps politique, c’est-à-dire le peuple organisé. Donc l’idée d’absolutisme est effectivement un invariant de la question de la souveraineté, parce que c’est en rapport avec le pouvoir politique que la souveraineté apparaît dès le départ.
9 Ceci montre bien d’ailleurs qu’à mon avis la souveraineté n’est pas un concept juridiquement saisissable. Alors, cela fera probablement plaisir au politique que le juriste rende les armes sur cette question-là. Je crois que c’est un concept foncièrement politique parce que c’est un instrument de lutte. C’est un instrument qui cristallise une volonté de lutte pour le pouvoir, pour l’hégémonie, pour l’autorité. Au départ, c’est le prince, ensuite c’est l’État. Il y a le détour aussi par la doctrine allemande du dix-neuvième siècle, qui sous l’influence de Hegel notamment, va lier indéfectiblement souveraineté et État, et nous savons qu’aujourd’hui, certains juristes français, je pense en particulier à Olivier Beaud, sont très influencés par ces doctrines allemandes du dix-neuvième siècle.
10 Bertrand Badie : Vous remarquez qu’il est difficile, sur le plan juridique, de définir et de concevoir la souveraineté mais je crois qu’en termes politiques, on pourrait dire en fait la même chose. Pourquoi ? Parce que lorsque l’on pose l’équation souveraineté-pouvoir ultime, on entre dans une aporie complète du point de vue de l’analyse politique. Parce que, par définition, l’idée d’un pouvoir qui ne serait précédé d’aucun autre pouvoir n’est pas concevable sur un plan politique, certainement pas d’un point de vue international, et de manière extrêmement fragile du point de vue même du fonctionnement interne du système politique. C’est la raison pour laquelle, en science politique, on s’oriente vers une conception de la souveraineté qui consisterait à la saisir comme une revendication et non comme un ordre.
11 Historiquement, déjà, c’est une revendication. Quand apparaît la souveraineté dans la monarchie absolue, le monarque revendique une émancipation en fait double, vis-à-vis du pape et vis-à-vis de l’empereur. Jamais le concept de souveraineté ne s’est si bien porté que lorsqu’il devenait discours de revendication. Si j’ai fait tout à l’heure allusion à la décolonisation, c’est pour montrer comment effectivement, dans le contexte de celle-ci, la pensée souverainiste a connu un très fort retour. Et si maintenant, il y a une certaine mode à évoquer la souveraineté ou à se présenter comme souverainiste, c’est bien parce que, confrontés au défi de la mondialisation, de la globalisation, de la construction régionale, on s’aperçoit plus que jamais que l’idée de construire un pouvoir en termes absolus et ultimes est évidemment problématique. Donc, j’aurais tendance à avancer l’hypothèse que la souveraineté comme définition d’un ordre est une fiction, et comme toute fiction, c’est-à-dire comme tout imaginaire cohérent, quelque chose qui relève d’une rationalité implacable, mais totalement aporique. Ce qui en revanche n’est pas fictif dans la souveraineté, ce sont les mouvements de revendication qu’elle inspire.
12 La Cinquième République est née dans un contexte de revendication de la souveraineté (sans même parler des revendications dans les colonies de cette souveraineté), à la fois de souveraineté interne et de souveraineté internationale. Cela fait partie de l’identité de la Cinquième République : il y a eu une volonté de conciliation entre la notion de souveraineté populaire et la notion de souveraineté nationale sur le plan interne et, sur le plan international, une affirmation d’indépendance conciliée avec le respect des règles du droit international public. Pensez-vous que ces mouvements de relativisation de la souveraineté aujourd’hui sont gênants pour l’équilibre même de la Cinquième République, pour la façon dont elle existe, ou pensez-vous que c’est un régime qui peut s’adapter à la remise en question de la souveraineté ?
13 Stéphane Pierré-Caps : Je crois qu’il faut au préalable dissiper une ambiguïté conceptuelle. Quand on regarde le texte de la Constitution, on constate que le mot souveraineté n’apparaît que dans son rapport avec la Nation. On parle de souveraineté nationale. Or, le problème tient à ce que la souveraineté nationale recouvre deux choses, et je crois que cela est très bien mis en évidence dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, en particulier dans sa jurisprudence sur la construction européenne.
14 Il y a d’abord la souveraineté démocratique, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, le peuple en tant qu’organe premier du pouvoir politique, mais c’est aussi la souveraineté de l’État. C’est là que toute l’histoire de plusieurs siècles du concept de souveraineté se condense, et pose un redoutable problème intellectuel, parce que si l’on se polarise sur la souveraineté de l’État, on est coincé par rapport aux évolutions en cours. Or, je crois que la grande erreur, c’est d’avoir désincarné le concept de souveraineté, pour en faire une notion artificielle, une propriété ne varietur de l’État, car, si l’État est souverain, il n’y a pas de construction européenne possible, ni de création d’unités multinationales. Le concept de peuple est placé dans une fixité immuable, étant entendu naturellement que le peuple est absorbé par l’État. C’est la fameuse doctrine du droit public français qu’on nous assène depuis deux siècles : l’État est la personnification juridique de la Nation. Alors si relativisation de la souveraineté il doit y avoir, c’est d’abord par rapport à la souveraineté de l’État. De ce point de vue là, je crois que c’est par abus de langage que l’on parle de souveraineté de l’État. Des travaux récents vont dans ce sens : j’étais il y a peu dans un jury de thèse à Montpellier sur « le principe de souveraineté de l’État dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », où l’auteur de cette thèse – M. Jérôme Roux – montre que, contrairement à ce que la doctrine dominante dit, le Conseil constitutionnel n’est pas du tout souverainiste ou nationaliste et que, au contraire, il ne cesse d’accepter des limitations de souveraineté. Mais encore, même le terme « limitation de souveraineté » constitue un abus de langage.
15 Autrement dit, il nous faut retrouver ce qui est finalement l’essence du concept d’État : l’État n’est qu’un instrument, l’État n’a qu’une fonction instrumentale, c’est un cadre d’exercice de compétences. À ce moment-là, on se dégage un espace, une ouverture qui permet aussi bien de penser les ordres juridiques englobants que de penser éventuellement, même si l’on n’en est pas encore là en France, la décomposition de la Nation, plus exactement la reconstruction de la Nation française comme unité composée. La seule possibilité finalement tolérée par la Constitution française, comme on le voit encore aujourd’hui avec la Nouvelle-Calédonie, c’est le fait que l’ordre juridique français souverain puisse quand même organiser ce que j’appellerais son extranéité. À partir du moment où les peuples ou les territoires d’outre-mer ne font pas partie, ne participent pas de l’indivisibilité du peuple français, alors à ce moment-là, tout est possible.
16 Le deuxième aspect de la souveraineté, c’est évidemment la souveraineté nationale, et là, il y a des perspectives beaucoup plus intéressantes à creuser. Je crois que, conceptuellement, il y a une liaison qui semble tenir aujourd’hui entre Nation et souveraineté. L’État n’étant qu’un cadre d’exercice des compétences, la nation peut se suffire à elle-même. Mais je ne parlerais pas de souveraineté, je parlerais plutôt d’autonomie. Pour moi, le mot autonomie est un concept politique fondamental.
17 Bertrand Badie : Il y a là un vrai débat : je pense qu’effectivement, surtout dans la tradition française, lorsque l’on sépare la notion de souveraineté de la notion d’État, on va vers des incertitudes fortes. Et tout le débat autour de la construction européenne s’inscrit justement dans cette césure. Je veux dire que l’État est un cadre, comme vous le dites, d’exercice de la souveraineté démocratique, mais une fois que ce cadre disparaît ou s’affaiblit, apparaît une gigantesque interrogation sur les modes d’expression démocratique.
18 On a essayé de sauver le concept de souveraineté à propos de l’Union européenne, en parlant de souveraineté partagée ou de « pool » de souverainetés : il s’agit d’un échec parce que le concept de souveraineté, dès qu’il est séparé d’un cadre territorial précis, devient extrêmement contradictoire. Tout le débat consiste alors à se demander comment faire ressusciter la souveraineté démocratique si elle ne s’exerce plus dans le cadre de l’État. Autrement dit, et là on touche à l’une des racines de notre philosophie politique, comment reconstruire une communauté politique, c’est-à-dire une communauté contractualisée dès lors que l’État perd sa souveraineté ? Si l’État perd de sa souveraineté, la communauté politique perd de ses frontières, de ses compétences, donc de sa substance et de son aptitude à se gouverner.
19 Stéphane Pierré-Caps : Je suis évidemment tout à fait d’accord avec cela. Il faut constater la relativisation de la souveraineté de l’État. Je crois qu’il faut se débarrasser de cette souveraineté de l’État. Nous avons été trop influencés par le détour opéré par la doctrine juridique allemande, et également par ce qui s’est passé au moment de la Révolution française avec Rousseau, comme je le disais tout à l’heure. Mais, à partir de là, il faut bien voir que relativiser la souveraineté de l’État ou même anéantir le concept en étant tout à fait provocateur, c’est opérer ce que Gérard Soulier appelle une « désintrication » de l’État et de la Nation, c’est-à-dire casser ce rapport d’univocité, d’isomorphisme entre la Nation et l’État.
20 L’État devenant simplement un cadre d’exercice des compétences, que devient la nation dans cette affaire ? Avec la doctrine néo-thomiste de Jacques Maritain, nous avons quelques éléments de réponse. Maritain, qui était un fédéraliste européen convaincu, nous dit quelque part que, à partir du moment où la Nation autonome ne se suffit plus à elle-même en tant que corps politique organisé, rien n’empêche qu’elle aille rechercher cette suffisance à soi, cette autonomie dans un corps politique plus vaste. Alors c’est là que personnellement j’introduirais ce concept que j’ai essayé de mettre en avant à propos de la situation politique en Europe centrale et orientale, de « multination », c’est-à-dire d’exercice en commun d’un pouvoir constituant, qui peut être un pouvoir constituant européen exercé par les nations, parties constitutives de l’intégration politique européenne. Et si l’on veut séparer la Nation et l’État. Je crois que la seule façon de s’en sortir dans le contexte européen, c’est peut-être d’envisager l’Europe comme un corps politique, comme un corps politique avec une communauté de valeurs. Certains travaux vont dans cette direction-là. Je pense à Habermas, qui a été pionnier avec l’idée de patrimoine constitutionnel européen, même si je n’adhère pas tout à fait à cela.
21 L’idée de Constitution européenne qui n’est qu’un projet en devenir, avec une sorte de patrimoine commun des droits fondamentaux, renvoie à toutes les Constitutions des États membres de l’Europe qui sont déjà des Constitutions européennes, puisqu’elles se réfèrent toutes à un patrimoine commun des droits et libertés fondamentaux. Donc c’est par rapport à cela qu’il faut réfléchir, à mon avis. Est-ce que les nations peuvent subsister indépendamment de leur support étatique, support étatique qui, en se projetant au niveau européen, ne peut que devenir autre chose ? C’est le vrai problème. Peut-on faire coexister un corps politique européen et des nations dont le support serait culturel ?
22 Bertrand Badie : Je crois que nous touchons là à un problème fondamental, qui est la fin des communautés politiques délimitées. Cela renvoie à deux situations. En premier lieu, les communautés politiques ont de moins en moins leur unicité d’antan. Elles deviennent fédératives de communautés qui sont des communautés de proximité : il faut prendre en compte de ce point de vue la notion de citoyenneté de proximité qui fait beaucoup de progrès, et qui évidemment est en contradiction flagrante avec l’idée de souveraineté. En second lieu, au-dessus cette fois-ci de l’idée de communauté politique se forment des communautés beaucoup plus vastes, intégrant les ensembles nationaux dans des constructions régionales.
23 Mais alors, se pose un deuxième problème, au-delà de l’ignorance que nous avons du support institutionnel de cette communauté politique non délimitée et qui a trait à la résurgence des cultures. Il y a derrière la notion de communauté politique, et je crois fondamentalement derrière la notion de souveraineté, l’idée de supériorité du politique, construit par contrat anéantissant ou dépassant l’idée de communauté naturelle, c’est-à-dire de communauté fondée non pas sur le lien volontaire, mais sur le lien affectif et prescrit. Il n’est pas étonnant de voir qu’avec l’effondrement de la souveraineté et la crise des communautés politiques, la nation politique régresse au profit de la nation culturelle et des mobilisations primordialistes.
24 Ce n’est pas du tout surprenant de voir comment la décomposition des États-nations et leur fragilité viennent s’insérer dans un processus de réveil identitaire, de revendication ethnique, de culturalisme, d’ethnicisation du monde avec, et la boucle est bouclée, quelque chose qui ressemble à un état pré-hobbésien, c’est-à-dire ce qu’il y avait avant le contrat social. Derrière cette ethnicisation du monde à nouveau l’homme devient un loup pour l’homme. Ceci fait quand même très peur. En tirant sur ce fil, tout se défait, notamment la notion de contrat social, et on revient à l’état de nature qui est un état de revendication identitaire, d’autodésignation identitaire, et donc d’altérité absolue et intolérante. Voilà qui banalise ce que nous avons connu en Yougoslavie et ce que nous connaissons à l’état maintenant chronique, là où la souveraineté n’a jamais pu réellement se construire, c’est-à-dire dans les sociétés en développement. Donc tout ça est extraordinairement dangereux.
25 Stéphane Pierré-Caps : Alors, effectivement, je crois que nous sommes là à la croisée de chemins. Je partage tout à fait vos inquiétudes sur l’ethnicisation du monde, parce qu’à partir du moment où le verrou de la souveraineté disparaît, c’est l’État-nation qui disparaît, avec son vecteur de citoyenneté que bon gré mal gré il s’efforçait quand même de préserver, tout au moins en Europe (parce que les tentatives ont bien montré que les importations du modèle européen ont échoué ; certains parlent d’« États prédateurs », en Afrique notamment).
26 Nous sommes d’accord sur le constat. Mais nous sommes aussi conscients des dangers que cela recèle. Le concept de nation culturelle était pensé au dix-huitième siècle par Herder, notamment, mais dans un contexte politique là encore très situé. Que voulait faire Herder ? Il voulait montrer que l’Aufklärung n’avait pas le monopole de la pensée politique. C’était une réaction patriotique allemande à l’impérialisme français dominant dans les idées. Herder voulait montrer qu’une Nation pouvait parfaitement être comme telle, se suffire à elle-même, indépendamment d’un cadre politique organisé. Ceci est à destination de l’espace centre-européen, notamment germanique. Les nations, à cette époque-là, étaient encore dans les limbes, mais vivaient sous une allégeance impériale qui a subsisté jusqu’au début du vingtième siècle. Il fallait penser l’organisation politique des groupes nationaux dans un contexte très différent du nôtre.
27 La conception de Herder a été ensuite récupérée par le mouvement romantique et, avec les révolutions de 1848, on voit apparaître la nation ethnique, la « nation ethnos » comme disent certains aujourd’hui, et maintenant nous sommes à la croisée des chemins, parce qu’il y a un véritable danger. On est d’accord sur le constat, mais on n’arrive pas encore à penser l’organisation du monde en devenir sauf à travers ce que l’on voit, c’est-à-dire le libre jeu des appétits ethniques identitaires, en France par exemple.
28 La France n’échappe pas à ce mouvement, par-delà la volonté quand même de maintenir les principes fondateurs de 1789 comme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel avec la décision de 1991 sur le concept juridique de « peuple français ». Mais derrière, on est en train d’adopter une loi sur l’aménagement du territoire qui met en avant la notion de « pays ». Or, la notion de « pays » suscite des réactions très ambivalentes en France. Il y a une opposition farouche des élus locaux, mais aussi du représentant de l’État, dans certaines zones. Par contre, on laisse faire dans d’autres régions, là où en particulier le pays est relié à une identité ethnique qui est relativement forte. Au pays basque, on a créé un pays, il y a quelques mois ; en Béarn également, il y a une volonté de créer un pays. La France n’échappe pas à ce mouvement-là, mais là il y a un véritable danger, et je ne crois pas personnellement que l’idée d’un patrimoine européen de valeurs, d’un patriotisme constitutionnel européen, constitue un garde-fou suffisant pour endiguer ces dangers.
29 Alors, peut-être va-t-il falloir cet État hégélien qu’on s’efforce de faire sortir par la porte et qui rentrera par la fenêtre ? Est-ce que finalement, on va restaurer un véritable État multinational digne de ce nom ? Cela aussi a été pensé : Kojève, en 1945, a pensé l’idée d’une fédération de nations apparentées qu’il appelait l’Empire. Le terme bien évidemment est assez significatif dans la pensée de Kojève. Alors, est-ce là la seule alternative ?
30 Bertrand Badie : Je crois qu’il y a deux regards dans cette affaire, et c’est peut-être d’ailleurs l’articulation des deux qui fait le plus problème.
31 Il y a d’abord le regard d’aménagement interne de la cité : que deviennent les anciens États-nations ? Je crois qu’il y a là, tout simplement, matière à repenser le lien social. La notion de lien social a été stabilisée très longtemps à travers celle d’allégeance citoyenne, et c’est autour de la redéfinition de cette allégeance citoyenne, c’est-à-dire de cette allégeance prioritaire que beaucoup de choses se jouent.
32 Et puis il y a aussi le regard international : Comment faire fonctionner ce système international qui n’est plus inter-stato-national ? Il y a la dimension régionale du problème, effectivement, comme vous le souligniez tout à l’heure. Mais il faut aussi se demander si l’ampleur des mutations qui accompagnent la mondialisation n’est pas en train de déboucher sur la construction d’un nouveau concept qui se substituerait à celui de souveraineté. Les relations internationales ont beaucoup progressé ces dernières années, à travers la remise en cause du principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. On voit de plus en plus se constituer, non pas ce gouvernement mondial, cette communauté mondiale, dont parlaient certains utopistes dès l’entre-deux-guerres, mais l’idée selon laquelle tout le monde est responsable de tout le monde. Ce concept de responsabilité me paraît très intéressant à suivre. On a l’impression qu’on passe de la souveraineté à l’idée véritablement transnationale de responsabilité qui s’applique au développement à l’échelle mondiale, aux grands équilibres économiques et financiers planétaires, aux violations des droits de l’Homme, au soin de chaque État aux problèmes écologiques. Il y a donc une mutation considérable. Cette nouvelle régulation à l’échelle mondiale est en train de porter, je pense, un coup fatal au concept de souveraineté. C’est peut-être un début de recomposition.
33 Stéphane Pierré-Caps : La Cinquième République s’est instaurée en 1958 dans un contexte classique, par rapport aux principes fondateurs que nous avons évoqués, notamment en matière de souveraineté, où les choses quand même étaient bien fixées. Et on le voit d’ailleurs dans les textes mêmes de la Constitution : la façon dont on perçoit aussi bien le mouvement de décolonisation (à travers la Communauté, même si la Communauté n’avait pas pour objectif, tout au moins au départ, mais ça n’a pas duré longtemps, d’inciter à la séparation des peuples associés à la République française) mais également l’intégration des rapports juridiques internationaux, tout cela est très classique. On reste sur un concept pivot qui n’est pas évoqué d’ailleurs par la Constitution qui est celui de la souveraineté de l’État.
34 Quarante ans après, nous sommes dans un contexte tout à fait différent : d’une part parce que cette indivisibilité du peuple français se réduit quand même à un noyau constitutif et autour de cela, la République française organise sans trop de difficultés majeures les peuples des territoires d’outre-mer qui veulent nous quitter ; d’autre part, par rapport à l’intégration européenne, contrairement à ce que l’on dit, cela se réalise quand même sans trop de difficultés. Bien sûr, il a les dispositions dans la Constitution consacrée à l’intégration européenne qui sont assez frileuses. Mais enfin nous avons une jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, contrairement à ce que l’on dit, est quand même assez audacieuse. En tout cas le Conseil constitutionnel français est beaucoup plus internationaliste que ne l’est, notamment, la Cour constitutionnelle allemande. Mais il est vrai qu’en Allemagne, il y a le fédéralisme, et c’est un autre problème.
35 Il y a quand même un retard conceptuel très important de la doctrine sur cette évolution, que l’on n’a pas encore traduite, que l’on n’a pas encore véritablement pensée pour faire évoluer les institutions. Cela concerne notamment le contenu de la Constitution au niveau des concepts fondamentaux. Il va falloir quand même s’adapter. Tout se passe, et là je vous rejoindrais peut-être, comme si les concepts indéfectiblement liés à l’État-nation n’ont pas pour autant épuisé leurs effets. On peut les recycler, on peut les réinvestir, mais à un niveau supranational, à un niveau supérieur. Vous avez parlé du concept de responsabilité, on pourrait parler de solidarité, on pourrait parler de différentes choses.
36 Les valeurs de l’État-Nation ont encore de beaux restes. Les valeurs de la déclaration de 1789 sont en train de connaître une opérabilité qu’elles n’avaient jamais connue peut-être jusque-là. Quand on voit aujourd’hui, mais on peut en discuter, qu’on arrive à faire survivre un État comme celui de la Bosnie-Herzégovine qui ne correspond pas à une réalité nationale, uniquement à travers les valeurs des droits, les valeurs de la Cour européenne des droits de l’homme, les valeurs européennes, c’est tout de même un acquis, même si on peut discuter sur ce point le rapport entre la nation et l’État.
37 Notre texte fondateur est très en retard par rapport aux évolutions qu’ont su intégrer des textes, certes plus récents, comme la Constitution espagnole, les Constitutions d’Europe centrale et orientale, qui sont très en pointe sur l’intégration de l’ordre juridique européen et international, bien que ces États-là ne soient pas encore membres de l’Union européenne. Je pense aussi à d’autres États qui ont su organiser le caractère pluraliste de leur société politique, c’est le cas de la Grande-Bretagne, c’est le cas, le processus est en cours, de l’Italie. Je crois que le défi qui s’annonce pour le devenir de notre texte fondateur est un travail non pas d’ingénierie constitutionnelle, mais de réflexion sur les concepts fondamentaux.
38 Bertrand Badie : Je vois trois pistes de conclusion. Il faut d’abord noter que plus un concept a du mal à décrire un ordre, plus, paradoxalement, son usage idéologique devient fort. Et d’ailleurs quand je parlais de souverainisme tout à l’heure, ce n’était effectivement pas du tout pour nommer le comportement de certaines institutions, mais davantage pour cerner la reconstruction de certaines idéologies politiques. On peut considérer qu’effectivement le souverainisme va devenir une idéologie fédératrice de tous les courants protestataires qui s’adressent à ces nouvelles inventions, à ces nouvelles formes de construction régionale ou mondiale. C’est un élément très important qui va donner lieu à une récupération politique énorme.
39 Le deuxième élément, c’est que, certes, comme vous le disiez, les États-nations ont encore de beaux restes, de beaux jours devant eux, parce que tout ceci se fait par bricolage. Il y a en même temps des logiques d’innovation et des logiques institutionnelles qui continuent à travailler, qui ont encore une certaine santé, une certaine vitalité, et qui viennent interagir avec ces formes nouvelles. L’invention se fait un peu par tractations entre la tradition et la nouveauté. C’est tout à fait extraordinaire de voir comment les États se reconstituent en sachant instrumentaliser la mondialisation et le primordialisme. Il y a un véritable usage de la mondialisation par les États qui bricolent ainsi leurs pratiques souveraines d’antan.
40 Le troisième point qu’il faut mettre en évidence, c’est que, bien sûr en France nous sommes un cas particulier. L’Allemagne a dépassé sa tradition juridique justement à partir de cette redécouverte, ou cette découverte, du fédéralisme, et à travers les traumatismes vécus. Les autres États s’en étaient émancipés d’une manière ou d’une autre selon leur histoire. La France a quand même cet héritage d’une philosophie politique de la souveraineté, et ceci explique probablement certaines traditions typiquement françaises, certains problèmes propres à la Cinquième République, c’est-à-dire effectivement cette poussée souverainiste et nationaliste avec le général de Gaulle et la pensée constitutionnelle qui était la sienne.
41 Stéphane Pierré-Caps : Est-ce que ce mouvement que l’on a constaté peut avoir une influence au niveau institutionnel ? Cela me paraît inévitable. Il y a plusieurs façons de réagir à cela. On peut le faire par une sorte de bricolage institutionnel, comme on le fait en révisant la Constitution au coup par coup, notamment pour enregistrer les progrès, si tant est que ce sont des progrès, de l’intégration européenne. C’est un petit peu la voie que l’on a choisie en essayant de concilier cette évolution avec une fidélité aux principes fondateurs : l’unité et l’indivisibilité du peuple français, ce qui est l’essentiel. Ceci étant, parler d’exception française me paraît peut-être exagéré, parce que, après tout, les principes fondateurs de la République française ont essaimé un peu partout.
42 Va-t-on rester sur cette logique de réaction au coup par coup, de bricolage, va-t-on entreprendre une révision plus drastique des principes fondamentaux ? Il faut faire attention sur ce plan, parce que, par exemple, l’affaire de la parité homme-femme me paraît assez inquiétante, dans la mesure où l’on risque de prendre le problème par le mauvais bout. Si l’on met cela dans la Constitution, on ouvre la boîte de Pandore. Je ne vois pas pourquoi il ne faudra pas dès lors reconnaître une spécificité basque, catalane, bas-poitevine etc. Je ne crois pas que ce soit une bonne façon de résoudre le problème.
43 Il y a peut-être une voie européenne, en ce sens que, aujourd’hui, ce que l’on peut constater, c’est que les nations deviennent de plus en plus des unités composées. L’Espagne a ouvert la voie, je crois, à travers l’article 2 de sa Constitution, qui me paraît être un modèle du genre, dans la mesure où c’est la nation espagnole elle-même, dans l’expression indivisible de sa souveraineté, qui constitue sa pluralité. Je crois que cette perche tendue, finalement, aux autres États européens, n’est pas forcément hors de portée de la France. Donc, plutôt que de réagir au coup par coup, il faut prendre acte du monde dans lequel nous vivons et organiser une certaine pluralité de la société. La France a su le faire, en particulier avec les peuples d’outre-mer, même si certains manifestent une revendication plus forte. L’idée de fédéralisme, l’idée de pluralisme, n’est pas inconnue de l’expérience française. Donc je crois qu’on pourrait très bien se situer également dans cette perspective. Mais au fond, si le concept de souveraineté, comme on l’a dit tout à l’heure, n’est pas un concept juridique, et beaucoup plus un concept de lutte, il mesure, finalement, la volonté d’une communauté, la volonté d’une nation, à subsister en tant que nation. La nation française a encore de beaux jours devant elle, sauf évidemment à trouver un autre cadre dans lequel elle puisse elle-même s’exprimer, et l’on revient au problème qu’on évoquait tout à l’heure, qui est celui finalement de l’adéquation entre la Nation et l’État.
L’Europe en formation a conservé la typographie de l’article original, à l’exception de la correction de quelques fautes d’impression.