Couverture de EUFOR_362

Article de revue

L'Europe malmenée

Pages 169 à 187

1L’Europe bousculée, chahutée, secouée... ou l’Europe mal menée, mal conduite, mal pilotée. Malmenée car mal menée. Dans la tempête, l’Europe vogue au gré des flots, sans capitaine, ou plutôt avec vingt-sept timoniers, en attendant un vingt-huitième : deux officiers se disputent la barre, l’Allemagne et la France, figures fictives, aussi divisées politiquement au sujet de l’avenir que le continent tout entier, ne devant leur réalité et leur unité qu’aux pouvoirs souverains, dont l’Europe est dénuée.

2Comme toutes les images, cette caricature, rebattue, est vraie et fausse à la fois : comparaison n’est pas raison. Elle est conforme à une perception superficielle de l’Europe, vue des antipodes. Elle oublie les institutions communes, héritées des générations successives de fondateurs et réformateurs de la Communauté, puis de l’Union, mais qui tiennent bon, offrant cependant à l’observateur un tableau étonnamment contrasté, qui justifie d’aller au-delà des formules, comme celles de « Fédération des États-nations » ou de Unionsmethode, opposées, pour des raisons d’État, et contre la raison, à l’ambition initiale des États-Unis d’Europe.

3Et c’est bien d’oubli dont souffre l’Europe. L’Europe mal menée, c’est l’Europe amnésique.

4Oublieuse des conditions de sa naissance, de 1945 à 1950 (déclaration Schuman). Un monde bipolaire, où la défense de sa liberté était assurée par « la fille de l’Europe », comme Kennedy appelait encore l’Amérique à Paris en 1961, quand naquit cette revue. Une Europe outragée, dévastée, ruinée, sans monnaie qui vaille, cantonnée dans des marchés étriqués, asservie au Gosplan à l’Est et sous perfusion.de dollars à l’Ouest. Les conditions d’alors sont-elles, depuis la crise, si différentes qu’on le dit ? La faiblesse et l’impuissance d’aujourd’hui n’exigent-elles pas autant d’imagination et d’audace ?

5Oublieuse des recettes de ses succès, de 1958 (traité de Rome) à 1968 (achèvement de l’union douanière) et de 1985 (Acte unique) à 2001 (mise en circulation des billets et des pièces en euro). Une union douanière, et un commencement de marché commun pour les marchandises industrielles et agricoles, où le même Kennedy voyait « la renaissance extraordinaire de la force de l’Europe ». Puis, le marché unique et l’euro, entendus par leurs auteurs (Delors, Kohl et Mitterrand) comme le socle de l’unité politique d’une Europe réunifiée. Qu’est-ce qui empêche d’appliquer aujourd’hui, pour sortir de la crise et poursuivre le voyage, les méthodes qui ont produit ces résultats, universellement reconnus ?

6Oublieuse du peuple, savamment tenu dans l’ignorance des réalités et à l’écart des décisions majeures. Les Européens, plus interdépendants que jamais, se voient dénier la solidarité ; les parlements, encore détenteurs de la souveraineté, redoutent d’en être dépossédés en cachette. Le peuple ou ses représentants sont-ils inaccessibles à l’explication rationnelle ? Si bêtes qu’on ne puisse leur parler ? Ou bien les personnels politique et administratif de nos États sont-ils résolus, à l’instar du soi-disant Tea Party, à sacrifier la sécurité de chacun à leur appétit de pouvoir, à la cupidité des banques et des marchés et aux idéologies dont on les habille ?

L’oubli des conditions de départ

7On peut partir sans savoir où aller. Cela s’appelle l’errance. Pour l’Europe, les experts, toujours subtils, ont inventé pour le dire l’expression de « construction sui generis », au nom de laquelle on interdit de figurer ou de nommer le produit fini. Chose étrange en vérité qu’un édifice dont les premiers ouvrages, les fondations, seraient entrepris avant de décider combien d’étages ils devront porter, ou dont on déciderait de construire un étage en le laissant exposé aux intempéries sans entreprendre de construire l’étage suivant ni de le couvrir d’un toit, qu’on peut aussi bien nommer terrasse ou couverture, mais qui doit, dans la durée, protéger des éléments. On doit d’ailleurs à chaque étape des travaux protéger l’ouvrage inachevé et l’échafaudage lui-même d’une bâche, sans compter qu’un chantier laissé trop longtemps en plan, surtout sans protection, est voué, tôt ou tard, à une destruction certaine.

8Spinelli ou Monnet, qui n’étaient pas des bricoleurs mais des bâtisseurs, visaient l’édifice achevé. Le plan Fouchet lui-même, quelles qu’aient pu être les contradictions du général de Gaulle, visait l’union « indissoluble » des peuples. Il est difficile, n’en déplaise aux idéologues du tout-marché, d’accréditer l’hypothèse que les architectes de l’euro en aient décidé la construction sans viser l’unité politique. Gageons aussi que Monnet n’a jamais vu dans la Commission, dépourvue de légitimité directe, qu’un « gouvernement provisoire », ou dans les institutions communes qu’un « système de gouvernement provisoire ». C’est d’ailleurs l’expression qu’il utilise, après la crise de la « chaise vide », pour décrire la tâche du futur Conseil européen : combler le vide creusé par le déclassement de la Commission. Monnet qui avait inventé, avec la Haute autorité, la bâche sur l’échafaudage du pool charbon-acier (CECA) et inspiré, avec le système Commission-Conseil, la bâche sur l’échafaudage de l’union douanière et du marché commun, s’est employé à faire accepter l’idée d’une bâche de secours, pour réparer les dommages subis. Le Conseil européen n’était au fond pour lui qu’une rustine.

9Pour Spinelli ou pour Monnet, le toit définitif de la maison Europe, c’étaient des États-Unis, ou une Fédération. L’un comme l’autre connaissaient assez le fédéralisme américain des origines ou même l’Amérique de leur temps pour ne pas se méprendre : ils visaient bien un État d’États, un État de plusieurs États. Le très pacifique Schuman lui-même voulait élever l’Europe à la puissance pour peser dans les affaires du monde. Aujourd’hui, cette ambition soulève plusieurs objections de principe, toutes aussi infondées.

10Les esprits qui acceptent sans critique ni combat l’idée de postmodernité ont décrété la mort de l’État westphalien. Ils prétendent – c’est la première objection – que l’Europe n’aurait pas besoin d’État, au lieu de reconnaître que les États-Unis qui sont un animal blessé, depuis le 11 septembre et, moins de dix ans plus tard, le déclassement par Standard & Poor’s, et que la Chine, où le tout-État règne encore en maître, mais encore la Russie, l’Inde et d’autres demain, sont encore des États westphaliens, d’un système mondial d’États, né d’abord bipolaire, et devenu maintenant multipolaire. Quelle erreur suicidaire ce serait de confondre l’irénisme naïf de l’évaporation unilatérale de l’État westphalien, véhiculé par les idéologues du tout-marché, et la paix selon Kant d’une république cosmopolitique des États fondée sur la raison !

11Il faut apprendre enfin à penser la complexité, comme y a invité en France le groupe des Dix dès longtemps. Oui, il y a quelque chose entre le tout-État et le pas-d’État-du-tout, l’État limité par les États limités, un État libéral et démocratique complexe, c’est-à-dire fédéral, mais souverain dans un univers d’États souverains. Dans un lumineux (je veux dire à la fois limpide et éclairé) discours devant le Parlement européen, le grand Vaclav Havel s’y est essayé, proférant ce trait de génie où d’aucuns ont dû voir une ineptie : l’Europe est la patrie de nos patries. Et comment ! Il n’est pas homme de culture qui puisse dire le contraire.

12Quand des fédéralistes mentionnent le précédent américain, ils sont souvent moqués. Ils savent maintenant de qui se réclamer pour écarter la seconde objection, la plus classique, suivant laquelle il n’y aurait pas d’État qui vaille sans nation : les États-Unis seraient une nation, et l’Europe n’en serait pas une. S’il fallait décréter une mort, ce serait bien celle de l’exclusivisme national d’État et de la fusion perverse et idéologique des concepts d’État et de nation. Il est temps de penser non seulement complexe, mais aussi pratique, comme les Britanniques, qui n’ont pas besoin de contorsions intellectuelles pour penser comme une nation tout à la fois l’Angleterre (ou l’Écosse, ou le pays de Galles, ou l’Irlande), la Grande-Bretagne (la grande île), ou le Royaume-Uni (une politie souveraine), ou Britain (fait culturel et communauté sans frontières des détenteurs d’un passeport britannique). Pourquoi « nation de nations » ne pourrait pas finir par trouver grâce aux yeux des Européens ?

13La troisième objection, soulevée notamment par les juges constitutionnels allemands, est l’absence constatée d’un demos européen. Faut-il, cédant à ce qu’on appelle la fatigue institutionnelle des gouvernements, renvoyer la réouverture du chantier constitutionnel aux calendes ? Que les calendes soient dites « grecques » devraient très paradoxalement, en ce temps de crise de la dette, suggérer aux fatigués que l’action n’attend pas.

14Ma crainte est qu’à trop hésiter, ce ne soit pas le modèle français de la fabrication de la nation par un État, ni le modèle américain de la constitution conjointe du peuple et du gouvernement qui prévale pour l’Europe, mais le contre-modèle italien. Machiavel déjà, déplorait la division et la faiblesse chroniques de l’Italie dans l’Europe de son temps. Quatre siècles après, l’unité tardive ne les a pas conjurées. Mutatis mutandis, et malgré nos soixante ans d’intégration, le système italien des États municipaux et régionaux dans l’Europe des nations en formation de la Renaissance donne encore une assez bonne image de l’Europe des États désunis de ce début de xxie siècle, dans un monde d’États-continents.

15Oui, il nous faut des États-Unis d’Europe, un État (fédéral), des citoyens à part entière appelés à le constituer et à se constituer du même coup en un peuple européen à qui personne ne peut interdire de se penser, selon l’envie qu’il en aura, comme une patrie ou comme une nation, sans jamais perdre de vue ni gommer la diversité infinie des États, des peuples, patries ou nations et individus de ce continent enfin réuni après la parenthèse mortifère de l’État-nation. Mais à quoi bon dessiner une perspective aussi u-topique ou u-chronique, diront les court-termistes de tout poil, qui font profession de gérer l’existant, sans préparer l’avenir ? Sans compter que l’histoire n’a pas l’habitude de s’annoncer, et qu’elle s’invite plutôt à l’improviste, quelle est la fonction de la finalité ? Et serait-elle aujourd’hui dans la crise différente de ce qu’elle était dans l’après-guerre, où elle fonctionna comme une assurance sur l’avenir ? Ne pas donner cette assurance, ce serait désavouer les Fondateurs, au rebours des louanges dispensées en toutes occasions. Et la confiance (celle des citoyens, qui compte plus que celle des marchés) ne serait pas restaurée, ajoutant aux craintes de « la société du risque » (Beck).

16Wir brauchen die Vereinigten Staaten von Europa (nous avons besoin des États-Unis d’Europe) : c’est, depuis les accrocs franco-allemands au pacte de stabilité, puis dans la crise financière et dans la crise des dettes souveraines, le cri de ralliement de ceux qui résistent outre-Rhin à la relégation de la finalité à l’arrière-plan de la politique de Berlin. Certes, tous les Européens ne sont pas égaux devant la finalité. Ceux de la zone euro apprécient l’urgence de sa réaffirmation autrement que ceux des autres États membres de l’Union. Et dans la zone euro, les adversaires de l’union budgétaire s’empressent évidemment d’objecter qu’on ne peut oser diviser l’Europe en un centre et une périphérie, surtout maintenant que l’ensemble du continent est réuni, et les adversaires de l’euro, que le grand marché commun suffit. Cela montre à quel point le rejet de l’union budgétaire et a fortiori celui de l’euro expriment simplement un rejet de la finalité politique et donc du projet européen dans son ensemble, marché intérieur compris. En dehors de la zone euro, beaucoup s’offusquent de la voir envisager une avancée institutionnelle qui lui serait propre et la rapprocherait seule de l’unité, sans voir qu’avant de pouvoir en profiter du dedans, ils profiteraient déjà du dehors de cette dynamique nouvelle au cœur du continent.

17Ce débat est révélateur d’un deuxième oubli, celui de ce que j’ai coutume d’appeler la nucléation. C’est l’oubli d’une autre des conditions de tout départ ou de toute relance de la construction européenne. Celle-ci ne répond pas au schéma simplifié répandu par les économistes de l’intégration au lendemain de la deuxième guerre mondiale : union douanière, marché commun, union économique, union monétaire, union complète. Elle est une coopération finalisée (aux États-Unis d’Europe), nucléée (volontaire) et institutionnalisée (dans des formes qui préfigurent l’unité). Rien n’a été accompli en matière de construction européenne sans partir d’un noyau. Churchill avait déjà compris qu’il fallait partir de la France et de l’Allemagne.

18La CECA n’aurait eu aucune chance de naître comme une communauté supranationale, ni même simplement de voir le jour, s’il avait fallu attendre pour avancer tous les autres membres du Conseil de l’Europe, les « unionistes » comme on disait à l’époque (on dit aujourd’hui « intergouvernementalistes », ce qui en dit long d’ailleurs sur ce que Merkel peut vouloir signifier par Unionsmethode). Même si ses institutions marquaient un recul par rapport à la CECA, le Marché commun (CEE) restait « communautaire » au cœur de l’espace plus vaste de coopération économique, qui remontait au plan Marshall, l’Organisation européenne de coopération économique, devenue l’Organisation de coopération et de développement économique, en incluant tous les pays d’ancienne industrialisation. Le serpent monétaire et le mécanisme de stabilisation des changes du Système monétaire européen sont nés successivement sur la base du volontariat. L’espace Schengen et la monnaie unique n’ont pas attendu tous les États membres de l’Union. Et quand Jean-Claude Trichet dit : « Nous sommes en fédération monétaire, nous avons besoin d’une fédération budgétaire », tout le monde comprend que le propos ne s’adresse qu’aux membres de la zone euro.

19Le refus implicite ou explicite de traiter constitutionnellement la question budgétaire propre à la zone euro, et dans son périmètre, sous prétexte de ne pas la dissocier de l’Union, a été, est ou sera dans la zone euro une autre façon de dire : nous ne voulons pas d’unité politique. Dès la préparation de la déclaration de Laeken, l’idée de tenir deux conventions parallèles, l’une pour l’Union, l’autre pour la zone euro, esquissée un moment, ne fut pas retenue. Celle de créer un ministre européen de l’économie en charge de l’union économique fut rejetée par la convention unique. Les exhortations de Delors en faveur d’un rééquilibrage de l’UEM sur le versant économique n’ont jamais été entendues à froid. Le pacte de stabilité, censé produire de la convergence, a été enfreint par le couple franco-allemand lui-même. Et la crise a pris au dépourvu une union monétaire sans budget propre. Trois ans ont été perdus depuis en atermoiements, alors que rien, sinon le manque de vision et d’ambition européennes de Berlin, ne faisait obstacle à une avancée majeure. C’était pourtant la condition pour répondre à l’objection d’illégitimité soulevée au tribunal constitutionnel de Karlsruhe lui-même. Pas de peuple, soit. Fondons-le ! Ouvrons un chantier constitutionnel propre à la zone euro, et nous aurons avec une vraie constitution, l’unité, le peuple et l’impôt, le budget, le Trésor et les bons du Trésor, le ministre et même, pourquoi pas ? le président. Toutes ces propositions sont venues depuis des années dans le désordre. La crise les rendait plus nécessaires, pour restaurer d’emblée la confiance des investisseurs dans la zone euro. Personne en haut lieu ne songe à formuler une proposition d’ensemble. Non seulement la crise nous gâche la vie, mais les gouvernements gâchent la crise, au lieu d’en saisir l’opportunité pour accomplir la promesse des Fondateurs et sortir des difficultés actuelles (une seule et même tâche aujourd’hui), en meilleur état qu’on n’y est entré, c’est-à-dire avec un plan pour l’avenir.

20Cet oubli de la nucléation et, en l’occurrence, de la co-responsabilité morale franco-allemande dans l’initiative du projet européen, commence à peser lourd de nouveau dans le débat politique allemand, notamment à la veille du congrès de la CDU, tandis que Peer Steinbrück fait de plus en plus figure de candidat potentiel de la SPD à la Chancellerie, sur une ligne qui inclut à la fois une ambition européenne renouvelée, la réaffirmation de la finalité, la volonté de trouver un terrain d’entente avec Paris sur le moyen terme pour des avancées significatives vers l’union budgétaire et fiscale, et tandis que le président fédéral lui-même, Christian Wulff (CDU), rappelle dans une interview à Die Welt, ces quelques principes : pour l’Allemagne, l’accès aux affaires mondiales passe par l’Europe, sa raison d’État inclut une nécessaire réserve et l’unification européenne exige de nouveaux efforts. Les économistes du comité des sages consultés par le gouvernement fédéral s’expriment eux aussi dans un sens plus constructif, et les interventions critiques à l’égard des atermoiements de Merkel (son Zickzack), et de son manque de vision d’avenir pour l’Europe deviennent plus pressantes et se multiplient.

21Du côté des gouvernements, l’initiative, ouverte à tous, ne peut venir que de l’Allemagne et/ou de la France, et peut se renforcer, avant même toute discussion d’un pacte fédérateur, d’autres adhésions. Au stade de l’entrée en vigueur, des défections restent possibles, comme aussi de nouvelles adhésions, le noyau restant ouvert à tous les membres de la zone euro et à tous ceux qui seraient en position d’y entrer à brève échéance. Il semble cependant acquis qu’une initiative forte de Berlin et de Paris, prise après consultation de leurs partenaires, entraînerait l’ensemble de la zone. Elle pourrait même précipiter la mise en circulation de l’euro dans d’autres États membres de l’Union qui se déclareraient prêts à souscrire aux engagements pris dans le noyau et a sa constitutionnalité.

L’oubli des raisons du succès

22Finalité oubliée, nucléation oubliée, que reste-t-il par quoi la construction (sans toit) tient encore ? Les institutions, au cœur de la méthode communautaire et du fédéralisme européen, et de leur succès. Évidemment, si l’on regarde agir ces institutions dans la crise, on voit bien qu’elles n’agissent pas toujours de concert, encore moins en bonne intelligence puisque la feuille de route n’est pas tracée, qu’une hiérarchie s’établit entre elles (le Conseil européen prenant le pas sur la Commission et centralisant toutes les relations entre les États membres de l’Union) et qu’une seule parvient à tenir tête aux gouvernements, celle qui, précisément, n’est pas communautaire, mais fédérale, la Banque. J’ai écrit « centralisant » car on peut retenir aujourd’hui à la lecture des témoignages sur l’échec du plan Fouchet, et notamment des mémoires de l’excellent Jean-Marie Soutou, qu’une des pierres d’achoppement des négociations entre la France et ses partenaires fut cette hiérarchisation : les « supranationalistes » voulant protéger le système communautaire refusait à l’organisation interétatique souhaitée par le général de Gaulle tout droit de regard sur le fonctionnement des Communautés européennes, tandis que le général voulait inféoder celles-ci à celle-là et centraliser à Paris la conduite de l’ensemble. Je dirais qu’on joue aujourd’hui à rôles renversés, car c’est aujourd’hui Merkel, discourant sur la Unionsmethode qui théorise sur une pratique qui réalise à soixante ans de distance le dessein premier du général, qui fut aussi l’exigence constante des Anglais, de soumettre la Commission aux États, de limiter ses propositions aux demandes des États, qui ont seuls autorité à orienter l’action de l’Union et à en décider.

23Je ne veux pas ici tomber dans l’excès qui consiste à nier que les États ont bel et bien su donner les grandes orientations décisives et prendre les décisions qu’elles appelaient, au sujet du marché et de la monnaie, mais je ne crois pas me tromper en affirmant que la Commission est interdite de toute ambition gouvernementale, celle qui, justement, de la part de Walter Hallstein, insupportait tant le général. De la rustine consentie par Monnet, on est passé insensiblement, à force de taillader la première bâche (le système Commission-Conseil complété par le Parlement) à une deuxième bâche qui tend à priver la première de son utilité, et donc à une autre méthode, qui n’est plus communautaire. La méthode soi-disant nouvelle (hors banque centrale) oublie la méthode communautaire. Ce n’est pas une réforme, c’est une restauration. C’est l’Ancien régime du Concert européen qui est restauré, sous couvert de complicités personnelles, réelles ou de façade, entre les chefs d’État et de gouvernement. C’est une régression, dont l’aboutissement ne peut être à terme proche que la transformation de l’Union, à budget plafonné, en une organisation (interétatique) des États européens.

24La méthode communautaire tirait son intérêt de deux innovations qui subsistent dans les textes mais qui ont disparu dans les faits. Ces deux innovations procédaient de l’expérience personnelle de Monnet :

  • Monnet avait tiré de son expérience des exécutifs alliés, pendant les deux guerres mondiales, la certitude qu’une équipe restreinte bénéficiant de la confiance des gouvernements, mandatée pour accomplir une tâche limitée et dotée, pour ce faire, des pouvoirs et des moyens nécessaires, pouvait réussir là où la négociation diplomatique d’États souverains entreprenant séparément et concurremment la même tâche en conservant la maîtrise de leurs moyens propres, ne pouvait qu’échouer : d’où l’idée de la Haute autorité, et plus tard de la Commission ;
  • Monnet avait tiré de son expérience de la Société des nations et du rôle dévastateur du veto, l’idée qu’il fallait créer des conditions nouvelles, dans lesquelles les décisions ne se prendraient pas par consensus, à l’unanimité, c’est-à-dire rarement, quand par extraordinaire les intérêts de tous coïncident, mais au contraire à chaque fois, par un vote acquis à une majorité spéciale, où l’on tiendrait compte du poids de chacun en fonction de critères objectifs : dans la durée, chacun serait tour à tour dans la majorité, le plus souvent, ou dans la minorité, le moins souvent, de sorte que s’établirait un équilibre des concessions mutuelles, en accord avec l’idée même de Communauté ; d’où l’idée d’un Conseil réunissant des représentants des États membres de rang ministériel, et votant ;
  • Monnet a mis ces deux expériences au service de la construction de l’Europe par étapes successives : le choix de ces étapes n’est pas son invention ; elles traînaient dans la littérature économique de l’époque sur l’intégration ; ce qu’il a inventé en revanche, c’est le dialogue Commission-Conseil comme système de gouvernement provisoire, non pas de la Communauté, mais du processus lui-même, qui devait conduire d’un système d’États formellement souverains à un système fédéral, les États-Unis d’Europe.
La méthode communautaire fut donc conçue d’emblée comme un outil destiné à limiter graduellement les souverainetés nationales :
  • sinon dans la forme, les États restent absolument souverains, tant qu’ils ne forment pas à eux tous un nouvel État, un État d’États, fédéral, à qui ils cèdent définitivement la souveraineté extérieure et les pouvoirs nécessaires à l’accomplissement des tâches qui lui sont confiées ;
  • du moins dans les faits, en créant volontairement entre eux, par les règles communes qu’ils se donnent (un ordre juridique nouveau) et les institutions qui les réunissent, une interdépendance croissante (les « solidarités de fait » de Schuman) qui crée entre eux les conditions matérielles de l’impossibilité de la division, et donc de la guerre.
C’est cette méthode qui a conduit l’Europe jusqu’au marché unique, car les États n’ont pas la tendance naturelle à considérer les marchés des biens (agricoles ou industriels) et des services, des capitaux et du travail, la concurrence ou la politique commerciale, comme des matières souveraines. On doit même reconnaître que la méthode communautaire y a fait merveille. Il en va autrement de la monnaie, de l’impôt, de l’emprunt, de la défense, de la justice et de la police, du renseignement et de la diplomatie. On touche alors aux éléments durs de la souveraineté, qui ne se laissent pas mettre en commun graduellement, au-delà de l’échange d’informations, de programmes d’action, de coopérations techniques ou de la sélection des meilleures pratiques. Monnet, pour l’avoir observé aux États-Unis (d’Amérique), savait bien que ces matières sont l’apanage de l’Union, sauf à se laisser découper et partager (impôt, police). L’expérience européenne le confirme déjà. Des gouvernements audacieux ont voulu compléter le marché unique par une union économique et monétaire pour libérer les agents économiques des changes flottants comme facteur de déformation permanente du système des prix et des salaires, et donc de distorsions de la concurrence. Des gouvernements incohérents se sont arrêtés en chemin, prétendant qu’une union monétaire pouvait survivre sans union économique, c’est-à-dire sans politique économique commune et donc sans budget fédéral, comme d’autres avaient prétendu, à tort, qu’un marché unique pouvait se passer de monnaie unique. Le même Delors a eu gain de cause dans le premier cas, pas dans le second. Dès ce moment, le décor de la crise actuelle était planté.

25Quand on veut la monnaie, on veut le budget et donc l’État. Il n’est plus alors question de gradualisme, mais de constitution. Il ne faut pas demander à la méthode communautaire ce qu’elle ne peut pas donner. Une constitution fédérale ne s’établit pas dans la durée. Car un État fédéral repose sur une division des « matières » entre les États et les pouvoirs fédéraux, donc au moins sur une liste de compétences exclusives de la fédération, qu’il faut écrire. Pas d’État fédéral sans constitution écrite, dût-elle tenir en un article unique.

26Si l’on se contente, selon la Unionsmethode de « résoudre ensemble les problèmes quand ils se posent », on sait déjà que l’euro ne survivra pas, que l’économie européenne entrera dans une longue période de décroissance et d’appauvrissement collectif, que la société européenne sera livrée à des violences dont les événements d’Angleterre et ceux de Norvège ne sont que les signes précurseurs, que la démocratie n’y résistera pas et que l’Europe deviendra insignifiante au monde.

27Il faut donc s’empresser de franchir la prochaine étape, celle que promettait dès Maastricht le concept d’union économique et monétaire. La zone euro attend son Trésor, et son ministre des finances. C’est du ressort, comme l’euro et son institut d’émission, d’une autre méthode : fédérale et constitutionnelle. Cela ne veut pas dire que la méthode communautaire n’a plus d’intérêt dans l’Union, s’il s’agit d’approfondir l’intégration en perfectionnant le marché intérieur, en renforçant la cohésion économique, sociale et territoriale, dans tout le champ, et il est vaste, des compétences partagées. Mais cela veut dire que la méthode intergouvernementale n’est plus de mise dans la zone euro.

28Ces conclusions partielles imposent un retour en arrière sur la finalité et la nucléation. Comment constituer les États-Unis d’Europe ? Qui prend l’initiative ? En quoi peut-elle consister ? À qui s’adresse-t-elle ? Je viens d’opposer longuement la méthode communautaire à la méthode intergouvernementale et de distinguer, pour en marquer les champs respectifs d’application, la méthode communautaire et la méthode fédérale. Je veux encore m’intéresser à l’objectif et au périmètre, mais sur un mode stratégique.

29Pour arriver jusqu’au toit (et tenir les délais), l’architecte doit en dessiner le plan et le chef de travaux, sérier les opérations : les murs, la charpente, la couverture, les cloisons et l’aménagement intérieur. Il pourra alors fixer la date à laquelle chaque phase des travaux devra être achevée. Delors a popularisé un autre aspect de la méthode de Monnet, ce que j’ai l’habitude d’appeler la méthode Monnet redux, pour signifier qu’il s’est inspiré pour la formuler d’un précédent : la réalisation de l’union douanière. C’est elle qu’il a appliquée à l’achèvement du marché intérieur et à la marche d’approche de l’euro. Elle tient en un objectif, des étapes et un calendrier. Mais la méthode Monnet redux est oubliée tout autant que la méthode communautaire.

30Encore un oubli : celui des antécédents, et même des succès, ce qui est un comble, dans une Europe qui se proposait il y a peu d’être une Europe des résultats ! Voyons plus loin. Les gouvernements ne font jamais qu’une partie du travail, laissant l’autre en plan. Ou cèdent aux pressions, sans donner de garanties dans la durée. Parfaitement prévenus par de nombreux économistes, les gouvernements ont pris imprudemment la décision de libérer totalement la circulation des capitaux (1er juillet 1990) bien avant de fixer irrévocablement les taux de change. Une crise de change plus violente que les précédentes était inévitable, anticipée, attendue. Elle vint au premier accroc, en 1992. Eût-il été aussi facile de la maîtriser en élargissant simplement les marges de fluctuation pour dissuader les spéculateurs si la perspective de l’euro n’avait été déjà dans tous les esprits ?

31Bien avant 1999 (monnaie unique), les mêmes économistes ont dit, et, sotto voce, les banquiers centraux aussi, que l’euro ne tiendrait pas sans politique budgétaire commune. Faute de vouloir poser dans toute son ampleur, sur le mode fédéral (donc démocratique), la question d’un budget propre à la zone euro, celle des ressources appropriées et celle d’un contrôle parlementaire ad hoc à cette échelle, c’est-à-dire faute d’affronter, comme on l’a vu, la question connexe de la nucléation constitutionnelle de l’Union, nous avons eu un pacte intergouvernemental, dit de stabilité, c’est-à-dire des règles que les États se sont données à eux-mêmes mais qui n’ont rien contraint, ni personne, pas même le pays, l’Allemagne, qui en avait été l’inspirateur et en avait pris l’initiative. L’union monétaire s’est donc retrouvée sans la discipline budgétaire espérée, ce pâle succédané d’union économique. Malgré les avertissements renouvelés des économistes, la zone euro s’est trouvée désarmée face à la crise financière. Les rafistolages intergouvernementaux ont suffi pour l’instant à contenir la menace en repoussant l’échéance. Le nouveau pacte de stabilité, aussi peu crédible que le précédent, le mécanisme financier et la promesse pour 2013 d’une nouvelle facilité, n’ont pas suffi à nous prémunir contre une nouvelle crise, qui est venue pendant l’été. Cette situation procède de l’oubli de deux facteurs essentiels de succès de la méthode Monnet et de la construction européenne : l’anticipation et l’imagination.

32Autre obstacle sur la voie du fédéralisme budgétaire : la cécité la plus totale sur l’innovation majeure du traité de Maastricht. Personne ne s’est vraiment avisé du tournant qu’il représentait par rapport au passé communautaire. Maastricht a ouvert une voie nouvelle, directe, sans étapes autres que cosmétiques et destinées à rassurer les sensibilités immobilistes : de l’intergouvernemental au fédéral, seule voie possible dans les matières souveraines. En passant directement du comité des gouverneurs des banques centrales (une structure interétatique) au directoire de la BCE (une autorité fédérale). De l’un à l’autre, ni bien sûr dans le fonctionnement de la nouvelle institution, point de gradualisme communautaire. Le Comité n’a jamais délibéré sur les propositions d’un organe indépendant : il n’était pas communautaire. Et la Banque est d’autant moins communautaire et d’autant plus fédérale que la politique monétaire, qui n’est pas divisible (à la différence de la politique budgétaire), ne peut être définie et conduite qu’en un lieu unique.

33Les gouvernements auraient pu s’aviser dès l’origine de la crise, comme Puissance Europe le suggérait au président français au mois d’octobre 2008, qu’ils avaient dans le traité de Maastricht la clef de la solution, au lieu de se bloquer stupidement sur la clause de no bail out, aujourd’hui contournée par la BCE qui a agi sagement en rachetant de la dette souveraine, grecque d’abord puis italienne, permettant aux gouvernements de continuer à raisonner en termes opportunistes et incapacitants d’austérité insupportable et de stimulus infinançable. Les objectifs intermédiaires sont faciles à concevoir : une première étape consisterait à créer un institut fiscal et budgétaire, sur le modèle de l’Institut monétaire européen, qui préluda à la Banque centrale et en simula la mise en place et le fonctionnement futur. C’est, dans le cas présent, le futur Trésor qu’il s’agit d’anticiper. Cet Institut indépendant, propre à la zone euro, aurait par ailleurs pour triple mission de promouvoir, en liaison étroite avec les services de la Commission de l’Union et les partenaires sociaux, l’abolition de toute pratique abusive de concurrence fiscale ou sociale, de proposer un plan de redressement de l’économie de la zone euro et de coordonner toutes les ressources utilisables par les pays en difficultés de paiement (fonds structurels, BEI, facilité), sous le contrôle de l’Eurogroupe et du Parlement en formation ad hoc, avec des pouvoirs de suivi de l’utilisation locale des ressources mises à disposition, similaires aux pouvoirs d’investigation de la direction de la concurrence (il s’agit ici encore de s’appuyer sur une expérience et un succès antérieurs, donc sur du praticable).

34Une deuxième étape consisterait à commencer d’émettre des eurobonds pour doter la zone euro, qui n’est pas endettée en tant que telle, des moyens de financer le plan de redressement de la zone euro, pour accroître la productivité et la compétitivité de ses entreprises tout en favorisant la création d’emplois durables. S’agissant de financer des investissements rentables à moyen terme, l’émission pourrait être confiée, d’abord, à la Banque européenne d’investissement. S’agissant au contraire de financer par l’emprunt des investissements à long terme (ILT) pour produire des biens publics européens (BPE) – éducation, recherche et innovation, TIC, économie verte, énergies renouvelables, patrimoine naturel et culturel, mobilité douce –, indispensables pour garantir un développement durable de la zone euro, et de servir cette dette nouvelle, il sera nécessaire alors de doter un budget propre à la zone euro de ressources fiscales.

35Lever des ressources propres dans le périmètre de la zone euro (une part de l’impôt sur le revenu venant en déduction de l’impôt dû aux États membres, une taxe carbone/énergie, une taxe financière, voire une part de la TVA) n’est pas envisageable sans la création d’un Trésor fédéral, en charge de ce volet public du plan de redressement, et de la politique économique générale de la zone euro. En effet, un Trésor est l’organe financier d’une puissance publique. Il doit reposer sur une base constitutionnelle, car le consentement populaire à l’impôt est au principe de la démocratie : no taxation without representation. Les gouvernements de la zone euro ne peuvent s’engager dans la voie de l’union fiscale et budgétaire non seulement sans associer à la décision les parlements nationaux, détenteurs actuels de la souveraineté fiscale, mais aussi sans placer cette nouvelle administration fiscale sous l’autorité légitime d’une puissance publique nouvelle, fondée constitutionnellement. Comment concilier l’urgence et la réussite de l’entreprise constitutionnelle, inévitablement longue ? En publiant sans tarder l’ensemble du projet, avec son volet financier et son volet constitutionnel, en renouvelant solennellement la promesse des Fondateurs, en fixant la date de l’ouverture du chantier constitutionnel et en installant début 2012 l’Institut fiscal et budgétaire.

36Une exigence cruciale est de ne pas ajouter des obstacles nouveaux aux obstacles existants. Et de ne pas trouver un jour proche les Trésors nationaux en travers de la route. Ne leur imposons pas une autorité créée ex nihilo ou, peut-être pire à leurs yeux, issue de la Commission de l’Union : la BCE ne s’est pas faite contre les banquiers centraux, le Trésor européen ne se fera pas contre les Trésors nationaux. Si nous avions dit aux gouverneurs des banques centrales : c’est maintenant à Francfort que cela se passe ; il n’y a plus rien à voir, c’est fini pour vous et pour vos services, nous les aurions trouvés contre. Je veux dire, et j’insiste à dessein, qu’on ne créera pas un Trésor européen à partir de rien, ou de la Commission. Il n’y aura de Trésor européen que s’il procède des Trésors nationaux, et c’est d’ailleurs, comme pour la Banque, une commodité, s’agissant d’un périmètre différent de celui de l’Union.

37La méthode fédérale, au-delà de la méthode communautaire, est donc tout entière dans Maastricht. Pourquoi ne pas la mettre en œuvre de nouveau ?

L’oubli du peuple

38Pourquoi ce qui a fonctionné avec Kohl et Mitterrand, du marché unique à la monnaie unique, ne fonctionne pas de la fédération monétaire à la fédération budgétaire ? Pour faire bref, parce qu’on ne vote pas le taux d’intérêt directeur ou le régime de change, mais qu’on consent à l’impôt et qu’on vote le budget. Pas de fédération budgétaire sans fédération tout court, sans démocratie. D’un avis répandu, la crise était une chance : Karl Lamers, inventeur et popularisateur, avec Wolfgang Schäuble, du concept de noyau, de la Kerneuropa, me l’a dit à trois reprises. Il ajoutait d’ailleurs que l’unité politique, ce que Monnet appelait les États-Unis d’Europe, naîtrait d’une catastrophe.

39Les gouvernements ne veulent jamais croire aux catastrophes, ils affichent toujours des sourires satisfaits, ou les rires de victoires autoproclamées, mais leur optimisme n’est pas communicatif. Illusion ! Le peuple n’est pas dupe, il a comme un sens caché du non-dit, de la menace qui rôde et du mépris dans lequel on le tient, quand il est oublié. Le personnel politique sait pourtant fort bien que la catastrophe est inscrite dans l’avenir, mais s’interdit de demander les sacrifices nécessaires pour l’éviter, car ceux qui sont au pouvoir redoutent de perdre les prochaines élections, au profit de tous ceux qui exploitent les peurs et entretiennent l’ignorance. Du coup, le personnel politique se dispense d’expliquer, en prétendant rassurer. Et le jour où vient la catastrophe, il est devant le mur, et ne peut plus que reculer et démolir tout ce qui préparait un avenir meilleur, pour sauver les meubles de famille. En détruisant au passage le bien-être des multitudes. Face au mur, la mauvaise foi s’installe : le personnel politique prétend que ses mandants ne veulent pas sauter le mur et ne met même pas en chantier le tremplin salvateur. En cachant même les plans existants, pour ne pas risquer de se discréditer. Mais le mal est fait. La défiance installée. Et les multitudes sont prêtes à s’en remettre à d’autres marchands d’illusion, les fabricants de peurs, et bientôt de haine et de violence. Alors, le mythe d’un âge d’or révolu se substitue à la raison, à l’anticipation et à l’imagination créative. L’heure sonne alors du retour des temps obscurs.

40Oui, les gouvernements prétendent que les Européens ne veulent pas des États-Unis d’Europe dont nous affirmons avoir besoin, objectivement. Ceux qui me lisent connaissent tous la réponse rituelle : « Oui, pour un avenir indéterminé, vous avez sans doute raison, mais ce n’est pas possible, au moins dans l’avenir prévisible ». Mais l’indétermination n’est jamais levée, le doute s’empare des esprits, et personne ne prévoit plus rien. Notre seule ressource, c’est de faire le pari que les gouvernements se trompent. Et de le leur démontrer. Une première étape consistait à connaître l’état réel de l’opinion publique.

41Un récent eurobaromètre révèle que 79 % des Européens sont favorables à une coordination des politiques économiques nationales. On peut supposer qu’ils la souhaitent efficace, c’est-à-dire différente de la promesse de coordination, datant du traité de Rome (1958). C’est depuis lors la mission centrale du Conseil, mais la promesse n’a jamais été tenue, même depuis et malgré le pacte de stabilité, révisé deux fois. Les Européens attendent un pouvoir coordonnateur.

42Mais surtout ils en ont assez d’être blâmés de ne rien comprendre à une construction compliquée, bien éloignée aujourd’hui du projet enthousiasmant des Fondateurs, et de toujours devoir souscrire a posteriori à des choix dont ils peinent à voir les effets, faute d’information et d’explication, dans leurs vies quotidiennes, pourtant si semblables, malgré la fable identitaire, où l’arbre de la différence de chacun, irréductible, empêche de voir la communauté objective d’intérêts de tous les Européens dans la mondialisation. La construction subreptice de l’Europe, sa gestion par des compétences anonymes et des élites inaccessibles, loin de la rue, de l’école, de la terre, de l’atelier ou de bureau, a produit la désaffection générale, et maintenant la défiance, à l’égard, non seulement d’une Europe réputée étrangère, mais de la chose publique en général : les orientations politiques des États et des partis politiques eux-mêmes deviennent indifférenciés, ne pouvant s’écarter du consensus européen centriste et mou, le seul que sache produire l’intergouvernemental, entre des gouvernements de droite et de gauche, conservateurs et réformistes, libéraux et interventionnistes, sur des politiques publiques de plus en plus passives face au marché mondial tout-puissant. Curieusement, l’intégration européenne n’a pas conduit à la disparition des États, elle leur a permis de recouvrer leur dignité et leur respectabilité, après la seconde guerre mondiale (les cas allemand et français sont exemplaires à cet égard), mais elle a aussi approfondi la crise de chacune de leurs démocraties, en favorisant l’expression politique des extrêmes, dont les programmes se situent par définition en dehors du consensus a minima négocié entre États.

43Pour que les citoyens puissent se sentir Européens, il faudrait qu’ils soient appelés, non pas à entériner par référendum national des choix d’avant la crise négociés par les gouvernements d’hier, mais à choisir en tant qu’Européens la politique de l’Europe, dans les domaines de sa compétence, par l’élection de ses dirigeants. Le plan de sortie de crise, à la fois économique et politique, qui nous occupe, requiert de l’audace, comme avant lui la CECA, la CED, le Marché commun, l’élection directe du Parlement européen, le marché unique et l’euro, mais à supposer que l’audace soit au rendez-vous, et avec elle la promesse d’un processus constitutionnel exemplaire de démocratie, il serait voué à l’échec s’il n’était proposé d’emblée dans la transparence, tirant un trait sur « l’Europe en douce », au stade de la préparation, de la délibération, de la décision et de la mise en œuvre.

44Puisque c’est de démocratie qu’il s’agit, d’une démocratie nouvelle à construire sur un territoire divisé par les frontières des États-nations, et par les tranchées de la première guerre mondiale à quelque cent ans d’ici, puis après deux cataclysmes, par le rideau de fer, ceux que nous appellerons les euro-fédéralistes, de Habermas et Fischer à Trichet, en passant par le groupe Spinelli, sans oublier de grands témoins comme Magris, Attali, Maalouf, Hessel, ou encore dans la sphère politique Emma Bonino, Gérard Collomb, Ursula von der Leyen, et tant d’autres de tous pays, aux internautes de la blogosphère et des réseaux sociaux demandeurs de plus d’Europe, en y incluant les fédéralistes encore fidèles au Spinelli de Ventotene, doivent non seulement parler aux pouvoirs établis, comme savait le faire Monnet, en leur offrant une issue, le plan en trois étapes que je propose d’appeler, l’Objectif 2014-18, pour frapper les esprits en leur signifiant qu’il serait franchement risible, si ce n’était tragique, de devoir encore commémorer l’armistice derrière les frontières nationales, au lieu de le faire ensemble dans la capitale fédérale des États-Unis d’Europe, mais aussi s’adresser au peuple, comme le même Spinelli en eut le souci avec le Congrès du peuple européen, en imaginant les outils de sa participation (officielle ou spontanée) à la préparation du processus constitutionnel, à la fonction délibérative, à la ratification (européenne) du projet constitutionnel et à sa mise en œuvre, c’est-à-dire à sa vie.

45Quand je dis démocratie, j’ai donc en tête la démocratie sous toutes ses formes, pour qu’aucun juge constitutionnel national puisse jamais mettre en doute la légitimité des institutions à naître. Pour inverser la croyance selon laquelle l’Europe ne peut être (même si la situation présente peut accréditer cette conviction) qu’une sphère publique en régression par rapport à l’histoire des États démocratiques, il faut créer de toutes pièces un espace public européen au sens d’Habermas. Face à ceux qui en nient la possibilité, il n’est qu’une méthode pour les démentir : retrousser les manches, comme Joschka Fischer y a invité son auditoire à l’Université Heinrich Heine à Düsseldorf le 1er juin 2010 et créer un mouvement d’opinion d’une telle ampleur qu’il vienne à bout de toutes les réticences du côté de la décision, au point même de pouvoir, le cas échéant, l’imposer.

46Ce sont donc au moins quatre formes de démocratie qu’il faut activer au service de l’objectif 2014-18 :

  • La démocratie directe (celle qui implique directement l’individu citoyen) : elle peut intervenir au stade de l’initiative, comme au stade de la ratification. L’initiative citoyenne existe dans le traité de Lisbonne. Mais le traité l’enferme dans le champ législatif. L’idée serait ici d’offrir aux citoyens un outil qui leur permette (à hauteur d’un million de signatures et plus, recueillies dans un nombre significatif d’États membres) de refuser la division et les politiques qui risquent d’y conduire, de demander aux gouvernements de renouer, ce qui est essentiel au succès de toute cette stratégie, avec la finalité initiale (États-Unis d’Europe), puis de s’organiser pour veiller sur la marche à l’unité, une fois proclamée l’Objectif 2014-2018, ou au moins sur la poursuite du premier objectif intermédiaire, avec ou sans promesse gouvernementale d’ouverture d’un processus constitutionnel. C’est la démocratie d’initiative populaire. Au terme du processus, une fois la constitution adoptée par une assemblée constituante, il est loisible, mais non nécessaire, de faire ratifier le texte par les citoyens, mais en évitant soigneusement l’erreur qui a coûté la vie au projet de traité constitutionnel, élaboré il est vrai par un aréopage qui n’avait reçu son mandat que des États, même s’il comptait dans ses rangs une majorité d’élus nationaux et européens. Spinelli avait imaginé un système de double majorité : la constitution est adoptée définitivement si elle recueille une majorité européenne, mais seuls sont fédérés, seuls la mettent en application, les États où existe une majorité (nationale) en sa faveur. C’est la démocratie de ratification populaire.
  • La démocratie représentative politique (ou parlementaire) : étant le régime commun à tous les États membres de l’Union européenne, la question ne se pose naturellement pas de sa légitimité dans le cadre d’un processus constituant qui serait commun à ceux de la zone euro. C’est la double question de la participation des Parlements nationaux à l’initiative d’un processus qui touche à la fiscalité et les place donc en première ligne, et de leur participation à la phase préparatoire du processus constitutionnel, par l’expression de leurs attentes, notamment en matière de division matérielle et formelle des pouvoirs. Il leur incombe naturellement de donner aux gouvernements le signal de départ, en démontrant leur capacité d’initiative en la matière : pour proposer conjointement aux gouvernements un plan par étapes visant la fédération budgétaire et pour exiger que les institutions auxquelles serait cédée une partie de leur propre souveraineté fiscale présentent un caractère aussi démocratique que le leur. On peut imaginer ici ou bien l’élection d’une assemblée ad hoc de la zone euro distincte des parlements nationaux et du Parlement européen, avec un mandat constituant, mais travaillant en liaison étroite avec ces Parlements nationaux, ou bien un mandat confié par les États, avec le soutien d’un vaste mouvement d’opinion, à une conférence des parlements (ou congrès du peuple européen, comme le dit Giscard), formé pour moitié des élus de la zone euro au PE, et pour moitié de parlementaires nationaux des pays membres de la zone euro, conformément au sage principe qu’une Constitution fédérale, pour être viable, doit reposer sur une division des pouvoirs (matières) également acceptée par les peuples des États et par le peuple de la Fédération. Il existe un précédent d’une formation de ce type, les Assises tenues à Rome en 1990 mais restées sans suite, faute de mandat clair.
  • La démocratie sociale : elle peut se présenter sous différentes formes. Une forme spontanée (le Forum européen de la société civile en est le fer de lance) : les représentants de la société civile peuvent être à l’origine d’événements-relais multiples utilisant les outils participatifs d’initiative populaire, mis à disposition par le traité ou non, et travailler à amplifier le mouvement d’opinion en faveur surtout de la deuxième étape de l’objectif 2014-18, et plus largement de la représentation de la société civile dans la future constitution fédérale ; une forme conventionnelle : on peut imaginer que les partenaires du dialogue social s’associent, de proche en proche, au mouvement d’opinion en faveur des États-Unis d’Europe, négocient entre eux le moment venu les termes d’un Appel à franchir les étapes successives de l’Objectif 2014-18, en s’adossant à la légitimité recouvrée de la finalité dans l’opinion publique ; une forme camérale : le Comité économique et social européen, et les institutions socio-économiques nationales, comme le Conseil économique, social et environnemental en France, pourraient délibérer sur le plan par étapes 2014-18 et donner un avis favorable à la constitutionnalisation du processus dans des formes démocratiques.
  • La démocratie stochastique : last but not least, le citoyen tiré au sort. Forme courante des jurys populaires, cette pratique oubliée depuis les Grecs dans le champ politique, présente de sérieux avantages dans le processus qu’il s’agit d’engager. La méthodologie et l’expérience de cette pratique existent : il suffit de s’en saisir. Appliquée au processus constitutionnel, la démocratie stochastique permet d’en prendre l’initiative sans attendre que les gouvernements en décident l’ouverture officielle. Une fois que les gouvernements s’y seront résolus, elle leur offre le moyen d’associer directement des citoyens, de bas en haut, aux choix fondamentaux préalables à la rédaction d’un texte constitutionnel. Elle permet surtout dans un cas comme dans l’autre d’associer les citoyens partout en Europe au plus près de leurs lieux de résidence et de travail. Les territoires, grandes agglomérations ou régions, pourraient jouer dans ce cadre un rôle d’initiative exemplaire où les maires et les présidents de région s’illustreraient comme moteurs de l’Europe en formation. Une ville ou une région pourrait donner le signal de départ du processus, d’autres pourraient l’imiter, mettre en commun leurs travaux, lancer un Appel aux gouvernements, leur demander l’officialisation et la généralisation de la méthode dans toute la zone euro, et en cas d’échec, continuer à élargir le processus de proche en proche jusqu’à réunir la masse critique, qui suffirait à décider les gouvernements. Dans la situation présente, il va de soi qu’il est difficile aux gouvernements en place (et même à l’ensemble des personnels politiques nationaux) de reconnaître qu’ils font fausse route depuis le début de la crise : perdre la face est difficile ; céder à la pression populaire est plus facile.
Les peuples n’ont jamais, après tout, que les gouvernements qu’ils méritent. La critique est aisée, et l’art est difficile, notamment l’architecture. Les architectes des États-Unis d’Europe sont parmi nous. Ce sont ceux qui inventeront des outils utilisables par tous pour participer activement au réveil de l’Europe. Ce sont ceux qui réussiront à convaincre les décideurs de conduire à bonne fin, par étapes disjointes, ou dans un plan d’ensemble, l’objectif 2014-18, adossé plus ou moins tard à la légitimité démocratique.

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