Couverture de EUFOR_362

Article de revue

Le traité de Lisbonne sur la voie fédéraliste ?

Pages 5 à 29

Notes

  • [1]
    Cet article n’engage que la responsabilité personnelle de l’auteur.
  • [2]
    Dusan Sidjanski, « Le traité de Lisbonne ou la tentation de l’intergouvernemental ? », BEPA, janvier 2011, L’avenir fédéraliste de l’Europe, Paris, PUF, 1991.
  • [3]
    A contrario, « La méthode communautaire serait menacée par l’irruption de l’intergouvernemental. À mon avis, c’est un faux débat ». Discours du président du Conseil européen Herman Van Rompuy, Paris, Sciences-Po, Conférence organisée par Notre Europe, le 20 septembre 2010.
  • [4]
    Conf. D. Sidjanski, The Federal Future of Europe, University of Michigan Press, 2000 et L’approche fédérative de l’Union européenne ou la quête d’un fédéralisme européen inédit, Notre Europe, 2001, et François Saint-Ouen, L’Avenir fédéraliste de l’Europe II. Du traité de Maastricht à celui de Lisbonne. Sur les traces de Dusan Sidjanski, Bruxelles, Bruylant, 2011. Pour d’autres références, voir le site web < www.dusan-sidjanski.eu >
  • [5]
    Le gouvernement allemand a fait des propositions qui reprennent les idées de Karl Lamers et Wolfang Schäuble, CDU/CSU-Fraktion des Deutschen Bundestages, Bonn, 1er septembre 1994.
  • [6]
    À l’insistance de la Pologne, cette procédure prendra effet avec un délai supplémentaire en 2014 auquel s’ajoute une période de transition jusqu’au 31 mars 2017.
  • [7]
    L’administration de la Commission est de dimension limitée compte tenu du champ d’action de l’Union et par comparaison avec les administrations nationales, voire même régionales ou métropolitaines.
  • [8]
    Le Conseil européen du 19 juin 2009 a désigné à l’unanimité José Manuel Barroso pour un deuxième mandat.
  • [9]
    Le 16 septembre 2009, le Parlement européen, issu des élections européennes du 7 juin 2009, a élu José Manuel Barroso à la majorité de 382 voix.
  • [10]
    À la différence de l’opposition frontale entre la France et l’Allemagne, lors de l’implosion de la Yougoslavie, cette fois-ci le couple franco-allemand s’est trouvé dans le camp des opposants à la guerre contre l’Irak.
  • [11]
    Voir à titre d’exemple la lettre conjointe à la veille du G20 à Séoul qui a fait l’objet d’un tour d’horizon au Conseil européen du 28 au 29 octobre 2010.
  • [12]
    L’économiste Nouriel Roubini met en garde contre le risque de défiance des marchés vis-à-vis de la dette de la France, Le Monde, 14 décembre 2010.
  • [13]
    Comité européen du risque systémique (CERS), Autorité bancaire européenne (ABE), Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP), Autorité européenne des marchés financiers (AEMF).
  • [14]
    The Economist, le 23 avril 2011 : « Hundreds of mini-Greeces ». Selon Le Monde du 23 février 2011, les dettes allemandes ont augmenté de 18 % en 2010 : l’État fédéral avec 1 284,1 milliards d’euros (+ 21,9 %) suivi des Länder avec 595,3 milliards d’euros (+ 13 %) et des villes avec 119,4 milliards d’euros (+ 4,9 %).
  • [15]
    “The cost of non euro”, Informed Judgement, January 2011.
  • [16]
    Le système européen de surveillance financière (ESFS) comprend : le Comité européen du risque systémique (CERS), l’Autorité bancaire européenne (ABE), l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP), l’Autorité européenne des valeurs mobilières (AEVM) ainsi qu’une directive de portée générale (directive « omnibus »).
  • [17]
    Article cosigné dans le Financial Times par Peter Bofinger, Henrik Enderlein, Tommaso Padoa-Schioppa et André Sapir, 28 septembre 2010.
  • [18]
    Tommaso Padoa-Schioppa : « La détermination d’un architecte de l’euro face à la crise », Notre Europe, mars-décembre 2010.
  • [19]
    Conclusions du Conseil européen des 24 et 25 mars 2011.
  • [20]
    Le Temps du 1er juin 2011.
  • [21]
    Wolfgang Schäuble en collaboration avec Karls Lamers, Réflexions sur la politique, Groupe parlementaire CDU/CSU, Bundestag, Bonn, 1er septembre 1994. Ces réflexions portent sur le renforcement du noyau fédérateur et la transformation de la Commission en gouvernement de l’Union.
  • [22]
    Michel Barnier, « Cinq clés pour une gestion européenne de la crise. Il faut rétablir la confiance en faisant preuve d’unité », Le Monde, 21-22 août 2011 ; voir le tableau de l’ensemble de ces mesures présenté par la Commission.
  • [23]
    Concept ambigu tant qu’on n’a pas défini avec précision son contenu et sa forme institutionnelle. Il est significatif que Madame Merkel préfère à la gouvernance économique ou au gouvernement économique le terme de coopération économique.
  • [24]
    « Europe need not wait for Germany », Martin Sandbu, Financial Times, le 17 août 2011.
  • [25]
    Fonds mentionnés dans la lettre du président Sarkozy et de la chancelière Merkel adressée au président du Conseil européen, le 17 août 2011. Les réticences allemandes et de quatre autres pays de la zone euro pourraient être contournées, selon Martin Sandbu, en recourant à la coopération renforcée, en attendant un changement de position du gouvernement allemand.

Introduction [1] : l’Europe écartelée

1Depuis le début des initiatives politiques visant à créer une union européenne, le clivage entre la méthode fédéraliste et l’approche intergouvernementale a toujours été présent [2]. La première manifestation en est notamment la réaction britannique au Mémorandum d’Aristide Briand sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne en 1930. Cette problématique a donné lieu, au congrès de La Haye en 1948, à une confrontation entre les unionistes amenés par les Britanniques et les fédéralistes continentaux regroupés autour des Français.

2À ce clivage traditionnel s’est superposée, à la suite de l’échec de la CED qui a entraîné dans sa chute la Communauté politique européenne, une séparation artificielle entre union politique et union économique. En dépit de la profonde dépression qui s’en est suivie, le projet européen s’est développé par étapes : les traités de Rome, l’Acte unique européen, le traité de Maastricht qui, à son tour, a renforcé les éléments fédératifs de l’Union et donné naissance à l’euro tout en cherchant à rapprocher l’union économique et la coopération politique. Les progrès alternant avec les crises se sont poursuivis par l’extension de la méthode communautaire, l’affirmation des valeurs et principes communs (traité d’Amsterdam), et par l’élargissement prévu par le traité de Nice. Cependant, le principe d’approfondissement avant l’élargissement a été négligé au profit de l’élargissement de l’Union à vingt-sept. En parallèle, le traité de constitution pour l’Europe rédigé par la Convention a été rejeté par référendum par le pays initiateur, la France, suivie par les Pays-Bas. Afin de sortir de cette crise constitutionnelle, le président Sarkozy, la chancelière Merkel et le président Barroso ont réussi à préserver l’essentiel des avancées de la constitution au prix de quelques concessions et de sacrifices symboliques. Le projet de mini-traité s’est transformé en traité de Lisbonne.

3Les innovations prévues par le traité de Lisbonne modifient la répartition des responsabilités et des pouvoirs au sein de l’Union européenne. D’une part, elles visent à renforcer certaines institutions aux dépens de l’équilibre antérieur. D’autre part, elles tendent à bouleverser l’usage de la méthode communautaire en créant une présidence permanente du Conseil européen et en confiant une double tâche à la haute représentante qui assume à la fois la présidence du Conseil des ministres des affaires étrangères et la vice-présidence de la Commission.

4En rapprochant le domaine communautaire du volet de coopération intergouvernementale notamment en politique extérieure, le traité de Lisbonne n’a pas résolu le problème de cette dualité de fonctionnement. Bien au contraire, il a placé la question de la prédominance de la méthode communautaire et de la menace intergouvernementale au cœur du projet européen [3]. Aujourd’hui plus que jamais, cette interrogation s’impose avec d’autant plus de gravité que la mise en œuvre du traité de Lisbonne coïncide avec la crise financière et économique. Cette coïncidence de la crise la plus profonde depuis la grande dépression de 1930 a accentué la tentation intergouvernementale des dirigeants de la zone euro sous l’égide du couple franco-allemand. Malgré cette emprise de gouvernements nationaux repliés davantage sur leurs intérêts mais conscients de l’enjeu européen, la Commission a accompli un travail législatif remarquable en régulant le fonctionnement des institutions des marchés financiers. Pour ma part, je ne vois la sortie de crise que par la voie fédérale et par le retour de la Commission dans son rôle central.

5Un programme global et cohérent proposé par la Commission remplacerait avec succès les démarches hésitantes et tardives adoptées jusqu’à présent sans résultat probant. À l’évidence, l’Union et la zone euro s’enfoncent de plus en plus dans la crise de la dette et des déficits excessifs, qui provoquent le quasi-arrêt de la croissance et une augmentation du chômage. Dans l’actuel bras de fer entre les marchés financiers et l’autorité politique handicapée par des divisions internes, seuls une solidarité globale et un programme cohérent reflétant l’intérêt général européen offrent une porte de sortie par le haut. D’où ma conviction de la nécessité de réaménager les processus de décision en recourant à la méthode communautaire et en respectant l’équilibre des pouvoirs européens et la participation des États membres.

6Après une série de déviations, le moment est venu de retourner sur la voie qui mène à la Fédération européenne. Dans quelle mesure le traité de Lisbonne réussit-il à maintenir l’équilibre entre les institutions communautaires – le Parlement européen, la Commission et la Cour de justice – et les institutions intergouvernementales – le Conseil européen et le Conseil ? D’autant qu’à première vue les grands gagnants sont d’une part le Parlement européen, et d’autre part le Conseil européen et le Conseil. La Cour de justice renforce sa position de pouvoir juridictionnel, tandis que la Commission ne semble pas tirer un bénéfice visible de la nouvelle répartition des pouvoirs. Cependant, son droit de proposition est étendu parallèlement à l’extension de la codécision et elle demeure l’institution dotée de la plus grande capacité d’analyse et d’action. De surcroît, elle est la seule institution qui, au sein de l’Union, est responsable devant le Parlement européen.

7La question qui me préoccupe est de savoir si le Conseil européen, doté d’une plus grande autorité, s’inspirera du modèle communautaire du Conseil prenant les décisions sur proposition ou sur recommandation de la Commission ou s’il adoptera une démarche s’appuyant plus directement sur ses membres. Quant au domaine des affaires extérieures et la relation entre Relex et la PESC, la haute représentante Lady Ashton a jeté le pont entre ces deux sphères dont la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de défense (PESD) appartiennent à des domaines régaliens par excellence.

8Cette réforme ambitieuse s’inscrit-elle dans la voie du fédéralisme et s’inspire-t-elle, plus ou moins inconsciemment, de l’esprit, de la méthode et des principes fédératifs ? Les premiers éléments de réponse seront fournis par l’épreuve du fonctionnement du traité de Lisbonne. Pour l’heure, la période de rodage qui s’accomplit sur un fond de crise financière et économique donne quelques indications. Cependant, la quête du fédéralisme européen inédit se poursuit [4]. Pour tester cette affirmation, nous proposons d’évaluer la nouvelle répartition des pouvoirs, d’examiner les cas des affaires extérieures et du « groupe de travail » (task force) présidé par Van Rompuy, ainsi que de sentir dans quelle direction s’orientent les premiers pas sous le signe du traité de Lisbonne.

I – Équilibre ou déséquilibre institutionnel. Le poids de l’intergouvernemental

Une grande innovation : le président du Conseil européen

9Le Conseil européen composé des chefs d’État et de gouvernement et du président de la Commission s’est doté d’un président permanent tout en renforçant son propre rôle dans le système politique de l’Union. Dans la logique du système, plus les fonctions de l’Union concernent les problèmes d’importance politique croissante, plus la participation des hauts responsables européens et nationaux devient nécessaire. Les questions de « haute politique » concernant les pouvoirs régaliens, à l’exemple de la monnaie, de la politique économique ou extérieure, exigent l’engagement des membres du Conseil européen. En même temps, la mondialisation comme la multipolarité et l’affirmation des puissances émergentes aux côtés des États-Unis appellent à plus d’unité en politique extérieure si l’Union cherche à s’imposer en tant qu’acteur global et pouvoir normatif. D’où le besoin fonctionnel d’un président permanent.

10Son élection à la majorité qualifiée permet d’éviter le veto et facilite le consensus, comme dans le cas d’Herman Van Rompuy. Il préside et anime les travaux du Conseil européen, en assure la préparation et la continuité en coopération avec le président de la Commission et sur la base des travaux du Conseil des affaires générales. Il œuvre pour faciliter la cohésion et le consensus au sein du Conseil européen. En outre, il représente l’Union dans les relations extérieures au niveau des chefs d’État et de gouvernement en matière de politique étrangère et de sécurité commune, sans préjudice des compétences de la haute représentante de l’Union, et j’ajouterais : ni de celles du président de la Commission. En effet, la représentation internationale de l’Union au plus haut niveau exige la présence des deux présidents, ainsi que souvent celle de la haute représentante. D’autant que la politique étrangère a une dimension économique forte, tandis qu’à son tour, la sécurité déborde largement le concept étroit de sécurité militaire et tend à englober des activités aussi bien économiques, sociales et culturelles que scientifiques et technologiques. Bien que le Conseil européen agisse par consensus, la confiance acquise par la pratique de collaboration devrait lui permettre d’adopter et d’élargir progressivement le champ de la majorité qualifiée. Dès à présent, par ces nouvelles compétences et par l’action de son président, le Conseil européen renforce le pouvoir intergouvernemental dans l’Union.

Une présidence double au sein d’un système communautaire

11Dans le cas de la double présidence, l’exercice du pouvoir gouvernemental repose sur deux piliers institutionnels, le Conseil européen et ses bras droits, à savoir les Conseils d’une part et, d’autre part, l’exécutif européen incarné par la Commission européenne. Doté d’une présidence personnalisée, le Conseil européen assume la pleine responsabilité des orientations et des stratégies générales définies dans le texte fondamental. À l’avenir, une collaboration étroite entre les deux présidents et la haute représentante sera probablement imposée par l’interdépendance de fait entre les politiques économique et monétaire et les relations extérieures, y compris la sécurité et la défense. Ainsi, même dans ces matières politiques par excellence, la décision serait, à plus ou moins long terme, du ressort du Conseil européen agissant sur proposition de la Commission et du Conseil des affaires générales. C’est du moins ma prévision visant à garantir, par le recours à la méthode communautaire, l’optimum de cohérence en fonction de l’intérêt général européen.

12Quant à l’exécution en matière des affaires étrangères, elle fera l’objet d’une action conjointe du Conseil des affaires étrangères présidé par la haute représentante, et de la Commission. Dans la durée, l’application de la méthode communautaire tendra à se généraliser, garantissant l’efficacité et assurant le contrôle démocratique du Parlement européen sur la Commission et sa vice-présidente. À présent, la relation entre les deux présidents semble s’orienter vers un tandem indispensable au bon fonctionnement de l’Union, fondé sur la division des tâches. Cependant, dans la crise actuelle, le Conseil européen, son président ainsi que le Conseil des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro semblent prendre le pas sur la Commission au détriment de l’équilibre institutionnel.

Le Conseil ou la confusion des pouvoirs

13Le Conseil remplit, avec la Commission, un rôle clé dans la chaîne décisionnelle de la Communauté européenne. Il constitue l’étape finale dans le processus législatif en codécision avec le Parlement européen. Son double rôle dans l’adoption des actes législatifs et des politiques communes proposés par la Commission et ses pouvoirs gouvernementaux, qu’il partage souvent avec la Commission, renforce sa position dans le système communautaire. En revanche, la multiplicité de Conseils spécialisés fragilise sa cohérence et rend difficile la tâche de coordination qui incombe à la présidence tournante. Tel Janus, il a deux visages, l’un du pouvoir législatif et l’autre du pouvoir gouvernemental.

14Avec l’extension des domaines régaliens de l’Union européenne, le Conseil est devenu, aux côtés du Conseil européen, le principal détenteur des nouvelles compétences attribuées à l’Union au titre de la PESC. De fait, il se situe au centre du débat sur le caractère intergouvernemental ou communautaire de l’Union européenne. Son ambiguïté originelle n’est pas étrangère au fait qu’il est soustrait au contrôle du Parlement européen en tant que législateur communautaire, ce qui est normal, mais aussi lorsqu’il prend des décisions gouvernementales, ce qui l’est moins. Paradoxalement, la Commission qui propose est soumise au contrôle démocratique du Parlement européen alors que le Conseil qui décide échappe à tout contrôle parlementaire. N’a-t-on pas coutume de dire que Montesquieu n’a pas encore fait un détour par Bruxelles ?

15Dans le processus législatif de l’Union, la Commission formule des propositions et s’efforce de préserver à la fois la cohérence et l’équilibre des normes communautaires. À ce titre, elle dispose d’une arme : l’exigence de l’unanimité du Conseil pour toute modification de sa proposition qu’elle est la seule habilitée à faire. Étant à l’origine des normes européennes, son champ d’action s’élargit parallèlement à l’extension des pouvoirs de codécision. C’est un point souvent omis dans les évaluations récentes de la répartition de pouvoirs. Pas à pas, la codécision législative s’est étendue, renforçant le pouvoir de la Commission, du Parlement européen et la capacité fonctionnelle du Conseil grâce à l’extension de la majorité qualifiée. Il est logique de se demander si l’on ne s’achemine pas vers un pouvoir législatif bicaméral. Cette double participation des États membres au Conseil et des peuples au Parlement européen de l’Union témoigne de l’évolution de l’Union vers un système fédératif. Sans instituer un « conseil législatif [5] », le traité a retenu la distinction entre les deux fonctions du Conseil, la fonction législative se déroulant en toute transparence. Cependant, l’ambivalence du Conseil a été accentuée dans la mesure où il assume désormais des fonctions gouvernementales plus nombreuses en politique extérieure. La confusion des pouvoirs reste la maladie infantile du Conseil.

Une percée fédérative : la nouvelle procédure de vote

16La double majorité qualifiée est formée d’au moins 55 % des membres du Conseil réunissant 65 % de la population de l’Union. Elle reflète le principe fédératif de la double représentation des États membres et des peuples. Cette procédure s’applique lorsque le Conseil statue sur proposition de la Commission, témoignant de la confiance dont jouit la Commission. En revanche, si l’initiative est le fait d’un ou plusieurs États membres, la majorité exigée est de 72 % des membres réunissant 65 % de la population. Cette nouvelle règle prend en considération le critère de la population et souligne l’importance de la proposition de la Commission ou de la haute représentante [6]. Dans la pratique, le Conseil ne recourt que rarement au vote et il s’efforce d’aboutir à des décisions par consensus. Néanmoins, la majorité qualifiée permet d’éviter la paralysie et contribue à accélérer le rapprochement des positions et la prise de décision. Elle accroît la capacité du système tout en le faisant avancer vers une communauté fédérative.

La part des institutions communautaires. Le Parlement européen : le grand gagnant

17Le Parlement européen sort renforcé, donnant ainsi une dimension plus démocratique à l’Union. Ses fonctions législatives de codécision avec le Conseil sont étendues à une cinquantaine de nouveaux domaines qui requièrent la proposition de la Commission. Ses pouvoirs législatifs sont comparables à ceux du Conseil. Il en va de même en matière budgétaire où il dispose de droits de décision égaux à ceux du Conseil. De surcroît, il consolide ses pouvoirs de contrôle politique sur la Commission et sur son président, ainsi que son pouvoir d’investiture du collège. De la sorte, il renforce son autorité. Le progrès essentiel demeure l’ampleur de son pouvoir de codécision législative et son influence sur la Commission dont il est par ailleurs l’allié naturel. La meilleure preuve de cette avancée dans la voie d’une démocratie fédérative est d’une part l’importance que lui accordent la Commission et le Conseil, et d’autre part le fait que les groupes d’intérêt et les lobbyistes le prennent pour cible. Autant d’indicateurs du pouvoir accru dont est doté le Parlement européen.

Où en est la Commission, moteur de l’Union ?

18Institution originale et autonome, la Commission dispose du droit d’initiative et de proposition aux côtés des pouvoirs de surveillance et de gestion. Elle est la seule institution investie de pouvoirs actifs d’initiative qui a la responsabilité de dégager et de garantir l’intérêt général européen. Dans la mesure où la codécision législative a été étendue, la Commission a vu son champ de proposition élargi. En effet, la Commission remplit un rôle pivot en matière législative par sa proposition qui a pour conséquence, entre autres, l’extension de la majorité qualifiée au Conseil. Par contre, elle est réduite à un rôle plutôt marginal dans la PESC et dans la PESD, où l’intergouvernemental et l’unanimité sont la règle. En revanche, dans les affaires intérieures et la justice, la Commission tend à assumer plus de responsabilité directe.

19En tant que principal moteur de l’intégration, elle a vocation à assumer la gouvernance de l’Union. De toute évidence, c’est la seule institution composée de membres à plein temps dotée du pouvoir actif, jouissant d’une autonomie suffisante pour faire contrepoids aux intérêts nationaux représentés par les Conseils et pour faire valoir l’intérêt européen. Elle est le principal garant de la cohésion globale au sein de l’Union. Pour maintenir son rôle après l’élargissement et renforcer sa collégialité et son efficacité, le traité de Lisbonne prévoit notamment de limiter dès 2014 le nombre de ses membres à quinze. Dans l’ensemble, elle exerce une responsabilité politique en s’appuyant sur sa « petite » administration [7].

20Par sa démarche, qui se fonde le plus souvent sur la consultation d’experts et de principaux acteurs, la Commission cherche des solutions équilibrées aussi objectives que possible, qui préservent les intérêts des États membres moyens et petits, tout en tenant compte de ceux des grands. Ce constat explique l’attachement de ceux-là au rôle indépendant qu’assume la Commission, ces États éprouvant plus de difficultés à affirmer leurs intérêts dans des structures intergouvernementales largement dominées par les grands États membres. Dans cet esprit, le traité de Lisbonne reprend la batterie d’articles qui vise à renforcer l’autorité du président et la collégialité de la Commission.

21Par ailleurs, le rôle-clé de la Commission se manifeste dans la relation entre sa proposition et la majorité qualifiée. En effet, la proposition de la Commission, en tenant compte de l’équilibre entre intérêts des pays et des secteurs d’activités, contribue à l’extension de la majorité qualifiée. La Commission dispose désormais d’une assise de légitimité plus directe qui résulte d’une intervention plus efficace du Parlement européen et des formations politiques européennes lors du choix de son président, pendant les auditions et au moment de l’investiture de la Commission.

22Le traité de Lisbonne consolide et élargit le rôle du président qui tire sa double légitimité de sa désignation par le Conseil européen se prononçant à la majorité qualifiée et de son élection par le Parlement européen [8]. Le Conseil européen tient compte des résultats des élections au Parlement européen et procède à des « consultations appropriées » avant de proposer un candidat au Parlement européen. À son tour, le Parlement élit le président de la Commission à la majorité des membres qui le composent [9]. Le président décide de l’organisation interne de la Commission afin d’assurer la collégialité ainsi que la cohérence et l’efficacité de son action. Aussi a-t-il le pouvoir de nommer des vice-présidents, à l’exception de la haute représentante de l’Union qui est nommée à la majorité qualifiée par le Conseil européen avec l’accord du président de la Commission. En outre, le traité de Lisbonne consolide son autorité en lui attribuant le pouvoir de définir les orientations dans le cadre desquelles la Commission exerce sa mission.

23La Commission Barroso II à vingt-sept devrait être réduite à l’avenir, selon un système de rotation égalitaire à un noyau de quinze membres décideurs. Cette rotation égalitaire des États dans la répartition des commissaires ne risque-t-elle pas d’affaiblir la Commission et, du même coup, la méthode communautaire ? Prudence oblige, cette réduction prévue par le traité peut être modifiée par le Conseil européen à l’unanimité, ouvrant la possibilité d’une mini-réforme.

Un domaine en pleine expansion : les relations extérieures et la sécurité

24La prise de décisions fondamentales au titre de la PESC et de la PESD, qui repose sur une procédure spécifique, devrait être, dans une perspective fédérative, de la compétence du Conseil européen agissant sur proposition du haut représentant et – le plus souvent possible – conjointement avec la Commission. La cohérence et l’efficacité de la politique extérieure sont, dans une large mesure, fonction des propositions communes dont l’élaboration serait confiée à la haute représentante et à la Commission en liaison étroite avec le Conseil des ministres des affaires étrangères dont la haute représentante assure la présidence. De cette façon, les délibérations porteraient sur une proposition fondée sur une vision commune. De surcroît, dans cette configuration, le contrôle démocratique serait exercé par le Parlement européen, devant lequel la Commission est pleinement responsable. Dans la pratique, la répartition des tâches dans l’Union correspond à l’exigence du niveau du pouvoir politique et du contrôle démocratique : plus les problèmes relèvent de la haute politique, plus l’engagement du Conseil européen est nécessaire. De ce fait, la balance penche vers l’intergouvernemental. D’autant que sans Conseil européen, pas de véritable politique extérieure.

Le rôle-clé du haut représentant

25Un des principaux nœuds qui handicapent l’Union demeure le fossé qui sépare les affaires communautaires des affaires de politique étrangère, de sécurité et de défense communes, fossé que la haute représentante est appelée à combler. Dans ces domaines régaliens, la Commission a traditionnellement un rôle plus effacé. Un léger progrès s’annonce : la haute représentante, conjointement avec la Commission, a la faculté de présenter des propositions en son propre nom ou au nom de la Commission. Ainsi, la porte est ouverte à plus de responsabilité devant le Parlement européen. Il n’en demeure pas moins que, dans ces matières sensibles, l’unanimité reste de rigueur, le président du Conseil européen et la présidence du Conseil des affaires étrangères ayant pour tâche de faciliter le consensus. Dès lors, on peut espérer qu’ils contribueront à contenir les délibérations dans le cadre institutionnel et à éviter les by-pass par certains États membres utilisant des circuits extérieurs. Les grands États dotés de capacité diplomatique et militaire ont tendance à assumer le leadership en matière de PESC et de PESD. La guerre de l’Irak comme l’intervention en Libye ont divisé tant les grands que les moyens et petits États membres entre eux [10]. Ces divisions laissent entrevoir la tâche ardue qui incombe à la haute représentante.

L’Union en période de rodage

26Une question a retenu mon attention : l’imbrication des responsabilités du président Van Rompuy et de la haute représentante dans le système de l’Union ainsi que leurs relations avec le président Barroso et la Commission européenne. Seul le fonctionnement réel de cette troïka nous permettra d’en évaluer les effets. Mais dès à présent, il est évident que leur collaboration étroite et leur entente confiante seront déterminantes pour l’avenir de l’Union. Quant à la collaboration des deux présidents, elle semble se développer sous de bons augures. Un gentleman’s agreement a été conclu entre les deux présidents qui ont pris l’habitude de commencer leurs semaines par un petit-déjeuner commun. De surcroît, les premiers témoignages sont fournis par leur participation et leurs interventions complémentaires aux réunions du G8 et du G20 [11].

Le rôle ambigu du groupe de travail

27Un petit caillou risque de troubler cette harmonie entre deux leaders de l’Union : afin de faciliter la sortie de la crise financière et économique, le Conseil européen a créé un groupe de travail sous la présidence d’Herman Van Rompuy. À regarder de plus près, il s’agit des réunions informelles des ministres des finances auxquels se sont joints Olli Rehn, membre de la Commission, Jean-Claude Trichet, président de la BCE et Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe. Or généralement, un groupe de travail est formé soit d’un nombre réduit de ministres compétents, soit d’experts de haut niveau. À mon avis, la présidence d’un groupe de travail ne fait pas partie des tâches du président du Conseil européen. De surcroît, ce groupe de travail empiète sur les compétences de la Commission et sur la méthode communautaire et tend à se substituer aux initiatives de la Commission. Le président Herman Van Rompuy serait pleinement dans son rôle en facilitant l’approbation par le Conseil européen des recommandations de la Commission reposant sur l’avis de son groupe de travail. Cette procédure garantirait l’équilibre institutionnel. Au demeurant, lorsque le Conseil européen demande une rapide mise en place des actes législatifs, il est obligé de faire appel à la procédure communautaire qui repose sur les propositions de la Commission. En même temps, le Conseil européen fixe des échéances afin que le Conseil et le Parlement européen parviennent à un accord sur les propositions législatives de la Commission avant l’été 2011.

28La longue expérience de la Communauté européenne, comme celle plus récente de l’Union européenne, confirme l’efficacité de la méthode communautaire qui constitue le trait original de l’Union européenne. Cette invention institutionnelle la distingue des organisations internationales et la rapproche des communautés de type fédératif à condition que l’équilibre des pouvoirs et des institutions soit garanti. Cette méthode assure le contrôle démocratique du Parlement européen sur les activités de la Commission, auquel le Conseil et la méthode intergouvernementale échappent. Or, les progrès de la démocratie européenne impliquent des responsabilités devant le Parlement européen.

29Par ailleurs, la méthode communautaire est la seule à permettre la pratique de la démocratie participative au niveau européen. En effet, la Commission ne se limite pas à prendre le pouls des gouvernements et de leurs administrations mais procède à des consultations des acteurs socio-économiques lors de l’élaboration de ses propositions. Une longue expérience de la Communauté européenne et de l’Union européenne témoigne de l’avantage que représente une proposition de la Commission soumise à l’approbation du Conseil et du Parlement européen. Un document est sur la table de discussion, qui présente une vision de l’intérêt commun européen et qui tient compte de l’équilibre entre divers intérêts nationaux et sectoriels ainsi qu’entre les grands, les moyens et les petits États membres. C’est sur cette base de départ que s’engage la négociation. À l’inverse, les procédures intergouvernementales sont exposées davantage à la domination des grands États membres.

II – L’Union européenne prise au piège de la crise financière

Rappel des actions et des hésitations face à la crise

30La crise financière est la grande épreuve à laquelle est confronté le nouveau traité. La riposte est lente, graduelle et au cas par cas. Or, à l’heure où les crises financières, économiques et sociales frappent un pays après l’autre de la zone euro, ceux-ci ainsi que les autres membres ont un urgent besoin d’un acte de solidarité totale, d’une garantie générale sans faille ni atermoiement. C’est la seule réponse au « scénario du défaut » même programmé de la Grèce notamment. Le signe fort de solidarité à l’adresse des marchés et des citoyens est susceptible de rétablir la confiance et de mettre un terme à la spirale des spéculations. Au lieu de petits pas hésitants et de compromis imposés, l’Europe nécessite une grande initiative, une vision et une stratégie claires reposant sur une volonté politique affirmant la solidarité européenne. La sortie de crise, la relance de l’économie et de l’emploi et la perspective du développement dynamique sont à ce prix.

31En attendant ce sursaut de solidarité, l’effet domino est enclenché et les crises des dettes et déficits publics, avec leurs séquelles de spéculations, de chômage et de troubles sociaux, frappent les plus vulnérables sans que même les grands pays en soient à l’abri [12]. Aussi, après la Grèce et l’Irlande, le Portugal a fait appel à l’aide de l’Union, en attendant l’Espagne et peut-être l’Italie, suivies par la Belgique, sans exclure la France. La menace se profile sur le noyau de l’Union européenne qu’est la zone euro. En matière de réglementation, un pas vient d’être franchi dans cette direction par l’adoption sur proposition de la Commission des quatre autorités de supervision des marchés et de prévision du risque systémique [13]. Le doute au sujet de la capacité de l’Union d’aider les États membres particulièrement exposés fait son chemin : si l’Union n’est pas en mesure de secourir efficacement la Grèce (2 %), comment pourra-t-elle le faire s’agissant de pays tels que l’Italie et l’Espagne, qui représentent environ un tiers du PIB de la zone euro ? Cependant, la crise financière risque de provoquer des troubles sociaux. Les manifestations de violence à Athènes, Dublin, Rome et Madrid sont autant d’avertissements et d’appels aux gouvernements et aux institutions européennes mais aussi au G20.

32Le traité de Lisbonne, bien que mis au point au début de la crise financière, n’a rien prévu pour lutter contre la crise. Ce n’est qu’après les expériences de sauvetages in extremis au compte-gouttes que les Conseils européens du 29 octobre et du 16 décembre 2010 ont décidé de remplacer les mécanismes provisoires, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité financière (MESF), à partir de 2013, par un Mécanisme permanent pour préserver la stabilité financière. Afin de lui donner une solide base légale, il est prévu de réviser le traité de Lisbonne.

33À ce concert de déclarations et de prises de positions souvent contradictoires s’ajoute le débat à propos de la capacité financière du Fonds européen de stabilité financière (FESF). Selon Jean-Claude Trichet et le ministre belge des finances Didier Reynders, président du Conseil durant le dernier semestre de 2010, les ressources du Fonds devraient être sinon doublées du moins augmentées substantiellement. Cette opinion est rejetée à la fois par le président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker, le directeur du Fonds Klaus Regling ainsi que par la voix prépondérante de la chancelière allemande suivie par la France. Leur opposition n’a fait que retarder les décisions concernant l’accroissement de la capacité du FESF et l’introduction de plus de flexibilité pour ses interventions.

34Une autre constellation a émergé autour de l’idée, d’ailleurs ancienne, lancée par Jacques Delors, de l’émission d’obligations européennes soutenue par Jean-Claude Juncker, Giulio Tremonti et Tommaso Padoa-Schioppa. Cette initiative a pour but de signaler clairement aux marchés « l’irréversibilité de l’euro ». À leur encontre, la chancelière Angela Merkel a évoqué deux arguments, à savoir la concurrence entre les taux d’intérêt et l’incompatibilité des eurobonds avec les traités. Faut-il rappeler que cette façon de mutualiser même partiellement les dettes européennes aurait pour effet d’accroître les taux d’intérêt allemands qui sont les plus bas, tout en bénéficiant à des pays tels que la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie qui empruntent sur les marchés à des taux élevés. Une autre finalité pourrait être attribuée, selon Jacques Delors, aux obligations européennes : financer la réalisation des grands travaux d’infrastructure européens, de projets européens de recherche et d’éducation ainsi que des programmes de coopérations industrielles. Cette idée a été mise à l’étude par la Commission. Elle semble bénéficier de nombreux appuis parmi lesquels ceux de plusieurs États membres comme de la Confédération européenne des syndicats (CES). D’autres initiatives sont à l’étude ou en discussion : un impôt sur les transactions financières, une taxe sur les émissions de carbone, etc., susceptibles de contribuer à la relance de l’économie européenne. Les idées abondent mais il manque une ferme volonté politique des 17 pour les transformer en actions témoignant d’une solidarité européenne.

35Le cas particulier de la Grèce n’explique pas, d’après Paul De Grauwe, la crise de la dette d’autres pays de l’eurozone qui a pour cause la dimension excessive de la dette privée. Et de rappeler qu’entre 1999 et 2008 – année de l’éclatement de la crise financière – la dette des ménages privés est passée de 50 % à 70 % du PIB, tandis que la dette des banques a explosé enregistrant plus de 250 % du PIB en 2008. Son constat est clair : ce sont les marchés financiers qui ont manqué de discipline alors que les gouvernements ont assumé leur responsabilité pour sauver les banques et le système financier. D’où l’accroissement excessif de la dette publique. Or, le mécanisme rigoureux imposé par l’Allemagne est, selon Paul De Grauwe, fondé sur un diagnostic erroné qui n’est pas sans provoquer quelques inquiétudes. Il est paradoxal d’observer que l’Allemagne cherche à imposer son modèle de discipline budgétaire, alors qu’elle n’est pas en mesure de la faire respecter par tous les Länder et toutes les municipalités. En effet, à l’exemple de Wuppertal et de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, certains Länder plus laxistes sont accablés sous le poids des déficits et des dettes hérités de la période faste ou répondant aux besoins des dépenses sociales. Le gouvernement fédéral a offert son aide conditionnée par des mesures imposées. Des propositions sont avancées pour des réformes plus hardies. Mais une réforme réelle semble exiger des changements « dramatiques » dans le système fédéral [14]. La Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qui représente environ 20 % du PIB de l’Allemagne, a vu sa dette passer de 123,3 à 173 milliards d’euros, soit un bond de 40 %.

36En attendant un sursaut de solidarité, certains commentateurs se demandent si cette précondition ne reviendrait pas à exiger que l’État sollicitant l’aide soit préalablement déclaré en quasi-faillite ? Selon l’économiste Thierry Malleret, le coût du non-euro est trop élevé pour que raisonnablement on puisse l’envisager [15]. Depuis l’éclatement de la crise, la Commission européenne a fait adopter une série de directives pour la supervision du fonctionnement des marchés, des banques, des fonds spéculatifs, des agences de notation, suivies de nombreux projets tel celui visant à accroître la transparence des bourses. En un mot, elle s’est attelée à remettre de l’ordre sur les marchés financiers [16]. Le moment n’est-il pas venu pour en présenter une synthèse cohérente et lisible aux citoyens et aux marchés, mettant un terme à la cacophonie et au manque de cohésion ? Le pas suivant dans le sens d’une fédération consisterait à assurer une garantie pour l’ensemble de la zone euro.

37Faut-il rappeler qu’à la suite de la création de l’Union économique et monétaire par le traité de Maastricht, la partie jumelle qu’est l’Union économique a été négligée. De surcroît, les règles prévues par le traité de Maastricht concernant les déficits excessifs ont été transgressées en premier lieu par l’Allemagne et la France. Pendant longtemps, les efforts de coordination des politiques économiques ainsi que les propositions d’une gouvernance économique lancées par Jacques Delors et reprises par les gouvernements français se sont heurtés aux réticences allemandes. Or, pour consolider l’Union monétaire, il est urgent de mettre en œuvre son pendant qu’est l’Union économique. La gouvernance économique efficace et la convergence des politiques économiques, complétées par le fédéralisme fiscal et budgétaire tel que proposé par le président de la BCE et évoqué en d’autres termes par le président français et la chancelière allemande, sont autant d’initiatives qui exigent une décision politique générale comprenant également le dispositif d’examen préalable des projets de budget et le contrôle de la mise en application de ce système cohérent. Dans la plupart des cas, ces initiatives devront emprunter la voie communautaire pour prendre la forme de règlement et de directive. À ce stade, la Commission refait surface et engage la procédure de codécision. À ce propos, la question de décalage entre les décisions des marchés financiers et les prises de décisions des institutions européennes se pose dans toute son acuité. Afin de pouvoir agir avec efficacité, ne faudrait-il pas prévoir des procédures exceptionnelles permettant une prise de décision accélérée sous la forme d’arrêtés communautaires ?

38L’exemple des initiatives dictées par des intérêts nationaux et de l’inefficacité des démarches d’un État ou d’un groupe d’États fait ressortir des déficiences congénitales de la méthode intergouvernementale. Mon constat est fait : cette méthode tend à amplifier la portée de l’intérêt national et du néoréalisme, à renforcer la domination des grands États aux dépens des petits et moyens États et, partant, de l’intérêt général et de l’équilibre systémique. Dans cette approche, la négociation s’engage sur la base d’initiatives divergentes qui conduisent en général soit à une décision imposée par les Grands soit à une décision incohérente ou à un compromis a minima. En revanche, « l’œuf de Jean Monnet » c’est l’efficacité de la méthode communautaire.

La Grèce, talon d’Achille de la zone euro

39La Grèce a subi l’onde de choc de la crise, mettant à l’épreuve la solidarité européenne. La crise grecque a éclaté à la suite de la découverte par le gouvernement Papandréou de l’immensité de la dette et du déficit publics, cachés sous des statistiques manipulées. Le tout a échappé à la vigilance de Bruxelles, d’Eurostat et de Bâle, ou du moins n’a pas donné lieu à des mesures préventives. On s’accorde à admettre que cette situation est propre à la Grèce et qu’elle est due notamment à la fraude fiscale pratiquée à grande échelle, à la corruption, à la pléthore de fonctionnaires publics et à un nombre exagéré d’entreprises publiques. La réponse est à la hauteur de la crise : des mesures d’austérité rigoureuses et de réformes soumises à une forte conditionnalité et à des sanctions communautaires. Pendant la préparation du Fonds européen de stabilité financière, la question se posait de savoir si ce fonds servira d’instrument actif, voire « proactif », ou s’il fera office d’outil réactif de secours ultime en situation de crise. Cette problématique a été abordée par Tommaso Padoa-Schioppa qui, en collaboration avec d’autres économistes [17], a insisté sur la nécessité d’activer ce Fonds afin d’apporter un soutien aux pays en proie à d’importants déficits budgétaires dans leurs efforts d’ajustement [18]. De l’avis de Tommaso Padoa-Schioppa, des ajustements budgétaires rigoureux risquent de plonger la Grèce comme l’Irlande et le Portugal, et j’ajouterais d’autres pays de la zone euro par ricochet, dans une dépression provoquant la détérioration de leur situation budgétaire et une insuffisance de leur croissance. D’où la nécessité de mettre en place des mesures incitatives pour retrouver la croissance.

40Au lieu d’un élan solidaire, la chancelière fédérale, prise en étau entre d’un côté la nécessité de secourir la Grèce et de défendre l’euro et de l’autre côté les contraintes de politique intérieure sous la pression de l’opinion publique enflammée par les médias, a prêché la discipline sous la menace de sanctions tout en se cantonnant dans l’attentisme. Des critiques à l’égard de la Grèce ont donné lieu à une « guerre des médias », accompagnée de leçons sur la bonne gestion des finances publiques. Il s’en est fallu de trois mois d’hésitations avant que les hauts responsables de la zone euro, l’Allemagne en tête suivie par la France, n’aient pris conscience de la nécessité d’aider la Grèce pour éviter la contagion. Une action prompte et solidaire aurait pu éviter bien des déboires et des risques, qu’il s’agisse d’intérêts usuriers imposés par les marchés à la Grèce, ou des mesures extrêmes d’austérité qui sont à l’origine de la crise économique et sociale et des mouvements sociaux violents. Au demeurant, il est difficile d’évaluer le coût de l’action tardive et des conditions contraignantes sans oublier les dommages « collatéraux » psychologiques et la résurgence des sentiments nationalistes. En revanche, il est évident que cette façon de gérer la crise grecque a suscité des divisions au sein de la majorité gouvernementale et des tensions avec l’opposition, des doutes sur la cohésion de la zone euro et a ouvert la voie au traitement séparé des crises, souvent inadéquat et tardif, au lieu d’une approche globale sous le signe de la solidarité partagée.

41Les membres de la zone euro se sont contentés de prévoir dès 2013 un Mécanisme européen de stabilité intergouvernemental doté d’une capacité effective de prêt d’environ 500 milliards d’euros. Le but est de préserver la stabilité financière de la zone euro dans son ensemble [19]. Certes, une attention particulière sera portée à la coordination des politiques fiscales. Mais les doutes persistent quant à la capacité du MES à assurer une solution globale : ses garanties de prêt sont-elles à la mesure des dettes publiques ? Ses interventions, au lieu d’être préventives, n’ont lieu qu’au stade final de la crise d’un État. L’accent prédominant porte sur la conditionnalité et la rigueur accompagnées de sanctions, en n’accordant que peu d’importance aux mesures d’encouragements à la croissance et à l’emploi.

42De leur côté, la Commission et le gouvernement grec se sont employés à mettre au point, en collaboration avec la Banque centrale et les banques privées grecques, un instrument d’aide aux PME et aux start-up. À chaque euro d’aide de la Commission correspondraient deux euros fournis par les banques privées. À cette initiative s’ajoutent l’aide européenne au développement des régions et une nouvelle loi sur les investissements extérieurs qui ont pour objectif de soutenir la relance économique et l’emploi. En parallèle, les orientations et surtout les initiatives du Conseil européen des 24 et 25 mars 2011 font appel à la Commission. C’est un tournant qui marque le retour de la Commission. En effet, la Commission est incontournable quand il s’agit d’élaborer et de mettre en œuvre des actions concrètes. Cette politique initiée par la Commission marque un virage positif dans l’approche de la crise. Est-ce le signe de la réhabilitation dans la pratique de la méthode communautaire ?

43La crise de la zone euro risque de provoquer une crise de l’Union européenne. Comme l’a rappelé le nouveau président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, le défaut de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal aurait des effets systémiques. Mario Draghi a mis en garde contre les « effets systémiques » de la crise de la dette publique : « dans la zone euro, la crise de la dette souveraine dans trois pays qui représentent 6 % du PIB de la zone a le potentiel d’avoir des effets systémiques importants. » Selon lui, la zone euro se trouve « face à l’épreuve la plus difficile depuis sa création. La surveillance des politiques budgétaires nationales, affaiblie au milieu de la décennie précédente à l’initiative des trois plus grands pays, a montré des carences justement au moment où elle devenait essentielle[20] ». Le retour à la discipline budgétaire devrait être accompagné d’une affirmation de la solidarité de l’Union comprenant des mesures préventives.

44Faut-il rappeler que l’euro est devenu une monnaie mondiale qui assure plus d’un quart d’échanges globaux. De ce fait, l’Union européenne et en particulier la zone euro assument une responsabilité à l’égard du monde. Un nouvel élan commun permettrait de remettre l’Union et son noyau fédérateur qu’est la zone euro sur la voie de la poursuite de l’intégration européenne. Ce choix politique implique l’établissement sans délai d’un gouvernement économique et, à terme, d’une Union politique selon la proposition avancée de longue date par Wolfgang Schäuble, actuel ministre des finances allemand [21]. En s’inspirant de l’esprit de cette proposition, les institutions européennes et les États membres affirmeraient leur volonté de s’engager avec détermination à créer une fédération européenne sur la base du traité de Lisbonne. La stabilité et la croissance ainsi qu’un retour de la prospérité sont à ce prix. De toute évidence, il y va de la survie et de l’avenir du projet européen.

III – Le retour en force de la méthode communautaire ?

45Malgré les efforts des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro réunis au Conseil le 21 juillet 2011 et le sommet franco-allemand à Paris du 16 août 2011, la zone euro s’enfonce de plus en plus dans la crise. En témoignent les chutes successives des valeurs en bourses, les doutes au sujet de la solidité des banques françaises et l’arrêt de la croissance de la zone. Il faut se rendre à l’évidence, la réponse apportée au cours de ces dernières années n’est pas à la hauteur des défis des marchés financiers ainsi que des acteurs économiques et ne permet pas de prévoir une issue prochaine à la crise. Au contraire, les mesures qui s’avèrent insuffisantes, prises coup par coup, ne constituent que des sauvetages destinés à des pays qui sont au bord de la faillite. Les réactions des responsables de la zone euro sont à la fois tardives et incomplètes, elles donnent la possibilité aux spéculateurs d’attaquer un pays après l’autre.

46Ces démarches partielles et hésitantes sont loin d’affirmer la solidarité européenne de la zone euro. Le dernier Conseil européen a été presque exclusivement consacré à la Grèce. Ce n’est qu’à la fin de leurs déclarations que les hauts responsables ont défini des objectifs en quatre points, la gouvernance économique, l’importance du paquet législatif proposé par la Commission en discussion au Parlement européen, la mise en place des cadres budgétaires et la proposition de création d’une agence de notation européenne. En dernier lieu, ils ont invité le président du Conseil européen à présenter, en concertation étroite avec le président de la Commission et le président de l’Eurogroupe, des propositions sur la manière d’améliorer les méthodes de travail et de renforcer la gestion des crises dans la zone euro. Est-ce un aveu de l’échec de la voie intergouvernementale suivie jusqu’à présent ?

47Lors de la réunion du sommet franco-allemand du 16 août 2011 à l’Élysée, le président Sarkozy et la chancelière Merkel ont proposé de nommer un président du Conseil de la zone euro au niveau des chefs d’État et de gouvernement en la personne du président du Conseil européen. Cette proposition confirme une insistance subtile sur le rôle accru du président du Conseil européen et un glissement vers la dérive intergouvernementale. Elle tend à rompre l’équilibre institutionnel au profit des gouvernements des grands États et du couple franco-allemand en particulier, tout en s’attribuant les atours de la gouvernance économique. Ce Conseil de hauts responsables nationaux, qui ne se réunit que quatre fois par an, peut « gouverner » sans s’appuyer sur la Commission ? Afin de préserver la balance entre le pouvoir des gouvernements et celui des institutions communautaires, la présidence ou la coprésidence du Conseil des ministres des finances devrait être attribuée au commissaire chargé des affaires économiques et financières. Ce serait l’amorce d’un recours au gouvernement économique proposé autrefois par Wolfang Schäuble.

48Ce rééquilibrage s’impose en raison de la capacité de la Commission à formuler des propositions représentant l’intérêt général de la zone euro et de l’Union européenne. Son rôle moteur est attesté notamment par le large programme de directives adoptées ou proposées visant à réglementer le marché des finances, à contrôler les institutions financières et à proposer des mesures préventives [22]. De surcroît, faut-il le rappeler une fois de plus, la Commission, institution autonome dotée de pouvoir d’initiative, est seule responsable devant le Parlement européen. Si l’on souhaite préserver ce mécanisme de contrôle parlementaire, il faut remettre la Commission au centre du village européen. La démocratie européenne passe par la Commission et la codécision du Conseil et du Parlement européen.

49Une grande déception a été provoquée par le résultat en demi-teinte de la réunion du 16 août 2011. En raison des réticences de la chancelière allemande, le décalage s’élargit entre les attentes d’acteurs financiers et économiques voire des citoyens et les propositions du sommet. Les bourses européennes se sont fait écho de cette déception enregistrée par leurs chutes. L’aspiration des acteurs politiques et économiques qui espéraient un signe fort de solidarité européenne a été déçue et a provoqué des mouvements négatifs au sein de la zone euro.

50Depuis le début de la crise de 2010, marquée à l’origine par la crise grecque, des voix se sont fait entendre demandant un sursaut de solidarité. Cependant, les atermoiements, les « non » de la chancelière allemande, suivis des mesures au compte-gouttes, n’ont fait qu’accroître le coût financier et psychologique en érodant la confiance et en accélérant la contagion dans la zone euro. Après de longues hésitations, le Conseil européen a adopté la décision de doter le Fonds européen de stabilité financière (FESF) d’une capacité financière accrue et d’accroître la flexibilité de ses normes d’intervention en lui permettant d’entreprendre des actions préventives. Ce pas positif est suspendu à l’approbation des Parlements nationaux. Une preuve de plus de l’inadéquation des instruments du traité de Lisbonne face à une crise financière et économique majeure.

Le retour des eurobonds

51L’idée des obligations européennes (eurobonds) a fait lentement son chemin. L’émission des eurobonds assurerait « l’irréversibilité de l’euro », tout en constituant un complément nécessaire au FESF. Les avantages des eurobonds sont évidents : outre l’affirmation d’une forte solidarité, ils permettraient d’obtenir d’importantes ressources qui seraient investies dans des secteurs porteurs susceptibles de relancer le développement durable : des grands travaux d’infrastructure européens, les projets européens de recherche, d’éducation et de formation, ainsi que des programmes climat-énergie et de coopération industrielle notamment en matière de recherche et d’innovation, concernant des grandes entreprises et des PME. Aujourd’hui, l’examen d’une introduction des eurobonds est, selon la déclaration de son président au Parlement européen, entrepris par la Commission malgré les réticences de la chancelière Merkel et les hésitations du président Sarkozy. Madame Merkel craint que cette opération coûte cher à l’Allemagne. Quant au président français, il considère que les eurobonds devraient se situer au bout de l’intégration économique et donne la priorité à l’instauration d’une gouvernance européenne [23]. Or, la voie adoptée par le couple franco-allemand ne semble pas s’inscrire dans la perspective de l’intégration européenne.

52Il n’en reste pas moins que l’idée des eurobonds s’impose de plus en plus auprès des gouvernements, des acteurs économiques et de l’opinion publique. Le gouvernement allemand ainsi que les partis de la coalition au pouvoir sont divisés, alors que la voix des exportateurs s’est fait entendre clairement. Ainsi, le président de la Fédération des exportateurs allemands (BGA), Anton Börner, estime que « nous avons besoin d’euro-obligations qui porteraient le sceau allemand. Il faut adopter des mesures dures au sein de la zone euro : un frein constitutionnel pour interdire les déficits excessifs, la modernisation des administrations, une flexibilité accrue des marchés du travail, des investissements massifs dans la formation. Il ne faut plus tabouiser les hausses d’impôts. Toute autre solution que les euro-obligations nous coûterait au final plus cher. » À son tour, le ministre des finances Wolfgang Schäuble, Européen de longue date, s’oppose à l’adoption des eurobonds tant que les pays membres continuent à mener leur propre politique budgétaire. Une gouvernance économique et un encadrement européen des budgets nationaux, soit une forme de fédéralisme budgétaire auxquels s’ajoute une coordination étroite des politiques fiscales, premier pas vers un fédéralisme fiscal. Ces exigences satisfaites, la voie aux eurobonds serait libre. À la menace globale de la crise, il faut une réponse européenne globale. Il est clair qu’une réponse efficace à la crise doit comprendre un paquet de mesures cohérentes, comprenant la création d’une gouvernance économique, le cadre budgétaire garantissant des éléments du fédéralisme fiscal ainsi que le paquet législatif proposé par la Commission. Seul un ensemble de mesures cohérent, soutenu par l’action du Fonds monétaire européen et complété par un programme de relance économique financé par des eurobonds, une sorte de New Deal européen, contribuerait à une sortie rapide de la crise. De surcroît, une grande ambition européenne remettrait l’Union sur la voie d’un fédéralisme européen inédit.

Un marché immense d’euro-obligations

53L’économiste du Financial Times, Martin Sandbu, suggère de tirer des leçons des deux expériences américaine et japonaise et d’émettre des euro-obligations [24]. L’émission des euro-obligations frapperait un grand coup en créant un immense marché des obligations comparable aux marchés américains et japonais. Comme le montrent ces deux expériences, la mise en place d’un marché des dettes des membres de la zone euro assurerait de nombreux avantages bien au-delà des coûts et se profilerait, par sa dimension, en rival des marchés des obligations américaines ou japonaises. Malgré la perte de son triple AAA, les obligations américaines n’ont pas perdu leur attrait. Quant au Japon, il présente le paradoxe des obligations de rendement le plus faible du monde, soit de 1 % sur 10 ans, avec la plus grande dette publique de 200 % du PNB. La dimension de ces deux marchés d’obligations constitue la base de leur capacité à emprunter. Le stock total des obligations du gouvernement américain est de 6 600 milliards d’euros, et celui du Japon se monte à 7 900 milliards d’euros. Par comparaison, les eurobonds créeraient un marché de 5 500 milliards d’euros. Selon Martin Sandbu, le marché européen des obligations s’appuierait sur la garantie des gouvernements qui, ensemble, auraient moins de dettes, géreraient un déficit commun plus bas et disposeraient d’une plus grande capacité à prélever les impôts que les États-Unis et le Japon. Il constate en outre que les États européens, pris séparément, payent davantage que ce qu’ils payeraient en formant un marché unique des obligations. Le marché européen deviendrait plus attrayant pour les investisseurs et bien moins exposé à la panique que les marchés nationaux fragmentés. Ce grand marché des eurobonds, en générant de nouvelles ressources, permettrait entre autres de former un Fonds européen pour la croissance et la compétitivité [25].

54Les oppositions du gouvernement allemand sont dues principalement au calcul des dépenses, aux contraintes de politique intérieure et à l’absence d’une vision à plus long terme des bénéfices qui en résulteraient pour l’économie allemande et du même coup pour la zone euro et l’ensemble de l’Union européenne. Est-il besoin de rappeler que le dynamisme de l’économie allemande repose davantage sur ses exportations que sur la consommation intérieure. Dès lors, il suffit d’une baisse des exportations pour provoquer un ralentissement de la croissance qui n’a enregistré qu’un taux de 0,1 % au cours du deuxième trimestre. Or, le marché principal pour les produits allemands est le marché unique européen (63 %) dont la zone euro (43 %). C’est aussi le marché qui bénéficie d’une base légale solide et repose sur une interdépendance étroite au sein de l’Union européenne. Cet acquis crucial de l’intégration européenne, le marché unique de 500 millions de consommateurs, offre de surcroît le maximum de sécurité à long terme au commerce intracommunautaire. À l’évidence, la crise financière qui menace de s’installer dans la durée a des conséquences directes sur les exportations allemandes. En l’état actuel, un faisceau de facteurs y contribue : les mesures d’austérité excessives, la baisse de la croissance suivie de la hausse du chômage, la méfiance au sujet de la solidité des banques européennes, la contagion qui se répand en raison même de l’interpénétration économique dans la zone euro, autant de facteurs qui pèsent sur le niveau de consommation et, partant, d’importations de biens en provenance de partenaires européens et du plus grand exportateur qu’est l’Allemagne. Comment dès lors espérer juguler la crise par des instruments qui ont fait la preuve de leur limite ?

Une démarche globale

55Autant d’éléments épars qui appellent une mise en commun des ressources. Il incombe à la Commission de présenter d’urgence un programme d’ensemble. Depuis la crise, la Commission a accumulé des analyses et des propositions. Le moment n’est-il pas venu pour que la Commission et son président assument pleinement leur rôle de leader dans l’Union européenne et prennent des initiatives à la mesure des défis auxquels l’Europe et le monde sont confrontés ? Le Rapport sur l’état de l’Union que doit présenter le président Barroso au Parlement européen, permettra de porter à la connaissance des parlementaires, des gouvernements et des citoyens européens le Plan global qui inclut la régulation des mouvements financiers, la discipline budgétaire, les moyens de combattre la crise, l’émission d’eurobonds ainsi que les modalités d’une gouvernance efficace. Ce paquet, sous la forme d’un New Deal européen, aurait pour but d’inspirer un nouveau souffle à l’économie de la zone euro et de l’ensemble de l’Union européenne ainsi que de renverser le courant délétère. Il définirait les contours d’une vision globale de l’avenir économique et politique de l’Union européenne.

En guise de conclusion. Éléments d’une vision européenne

56Quelles sont les grandes lignes qui se dégagent à la fin de ce parcours caractérisé par la coïncidence du rodage du traité de Lisbonne et de la violence de la crise. Dans ces conditions, le traité tient-il toujours les promesses d’un progrès sur la voie du fédéralisme ? Ou bien le choc provoqué par la crise a-t-il dévoilé les lacunes du nouveau traité dont les dispositions d’inspiration fédérale risquent d’être emportées par le tsunami financier ? À travers la confusion et les secousses provoquées par les mouvements désordonnés des marchés et la psychose de panique, aperçoit-on des signes de sortie de la crise et de reprise du processus d’intégration ?

57Certes, la crise a mis à nu le fonctionnement hésitant et aléatoire du traité de Lisbonne pris entre ses innovations et la tentation d’une régression vers l’intergouvernemental favorisée par les réactions défensives à l’encontre de la crise. Néanmoins, celle-ci a démontré progressivement l’incontournable nécessité de la méthode communautaire. En effet, elle seule permet de formuler une politique commune cohérente et d’en assurer l’application. Telle est ma conviction inébranlable.

58La profonde solidarité de fait et l’inextricable interdépendance des membres de la zone euro en particulier sont apparues dès le déclenchement de la crise grecque sous la forme de risque de contagion. Cependant la solidarité tend à prendre peu à peu le pas sur les positions de défense répondant davantage aux contraintes de politique intérieure qu’à l’intérêt général européen. Le couple franco-allemand entraîné par l’Allemagne n’a pas échappé à ses travers. Obsédé par l’austérité budgétaire et la dette publique, il a mis un certain temps pour chercher à promouvoir l’équilibre entre la nécessaire discipline budgétaire et l’impératif de la croissance. Cependant, tout en affirmant son attachement inébranlable à l’euro, la chancelière Merkel refuse le recours aux eurobonds. Jusqu’à quand résistera-t-elle à la pression de l’opposition et des exportateurs allemands ? Dans cette atmosphère d’hésitations, d’atermoiements et d’incertitudes, il revient à la Commission de compléter ses propositions législatives et ses initiatives ainsi que de les présenter sous une forme cohérente et accessible aux citoyens européens. Mais avant tout on attend que la Commission remplisse le vacuum existant en reprenant son rôle d’institution communautaire chargée de définir et de promouvoir l’intérêt général européen. À ce titre, le président de la Commission se doit de présenter au nom du collège le plan de mesures comprenant le New Deal européen. La sortie de la crise et la relance de l’économie et de l’emploi sont à ce prix.

59Cette initiative d’envergure ne peut être traduite dans les faits que par le recours à la méthode communautaire et l’appel à la solidarité européenne intégrale. Cette démarche implique la création d’un réel gouvernement économique qui sera composé du Conseil des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro présidé par le président du Conseil européen. Le Conseil composé de hauts responsables aura la tâche de définir les orientations sur proposition de la Commission et du Conseil des ministres des finances de l’Eurogroupe coprésidé par le commissaire compétent. Cette suggestion pourrait faire l’objet de la réflexion des trois présidents auxquels le Conseil du 21 juillet 2011 a confié le mandat d’améliorer les méthodes de travail et de renforcer la gestion des crises dans la zone euro. N’est-ce pas une reconnaissance officielle des limites et des insuffisances de la méthode intergouvernementale ?

60De toute évidence, afin d’éviter la lenteur des processus de décision qui correspondent à des situations à l’abri des crises, il faudrait réviser les procédures actuelles lesquelles sont régies par la règle de l’unanimité et exigent des ratifications par les dix-sept parlements nationaux. Deux correctifs s’imposent : instaurer la règle de la majorité qualifiée et instaurer la ratification du Parlement européen, soit des parlementaires européens de la zone euro.

61En outre, tirant les leçons de la crise, les trois présidents pourraient suggérer l’adoption d’un mécanisme ad hoc qui permettrait l’adoption rapide et l’application immédiate « d’arrêtés européens » qui seraient par la suite soumis aux parlementaires européens dans un délai d’un an. C’est une procédure d’urgence que pratique le Conseil fédéral suisse et qui permet de répondre efficacement aux sollicitations des marchés. Ce serait une façon de combler le décalage entre les mouvements instantanés du marché et la lenteur des réponses des autorités européennes. Il faudrait à cet effet s’inspirer de l’exemple de la BCE et de ses actions de soutien aux pays fragilisés.

62En maîtrisant la crise et en assurant son avenir, l’Union européenne renforcera son influence au sein du G20 et affirmera son pouvoir normatif. De la sorte, elle sera à même d’assumer son rôle de pionnier au niveau mondial. Elle pourra du même coup remplir ses responsabilités de la plus grande communauté commerciale et économique au sein du monde dont l’interdépendance s’intensifie. Un échec de l’Union européenne dans la gestion de la crise provoquerait un effet domino global. En témoignent les empressements des États-Unis à encourager une relance européenne, des offres d’aide de la part des BRIC, la vague d’inquiétudes qui touche les pays de l’Asie, de l’Amérique latine et de l’Afrique.

63Pour répondre à l’attente du monde et redonner de l’espoir à ses citoyens, l’Union européenne et la zone euro se doivent d’accomplir un pas hardi sur la voie du fédéralisme européen.

64(24 septembre 2011)

Notes

  • [1]
    Cet article n’engage que la responsabilité personnelle de l’auteur.
  • [2]
    Dusan Sidjanski, « Le traité de Lisbonne ou la tentation de l’intergouvernemental ? », BEPA, janvier 2011, L’avenir fédéraliste de l’Europe, Paris, PUF, 1991.
  • [3]
    A contrario, « La méthode communautaire serait menacée par l’irruption de l’intergouvernemental. À mon avis, c’est un faux débat ». Discours du président du Conseil européen Herman Van Rompuy, Paris, Sciences-Po, Conférence organisée par Notre Europe, le 20 septembre 2010.
  • [4]
    Conf. D. Sidjanski, The Federal Future of Europe, University of Michigan Press, 2000 et L’approche fédérative de l’Union européenne ou la quête d’un fédéralisme européen inédit, Notre Europe, 2001, et François Saint-Ouen, L’Avenir fédéraliste de l’Europe II. Du traité de Maastricht à celui de Lisbonne. Sur les traces de Dusan Sidjanski, Bruxelles, Bruylant, 2011. Pour d’autres références, voir le site web < www.dusan-sidjanski.eu >
  • [5]
    Le gouvernement allemand a fait des propositions qui reprennent les idées de Karl Lamers et Wolfang Schäuble, CDU/CSU-Fraktion des Deutschen Bundestages, Bonn, 1er septembre 1994.
  • [6]
    À l’insistance de la Pologne, cette procédure prendra effet avec un délai supplémentaire en 2014 auquel s’ajoute une période de transition jusqu’au 31 mars 2017.
  • [7]
    L’administration de la Commission est de dimension limitée compte tenu du champ d’action de l’Union et par comparaison avec les administrations nationales, voire même régionales ou métropolitaines.
  • [8]
    Le Conseil européen du 19 juin 2009 a désigné à l’unanimité José Manuel Barroso pour un deuxième mandat.
  • [9]
    Le 16 septembre 2009, le Parlement européen, issu des élections européennes du 7 juin 2009, a élu José Manuel Barroso à la majorité de 382 voix.
  • [10]
    À la différence de l’opposition frontale entre la France et l’Allemagne, lors de l’implosion de la Yougoslavie, cette fois-ci le couple franco-allemand s’est trouvé dans le camp des opposants à la guerre contre l’Irak.
  • [11]
    Voir à titre d’exemple la lettre conjointe à la veille du G20 à Séoul qui a fait l’objet d’un tour d’horizon au Conseil européen du 28 au 29 octobre 2010.
  • [12]
    L’économiste Nouriel Roubini met en garde contre le risque de défiance des marchés vis-à-vis de la dette de la France, Le Monde, 14 décembre 2010.
  • [13]
    Comité européen du risque systémique (CERS), Autorité bancaire européenne (ABE), Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP), Autorité européenne des marchés financiers (AEMF).
  • [14]
    The Economist, le 23 avril 2011 : « Hundreds of mini-Greeces ». Selon Le Monde du 23 février 2011, les dettes allemandes ont augmenté de 18 % en 2010 : l’État fédéral avec 1 284,1 milliards d’euros (+ 21,9 %) suivi des Länder avec 595,3 milliards d’euros (+ 13 %) et des villes avec 119,4 milliards d’euros (+ 4,9 %).
  • [15]
    “The cost of non euro”, Informed Judgement, January 2011.
  • [16]
    Le système européen de surveillance financière (ESFS) comprend : le Comité européen du risque systémique (CERS), l’Autorité bancaire européenne (ABE), l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP), l’Autorité européenne des valeurs mobilières (AEVM) ainsi qu’une directive de portée générale (directive « omnibus »).
  • [17]
    Article cosigné dans le Financial Times par Peter Bofinger, Henrik Enderlein, Tommaso Padoa-Schioppa et André Sapir, 28 septembre 2010.
  • [18]
    Tommaso Padoa-Schioppa : « La détermination d’un architecte de l’euro face à la crise », Notre Europe, mars-décembre 2010.
  • [19]
    Conclusions du Conseil européen des 24 et 25 mars 2011.
  • [20]
    Le Temps du 1er juin 2011.
  • [21]
    Wolfgang Schäuble en collaboration avec Karls Lamers, Réflexions sur la politique, Groupe parlementaire CDU/CSU, Bundestag, Bonn, 1er septembre 1994. Ces réflexions portent sur le renforcement du noyau fédérateur et la transformation de la Commission en gouvernement de l’Union.
  • [22]
    Michel Barnier, « Cinq clés pour une gestion européenne de la crise. Il faut rétablir la confiance en faisant preuve d’unité », Le Monde, 21-22 août 2011 ; voir le tableau de l’ensemble de ces mesures présenté par la Commission.
  • [23]
    Concept ambigu tant qu’on n’a pas défini avec précision son contenu et sa forme institutionnelle. Il est significatif que Madame Merkel préfère à la gouvernance économique ou au gouvernement économique le terme de coopération économique.
  • [24]
    « Europe need not wait for Germany », Martin Sandbu, Financial Times, le 17 août 2011.
  • [25]
    Fonds mentionnés dans la lettre du président Sarkozy et de la chancelière Merkel adressée au président du Conseil européen, le 17 août 2011. Les réticences allemandes et de quatre autres pays de la zone euro pourraient être contournées, selon Martin Sandbu, en recourant à la coopération renforcée, en attendant un changement de position du gouvernement allemand.
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