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Botticelli. De Laurent de Médicis à Savonarole. Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Informations 01 42 34 25 95 et <www. museeduluxembourg.fr>. Réservations <www. expobotticelli.com> ou <www. fnac. com> ou par téléphone : 08 92 68 46 94. Ouvert tous les jours, de 11 h à 22 h 30 (les mardi, mercredi et jeudi jusqu’à 19 h). Jusqu’au 22 février 2004. L’exposition sera à Florence du 11 mars au 10 juillet 2004.
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Jean Cocteau. Sur le fil du siècle. Centre Georges-Pompidou, 75004 Paris. Niveau 6. Renseignements : 01 44 78 12 33 et <www. centrepompidou.fr>. Réservations : FNAC, <www. centrepompidou.fr>, <www. fnac.fr> et par téléphone depuis 0 892 684 694. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h (fermeture des caisses à 20 h) ; le jeudi, jusqu’à 23 h (caisses à 22 h). Jusqu’au 5 janvier.
Sandro Botticelli, fidèle aux formes anciennes [*]
1Certains peintres, parmi les plus grands, sont presque entièrement masqués par leurs tableaux les plus célèbres. C’est le cas de Sandro Botticelli (1445-1510). Le Printemps et La Naissance de Vénus, les deux merveilleux panneaux du musée des Offices, à Florence, incarnent depuis plus d’un siècle un idéal de beauté occidental. Vénus, les cheveux au vent, debout dans un coquillage, et la nymphe du Printemps dont la tunique translucide laisse deviner la fécondité, perpétuent la gloire de la féminité, alors que la peinture de Botticelli était en son temps qualifiée de virile, sans doute à cause de sa construction rigoureuse et linéaire ; sans doute aussi parce que, après ces deux chefs-d’œuvre et à partir de la fin des années 1480, dans un climat politique et intellectuel florentin dramatique, le culte de la beauté se retire au profit de la spiritualité.
2La Naissance de Vénus et Le Printemps ne sont pas à l’exposition du musée du Luxembourg, à Paris. On a envie de dire, heureusement. Car l’image d’artiste doux, mélancolique, presque sentimental, de virtuose de l’ornementation qui lui colle à la peau est une invention de la fin du xixe siècle, portée par les artistes qui, surtout en Angleterre, revenaient sur la primauté des trois grands génies de la Renaissance italienne (Raphaël, Vinci, Michel-Ange) et cherchaient une nouvelle origine pour fonder leur propre démarche artistique en rupture avec l’académisme.
3Le musée du Luxembourg propose donc un Botticelli moins occupé des mythologies antiques mises au goût de la Renaissance que d’images religieuses et de portraits, un Botticelli moins fluide et séduisant, plus construit et plus austère. Dix-neuf tableaux, une grande fresque transposée, quatre dessins, une tapisserie, et quelques œuvres d’autres artistes pour le confronter à ses contemporains florentins les plus proches, Filippino Lippi ou Piero di Cosimo. Cette petite exposition, accrochée avec rigueur, est une grande exposition. Il est rare, en effet, de voir des œuvres aussi précieuses – qui viennent d’Italie, de France, d’Espagne, des Etats-Unis – donner l’occasion aux visiteurs (et aussi aux spécialistes) de se délivrer d’un stéréotype et d’avoir un regard neuf sur un artiste célèbre. Des œuvres précieuses, mais aussi des œuvres fragiles, dont le déplacement pour des expositions temporaires inquiète nombre de spécialistes et conservateurs de musée.
4A Florence, le prêt de sept des plus belles œuvres de Botticelli conservées au musée des Offices a provoqué une polémique entre sa directrice et le surintendant des musées florentins. La directrice a protesté contre le déplacement de L’Annonciation (une fresque déposée de 2,43 m x 5,55 m), qu’elle considère comme périlleux, mais aussi contre le départ, pendant plusieurs mois, de tableaux qui sont, selon elle, indispensables au travail des étudiants et des chercheurs, et aussi qu’attendent les touristes. Le surintendant rétorque que Florence paie seulement le prix de sa participation « au rôle politique de vitrine officielle de l’Italie ». « Les œuvres d’art, a-t-il déclaré au Corriere della Serra, ont toujours été les ambassadrices du prestige et de l’image. »
5La pertinence de l’organisation de ce genre d’exposition est de plus en plus discutée. Dans le dernier livre qu’il a écrit avant de mourir (Le Musée éphémère, Gallimard), l’historien d’art Francis Haskell s’alarme de la prolifération des expositions de maîtres anciens, non seulement parce qu’elles nuisent à la conservation des œuvres (en particulier celle des peintures sur panneaux de bois), mais aussi parce qu’elles construisent artificiellement des interprétations successives fondées sur des visions partielles, puisqu’il est impossible de réaliser des rétrospectives exhaustives.
6Le musée du Luxembourg dépend du Sénat. Il bénéficie du pouvoir de persuasion d’une des plus importantes institutions de la République. Pour l’exposition Botticelli, le protégé de Laurent de Médicis, il disposait d’un argument supplémentaire, puisque le Sénat, dont le Musée est une annexe, est l’ancien palais de Marie de Médicis, l’épouse de Henri IV. La pression de l’institution prestigieuse s’est exercée jusque dans les coulisses du Louvre, dont les conservateurs ont dû prêter deux peintures, malgré leurs réticences.
7Sylvestre Verger, administrateur et producteur des expositions du musée du Luxembourg, assure pourtant que toutes les précautions ont été prises pour le transport, avec les emballages les plus performants et des camions spéciaux climatisés, et dans le musée où les tableaux ne courent aucun risque. A la demande des conservateurs, plusieurs de ces tableaux sont installés en atmosphère constante dans des climabox, à l’abri des variations de l’ambiance. Sylvestre Verger souligne aussi que six des œuvres exposées à Paris ont été restaurées grâce au soutien du Sénat. « Contrairement à ce que certains affirment, conclut-il, ce genre d’exposition est souvent une chance pour la conservation des œuvres. »
8Ce donnant-donnant, qui compense le risque du transport par la restauration, est un argument qui s’ajoute aux avantages d’une exposition d’œuvres extraites de collections dispersées dans l’espace. La compréhension de l’art des xive et xve siècle est rendue difficile par la répétition des sujets religieux conventionnels (Vierge en Majesté, Vierge à l’Enfant, scènes de la vie du Christ, Saints…), mais surtout, dans les musées, par le classement régional et l’absence de continuité chronologique due au caractère non exhaustif des collections. La plupart des amateurs ne peuvent se faire une idée de toute l’œuvre d’un artiste qu’à l’aide des monographies et des reproductions. Mais rien ne remplace les originaux. Le musée du Luxembourg réunit, par exemple, dans une seule salle, sept versions de La Vierge et l’Enfant peintes entre 1465 et 1500 (la vision de ces sept tableaux permet d’observer le tournant pris vers le milieu des années 1480).
9La singularité de Botticelli apparaît pleinement. Il n’est pas projeté vers l’avenir, à la différence de nombre d’artistes de son temps. Il semble rétif aux principales innovations qui faisaient courir ses contemporains. Il peint à la détrempe, alors que la peinture à l’huile est en train de s’imposer. Il continue d’utiliser le panneau de bois, même quand la toile et les nouvelles méthodes de travail qu’elle autorise commencent à libérer les formats. Il semble indifférent à l’anatomie (l’une des figures nues de La Calomnie exposées à Paris a des attaches non réalistes). Il privilégie le trait (parfois même l’incision de la surface du panneau avec un stylet) par rapport au modelé du volume, qui devient la règle grâce à l’huile. Il représente souvent plusieurs moments chronologiques d’une action dans le même tableau. Ses personnages semblent disposés dans l’espace comme sur une scène de théâtre, alors que de nombreux artistes cherchent, au contraire, à unifier leur mouvement avec la construction-perspective. Bref, c’est un peintre qu’on a pu qualifier d’archaïsant, un peintre dont la modernité (comme on dirait aujourd’hui) n’est pas liée à sa participation au courant d’innovation qui traverse alors la peinture. Mais, simultanément, il rend l’expression retenue des personnages d’une manière entièrement personnelle. Botticelli fait en quelque sorte une peinture nouvelle avec de vieux moyens.
10Cette exposition est une belle leçon d’histoire de l’art, et une leçon sur la façon dont cette histoire se fait. Actuellement, nous sommes sous l’influence d’une conception qui veut que l’importance d’un artiste soit liée à sa capacité d’inventer de nouvelles formes. Botticelli crée une peinture dont la nouveauté se déploie dans des formes anciennes. La fuite en avant de l’art, commencée au xve siècle, n’est pas nécessairement la seule manière d’avancer.
Jean Cocteau, égaré de l’art du xxe siècle [**]
11Un cocktail, des Cocteaux. Pas facile lorsque, à peine né (en 1889), et malgré le suicide d’un père (en 1898), on fréquente les salons, on taquine la muse, les filles et les garçons. Jean Cocteau, des années 1910 à sa mort en 1963, a été partout où il fallait être. Il courait si vite, gourmand des découvertes de l’art, des aventures amoureuses avec de jeunes gens doués, des comtesses et des stimulants comme l’opium, qu’il est impossible de savoir s’il suivait ou précédait l’événement.
12Courageux quand il s’engage dans la Grande Guerre et tente de sauver de la gestapo son ami Max Jacob au cours de la Seconde. Aveugle, sauf à la belle musculature des statues néo-classiques, quand il salue le sculpteur de Hitler, Arno Breker, en 1942. Haï par les fascistes, les ligues et les collaborateurs. Cocteau est insaisissable. André Breton le déteste. Picasso est son ami. En 1937, il entraîne l’ancien champion du monde de boxe déchu qui a sombré dans la drogue, Panama Al Brown, et le conduit à un combat victorieux où il reconquiert sa couronne. Il entre à l’Académie Française en 1955.
13Un cocktail, des Cocteaux. Le sobriquet est inventé au début des années 1920, lorsque Jean Cocteau fréquente le Bœuf sur le Toit, une boîte où l’on joue du jazz, où il joue parfois lui-même de la batterie. Le bruit court qu’il tient un bar. En fait, il tient la chronique de jazz d’un magazine. Il monte des opéras qui sont sifflés par ses adversaires. Vit un amour douloureux avec un adolescent génial, Raymond Radiguet, qui aime les femmes et qui meurt à vingt ans. Il écrit de longs poèmes et de petits livres. Il dessine.
14En mai 1909, Jean Cocteau rencontre les Ballets russes. Il a vingt ans. Il est au Châtelet où l’on joue Borodine. Il découvre Diaghilev et Nijinski. Il les prendra d’assaut. Cela le change de l’atmosphère douce et aigrelette des salons de poésie qu’il s’était mis à fréquenter. Il sent qu’il est près de quelque chose qui le dépasse. Il veut en être. Il fait sa cour. Obtient de dessiner des affiches, devient librettiste. Rencontre Stravinsky et Satie. Il comprend que l’art est en train d’exploser, que les frontières des genres se brisent, que la scène peut devenir l’endroit où tous les arts se retrouvent.
15C’est la guerre, aussi, qui arrive et bouleverse sa vie comme elle bouleverse tout en Europe. Cocteau force la porte de Picasso, conquiert son amitié. Il lui fait connaître Diaghilev. Ce sera l’aventure de Parade, le ballet cubiste mis en musique par Satie et en images par Picasso. Au début 1917, Diaghilev envoie tout le monde à Rome pour terminer la mise en scène. Le spectacle est joué en mai, alors que l’ennemi est à 200 kilomètres de Paris. Huées, sifflets. Cocteau, librettiste, se retrouve au bas de l’affiche. Mais il est au cœur d’une bataille. Il rêve d’être le maître de ballets de l’art qui se fait. Il le sera, moins qu’il ne l’espère, plus que ne le souhaitent ses ennemis. Il continue l’aventure des Ballets russes. Vit celle du groupe des Six (Auric, Milhaud, Durey, Poulenc, Germaine Tailleferre et Honegger). Côtoie le dadaïsme. C’est Cocteau aux mille bras. Il fait merveille.
16Mais Cocteau rencontre aussi des ennemis, les surréalistes, qui se mettent à dénigrer cet homme trop léger, trop virevoltant. Quand Radiguet meurt, en décembre 1923, tout commence à s’effondrer. Cocteau est banni de l’avant-garde. André Breton publie Manifeste du Surréalisme en 1924. Picasso se laisse séduire par les surréalistes sans se brouiller avec Cocteau, qui publie, en 1926, son Rappel à l’ordre. A partir de là, il est en marge de l’art qui avance, même s’il est au cœur des mondanités. Breton fera tout pour qu’il y reste jusqu’à la fin de sa vie.
17Un Cocteau, des cocktails. Comment exposer l’œuvre d’un type pareil ? Comment rendre visible le mouvement perpétuel qui l’agite ? Comment présenter cette œuvre sans chef-d’œuvre ou, du moins, sans rien qui puisse trôner au milieu d’un musée comme la statue du commandeur ?
18Le Centre Pompidou y réussit. Près de 900 dessins, photographies, manuscrits, objets, sculptures, 22 tableaux d’artistes du xxe siècle qui le célèbrent ; et, au milieu, une salle où sont projetés ses films. Une longue table-vitrine de près de 300 mètres serpente de l’entrée à la sortie. Les murs sont couverts d’affiches, de dessins, d’images de toutes sortes. Des haut-parleurs diffusent de la musique, des mélodies d’Erik Satie ou des chansons de Charles Trenet. Le parcours est divisé en sections aux goûts divers : poésies, parades, coïncidences, l’homme invisible, etc. Les salles plongées dans la pénombre sont ponctuées par de grands écrans transparents où sont projetées en boucle des images d’archives ou de ses films. Les organisateurs parlent de 32 installations audiovisuelles.
19Le mot « installation » désigne d’habitude certaines œuvres d’art contemporain qui sont des assemblages d’objets, généralement accessibles aux visiteurs, tirant leur signification de la relation de ces objets entre eux et, très souvent, de la présence du visiteur lui-même. L’exposition Cocteau associe trois caractéristiques des installations contemporaines. Premièrement, l’accumulation des choses. Deuxièmement, les projections monumentales. Troisièmement, la position des spectateurs. Au fur et à mesure du cheminement sur ce parcours, apparaît la silhouette d’un artiste et d’une œuvre presque immatérielle, un Cocteau « déringardisé », bien différent du mondain précieux qui a été mis au purgatoire après sa mort. C’est un Cocteau en quelque sorte inventé par ceux qui l’exposent.
20Tous les arts, sauf la peinture : Cocteau dessine, écrit, photographie, fait de la musique, du théâtre, parle, mais il ne peint pas de tableaux. Une esthétique d’emprunts et de citations (il y a une dizaine d’années, on aurait dit post-moderne) : les images néo-classiques se superposent aux éclairages expressionnistes, le trait ingresque se mélange aux mistigris des enjolivures. Un art qui s’identifie à la vie de l’artiste : Cocteau est la principale œuvre de Cocteau, même si c’est parfois un brouillon. Un art événementiel: Cocteau organise des spectacles, met l’art en scène (et pas seulement au théâtre) ; aujourd’hui, on parlerait de performance. L’artiste offre son corps à l’expérience et livre sa vie en pâture : sex and drugs and rock’n’roll (chez Cocteau, le jazz plutôt que le rock). On pense à Andy Warhol, bien sûr, qui l’a connu. Mais on pense aussi à des artistes plus récents, Matthew Barney ou Mariko Mori, par exemple.
21Ce Cocteau-là ne fait pas partie de la grande histoire de l’art du xxe siècle, ni des récits initiatiques qui peuplent les conversations des jeunes artistes. Il est écrasé par Marcel Duchamp (l’homme de la rupture), par le dadaïsme (qu’il a fréquenté), par les avant-gardes (qu’on dit finies), par les « performeurs » des années 1950-1960… Pourquoi irait-on chercher le ferment des origines chez cet artiste sans théorie, qui fait un peu de tout et jamais jusqu’au bout, qui vagabonde entre les écueils de l’art, qui tombe et se relève, qui ne semble suivre que son désir? Cocteau est un égaré du siècle. Avec l’exposition du Centre Pompidou, l’art contemporain, qui partage cet égarement, se découvrira peut-être un ancêtre injustement dédaigné.
22Laurent Wolf
Notes
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Botticelli. De Laurent de Médicis à Savonarole. Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Informations 01 42 34 25 95 et <www. museeduluxembourg.fr>. Réservations <www. expobotticelli.com> ou <www. fnac. com> ou par téléphone : 08 92 68 46 94. Ouvert tous les jours, de 11 h à 22 h 30 (les mardi, mercredi et jeudi jusqu’à 19 h). Jusqu’au 22 février 2004. L’exposition sera à Florence du 11 mars au 10 juillet 2004.
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Jean Cocteau. Sur le fil du siècle. Centre Georges-Pompidou, 75004 Paris. Niveau 6. Renseignements : 01 44 78 12 33 et <www. centrepompidou.fr>. Réservations : FNAC, <www. centrepompidou.fr>, <www. fnac.fr> et par téléphone depuis 0 892 684 694. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h (fermeture des caisses à 20 h) ; le jeudi, jusqu’à 23 h (caisses à 22 h). Jusqu’au 5 janvier.