Littérature
Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur. Nouvelles choisies et traduites du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccaty. Gallimard, 2003, 238 pages, 19 €
1La fascination qu’exerce Yukio Mishima (1925-1970) n’a jamais cessé depuis son suicide, en 1970. Les sept nouvelles qui composent ce livre ont été publiées entre 1946 et 1965. De la première, écrite alors qu’il avait une vingtaine d’années, jusqu’à la dernière, on est immédiatement touché par la cruauté et l’ambivalence des sentiments. Si l’on y retrouve la nostalgie de Mishima pour la culture ancestrale de son pays, de même que son goût pour le rêve et la musique, ces textes se distinguent par leur lueur tragique. Toutes les nouvelles ont été choisies en fonction d’un thème récurrent chez l’écrivain : celui des émois et des détours de l’amour, de ses tourments comme de ses cruautés. Ecrite au sortir de l’adolescence, Une histoire sur un promontoire ouvre le recueil. Mishima sait rendre, dans une très belle langue, l’exaltation d’un enfant qui découvre simultanément, dans un somptueux paysage estival de bord de mer, la violence et la douleur de l’amour, lorsque son élan se brise net sur le double suicide d’amants dont il a été le complice involontaire. La boucle est bouclée aussi pour cette vieille femme riche et son gigolo qui s’inventent de petits jeux, un peu médiocres, pour enrayer le travail du temps, au cours de Un voyage ennuyeux. L’amour trouble d’un tout jeune homme pour deux femmes qu’il surimpose dans son esprit, la mystérieuse fusion de deux êtres dans l’univers d’un cirque, la cruauté qui atteint son paroxysme dans La Lionne, chef-d’œuvre d’intensité, où Mishima revisite le mythe de Médée sous les dehors de la retenue nippone, sont les autres facettes de cette exploration des méandres psychologiques de l’amour. Une nouvelle est particulièrement attachante, Le Papillon. Elle résonne de l’écho mélancolique de l’écoulement du temps, et l’amour prend ici la forme du regret de ce qui aurait pu être. La narration est entremêlée à celle des derniers moments de la vie de l’extraordinaire personnage de femme libre que fut la cantatrice Tamaki Miura (1884-1946). Le jeune écrivain, qui assista à son dernier récital, décrit son adieu à la scène (et à la vie) dans un passage d’une saisissante beauté. L’ultime nouvelle, qui donne son titre au recueil, révèle, quant à elle, une formidable maîtrise de l’ambiguïté : pour renouer avec la pureté initiale de son amour, un couple déclinant utilise de jeunes gens à leur insu. Ce récit vient clore un ouvrage essentiel pour saisir ce que Marguerite Yourcenar nommait la « montée exténuante » de Mishima vers sa fin.
2Michèle Levaux
Shan sa, Impératrice. Albin Michel, 2003, 440 pages, 22 €
3Indéniablement, Impératrice sera l’événement de la rentrée littéraire ; davantage à cause de l’imbroglio éditorial – et médiatisé – qui l’a accompagné, qu’en raison de son originalité ou de l’écriture si séduisante des romans précédents. A travers la voix d’une femme qui a vécu au viie siècle en Chine, le roman retrace le destin exceptionnel de cette jeune fille du peuple devenue impératrice dans un pays et une époque où les femmes n’ont d’existence qu’à l’intérieur d’un lieu clos : la maison, le couvent ou le gynécée impérial. Tout d’abord servante, puis concubine parmi trois mille autres, enfin épouse de l’empereur, elle gouverne à sa place en secret, puis officiellement, avant de se faire sacrer impératrice à la mort de son mari. Roman initiatique s’il en est, Impératrice dresse le portrait d’une femme ambitieuse, déterminée à gagner ou conserver le pouvoir au point de sacrifier ses fils ou ses amants. Soucieuse de son pays autant que de sa destinée, elle règne avant l’heure en despote éclairé et entraîne la Chine vers l’apogée de sa civilisation. Tout est habilement ficelé : l’ascension de la jeune roturière – prénommée Lumière –, les intrigues de cour, la réalité féminine qui déjoue savamment la domination masculine, les personnages secondaires si discrets et monolithiques qui exacerbent la complexité de l’héroïne… Mais on ne retrouve pas la force de Porte de la paix céleste ou de La Joueuse de go. La volonté d’efficacité a recouvert toute la richesse poétique qui caractérisait Shan sa, et nous sommes en face d’un ouvrage historique qui nous engage dans une histoire certes intéressante, mais qui ressemble à ce que nous avons déjà souvent lu… Dernière curiosité : Lumière fut oubliée par l’Histoire, qu’en sera-t-il d’Impératrice ?
4Marie-Noëlle Campana
Claire Etcherelli, Un temps déraisonnable. Ed. du Félin, 2003, 286 pages, 20 €
5Beau roman. Une histoire à deux voix, dans un temps que Claire Etcherelli qualifie de « déraisonnable » car débutant après le séisme de mai 68, et qu’elle prolonge jusqu’en 1989. Le bouleversement a eu lieu dans les usines et dans les âmes, celles des ouvriers, des militants et des grands patrons. En voici un qui raconte sa rencontre avec OrisStella, étrange employée de maison qui s’empêtre dans le service, mais lit les journaux économiques et sait parler des espoirs politiques de « la base », qui constitue sa famille. Il la retrouve parfois dans sa chambre et entame un dialogue perlé, usant d’un « vocabulaire retenu en ce qui concerne l’émotionnel », cherchant chaque soir à pénétrer ce silence, à le maîtriser pour comprendre, elle, lui, la vie – autre que sa vie de « voyageur égaré » qui consiste « à tenir bon » face aux revendications de son usine et aux exigences de son milieu. La voix d’OrisStella orchestre la seconde partie de ce roman, dit leurs rencontres et leur histoire au travers de son histoire à elle, où se mêlent les drames familiaux, la politique et la passion des livres. A son tour, elle fait le récit des soirées dans sa chambre, de ces soirées où « quelque chose gagnait en épaisseur, et dans les moments silencieux plus encore ». Une histoire d’amour qui refuse de dire son nom, où la sexualité est quasiment absente, pour laisser place à des mots qui peu à peu se déchargeront de l’aridité de leurs environnements apparemment incompatibles. Ils sont séparés par les événements politiques, conjugaux. Ce long voyage d’apprivoisement de leurs mots respectifs laisse supposer que le voyage parallèle effectué en fin de roman les réunira à nouveau – pour un autre parcours, aussi plein de poésie humaine.
6Marie-Noëlle Campana
Gil Jouanard, Un nomade casanier. Phébus, 2003, 318 pages, 20 €
7Dès sa plus tendre enfance, Gil Jouanard a pratiqué l’art raffiné, grave et léger du regard. Regard porté d’abord sur les insectes qui ont émerveillé le petit garçon avant d’être élargi au monde, offert à lui et pour lui. C’est à la faveur d’une autobiographie, menée à la cadence d’un roman picaresque, que ce regard enveloppe aujourd’hui non plus un lieu géographique mais l’espace de la propre vie de l’écrivain. Et il y avait là de quoi regarder ! Les personnages qui ont entouré l’auteur – notamment sa mère, qui, impérieuse, débordante et excentrique, n’est pas sans rappeler celle d’Albert Cohen… – sont autant de sujets de roman que les péripéties improbables de leur existence. Mais Jouanard sait aussi, grâce à une science consommée de la périphrase et de l’analogie, ainsi qu’à un esprit de synthèse jamais départi d’humour, donner sens et vie aux moindres épisodes de son itinéraire personnel. Il devient ainsi ce promeneur gourmand et amoureux, heureux toujours mais jamais « satisfait », qui fait halte pour contempler les pérégrinations de son existence et saisir comment chacune d’entre elles a pu constituer un pas initiatique de plus vers « l’être-là » qui le constitue aujourd’hui. Mais, ne nous méprenons pas : à l’exemple, paraît-il, du regard de Follain, celui de Jouanard n’est jamais longuement appuyé ; rapidement, il décolle « en direction des rivages situés en revers des mondes visibles ». Remontant à la source, à la source des sources, il ramène l’auteur jusque dans la conscience primitive du premier homme qui, réalisant tout à coup l’informulable énigme qui se tient derrière tout ce qu’il voit… cherche, pour tenter de la désigner, « le début du commencement d’une vague espèce de son qui en rendrait compte ». « On appelle cela, dit l’écrivain, un mot. » Un de ces mots qui fondent l’œuvre de Gil Jouanard.
8Ariane Vuillard
Jonathan Coe, Bienvenue au club. Gallimard, 2003, 530 pages, 19,50 €
9« Est-ce qu’un récit sert à quelque chose ? Je me le demande. Je me demande si tout le vécu peut vraiment être réduit et distillé en quelques moments d’exception… Si toute tentative de tracer un lien entre eux est vouée à l’échec. » C’est visiblement à cette question, posée par le jeune Benjamin, héros principal de son sixième livre, que Jonathan Coe tente ici d’apporter une réponse. Aussi tous les moyens sont-ils mis en œuvre : alternance des personnages, changement des lieux, allers et retours dans le temps. Les instances de narration varient. Le récit, préalablement enchâssé dans un dialogue, se met en abyme, s’émaille d’articles de journal (intime ou scolaire), d’extraits de lettres ou de papiers intimes. Et le résultat, maîtrisé de main de maître, écrit dans une langue savoureuse, est de grande qualité. Voici donc, puisqu’il est convenu qu’un roman – somme toute classique, malgré son foisonnement – s’ancre dans l’histoire, la vie de quelques élèves d’un collège anglais et de leurs parents, à Birmingham, dans les tumultueuses années 70. Les adultes, syndicalistes ou cadres à l’usine British Leyland, parlent politique et s’activent pour changer la société. Les adolescents, dans l’univers parallèle de leur collège « pas très au courant du monde » (La guerre froide ?… « Il doit faire très froid à Berlin »… !), parlent théâtre, musique, journalisme et s’activent… pour devenir adultes. Tous ont l’amour pour préoccupation essentielle. Tous rêvent, projettent, prédisent… jusqu’au jour où le sort vient les frapper. Le sort ? Non. Ce sont les hommes eux-mêmes, si prompts à la compromission, si facilement médiocres, qui inventent et réinventent, à chaque époque, jalousie, haine des classes et racisme. C’est pourquoi la désillusion (« A quoi ça sert ? ») n’est pas loin. D’autant que, comme peuvent l’être les récits, les vies sont parfois brutalement rompues. Jonathan Coe le sait. Mais il sait aussi qu’« il y a des vies qui valent des mondes, des moments si chargés d’émotion, si débordants qu’ils en deviennent intemporels », et que ces moments, il faut les « dilater, les faire durer toujours ». La lecture de Bienvenue au club fait encore mieux : elle leur donne vie.
10Ariane Vuillard
Cees Nooteboom, Hôtel nomade. Traduit du néerlandais par Philippe Noble. Actes Sud, 2003, 288 pages, 22 €
11Ce récit de voyage est un recueil de textes qui sont tous placés sous le signe du mouvement, conçu par l’auteur comme l’origine même de l’existence. L’éloge du mouvement ne surprend pas dans la prose d’un voyageur, mieux encore, d’un homme qui n’a ses pénates nulle part et promène sa plume d’hôtel en hôtel. Mais son amour du mouvement ne se résume pas au seul élan du voyage, il résulte d’une fascination pour l’évolution et la disparition de toute chose, et même des parties de soi-même. Quand Nooteboom écrit de belles variations sur le thème périlleux du voyage à Venise, ville à la fois magnifiée et menacée par son double littéraire, il montre la distance réfléchie de celui qui sait poser sur les choses un regard « au présent » non dénué d’humour. Nul cynisme, nul fatalisme devant le cours irréversible du temps qui semble arracher à Venise ou à l’Orient-Express leur poétique image passée : l’auteur, au contraire, fait l’éloge de la mobilité incessante du monde et de l’activité des hommes. Il explore les techniques qui peuvent permettre à son écriture de mieux dire ce qu’il voit et ce qu’il veut faire voir : pour parler de la vie des habitants des îles d’Aran soumis à la rigueur de leur environnement naturel, il se fait cartographe et insère dans son texte son beau poème « Cartographie ». Mais c’est à la photographie, capable plus qu’un autre art de saisir la réalité en mouvement, qu’il consacre de longs et beaux passages, les plus originaux : comment saisir, par la photo ou l’écriture, le temps en train de passer ? La référence proustienne, jamais absente du livre, apparaît très nettement dans la troisième partie, où il défend son goût exigeant de la contemplation, du hasard et de l’oubli contre ceux qui « s’entêtent à survivre » dans les capitales.
12Agnès Passot
Vidosav Stevanovic, Voleurs de leur propre liberté. Traduit du serbo-croate par Mauricette Begic et Nicole Dizdarevic. L’Esprit des Péninsules, 2003, 268 pages, 20 €
13Après plusieurs décennies de socialisme version titiste, une bonne décennie de nationalisme guerrier version Milosevic, la Serbie a cru se libérer pour enfin accéder aux bonheurs de la démocratie. Mais, à la lecture du Journal de la solitude (écrit entre décembre 1996 et juillet 1997) que donne à méditer Vidosav Stevanovic, force est bien de reconnaître que la liberté est difficile. Paradoxalement, celle-ci accorde privautés et licences, facilités aux sans scrupules et aux nouveaux convertis. Difficile d’être libre ! Difficile de faire usage d’une liberté qui, pour la plupart, surgit comme l’ultime moyen de faire tout ce qui permettra de la supprimer. L’auteur en a fait la cruelle expérience lorsque, de retour dans sa ville natale de Kragujevac (la quatrième ville de Serbie), il s’engagea dans les médias (la télévision). Magnifique et grave témoignage, non seulement sur le rôle et le fonctionnement des organes d’information massive, assez connu, mais aussi sur ceux des mentalités (ethnique, éthique) qui ne cessent de peser de tout leur poids de traditions non interrogées. Cela est dit à la première personne, mais cela concerne, aujourd’hui et ici, tous ceux qui doutent et s’interrogent sur le rôle des images et des paroles présumées nous informer. Leçons à méditer sur les liens de la morale et de la politique, sur l’amour des chaînes qui persiste, même chez ceux qui s’en croient quitte. (Simultanément, paraît aux mêmes éditions un roman du même auteur, Abel et Lise, à lire en contrepoint du Journal.)
14Francis Wybrands
Gisèle de Goustine, Contes sous la Croix du Sud. Maisonneuve Larose, 2003, 206 pages, 20 €. Auxence Contout, Contes et légendes de Guyane. Maisonneuve Larose, 2003, 220 pages, 15 €
15Avec ces deux ouvrages, l’éditeur atteint le nombre de douze publications consacrées aux contes. En les regroupant dans une même collection, alors qu’ils lui viennent des quatre coins de la planète, il entend manifestement montrer l’universalité de ce genre littéraire. Partout, il s’agit à la fois de la sagesse et de la débrouillardise des animaux (les hommes) obligés de se supporter et de vivre ensemble, quoi qu’il arrive. En rendant compte en même temps des deux dernières parutions – l’une nous venant du Mali, l’autre de la Guyane française –, j’entends plutôt faire apparaître les différences. Celles-ci ne viennent pas tant du contenu des contes – toujours à peu près le même partout –, que de la manière dont ils sont traités par leurs rapporteurs. Gisèle de Goustine fait œuvre littéraire. Une préface élégante de Robert Delavignette, ancien gouverneur de la France d’Outre-Mer, donne le ton en évoquant la « malicieuse sérénité » des contes. « En ce temps-là…, dit Oumégué, le premier conteur malien, il se passa des choses étranges : les arbres eux-mêmes s’étaient vu ordonner de dormir et de se dépouiller pendant la saison sèche. » La rédactrice écrit dans cette langue appropriée, se faisant le porte-parole de ceux qu’elle a écoutés là-bas. Auxence Contout, lui-même guyanais, emploie une tout autre écriture. Il donne, le plus souvent, une version des contes en langue créole avant de nous les transmettre en français, dans le style plus plat d’une traduction. L’autre différence entre les deux ouvrages tient au contexte social : une certaine harmonie culturelle dans les contes du Mali, où l’islam n’a touché que superficiellement le fond populaire ; une étonnante pluralité de références en Guyane, où les influences africaines, amérindiennes, chrétiennes, européennes s’entremêlent. Un exemple : une mère, dont l’enfant est emmené par un animal monstrueux, utilise un crucifix et un scapulaire obtenus des jésuites pour le protéger !
16Eric de Rosny
Roger Munier, L’Extase nue. Gallimard, 2003, 150 pages, 14,90 €
17Les livres de Roger Munier – et celui-ci, dernier paru, peut-être plus encore que les autres – se lisent comme autant de délicates méditations, puissamment instruites mais libres. Liberté conquise dans le retrait sur un monde qui n’offre que simulacres et oublis. Il y a un espace de l’intérieur, secret et cependant très réel, que seule l’attention particulière que permet l’écriture peut ouvrir. Il y a « une autre dimension des choses », inapparente aux affairés contraints de s’occuper des apparences, que le regard libre peut atteindre. Un autre monde est là, tout proche à qui sait dépasser les horizons illusoires du quotidien. Absence, retrait, vide, mélancolie, confins… autant de zones d’ombre où les choses peuvent apparaître autrement. Autres et mêmes, dépaysées et restituées à leur commune origine. Les choses dans leur « finité » ne peuvent se révéler qu’extatiquement, à un regard libéré des habitudes imposées. Le « Rien » alors se révèle dans son élémentale concrétude, tangible, débordant, ruisselant de lumière, hanté de ténèbres aussi – mais là, « bien » là. L’écriture de Roger Munier est d’une douce simplicité, souple et précise, concrète, philosophiquement rigoureuse, délicatement poétique, méditative et sobre. « Le Paradis n’est peut-être fermé que parce qu’un monde clos commence à ses portes. Qu’on sorte de l’enceinte et ce monde peut redevenir matière d’extase, départ d’extase… » Belle invite !
18Francis Wybrands
Arts
Pierre Guillot, Dictionnaire des organistes français des xixe et xxe siècles. Mardaga (Sprimont, Belgique), coll. Musique-Musicologie, 2003, 560 pages, 55 €
19Comme le sujet dont il traite, cet ouvrage est un monument, un monde quasi autosuffisant. En organiste archétypique, Pierre Guillot (aidé de collaborateurs et des organistes eux-mêmes, qu’il cite et remercie scrupuleusement) rassemble, articule et donne à comprendre une multitude d’informations. Elles vont de faits particuliers et d’éléments biographiques aux tendances générales de l’évolution de la liturgie ou de la musique (dans leur aspect pratique ou « doctrinal »). Voici donc un outil de référence. Par ses notices en premier lieu, si nombreuses et diverses, où se côtoient les stars de l’instrument (Dupré, Marchal, Cochereau…) et les organistes du terrain paroissial (celui que chaque lecteur, sans le savoir, aura connu dans son enfance et sa jeunesse pratiquantes : pour moi, Josette Delaruelle) ; mais aussi par les éléments de la synthèse que ces « modestes » articles, classés alphabétiquement, édifient. P. Guillot, tout aussi modestement, les évoque d’ailleurs dans ses pages introductives. En effet, se dessinent, sur deux siècles, une représentation de l’orgue (instrument et symbole) dans la vie musicale et liturgique (et, partant, une place de la musique dans la liturgie) ; un portrait de l’organiste (sa formation, son recrutement, sa situation économique et sociale) ; une histoire de la musique d’orgue jouée – qu’elle soit composée, improvisée, transcrite, retrouvée et éditée. Peut-être l’ouvrage appelle-t-il quelques légères réserves, mais c’est l’auteur lui-même qui nous incite à les émettre. Une première concerne la forme : on regrette une présentation plus « systématique » des sources utilisées, que l’on devine pourtant nombreuses et rigoureuses : annuaires professionnels, archives des établissements d’enseignement (écoles de musique et séminaires), des lieux de culte, presse et revues, etc. Une seconde concerne le fond : on aurait désiré que l’auteur, qui n’hésite pas à s’engager vigoureusement sur l’esthétique de la transcription – tant pratiquée par les organistes depuis la seconde moitié du xixe siècle –, le fît aussi plus ouvertement sur « l’idéologie », religieuse et « politique », qui entoure l’instrument et son répertoire. Cependant, en refermant une première fois l’ouvrage, on sait déjà que l’on y reviendra souvent, pour y trouver réponse à une question de détail ou y ancrer une réflexion sur la musique.
20Elizabeth Giuliani
Philippe Delerm, Paris l’instant. Photographies de Martine Delerm. Fayard, 2002, 156 pages, 16 €
21Pochoir : peindre avec un tampon imbibé. Ce livre est écrit au pochoir, par touches aquarellées en regard de photographies d’un Paris qu’on ne croyait plus voir : la serpillière du caniveau retenant le bouillon des eaux claires, le cadenas en cuivre des escaliers, les pipes de la vitrine de l’antiquaire, les balcons haussmanniens soutenus par des atlantes musculeux ou des caryatides torrides, les fauteuils métalliques vert bouteille du jardin public, la plaque bleu bleuet des rues, le menu tarabiscoté du restaurant, la vendeuse des bonbons coquelicots qu’elle sert avec une petite pelle ronde en métal usé (geste méticuleux de la pesée), la BD d’occasion et le boulier de la brocante. Ainsi va la ville à hauteur de regard, fragile comme la carte postale désinvolte que l’on crayonne avant le Guignol de quatre heures. Ainsi va le texte qui donne sens à trois fois rien, à des bouts de regard sur des futilités qui, du fond de l’habitude, appelées par le texte et l’image, font signe. L’auteur, connu pour son minimalisme narratif, bascule ici presque dans le poème.
22Pierre Mayol
La Charte du Mandé et autres traditions du Mali. Traduit par Youssouf Tata Cissé et Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Calligraphies de Aboubakar Fofana. Albin Michel, 2003, 10,90 €
23Albin Michel publie une collection consacrée à l’art de la « belle écriture », encore intitulée « les carnets du calligraphe ». Ce sont de petits livres qui ne font pas cent pages, où la calligraphie est privilégiée. Ainsi sont illustrés des écrits d’origines diverses. Qu’on en juge à partir de titres pris au hasard : Poésie chinoise, de François Cheng ; Le Cantique des créatures, de François d’Assise ; Le Dieu des hirondelles, poèmes de Victor Hugo. La Charte du Mandé est un texte malien d’un souverain du xiiie siècle, Soundjata Keïta, qui établit avec ses notables les règles de vie dans un empire où l’esclavage mine la vie sociale. Une sorte de charte des Droits de l’Homme avant la lettre. On doit à Aboubakar Fofana de belles enluminures, où domine la couleur ocre qui est celle des murs d’habitation au Mali. Un plaisir pour les yeux !
24Eric de Rosny
Sciences
Claude Gudin, Une histoire naturelle de la séduction. Seuil, coll. Science ouverte, 2003, 204 pages, 16 €
25Si vous désirez vous instruire et en même temps vous distraire, lisez ce livre ; il s’agit bien de savoir scientifique, mais raconté avec beaucoup d’humour. Il y a près de deux milliards d’années, les monocellulaires ont « inventé » la sexualité, et depuis, l’évolution a fait naître des végétaux, puis des animaux qui se reproduisent par la fusion des gamètes mâles et femelles. Cette rencontre suppose, la plupart du temps, l’union sexuelle des individus de sexe opposé, ce qui n’est pas toujours facile. Les plantes à fleurs « séduisent » des insectes, qui transportent le pollen pour les féconder. Chez les animaux, le mâle doit « séduire » la femelle ; et, pour ce faire, tous les moyens sont bons : les odeurs, les couleurs, les chants, la danse… L’auteur décrit comment la Nature joue avec ces divers éléments pour assurer la reproduction des vivants. Les vingt dernières pages du livre, plus techniques, donnent les formules chimiques des substances citées dans le livre, leurs réactions pour former des matières odorantes ou colorantes. Le style, résolument humoristique, rend attrayante la lecture d’une page importante de la biologie.
26Jean-Marie Moretti
Louis Châtellier, Les Espaces infinis et le silence de Dieu, Science et religion, xvie-xixe siècles. Aubier, 2003, 268 pages, 22 €
27Il est bien connu que la manière de vivre et de pratiquer le christianisme a été profondément affectée par l’instauration de la science moderne. Prendre la mesure de ce profond changement est le but d’un ouvrage qui s’inscrit dans une série d’autres publications d’un historien réputé de la période en question. Le contraste est saisissant entre l’attitude du Père Mersenne, contemporain de Galilée, cherchant à appuyer l’expression de sa foi sur la nouvelle science, et celle du croyant Ampère, qui, dans la France de la Restauration, sépare radicalement les deux domaines. Dans l’apologétique romantique, la quête de Dieu ne passe plus par la science, mais par le cœur. Une grande érudition, servie par un exposé clair, traverse les principales figures – surtout continentales – de l’époque. Travail d’historien, ce livre donne à réfléchir à celui qui s’interroge sur l’expression de la foi chrétienne dans le monde de la culture scientifique moderne.
28François Euvé
Histoire
Thierry Dutour, La Ville médiévale. Odile Jacob, 2003, 316 pages, 25 €
29« L’évolution sociale qui conduit, au Moyen-Age, à la croissance des villes existantes, à la prolifération incessante de villes nouvelles, à la création d’un monde urbain nouveau, est le sujet de ce livre… » S’inscrivant dans une perspective déjà bien dégagée, T. Dutour invite à prendre certaines distances par rapport aux analyses de M. Bloch sur la « société féodale » qui, pionnières en leur temps, étaient cependant très tournées vers les campagnes. Bien encadrée par deux ensembles épistémologiques où sont convoqués médiévaux et contemporains, la réflexion de l’auteur progresse à grands pas. Après avoir expliqué que le temps des villes épiscopales (ixe siècle) doit être clairement distingué, et montré combien l’urbanisation de l’Europe au xe siècle fut importante, il prend en compte une plus longue durée (viiie-xive siècles). On découvre alors combien le développement urbain fut lié à l’expansion agraire et comment il donna naissance à une nouvelle organisation très mobile des relations sociales. Il s’ensuivit une diversification des élites, une promotion de valeurs originales, et bientôt une multiplication d’institutions nouvelles. Le principal intérêt de ce livre, fort bien documenté, est d’aider à sortir de cette idée reçue, et souvent encore véhiculée, qui fait du Moyen-Age une période obscure et immobile.
30Philippe Lécrivain
Oudi El Yada et Jacques Le Brun (éd.), Conflits politiques, controverses religieuses, Essais d’histoire européenne aux xvie et xviiie siècles. Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2002, 284 pages
31De combien de conflits politiques et de controverses religieuses est traversée l’époque moderne ? On ne sait. Ce qui est certain, c’est que nombre d’entre eux ont laissé de profondes marques et dessiné bien des frontières. Blessées et séparées, des écoles, des nations et des confessions se sont opposées et s’opposent encore. Ces divisions ont suscité aussi des « désirs de paix », redonné une nouvelle vigueur à l’idée de patrie et, plus tard, de « République des lettres ». Malgré les différences et les affrontements, une unification est donc en marche, où l’histoire, qui ne cesse d’être relecture, joue un grand rôle. Il arrive aussi que, au nom d’interprétations divergentes, les groupes religieux se déchirent à leur tour et que leurs luttes viennent briser l’apparente unanimité. Ainsi, les augustiniens s’opposent aux anti-augustiniens et, plus furieusement encore, les jansénistes aux anti-jansénistes. De nouvelles lignes de fracture se font jour qui, au xviiie siècle, deviendront de ruineuses déchirures. Dans un ensemble de contributions fort intéressant, il est bien difficile de choisir. Que l’on nous permette cependant de signaler la remarquable postface des deux éditeurs : « Myriam Yardeni, historienne (israélienne) des mutations et des controverses de l’époque moderne. »
32Philippe Lécrivain
Françoise Waquet, Parler comme un livre, L’oralité et le savoir (xvie-xxe siècles). Albin Michel, 2003, 428 pages, 25 €
33Pendant longtemps, ce fut un lieu commun que de prétendre que la modernité est née, entre autres raisons, de la victoire de l’écriture sur l’oralité. Dans cet essai très suggestif, F. Waquet tente de dépasser ce simplisme, par trop réducteur, pour se demander si la civilisation de l’imprimé, dans ses plus hautes sphères, ne serait pas aussi une civilisation orale, « traduisant par ses pratiques mêmes une confiance majeure dans la force cognitive de l’oralité ». Pour répondre à cette question, elle montre, tout d’abord, comment les pratiques et les formes de la communication savante entre le xvie siècle et le xxe constituent un authentique « univers de langage ». Elle explique, ensuite, qu’il ne saurait être question de considérer cette « oralité » comme une survivance du passé ; il s’agit, au contraire, d’une parole aussi réglée que l’écrit et dont le modèle est à chercher dans les dialogues des philosophes antiques. Faisant un dernier pas, elle précise que seule « la marche des choses » et la pratique peuvent pleinement rendre compte de la valeur cognitive dont l’oralité a été investie. Mais, redisons-le avec autant de force que l’auteur elle-même, rappeler l’importance de l’oralité ne doit pas conduire à une quelconque dévalorisation du livre. Comme l’écrivait M. de Certeau : « Loin d’être chassée de nos sociétés d’écritures et de chiffres comme un mode de relations archaïques, indigne de notre progrès, l’oralité y revient avec une grande évidence […]. L’oralité est partout, parce que la conversation s’insinue partout, organise la famille comme la rue, le travail dans l’entreprise comme la recherche dans les laboratoires. »
34Philippe Lécrivain
Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, Le prince immobile. Fayard, 2003, 804 pages, 30 €
35La longue vie de Talleyrand (1754-1838) a été marquée, depuis l’adolescence, par l’implication dans de multiples affaires financières et amoureuses dont une analyse renouvelée est présentée ici. Analyse menée de façon soigneuse, mettant à profit les nombreux travaux historiques antérieurs, mais portant toujours un jugement personnel qui fera autorité. Ces affaires sont étroitement entrelacées, d’ailleurs, avec les attitudes et entreprises touchant à la vie politique en France et en Europe. Dans cet ordre d’engagement, l’ancien évêque d’Autun sait déployer, selon l’analyse de Waresquiel, une réelle puissance de raisonnement et d’argumentation oralement, mais aussi dans les contributions écrites. Habileté pour s’introduire dans le jeu des forces, mais aussi profondeur et ténacité (cf. p. 462) – ce que la présente biographie nous fait admirer en offrant souvent des citations d’un grand intérêt. Une étonnante documentation est mise en œuvre, mais toujours, selon une expression de l’auteur lui-même, avec « le tour de main de l’écrivain » (p. 796). On regrettera peut-être que la figure de Chateaubriand soit présentée de façon peu aimable. J’ai été étonné, par ailleurs, de lire : « Grégoire, qui a voté la mort de Louis XVI » (p. 454). La réalisation éditoriale est remarquable, rehaussée par une illustration abondante, en partie inédite, dans une reproduction de qualité. Au total, une fort belle réussite.
36Pierre Vallin
Pierre Broué, Communistes contre Staline, Massacre d’une génération. Fayard, 2003, 440 pages, 23 €
37Quelle génération ? Ce n’est plus celle des vieux-bolcheviks, c’est celle de milliers de plus jeunes qui s’étaient organisés en opposition (oppositsionery) au sein du PC d’Union soviétique en 1923. Ils furent exilés, déportés, moururent le plus souvent dans les prisons et les camps. Ils défendaient, dit Pierre Broué, « l’idée lumineuse d’un communisme fraternel contre la brutalité et l’inculture staliniennes ». Pierre Broué tient passionnément, et très justement, à ce qu’on ne confonde pas – contrairement à une certaine littérature, aujourd’hui – « bourreaux et victimes ». Ce livre est une addition considérable à l’œuvre de toute une vie consacrée à tant d’aspects de la révolution communiste, surtout de la résistance à Staline.
38Jean-Yves Calvez
Alain Blum et Martine Mespoulet, L’Anarchie bureaucratique, Statistique et pouvoir sous Staline. La Découverte, 2003, 372 pages, 29 €
39On a fort simplifié la réalité totalitaire. Voici une étude montrant, avec une extraordinaire richesse d’informations, comment les hommes, les individus, leurs destins (ceux des grands directeurs de la Statistique en l’occurrence), les groupes sociaux également, ont joué dans le « stalinisme ». On nous rappelle au passage ces événements majeurs que furent les conflits entre Staline et les statisticiens quant à l’appréciation du chiffre de la population soviétique. Staline voulut occulter les effets de la collectivisation agraire et de la famine de 1933. Les statisticiens n’en pouvaient mais. On en vint, en 1935, au recensement, mais tout se termina par la décision prise en 1937 de l’annuler… et une gigantesque purge… Il y eut de la « résistance » et de la « collaboration ». L’impression est d’ailleurs que le projet bolchevique, présenté comme un projet social – projet de transformation sociale –, devient, avec Staline, un simple projet de « gouvernement » : de « gouvernement des gouvernants ». « Il est difficile de parler d’Etat stalinien ; le terme de gouvernement stalinien paraît préférable » ! En même temps, l’entreprise ne réussit pas tellement. Il échoue « à casser complètement les liens de connaissance, de reconnaissance et de solidarité entre individus ou groupes qui font obstacle à l’établissement d’un pouvoir total sur la société ». On commence en vérité à écrire l’histoire, dans sa complexité, par delà les schématismes.
40Jean-Yves Calvez
Le Génocide des Arméniens et la Shoah, Revue d’histoire de la Shoah, 2003, 636 pages
41La Revue d’histoire de la Shoah, dont le rédacteur en chef est Georges Bensoussan, vient de faire paraître un numéro double de 636 pages sous le titre : « Ailleurs, hier, autrement. Connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens ». C’est un dossier exhaustif qui, par la multiplicité des points de vue comme par la richesse des analyses proposées (plus de vingt auteurs, spécialistes, historiens), constitue à la fois une somme et un ouvrage de référence pour les chercheurs. Les responsables principaux de cette entreprise éditoriale (Georges Bensoussan, Claire Mouradian, Yves Ternon) ont eu le souci de ne rien laisser dans l’ombre. Les Arméniens seront particulièrement sensibles à ce geste de reconnaissance du génocide de 1915 par leurs frères juifs, au moment où la Turquie (pays allié par ailleurs à Israël) continue de nier ce génocide. Yves Ternon, le grand spécialiste de cette histoire si souvent oubliée ou niée, rappelle dans son introduction que « les historiens de la Shoah furent longtemps hostiles à toute démarche comparatiste », et salue cette nouveauté de « penser la Shoah en comparaison avec un événement de même nature ». Autre « nouveauté » : Annette Becker, dans son étude sur « l’extermination des Arméniens, entre dénonciations… et oubli », souligne la responsabilité écrasante (déjà…) des Allemands (alliés des Turcs durant la grande guerre) dans ce qui devait devenir pour Hitler un génocide « de référence ». Impossible de résumer en quelques lignes un ouvrage aussi important. Lisez-le pour découvrir, par exemple, dans l’article de Géraldi Leroy, la place tenue par « l’Arménie dans l’œuvre et la pensée de Charles Péguy » ; ou l’article d’Agnès Vahramian, grand reporter à France 2, intitulé « De l’affaire Dreyfus au mouvement arménophile. Pierre Quillard et Pro Armenia » ; ou l’entretien avec Atom Egoyan sur le film Ararat, etc. Ce numéro historique, au double sens du terme, de la Revue d’histoire de la Shoah, toutes les bibliothèques de France devraient se le procurer sans tarder, afin de contribuer à hâter le jour de la reconnaissance officielle par la Turquie d’un génocide doublement scandaleux en soi, mais aussi à cause du déni de réalité insupportable opposé aux survivants de la catastrophe avec une si stupide obstination.
42Samuel Sahagian
Sciences sociales
Dalila Kerchouche, Mon père, ce harki. Seuil, 2003, 260 pages, 19 €. Stéphan Gladieu, Dalila Kerchouche, Destins de harkis, Aux racines d’un exil. Editions Autrement, 2003, 144 pages, 22,95 €
43Ces deux ouvrages complémentaires constituent une excellente contribution à l’élaboration d’une histoire véritable des harkis, jusqu’à présent occultée tant du côté français que du côté algérien. Quarante ans après la fin de la guerre d’Algérie, une fille de harki, née et élevée en France, devenue journaliste à L’Express, publie le récit de l’aventureuse recherche qu’elle a entreprise pour lever le voile qui pesait sur son destin et se réconcilier avec son père. Pour cela, elle a refait pas à pas tout le circuit éprouvant parcouru par sa famille dans les camps successifs où l’administration française parquait les harkis. « Qui lira ces pages, écrit Jacques Duquesne dans la préface du livre Mon père, ce harki, sera attendri parfois, plus souvent stupéfait, horrifié. Ce que raconte, ce que décrit Dalila Kerchouche, est l’histoire cruelle d’un véritable abandon, né du mépris, né, il faut le dire, du racisme… Le mot honte s’impose. » Oui, honte, des deux côtés de la Méditerranée, pour ces pages atroces de l’histoire franco-algérienne qu’il est temps de regarder en face et de regretter officiellement, de part et d’autre, en s’efforçant d’en réparer les conséquences. – Le livre Destins de harkis, qui rassemble textes et photos, donne directement la parole aux femmes (épouses, filles et petites-filles de harkis) qui n’avaient jamais eu la possibilité de s’exprimer et qui racontent sans arrière-pensée le calvaire de leur vie quotidienne, apportant une illustration saisissante au témoignage de Dalila Kerchouche. Il faut lire ensemble les deux ouvrages.
44André Legouy
Alphonse Dupront, La Chaîne vive, L’Université, école d’humanité. Textes réunis par Etienne Broglin. Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, 194 pages, 23 €
45Ce court ouvrage réunit les textes d’allocutions, de conférences inédites ou d’articles repris à des revues peu accessibles. L’auteur de la fabuleuse fresque sur le Mythe de croisade, parue à titre posthume en 1997, fut aussi le premier président de l’université de la Sorbonne des années 1970, un pionnier de l’Institut universitaire européen de Florence, et le directeur du Centre d’Anthropologie religieuse européenne de la naissante Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. L’intérêt pour aujourd’hui des prises de position de cet homme d’érudition, d’enseignement et de politique est grand. Ne lui prêtons pas les vertus de Cassandre. Il reconnaissait lui-même n’en avoir « ni l’humeur ni le sexe ». Cependant, les questions posées alors reviennent avec force dans ces mêmes institutions : le rapport des étudiants et des enseignants à la transmission et à la réception des richesses culturelles et spirituelles de l’Europe, l’interrogation sur une interdisciplinarité éloignée des modes, mais curieuse d’une création collective soucieuse d’approcher le mystère humain, l’exigence d’une alliance de la réflexion et de l’action qui se déploie en de belles pages sur l’université et l’entreprise. Car, ce qui traverse de part en part ces textes, c’est bien la quête de sens qui est en jeu au travers même du savoir, non pas au terme comme son couronnement, mais dans son labeur et dans sa puissance à consolider le lien social. Dès lors, c’est à une véritable anthropologie politique de la connaissance et de l’enseignement qu’ouvrent ces réflexions, sans méconnaître sa mise en œuvre dans une conception des études et du métier de professeur. A l’heure où les enseignants et la société s’interrogent et où l’éclatement du savoir et la dissolution du sens font vaciller les études supérieures, ces méditations pourraient être salutaires. La longue postface de Etienne Broglin, ainsi que les témoignages de ses collègues apportent sur ce versant de l’œuvre de A. Dupront une lumière décisive. A noter, enfin, une très exhaustive bibliographie des travaux publiés.
46Patrick Goujon
Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ?, Langue, pouvoir, enseignement. Seuil, coll. La Couleur des idées, 2003, 412 pages, 24 €
47Le titre rappelle la thèse, ou le coup de force, de R. Barthes dans sa Leçon. Considérer que la langue est fasciste relève de l’amalgame en matière de linguistique et conduit pratiquement à la situation dans l’enseignement du français que beaucoup d’autres ouvrages ont déjà dénoncée, mais sans toujours l’analyser avec une sérénité égale à l’acuité dont fait montre H. Merlin-Kajman. L’auteur n’entre pas pour autant dans un procès facile avec les maîtres de la génération des professeurs de littérature française à laquelle elle appartient. Si Barthes et Foucault, principalement, sont critiqués ici, c’est pour réévaluer leurs thèses et pousser à une prise de conscience de ce qui lie les conceptions de la langue – et particulièrement le statut des contraintes syntaxiques – à l’éducation. Problématique vaine ? Tout cela n’est-il qu’une énième défense et illustration de la langue française, une apologie pour les puristes, dont on sait bien que, finalement, sous le masque des règles de grammaire, c’est leur propre pouvoir qui s’impose ? C’est pour déjouer la légende de notre modernité que l’auteur s’attaque à lire l’autre légende, celle du classicisme, concernant la langue et à en éprouver la validité historique. A partir de ce premier objectif d’une histoire de la fixation classique de la langue française, un second se précise : que signifie, pour l’éducation et pour la société, le refus des normes linguistiques ou, a contrario, son retour dans le discours « politique » d’un Jean-Marie Le Pen ? L’on cessera alors de s’étonner de voir Vaugelas côtoyer Antelme. L’auteur cherche à définir un ethos politique de la langue en réconciliant signifiant et signifié. La force de l’ouvrage, outre sa documentation sur l’état de l’enseignement du français et sur l’histoire du classicisme, réside dans l’argumentation de sa thèse à laquelle peuvent se rallier ceux que le souci politique de l’éducation anime. « Ce n’est pas [la question] du système de la langue ni de la crise du français : ces questions n’ont plus d’intérêt, d’actualité. C’est celle de la subjectivation dans et par le langage » (p. 259), fonction qui se trouve dans le sujet parlant lui-même, au carrefour de la poussée innovante de la langue, que défendait précisément le purisme, et de la force conservatrice de la norme grammaticale. Echapper à cette tension – ce qu’insidieusement cherche à produire l’enseignement actuel – c’est fuir le lieu d’où émerge le pouvoir (ou la grâce) de parler.
48Patrick Goujon
Jean-Pierre Dozon, Frères et sujets, La France et l’Afrique en perspective. Flammarion, 2003, 350 pages, 20 €
49Anthropologue, l’auteur se fait ici historien : une nécessaire alliance des disciplines pour tenter de rendre compte de l’étrange nature des relations franco-africaines. Que cette relation soit singulière, cela se voit par comparaison avec les autres puissances coloniales : aucune d’entre elles n’a gardé de tels liens avec son ancien empire. L’étonnant est que l’octroi des indépendances (1960) ait davantage renforcé que distendu l’interdépendance de la France et de ses anciennes possessions. Jean-Pierre Dozon n’explique pas vraiment ce paradoxe, pas plus qu’on ne peut donner les raisons d’un attachement entre deux personnes. Il montre qu’il en a toujours été ainsi depuis que des Français ont pris contact avec le Continent. Depuis la fondation de Saint-Louis au Sénégal (1650) jusqu’à l’hommage rendu par l’Etat français à Houphouët-Boigny – ce superintendant de la francophonie – lors de ses funérailles à Yamoussoukro (1994), pour prendre des exemples heureux, ces relations ont eu un caractère particulier. Cela tient à l’entremêlement du besoin et du désir de l’autre, des thèmes que l’auteur emploie comme un double fil conducteur de son analyse historique, le premier terme ayant plus de place et de poids que le second. Cette histoire oscille, sans vraiment choisir, entre l’assimilation et l’affiliation. L’auteur retient même le mot d’affamiliation, un néologisme qui suggère des rapports de famille dans la Françafrique. Il montre bien, à ce propos, l’impact sur les opinions publiques de la participation des troupes africaines, côté français, durant les deux grandes guerres. Mais le titre du livre corrige le terme en rappelant que les Africains ont toujours été des sujets et le demeurent, quoique appelés frères, en politique. L’ouvrage se termine par un chapitre intitulé Désir de France, pour mettre en valeur des catégories de Français et d’Africains qui ont tempéré ce que la pression des besoins économiques avait d’impitoyable. Ce sont les francs-maçons, les communistes et ce qu’il appelle les « métropolitains », ces Africains fascinés par la France. On peut s’étonner – mais l’Université française nous y a habitués – du voile pudique et laïque jeté sur l’action tempérante de l’Eglise catholique, pourtant conduite autrefois par des Français, une action poursuivie par des Africains influents comme, par exemple, Houphouët-Boigny, Senghor, souvent cités, qui ne cachaient pas leur appartenance chrétienne et, de façon significative, par les présidents des Conférences nationales qui furent tous des évêques.
50Eric de Rosny
Marco Bianchini, Bonheur public et méthode géométrique, Enquête sur les économistes italiens (1711-1803). Traduction de Pierre Crépel, revue par Gisèle Sandri. INED, 2002, 190 pages, 20 €
51Paru en Italie depuis vingt ans, voici un véritable ouvrage universitaire, dans la grande tradition agréable à lire. Certes, tout l’appareillage d’érudition est là ; mais tellement maîtrisé, que l’honnête lecteur y cultive aisément sa propre réflexion. Qui en France connaît Ceva, Galiani, Vasco, Canciani, Boscovitch et les autres adeptes d’un courant qui emprunte au jansénisme savant, au catholicisme éclairé et aux disciples de Galilée ? Ce furent pourtant les premiers qui, religieux barnabites, oratoriens, scolopes, servites, franciscains, parfois également francs-maçons liés à la Royal Society de Londres, grands seigneurs ou bourgeois fréquentant l’Academia dei pugni et d’autres sociétés savantes à la fois universitaires et pratiques, un siècle avant Cournot, formalisèrent la science économique en la coulant dans les mathématiques et les statistiques. Le paradigme hydraulique jouait alors le premier rôle, servi par une représentation de la monnaie conçue comme ce qu’elle est, un gage et non pas un objet. Ces économistes colorèrent les Lumières européennes d’une pointe de finesse assez éloignée tant du lourd esprit des physiocrates français que de la subtilité morale écossaise d’où naquit l’économie classique. Au xviiie siècle, l’application des mathématiques à l’économie est un fait quasi exclusivement latin, hors l’Espagne et l’Autriche ; ce qui permet à l’auteur de faire jouer un rôle culturel central aux courants jansénistes. Tous les personnages de cet ouvrage sont rassemblés dans le tableau un peu nostalgique d’un siècle assez naïf pour imaginer réconcilier, contre la scolastique, les sciences de l’homme et les sciences naturelles, mais déjà assez mûr pour associer les sciences et la politique.
52Etienne Perrot
Fareed Zakaria, L’Avenir de la liberté, La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde. Odile Jacob, 2003, 340 pages, 24,50 €
53La démocratie « illibérale », c’est assurément ce que d’autres ne manqueraient pas d’appeler la démocratie « libérale », courante aujourd’hui, chacun de ceux qui le peuvent tirant toutes choses à son avantage propre une fois disparus : règlements, garde-fous, nombre d’autorités condamnées justement par la démocratie (par combien de référendums aux Etats-Unis ?). Ce que l’auteur a en vue, c’est la disparition de toute espèce d’aristocratie, et la venue, en échange, des populismes et des démagogies. Et l’avenir l’inquiète (Quel avenir pour la liberté vraie ? Quel avenir pour le respect des personnes, des groupes plus faibles, des minorités ?). C’est bien l’esprit de Montesquieu qui l’anime – et semblablement l’esprit whig anglais. Dans le présent, l’auteur parcourt la Russie, mal repartie, puis le monde de l’Islam, où la démocratie au sens courant favorise en réalité les jeunes, plus cultivés, mécontents, prompts aux recours fondamentalistes. Les chapitres 5 et 6, consacrés aux Etats-Unis, seront sans doute les plus intéressants pour le lecteur français ; là, l’information est de première main. Aux Etats-Unis, tout ce qu’il y avait de corps intermédiaires et d’élites, jusqu’aux partis, a disparu ; règne, au contraire, le lobbying, qui profite de la démocratie pour s’assurer toute espèce de privilèges et de subventions fiscales. Un paquet de subventions plus ou moins bien ficelé, cela fait un budget ! Est-ce trop sévère ? Le temps est venu, en tout cas, d’une réflexion fondamentale sur la démocratie même et ses conditions, afin qu’elle favorise la liberté, celle de tous.
54Jean-Yves Calvez
Philosophie
Søren Kierkegaard, La Répétition. Traduit du danois par Jacques Privat. Payot et Rivages, 2003, 198 pages, 8,40 €
55La petite bibliothèque « Rivages » propose depuis quelques années, dans de nouvelles traductions, des textes brefs mais décisifs de l’étrange théologien mélancolique. Après Crainte et tremblement, voici aujourd’hui la fameuse Répétition. Publié en 1843, au seuil d’une période particulièrement productive pour le jeune Kierkegaard, et au sortir d’un drame amoureux qui décida du reste de sa vie, l’ouvrage a gardé toute sa fraîcheur et tout son secret. On ouvre ce petit livre comme un écrin délicat : tout y finement ciselé, l’intrigue comme les digressions philosophiques, les sentiments comme les concepts. Que raconte donc cette curieuse fiction ? Les mésaventures d’un jeune homme malheureux en amour et de son aîné, psychologue épris des jeunes hommes malheureux. Tous deux cherchent le diamant dans l’écrin : la répétition, c’est-à-dire un certain rapport au temps qui ne soit ni l’espoir ni le souvenir, mais « le sérieux même de l’existence », rencontre heureuse de l’ancien et du nouveau, mouvement par lequel tout, dans une vie, est à la fois redonné et changé. On aura compris que Kierkegaard traite ici, avec d’autres mots, le grand thème de Crainte et tremblement, essai qui parut le même jour que La Répétition. Réjouissons-nous de cette nouvelle traduction, même si l’on peut regretter une introduction au trait un peu rapide, et un appareil critique réduit. Venant après les traductions magnifiques de Tisseau et de Viallaneix, certains choix lexicaux auraient gagné à être précisés.
56Philippe Chevallier
Emmanuel da Silva (dir.), Lectures de Michel Foucault. Vol. 2 : Foucault et la philosophie. ENS éd., 2003, 138 pages, 14 €. Pierre-François Moreau (dir.), Lectures de Michel Foucault. Vol. 3 : Sur les Dits et Ecrits. ENS éd., 2003, 104 pages, 14 €
57Successivement, la publication des Dits et Ecrits et celle des Cours au Collège de France ont relancé en France l’étude de l’œuvre de Michel Foucault. Il était temps ! La liste des articles consacrés à travers le monde au philosophe français aurait pu, certaines années, faire passer Foucault pour un penseur américain, italien ou même japonais… Merci donc à Emmanuel da Silva et Pierre-François Moreau d’avoir rassemblé les communications de plusieurs journées d’étude. On notera, dans le volume 2, les questions importantes posées par Béatrice Han au concept si difficile d’a priori historique. Si la réponse n’est pas évidente, le dossier rassemblé est exhaustif. Du volume 3, plus homogène, concentré autour des Dits et Ecrits, tout serait à recommander : du rapport ambigu entre politique et éthique souligné par J.-F. Pradeau, aux incursions de Foucault dans le champ littéraire analysées par P. Sabot. Citons également la question essentielle du rapport de Foucault à son œuvre, posée avec malice par F. Gros en guise de conclusion. Plus troublante encore, l’hypothèse selon laquelle les trois axes du pouvoir, du savoir et de l’éthique apparaîtraient dès l’étude de 1961 sur l’Anthropologie de Kant. Il faudrait y regarder de près, mais le rapprochement établi par A. Marino est suggestif et ouvre à des lectures (relectures ?) passionnantes.
58Philippe Chevallier
Dennis Linn et Matthew Linn, La Guérison des souvenirs. DDB, 2003, 266 pages, 19 €
59Ce livre est la traduction d’un texte paru en 1978 aux Etats-Unis. Les deux auteurs, de même nom, sont à la fois jésuites et psychothérapeutes, aumôniers d’hôpital et thérapeutes dans une clinique psychiatrique. Ils posent la question suivante : comment guérir de blessures psychiques provoquées par des paroles inoubliables de critiques énoncées par autrui contre soi-même ? Les deux auteurs parlent peu de cas cliniques entendus, mais ils témoignent à la première personne de leur propre expérience de cette guérison. Celle-ci s’est faite en cinq étapes, selon les nominations de la psychiatre Elizabeth Kübler-Ross. Tout d’abord, est à dépasser le refus d’admettre qu’on a été blessé en cherchant à tout prix des approbations et des compensations. Puis, ne plus le refuser, c’est pouvoir passer à une autre guérison : celle de la colère, en cessant de la réprimer par une maîtrise obsessionnelle de soi. On peut alors dépasser la position de marchandage, c’est-à-dire du donnant-donnant : « Je te pardonne de m’avoir blessé, à condition que… » C’est alors aborder l’étape de la dépression et en sortir en reconnaissant qu’elle est l’effet d’une culpabilité venant d’un « J’aurais dû » que l’on s’impose. Arrive enfin la dernière étape, qui est celle de la guérison par acceptation de ce que l’on est devant les autres, en prenant le risque d’être critiqué ; c’est cela même l’ouverture aux autres. Mais, à quelle condition ces intégrations sont-elles possibles ? L’originalité de ce livre est de lier cette guérison des blessures à la foi en la parole de Jésus. On ne peut assumer ces cinq affects que parce qu’on les partage avec le Dieu des Béatitudes, qui est ici longuement cité. Se regarder tel que Jésus nous regarde est thérapeutique. Ainsi ce livre est exactement dans la ligne de la déclaration du concile Vatican II : « Que, dans la pastorale, on ait une connaissance suffisante non seulement des principes de la théologie, mais aussi des découvertes scientifiques profanes, notamment de la psychologie et de la sociologie, et qu’on en fasse usage : de la sorte, les fidèles à leur tour seront amenés à une plus grande pureté et maturité dans leur vie de foi » (Gaudium et Spes, 26). Le savoir psychique permet une nouvelle expérience de la foi évangélique.
60Philippe Julien
Janine Altounian, L’Ecriture de Freud. PUF, coll. Bibliothèque de psychanalyse, 2003, 216 pages, 20 €
61Janine Altounian, germaniste, membre de l’équipe de traduction des œuvres complètes de Freud (OCF), livre ici ses réflexions sur l’écriture de Freud. Elle ne prétend en aucune façon imposer une théorie de la traduction, mais faire partager ce que son expérience lui a appris, face à ceux qui ignorent ou veulent ignorer que l’altérité d’une pensée se manifeste d’abord dans la langue. Toute traduction invite à un exil. « La traduction » dit-elle, est un « acte de transmission » qui « témoigne du plaisir de la réception » (p. 34), transmission éminemment risquée de ce que le traducteur a entendu d’un Père, le père de la psychanalyse. C’est en effet l’une des originalités de ce livre. L’auteur s’intéresse explicitement à la « langue du père ». Cette réflexion va se déployer sur plusieurs chapitres. La plasticité de la langue allemande se prêtait particulièrement bien à la découverte et à la théorisation de la psychanalyse, dit-elle. Cela ne simplifie pas pour autant la tâche du traducteur de Freud, qui doit à chaque instant choisir entre deux alternatives : privilégier le sens ou, au contraire, le système associatif et les assonances, tout en restant le plus proche possible du texte. L’auteur ne prend pas parti à ce sujet, toute à son souci de montrer les innombrables difficultés de traduction que cela implique. On peut cependant lui faire remarquer que la traduction française peut produire une autre chaîne signifiante aussi riche que l’originale. La seconde partie du livre s’attache à montrer l’importance de l’utilisation de certains signifiants, chez un même auteur ou en comparant des auteurs différents : Luther et Freud, malgré l’éloignement dans le temps, ou les signifiants das Weib et die Frau chez Freud lui-même, selon qu’il théorise ou qu’il écrit à Lou Andréas Salomé ! Ce livre, technique autant que réflexif, mais très lisible, est une invitation à penser notre rapport au langage et aux mots.
62Françoise Baldé
Warburg, Le Rituel du serpent, Art et anthropologie. Introduction de J. L. Koerner ; illustrations. Macula, 2003, 200 pages, 23 €. [Voir, dans le même livre, les extraits du journal de A. W., et les textes de F. Saxl et B. C. Guidi.]
63Warburg (1866-1929), fils d’une famille de banquiers (rompant avec elle, il s’écartera des prescriptions juives), fut historien d’art de la Renaissance. Il séjourna en Amérique où, féru d’exotisme, il rencontra des Indiens (1896) et rapporta photos, dessins et notes. Atteint de psychose, il fut interné en 1923 dans la clinique de Ludwig Binswanger, ami de Freud. Là, comme une thérapie, il prononça une conférence (dans l’assistance, il y avait Nijinsky et B. Pappenheim, la légendaire Anna O. de Freud…) sur l’épisode indien, oublié depuis vingt-sept ans : c’est Le Rituel du serpent… Ce retour du refoulé draine avec lui la critique de « l’histoire esthétisante de l’art » et prône la méditation des mythes ancestraux, tels ceux du serpent. Dans des cérémonies, les Hopis dansent en tenant entre les dents de venimeux cobras qu’ils lâchent hors du village vers les points cardinaux. Maîtriser le serpent, c’est maîtriser la pluie, vitale dans l’Arizona. Jeté sur du sable décoré, le cobra en colère intercède alors pour le maïs. Comme les reptiles de Dionysos à Asclépios, de l’enfer au caducée pacifique, le serpent Hopi est ambivalent : danger de mort (morsure), symbole de soin (pluie). Le mythe primordial est « l’étalon intérieur », la référence, des esthétiques savantes. Celles-ci l’ornent, le décorent, le détournent, mais elles ne peuvent pulvériser sa structure ambiguë native. Warburg a compris la continuité entre les grands récits anonymes des mythes fondateurs et l’élaboration singulière des œuvres. Il a montré leur sens antique, symbolique et cosmologique, celui-là même présent au cœur des mythes. Bien plus que ce qu’il en dit, « l’atroce convulsion d’une grenouille décapitée », sa conférence est un texte mythique qui découvre que le feu du génie jaillit d’abord, comme le maïs, de l’éclair convulsif du serpent « faiseur de pluie ».
64Pierre Mayol
Questions religieuses
Adrian Schenker o.p., Douceur de Dieu et violence des hommes, Le quatrième chant du Serviteur de Dieu et le Nouveau Testament. Traduit de l’allemand par Philippe Hugo et Brigitte Riga, o.p. Lumen Vitae, Bruxelles, 2002
65Par rapport aux accusations portées contre les religions, et spécialement les monothéismes, dans le rôle qu’elles joueraient dans la violence contemporaine comme tout au long de l’histoire, l’ouvrage du P. A. Schenker vient en urgence pour apporter sa contribution à leur réfutation. La lecture qu’il propose du quatrième chant du Serviteur du livre d’Isaïe, appuyée sur une exégèse impeccable et claire, est sans doute l’une des meilleures voies pour cette réfutation. La mystérieuse figure du « Serviteur » évoquée par le prophète, soumise à la violence sans qu’elle réagisse par une autre violence, crée par son attitude même une voie de salut. A partir de là, l’auteur reprend à frais nouveaux le lien entre cette figure, sa « réalisation » dans le Christ et sa passion. De lecture aisée, cet ouvrage est important dans le contexte actuel de soupçon, mais aussi de violences et de haines, en même temps qu’il offre une excellente leçon de lecture de 1’Ecriture et d’authentique théologie. On ne saurait trop le recommander.
66Pierre Gibert
Jean Rigal, L’Eglise en quête d’avenir, Réflexions et propositions pour des temps nouveaux. Cerf, coll. Théologies, 2003, 276 pages, 25 €
67Jean Rigal, prêtre du diocèse de Rodez et théologien spécialiste des questions relatives à l’Eglise, ancien professeur d’ecclésiologie à la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse, signe son quinzième ouvrage (que l’auteur qualifie lui-même de « testament », mais dont nous espérons qu’il ne soit pas le dernier !). Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage, soulevant des questions et thèmes maintes fois étudiés par l’auteur, prend un caractère d’urgence face aux défis à relever. Mais pourquoi parler si souvent, et si longuement, de l’aspect institutionnel ? Parce que le visage de l’institution est constitutif, pour une bonne part, de l’annonce kérygmatique de la Bonne Nouvelle. Et Jean Rigal de citer la formule simpliste et fausse qui voudrait dissocier la mission de l’Eglise du visage institutionnel que cette dernière donne à voir. L’ouvrage se divise en quatre parties : la première relève du descriptif, qui a été étudié par des auteurs tels que Mgr Hippolyte Simon, évêque de Clermont, et d’autres, s’appuyant sur l’histoire, avec les dépouillements sans précédent que connaît l’Eglise. Jean Rigal souligne que la communication doit être prise en compte au travers de ces réalités. La deuxième partie est davantage analytique, faisant appel à des critères de discernement centrés sur la notion de communion. La transition avec la troisième partie se fait logiquement avec la question des ministères, et notamment de l’appel aux nouveaux ministères (il faut oser créer du neuf, avoir « l’audace d’appeler », affirme Jean Rigal). Créer, mais, là aussi, en veillant à l’articulation des charismes et des responsabilités au sein du corps ecclésial. Jean Rigal présente des pistes à explorer (concernant le ministère de la Parole, le sacrement du baptême, la célébration du mariage, la pénitence), en reconnaissant que les hypothèses qu’il propose peuvent prêter à discussion. La dernière partie essaie de tirer des réflexions globales sur la nature et les lois de toute institution. Cet ouvrage, décapant, qui insiste donc sur le caractère urgent de la situation, s’efforce à la fois d’indiquer des critères d’évaluation et de relever des modifications institutionnelles devenues indispensables, car il est des temps où la fidélité à la tradition de l’Eglise requiert le courage « de ne plus ressasser les choses d’autrefois, mais de faire du neuf » (Isaïe 43, 18-19).
68Jean-Louis Paumier
Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme. Mgr Lacroix (1855-1922), Enquête sur un suspect. Cerf, 2003, 542 pages, 59 €
69Suspecté de complaisances pour les artisans républicains de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905) et de connivences avec les théologiens modernistes condamnés par Pie X (1907), l’évêque de Moutiers (depuis 1901) donna sa démission, quittant la Tarentaise (fin 1907) pour un enseignement à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. L’historien savoyard Christian Sorrel a reconstitué cet itinéraire, à la fois attiré et étonné par une personnalité difficile à situer exactement. Est restituée, dans ce cadre, une large part (mais des obscurités demeurent) du réseau de relations que Lucien Lacroix a entretenues avec des prêtres et aussi des laïcs (comme le Lyonnais Léon Chaine, son ami et allié le plus proche sans doute) engagés de façon publique ou anonyme, secrète, dans des combats pour l’entente des catholiques dans la France moderne, avec les idées républicaines et la culture libérale. Le pasteur Paul Sabatier, historien de François d’Assise, a dans ce réseau une place curieuse, affairée ; et, inversement, en retrait, l’archevêque d’Albi, Mgr Mignot. Lacroix n’est certainement pas au niveau des intellectuels alors en débat, tels Loisy d’un côté, ou Blondel, Laberthonnière d’un autre, ou encore Mignot, mais il n’est pas sans talent, et il est exemplaire dans la militance – fût-ce sous des formes discutables dans son cas – pour une vie d’Eglise moins paralysée par des affirmations autoritaires et des craintes en face du monde moderne. Auteur d’une production historique étendue (en particulier d’une excellente synthèse récente sur l’affaire des Congrégations religieuses au début du xxe siècle), Chistian Sorrel donne ici une très belle œuvre, le pendant, en quelque sorte, du travail que Jean-Marie Mayeur consacrait en 1968 à l’abbé Jules Lemire, un compagnon des luttes de Lacroix.
70Pierre Vallin
Norman Tanner, Is the Church too Asian ?, Reflections on the Ecumenical Councils. Dharmaram Publications, Bangalore, 2002, 92 pages
71Une fois n’est pas coutume : il vaut la peine de signaler ce petit livre en anglais. L’auteur, qui est spécialiste de l’histoire des conciles, aborde en effet celle-ci sous un angle peu habituel dans sa propre discipline : que penser de la critique selon laquelle l’Eglise est trop occidentale ? L’Eglise est-elle également asiatique ? Face à ces questions, le livre rappelle la contribution essentielle de « l’Asie mineure » aux conciles du premier millénaire. Il reconnaît certes l’importance croissante du christianisme occidental au Moyen-Age, mais montre aussi comment le concile de Trente a préservé l’Eglise d’une théologie excessivement centrée sur l’Europe. Il souligne enfin la contribution des évêques asiatiques au concile Vatican II : promesse d’une Eglise qui, demain, pourrait être encore plus enracinée dans le continent de l’Asie.
72Michel Fédou
Nicolas Standaert, L’« Autre » dans la mission, Leçons à partir de la Chine. Lessius, Bruxelles (diff. Cerf), 2003, 136 pages, 14 €
73Voici une étude qui n’est pas de la simple sinologie ou missiologie ; c’est plutôt le renversement de l’une et de l’autre. Dans l’esprit de la réaction des chrétiens de Jérusalem après la rencontre de Pierre et de Corneille : « Voici, disent ces chrétiens, que Dieu a donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la Vie. » Il ne faut pas apprécier la mission en termes de transplantation ou de transfert, la conversion en termes d’adhésion à ce qui est apporté… le missionnaire « agissant », l’autre « réagissant ». « Nous nous sommes demandé, dit Standaert, brillant sinologue, jésuite belge, dans quelle mesure il serait possible d’écrire cette histoire à partir de l’autre devenant l’acteur principal, le missionnaire étant considéré comme l’antagoniste. » Il nous apparaît, poursuit-il, « que le contexte de la fin de la dynastie des Ming était une période ouverte au changement. Les Chinois étaient en recherche, et ce que les missionnaires leur apportaient correspondait en partie à cette quête préalable ». Standaert l’évoque dans des domaines divers : celui des doctrines (ciel/enfer), des rites (les Chinois avec leurs communautés de rites effectifs inspirés de leur propre culture), ou encore de l’organisation. Et jusque dans la culture occidentale, les Chinois, montre-t-il, en rencontrant le christianisme, ont provoqué des mutations. Au xviie siècle, on ne parlait pas de « religion(s) » au sens où l’on en parle aujourd’hui. Ce sont les Chinois qui y ont obligé, faisant reconnaître un clivage entre du « religieux » et du… moral, « civil », social, fondement de vie humaine complète ordinaire, existant sans religion ou sans une certaine religion. Au passage, Standaert contribue notablement à la clarification de ce qu’est, doit être, l’« inculturation ».
74Jean-Yves Calvez
Adolphe Gesché, Le Sens. Cerf, 2003, 188 pages, 20 €
75Dans cet ouvrage, le septième de la série « Dieu pour penser », le théologien de Louvain poursuit sa réflexion sur les questions essentielles de l’homme. Les lecteurs familiers de sa méditation retrouveront quelques-uns de ses grands thèmes, développés ici pour eux-mêmes : la liberté, l’espérance, l’identité (contre l’aliénation), le destin (contre le fatalisme), l’imaginaire. Tout cela est pensé en écho, en dialogue, en débat avec la culture contemporaine, littéraire et philosophique. Ce ne sont pas tant des idées nouvelles que la reprise insistante de la conviction que, loin de brider l’homme, Dieu lui donne d’être lui-même. L’anthropologie est devenue la pierre de touche de la théologie. Mais le respect de l’autonomie du monde (éloge du « paganisme ») ne rend pas impertinente l’idée de Dieu, au contraire : l’excès dont elle témoigne ouvre de nouvelles perspectives. La grande liberté du propos, nourri d’une vaste culture, stimule la réflexion, preuve que théologie et passion ne sont pas antinomiques.
76François Euvé
Claude Sales, Les Rires de Dieu. Seuil, 2003, 176 pages, 14 €
77On prête tant à Dieu ! Pourquoi ne pas lui faire l’aumône d’un peu d’humour ? Après d’autres, un journaliste et chrétien d’expérience s’y essaie. Le spectacle qu’offre notre humanité, croyante ou mécréante, confessante ou non, n’est certes pas réjouissant tous les jours. Mais le Dieu de Claude Sales, lui, ne s’en laisse pas accabler. L’humour du monologue qui lui est ici prêté est chargé, comme chez Péguy, d’une grande tendresse pour l’humanité, et d’un grand amour de la vie. Qualités qui, à ses yeux, font le plus défaut aux hommes en général, et à ceux qui prétendent le servir en particulier. Intolérance, complaisance (nihiliste, en son fond) dans la dénonciation des « crises », arrogance des clercs : la bêtise de l’humanité de toujours et d’aujourd’hui est déclinée sans jubilation excessive. C’est évidemment envers les siens que Dieu est le plus caustique : « Je croule sous les religions. » « Le Dieu d’amour des chrétiens paraît avoir l’amour triste. » « J’aime le monde et je m’inquiète des religions qui culpabilisent et dévalorisent. » On goûtera particulièrement le dîner au restaurant intitulé « La révolte d’Eve ». Au passage, des clichés se ternissent : Voyeur suprême, Metteur en scène tyrannique, grand Programmateur de l’histoire… Le « Tout-Puissant » : « cette formule qui me déshonore ». Dieu se révèle beaucoup plus modeste que ses créatures. Puissent-elles en prendre de la graine !
78Dominique Salin