1Au début de ses Antimémoires, André Malraux raconte son évasion en compagnie du futur aumônier du Vercors. Ils parlent sans fin. « Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ? », demande l’auteur de La Condition humaine. Réponse du prêtre : « La confession n’apprend rien. Et pourtant si... D’abord les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit... et puis... Et puis le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes... » L’enseignement du confessionnal rejoindrait-il celui du divan ? Pas de grandes personnes ! Quel lien y a-t-il entre ce malheur insoupçonné des gens et l’impossibilité d’être vraiment « grand » ? Alors, pas d’adultes ? Rien qu’une formidable insistance de l’enfance se dissimulant sous des oripeaux trop larges, des rôles trop rigides, une voix contrefaite et des gestes hypocritement sérieux ? Rien qu’une adolescence inachevable ?
2Et pourtant… il y a aussi, dans l’expérience de chacun de nous, la certitude intuitive que cela signifie bien quelque chose, « être adulte ». Brutalement ou insidieusement, nous découvrons que non seulement l’enfance mais aussi la jeunesse sont derrière nous. Impression d’une perte, d’un alourdissement imperceptible des gestes. Un certain regard sur les choses s’est brisé comme un cristal. Une façon d’être au monde, légère et compliquée, est irrémédiablement perdue au profit de l’exigence obscure, étrangère, massive d’être devenu un « adulte ». Contorsions parodiques et sursauts de nostalgie n’y changent rien. Il faut vivre désormais entre deux impossibles : celui d’un retour de la jeunesse et celui d’une adhésion pleine et entière au nouvel état, quitte à se sentir, comme les personnages de Witold Gombrowicz, à jamais trop « vert », trop « petit » face aux exigences supérieures du sérieux. Mais cet « être adulte » est-il une possibilité véritable ? L’histoire et l’anthropologie nous en proposent pourtant quelques figures remarquables : figure du pater familias, grec ou romain ; figure du sage ou du maître ; figure du patriarche et figure de l’initié dans les sociétés traditionnelles ; figure de l’honnête homme ; figure du citoyen ; figures parentales ; figure de l’instituteur ; figure du leader politique, potentiellement « grand de ce monde » ; figure du psychanalyste…
Une assignation politique
3Dans une perspective strictement biologique, la notion d’adulte ne pose pas de réel problème. « J’ai capturé un loup adulte ! » « Notre enfant a atteint sa taille adulte. » Rapporté à sa propre espèce, l’animal est adulte lorsqu’il a atteint son plein développement morphologique et physiologique. Il est alors capable d’avoir, en milieu adapté, toutes les conduites instinctives propres à son espèce : conduites de territoire, de prédation, de reproduction, mimétisme ou léchage, usage d’un code signalétique ; avec une distribution elle-même biologique, selon les sexes : activité de survie et de perpétuation de l’espèce pouvant différer du mâle adulte à la femelle adulte. En ce qui concerne les groupes humains, l’être adulte est immédiatement problématique. A la question de l’âge et donc de la maturité, va se superposer et même se substituer celle de la « majorité ». Certes, une relative coïncidence sera requise, et l’on posera qu’il est difficile d’être majeur sans être mature, mais force sera de constater que nombre d’individus physiologiquement mûrs sont psychologiquement immatures.
4En même temps, il n’est pas un groupe humain qui ne persiste à exiger de certains de ses membres qu’ils jouent ce rôle. Pas une société qui n’oblige quelques-uns à considérer la vie « en grands », à « voir les choses en grand » : maîtriser, prévoir, pourvoir. Mais surtout préserver le passé, protéger le présent et assurer un avenir. L’être adulte est d’abord une position, une « fonction » que le groupe ordonne d’occuper à certains de ses membres. Pas de civilisation sans que certains individus soient assignés à tenir le rôle de « grands ». En même temps que certains privilèges, l’appartenance à cet état crée des obligations précises : défendre le groupe, le perpétuer physiquement, en confirmer les valeurs, en parler souverainement la langue. Parce qu’elle tire sa cohérence de ses lois et de ses normes, une société exige que certains de ses membres, qui détiennent une puissance d’abord symbolique, puis légitimement physique, répondent de ces lois.
5Certes, c’est une « biopolitique » qui sous-tend le choix de ces individus censés se mouler dans le rôle d’adulte : âge, sexe (le phallocentrisme, infantilisant les femmes, les excluent d’emblée d’une majorité possible — le sexe dit faible étant aussi le « petit » sexe) ; marques sur le corps, la peau et dans la chair des épreuves subies pour passer de l’état adolescent à l’état adulte (initiation). Même si, dans les sociétés structurées par les rigueurs d’une tradition, la position de l’adulte paraît moins indécise (puisque le contrôle du groupe et l’absence d’individualisme interdisent les écarts et les remises en question), l’ordre social reste suspendu à l’activité d’adultes contraints de voir les choses en grand et « en grands ». En ce sens, être adulte, si cela comporte aux yeux de la jeunesse d’incontestables avantages, c’est aussi un carcan inconscient : obligation de vigilance, de surveillance et de transmission. Obligation d’entretenir ostensiblement les signes confirmant ce statut. Du mâle, chef de famille, époux et père, au chef ou au sage (vieillards), la caste des adultes impose ses piliers. Mais ces piliers s’imposent aussi en permanence aux prétendus adultes.
Vision sphérique et conscience de la limite
6L’être adulte est d’abord un statut politique et juridique inévitable. La « bulle sociale », qu’elle soit originelle, étroite et nomade comme une horde, qu’elle prenne la forme d’un Etat-nation ou qu’elle ambitionne de se mondialiser (village planétaire), exige que certains de ses membres se comportent comme des grands. Grandeur d’âme, largeur de vue ou grands de ce monde. Des grands qui parlent, qui voient, qui décident. Mais qui dit « bulle » ou « sphère sociale » suppose qu’il y a un bord, une limite de la bulle, déterminant un intérieur et un extérieur : nous-mêmes et les autres ; notre identité et les étrangers ; les humains et l’inhumain. Si l’adulte est celui de qui est exigée une sorte de vision globale, « vision sphérique » (position centrale) impliquant la conscience d’une cohérence comme d’une fragilité, il est aussi celui qui, vigilant, doit se tenir sur le bord, celui qui doit avoir conscience de la limite, se tenir sur cette limite afin de la marquer, de la confirmer, de la défendre si besoin est. Guetter ce qui peut la menacer (de l’intérieur comme de l’extérieur). Posté sur le rempart, il a le devoir d’affirmer une identité qui le dépasse, mais dont il a la responsabilité. Repousser l’étrange et l’étranger : tâches adultes. Ou bien choisir de les accueillir, mais selon un code précis dont il est le garant. La bulle peut alors être une famille, une horde, une nation, ou la civilisation dans son ensemble.
7Mais l’adulte est aussi celui qui doit se montrer capable d’aller au delà des limites, afin d’aller chercher, cueillir, chasser, combattre. S’immerger dans l’étrange, affronter l’étranger, l’ennemi : tâche à laquelle le non-adulte, immature ou inaccompli, risquerait de succomber. Mais si l’être adulte implique de courir un risque, de savoir se risquer ailleurs, il implique également l’exigence de revenir : revenir au même en rapportant ce qu’il a vu ou rencontré au loin, en y puisant confirmations ou améliorations, consolidations. Héroïsme de l’adulte. Devenir adulte à travers l’exploit ! C’est pourquoi le principe du roman d’apprentissage, du récit d’initiation, consiste toujours en un départ, des affrontements qui risquent d’être « désindividuants », une affirmation ou création de l’identité, un accomplissement et un retour. L’idée selon laquelle être adulte c’est avoir de l’expérience, renvoie essentiellement à l’expérience du passage au delà, de la séparation, mais toujours en vue d’un retour. Etre adulte, c’est avoir triomphé de diverses menaces, traversé les épreuves. C’est alors, tout simplement, être capable de « quitter la maison », non pour la fuir mais pour y revenir, avec un statut et un rôle nouveaux (infantilisme de tous les « Famille, je vous hais ! » : slogan d’une adolescence qui patauge encore dans la dépendance et le ressentiment).
Le sérieux et l’initiative
8On peut nommer le « sérieux » ce rôle difficile consistant à envisager la limite, à transmettre des normes, des savoirs, selon une sorte de survol de l’ensemble de la société et la considération de ses besoins « par delà les intérêts particuliers de ses propres membres, par delà les considérations individuelles ». L’adulte est le garde-fou de la culture, le garant de la stabilité des sociétés humaines, l’empêcheur de sombrer dans le malaise des civilisations. Mais, paradoxalement, la modernité va aussi en faire celui par qui la folie peut toujours s’insinuer, l’instabilité commencer, le malaise grandir. Et ce, parce que l’humanité est par excellence auto-inventive et autoproductive. Se faire le garant de ce qui est humain, c’est aussi être capable de s’installer dans la position de l’inventeur, de l’initiateur, être celui par qui la nouveauté ou le scandale arrive. Une conception conservatrice de l’adulte en faisait le responsable de la norme. L’adulte moderne devient responsable de l’initiative. Etre adulte, c’est alors se risquer à « prendre des initiatives », à innover. Avoir le courage de se servir de sa propre imagination ! De ce point de vue, l’adulte n’est plus le « sage » mais l’artiste, le créateur, l’inventeur. Non plus celui qui échappe aux enfantillages et à l’infantile, mais celui qui peut en lui-même réanimer l’enfantin, c’est-à-dire l’ouverture originelle aux possibles. Peintre, savant, poète, on ne reconnaîtra que bien plus tard qu’il était vraiment « grand » !
9La modernité nous parle d’une possibilité, voire d’une nécessité de devenir adulte qui caractériserait l’humanité dans son ensemble. Une humanité amenée à conquérir, avec le temps, son autonomie. « Les Lumières, dit Kant, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » La modernité est bel et bien la croyance en cette possibilité d’émancipation de l’humanité par elle-même, le « mythe » d’un devenir adulte par l’autolibération et l’arrachement raisonnable à toutes les tutelles, toutes les illusions. Ainsi les sociétés comme les individus sont-ils voués à grandir. Mais ce processus de croissance morale et mentale n’est ni simple, ni mécanique. Il n’est pas exempt de secousses, et le risque de son échec est à considérer. Le « devenir adulte » dépend d’abord du fait d’assumer une responsabilité. « On est soi-même responsable de cet état de tutelle, dit Kant, lorsque la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement, mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. » En somme, être adulte, selon lui, consiste à réaliser une responsabilité toujours déjà présente. Comme si l’humain encore « sous tutelle » portait en lui cette responsabilité potentielle. L’humain-enfant porte en lui l’adulte à venir comme on porte un enfant. Cette responsabilité consiste en la possibilité de rompre le lien avec l’autre (livre ou tuteur) qui pensait à ma place. Il s’agit d’assumer une authentique solitude. Une pensée élaborée « par soi-même » et revendiquée « pour soi », sans référence à une autre autorité que celle de mon propre entendement.
L’énigme du courage
10Mais Kant poursuit en introduisant une notion assez étrange : celle du « courage ». « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Devenir adulte n’est plus seulement une question de responsabilité et de solitude intellectuelle, mais une question de courage. Et c’est bien d’un « sursaut », qui pourrait aussi bien ne pas se produire, que Kant veut parler. Car rien n’est plus énigmatique ni plus paradoxal que le courage. En effet, il n’y pas de courage dans l’ignorance du danger. L’acte courageux implique donc que « j’aie peur », mais que je choisisse de passer outre. Mais alors ? Qu’est-ce qui me pousse à surmonter ma frayeur ? Si ce sont des considérations « raisonnables », si « de » la raison précède et détermine le courage, ce n’est donc pas lui qui m’incite à me servir de mon propre entendement. Alors, qu’est-ce qui me rend « courageux » ? Ou qu’est-ce qui m’empêche de l’être ?
11Kant stigmatise la « paresse » et la « lâcheté », qui peuvent faire, dit-il, « qu’un si grand nombre d’hommes restent volontiers toute leur vie durant dans un état de tutelle ». Pourtant, il n’explique pas comment on s’arrache à la paresse, comment on évite d’être lâche. Si ce n’est pas par une décision triomphale de la raison, ce ne peut être que par une sorte de sursaut d’énergie, une réserve mystérieuse de force, une obscure « volonté de puissance », un arrachement joyeux mais gratuit (et imprévisible) à la frilosité craintive et au bien-être. Devenir adulte perd alors un peu de son inéluctabilité et de sa nécessité. Sans ce sursaut, sans ce désir de se jeter au devant de ce qui me trouble ou me menace — donc sans ce courage aléatoire —, pas de « pensée par soi-même ».
12Bien sûr, dans la suite du texte, Kant adoucit beaucoup ce qu’il avait semblé ouvrir avec ce seul mot d’ordre : « Aie le courage ! » A cet adulte du « sursaut » ou de l’« initiative » il substitue bien vite un adulte bien tempéré, une sorte de « morale politique provisoire » de la mediocritas. Etre adulte devient davantage une position raisonnable qu’une position rationnelle. « Paie tes impôts d’abord, et ensuite seulement tu pourras raisonner librement et écrire, afin de critiquer la fiscalité. Fais d’abord ton devoir de pasteur protestant, et ensuite tu pourras raisonner, en dehors de ta fonction, en sujet autonome, afin de critiquer les dogmes religieux. » On rejoint une figure de l’adulte défenseur de la limite, sérieux et conservateur. La modernité a ses limites et se teinte de conservatisme tranquille (paresseux ?). L’adulte moderne est inévitablement pris dans cette tension entre l’élan courageux, transgressif, et la tranquillité d’une discipline citoyenne.
Banal « petit homme »/solitude de la pensée adulte
13Hannah Arendt a su prolonger la question kantienne du « courage » et de la responsabilité. Pour elle, être adulte consisterait en l’exercice d’une faculté de penser selon un emploi intransitif de ce verbe. Penser, alors, outre la solitude et l’isolement que cela implique, devient pour Arendt une action. L’adulte, mû par une étrange énergie (ou force de refus), qui peut faire de lui un « irréductible », acquiert donc dans les circonstances les plus graves (la catastrophe, le totalitarisme) une visibilité dangereuse. « Quand tous sont emportés, sans pensée, par ce que les autres font et croient, ceux qui pensent sont tirés de leur cachette parce que leur refus de les rejoindre est visible et devient une sorte d’action. » Est alors adulte celui qui accepte cette soudaine nudité de sa présence due à la persistance ou à l’insistance de ce que Arendt appelle « la conscience au sens le plus ordinaire », consistant en une faculté spontanée à distinguer entre bien et mal, donc en une « faculté de juger », et de tirer les conséquences de cette distinction.
14A l’inverse, il existe un « infantilisme catastrophique » qui consiste à chercher à se fondre dans le conformisme, à répondre le plus docilement possible à l’autorité. Au fond, postule Arendt dans son Eichmann à Jérusalem, si Eichmann a été capable du pire, ce n’est pas parce qu’il était un « grand » criminel, un tout-puissant sadique, un monstre effrayant, mais parce qu’il était resté, comme tant d’autres, un « tout petit ». Un banal petit bonhomme, que l’accomplissement « fonctionnaire » de sa tâche infantilisait davantage encore. Le « petit homme » est le contraire de l’adulte solitaire et exposé. C’est l’individu idéal de tous les totalitarismes : ses vertus majeures sont l’application, la discrétion (transparence), le conformisme (faire comme les autres, rebaptisés « tout le monde »), mais surtout l’horreur sacrée de toute complication de la pensée. En effet, toute perspective de complexité, de paradoxe, d’ambiguïté, mais surtout de tension dans la réflexion, le rebute et lui fait préférer une opinion d’autant plus autosatisfaite qu’elle est routinière.
15Subsiste chez Arendt, comme chez Kant, une énigme du déclencheur. En effet, comment expliquer qu’un sursaut courageux me pousse à me servir de mon propre entendement ? Comment expliquer que certaines personnes parviennent à « penser » en pleine catastrophe, radicalement, sans souci de se fondre dans un groupe, d’adhérer à une idéologie ? Pour garder clairement en soi la « faculté de distinguer entre le bien et le mal », le souci incongru d’une « dignité », peut-être faut-il avoir été soi-même confronté à l’ambiguïté desdites valeurs, au paradoxe de leur mise en œuvre, et donc au risque concret de leur confusion. Peut-être faut-il avoir admis que l’on porte en soi aussi bien le crime et l’agression que la douceur, la modération et la bienveillance. Peut-être faut-il avoir compris que n’importe qui peut basculer, pour d’infimes raisons, d’un côté ou de l’autre d’une très fragile barrière qui sépare bien et mal. Peut-être faut-il avoir compris que la morale, comme la civilisation, ne sont jamais des conquêtes définitives, mais doivent être sans fin reconduites, chaque jour, dans chaque geste et dans chaque décision. Enfin, peut-être faut-il, secrètement, savoir que ni le « bien », ni le « mal » ne délivreront jamais personne du malaise et de la frustration.
16Alors, ce fameux « sursaut adulte » permettant l’apparition, mais surtout la persistance, d’une « pensée autonome », d’une pensée d’autant plus ferme que fragile, ce sursaut devient seulement une possibilité, une chance, et ne relève que très difficilement d’une éducation. Comment l’occasionner, ce sursaut ? Comment le susciter, ce courage ? Demeurent une grande incertitude et l’immense désarroi de toute pédagogie.
L’adulte au cœur du malaise
17Freud ne contredirait pas le prêtre ami de Malraux qui parlait d’un « malheur des gens » et d’une absence de « grandes personnes ». Plus que d’un malheur, il parlerait d’un « malaise », d’une façon de se tenir entre angoisse et douleur. Quitte à fuir ce malaise spécifique dans des attitudes infantiles, religieuses, névrotiques — malaise des individus, malaise de groupes humains, la nature ne proposant que la tragédie d’un perpétuel rapport de forces, mais la civilisation nous vouant au drame des frustrations. Impossible de vivre naturellement sans souffrances (être le faible pour un plus fort — loi de la jungle). Impossible de vivre en civilisé sans réprimer péniblement ses instincts. Freud présente la civilisation comme l’invention d’une protection nouvelle, obtenue en dépassant l’état de nature. Mais la civilisation est source de malheurs nouveaux. Si « se civiliser » c’est « grandir » (et réciproquement), cela n’empêche pas de souffrir, au contraire ! L’adulte freudien serait quelqu’un capable d’accepter les frustrations dues à la civilisation, mais « en connaissance de cause », avec la conscience simultanée de la sauvagerie de ses propres désirs et une capacité de reconnaître lucidement le refoulé. Se soumettant alors à la Loi (interdit de l’inceste, castration, différence sexuelle, filiation et transmission), il assumerait, là encore en connaissance de cause, les impératifs du Surmoi qu’il ne subirait ni dans la culpabilité, ni dans la honte, ni dans la terreur.
18Enfin, cet être humain aurait intégré de façon suffisamment solide la dimension du réel (différencié de l’imaginaire et du symbolique), et particulièrement la place tenue par la « pulsion de mort » (nécessité de vieillir et de mourir, de disparaître, organisation du temps, mais aussi conscience du risque permanent de retourner une tendance agressive et destructrice vers l’extérieur, vers les autres) ; donc, clairement conscient de sa propre agressivité. Un tel être étant aussi capable de transmettre, avec précaution, à tous ceux à qui sa « majorité » est utile, expériences et savoirs, sans s’imposer, aidant même ceux qui attendent trop de lui à se passer de lui : « Le bon maître est celui qui apprend à se passer d’un maître ! »
19Un tel être humain existe-t-il vraiment ? Au prix de quelle solitude presque inhumaine ? Ou bien n’est-il qu’hypothétique ? A vrai dire, l’espoir que pouvait mettre Freud dans le rôle social d’adultes suffisamment nombreux, solides et influents pour empêcher ne serait-ce que la violence et la guerre, était bien mince. Partout, un grand nombre de tout petits adultes ! Des adultes ayant vite fait, ensemble, de redevenir « petits » ; ou plutôt ce qu’il appelle des « adultes moyens », à l’intelligence médiocre, à la lucidité menacée. Paradoxalement, il lui semblait remarquer, chez beaucoup d’enfants réels, qui n’en sont encore qu’aux « premières fois » et non à la répétition, l’éclair d’une intelligence lumineuse, d’une « grandeur » proprement enfantine, mais bien vite gâchée.
Réponse à l’enfance
20« Quand je serai grand, je… » Tu quoi ? …. « Serai pilote de chasse », « commanderai aux enfants comme le maître d’école », « me marierai avec maman ». Etre adulte, c’est aussi, durant l’enfance, un horizon, une promesse. « Devenir grand » est l’expression d’un sentiment, mais aussi d’une sensation de croître, de changer. Position lointaine, qu’un jour on tiendra. L’enfant, pensif, évoque l’adulte qu’il croit qu’il sera. Ainsi, pour les enfants, il existe en principe des « affaires de grandes personnes », des pouvoirs adultes, magiques et opaques, un domaine réservé. Certes, dans les contextes d’infantilisme généralisé, d’« adolescentisme interminable », ce clivage n’a plus lieu. De même dans les guerres, les crises, la misère, lorsque enfants et adultes sont roulés dans une même confusion dramatique. Quand tout se laisse regarder par les enfants, quand tout « regarde » les enfants, même les choses les plus dures (l’argent, le sexe, la mort, les conflits, l’ambiguïté dramatique des signes), ils deviennent bien vite comme ces « fruits jamais mûrs » dont parlait Rilke, et qui pourrissent sans avoir connu la maturité. Les enfants sont happés par des problématiques trop grandes pour eux, enfermés dans des situations trop dures. Et les adultes s’abaissent alors à se servir des enfants, ou bien ils les prennent à témoin de leurs propres inconséquences catastrophiques.
21C’est pourquoi, « être adulte » peut aussi consister très simplement à répondre à un « appel » venu de l’enfance. Nécessité d’être là, en tant qu’adulte, uniquement parce que les enfants ont besoin de cela pour grandir, pour ne pas tourner en rond dans l’angoisse ou la panique de quelque chose de trop grand pour eux. En ce sens, l’adulte, c’est celui qui, avec patience, fermeté, bienveillance — mais au prix d’une inévitable solitude —, propose aux enfants des signes, dispose autour des enfants des limites protectrices et des repères. C’est l’éducateur, le parent « suffisamment bon », le maître authentique, le sage, l’homme dont la virilité n’est jamais caricaturale, la femme dont le souci va à l’humain qu’elle a mis au monde plus qu’à la chair de sa chair. C’est le sujet censé savoir (et « savoir faire »), même s’il doit se comporter, parfois, « comme s’il savait ». Il est celui qui indique clairement à l’enfant qu’il y a des choses à savoir, des choses « qui se font » et d’autres qui ne se font pas.
22Celui qui permet les acquisitions fondamentales : parler correctement, écrire, compter, respecter l’autre. Celui qui fait prendre doucement conscience des réalités insupportables : la mort, la maladie, l’absence, la perte et l’échec. Celui qui veille avec rigueur à ce que ces choses soient bien sues. Celui qui incite l’enfant à s’exercer, à ne pas se décourager. Il est celui qui veille et qui répète. Celui qui rassure : « Ne crains rien, ça ne fait pas mal. » Mais il est aussi celui « qui est là » et qui, d’ailleurs, le rappelle à l’occasion : « Tu sais, je suis là. » De même qu’il sous-entend : « Tu sais, je ne serai pas toujours là, et je ne peux pas tout. » A l’occasion, il acceptera aussi d’être la cible de la rage ou de la révolte, et il accueillera, tant bien que mal, la rancune et le refus.
23Du coup, c’est de cet adulte que dépend la persistance des liens humains, dans la durée, et si possible dans la paix. C’est par lui que quelque chose d’humain a une chance de persister à travers les catastrophes, les périodes noires. De ce point de vue, se « comporter en adulte » relève donc d’un pari, modeste mais optimiste. L’énergie d’un tel comportement provient d’un désir de la suite, du désir qu’il y ait malgré tout un avenir. C’est une aventure à tenter. Une aventure qui dépasse le malheureux individu que je suis.