Notes
-
[1]
Vinton Cerf, On the Internet, July-August, 1999.
-
[2]
Philippe Quéau, « Internet : vers une régulation mondiale », Sommet mondial des régulateurs, Paris, 30 novembre - 1er décembre 1999, hhttp:// www. unesco.org/webworld/news/991201_queau_csa.shtml
-
[3]
Voir, par exemple, « Regulating the Internet - The Consensus Machine », in : The Economist, June 10th, 2000, p. 99 sv. ; E. Brousseau et N. Curien, « Economie d’Internet, économie du numérique », in : Economie de l’Internet. Revue Economique, numéro hors série, vol. 52, octobre 2001.
-
[4]
« Regulating the Internet - The Consensus Machine », art. cit.
-
[5]
Jean-François Abramatic, About the World Wide Web Consortium (W3C), hhttp:// www. w3. org/ Consortium/
-
[6]
Les règles d’élection de « l’ICANN at large » se trouvent à hhttp:// members.icann.org/rules.html
-
[7]
Pierre Trudel « Les effets juridiques de l’autoréglementation », Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 1989, vol. 19, n° 2, p. 251.
-
[8]
Nous avons dressé un premier inventaire et établi une première classification, disponibles à hhttp:// www. info. fundp. ac. be/ jbl/ IFIP/ sig922/ selfreg. html.On pourra trouver « Internet Resources on Self-Regulation and the Internet » sur un des sites de la Faculté de Droit de l’Université de Washington à hhttp:// www. law. washington.edu/lct/publications.html
-
[9]
hhttp:// www. planete. net /code-internet/ accessible aujourd’hui via hhttp:// www.archive.org
- [10]
- [11]
-
[12]
Privacy Online : Fair Information Practices in the Electronic Marketplace (25 mai 2000), hhttp:// www. ftc.gov/os/2000/05/testim onyprivacy.htm Cette déclaration concluait à l’insuffisance des solutions autoréglementaires pourtant prônées par les associations sectorielles les plus importantes et le gouvernement lui-même.
-
[13]
Voir l’avis particulièrement instructif du Comité économique et social du Parlement européen sur les « Incidences du commerce électronique sur le marché unique (OMU) » du 2 mars 2000, J.O. du 25 avril 2001, C 123/1.
-
[14]
P. Trudel (éd.), Le Droit du cyberespace, Thémis, 1995.
-
[15]
Directive du 9 avril 2001 sur les droits d’auteur et les droits voisins (J.O., 22 juin 2001).
-
[16]
Directive du 11 mars 1996 sur la protection juridique des bases de données (J.O., 23 juin 1996).
-
[17]
Pour l’initiative européenne, voir la directive du 13 décembre 1999 sur la protection juridique des signatures électroniques (J.O., 19 janv. 2000) ; pour les initiatives américaine et internationale, voir, en particulier, les travaux de la United Nations Commission on International Trade Law (UNCITRAL).
-
[18]
Directive du 8 juin 2000 sur certains aspects du commerce électronique dans le marché intérieur (J.O., 17 juillet 2000).
- [19]
-
[20]
Cf., à cet égard, les conclusions du 3ème Congrès InfoEthique (UNESCO, novembre 2000) ou les recommandations de la 31ème session de la Conférence générale de l’UNESCO relatives à la promotion et l’usage du multilinguisme et à l’accès universel (31C/25 du 27 juillet 2001).
-
[21]
Sur cette politique européenne, lire Richard Delmas, « L’Internet et les chantiers législatifs européens », L’Internet et le droit, Legipresse, 2001, p. 71-82.
-
[22]
Sur cette nécessité d’un dialogue entre législateurs et, en particulier, organes de standardisation, lire Joël Reidenberg, Governing Networks and Cyberspace Rule Making, Emory Law Journal, 1996, p. 911 ff.
1A en croire Vinton Cerf, l’un des pères de l’Internet et le fondateur de l’Internet Society (ISOC), « au moment où nous passons dans un siècle nouveau marqué par l’omniprésence de l’Internet, nous devons tout mettre en œuvre pour conserver le réseau sans restriction, sans entrave et non-réglementé [1] ». Il n’est plus grand-monde pour partager un avis aussi radical. Ainsi Philippe Quéau, directeur de la Division Information et Informatique de l’UNESCO, nuance-t-il singulièrement un tel propos : « Une nouvelle forme de régulation ou de “gouvernance” mondiale doit être conçue, dans une perspective éthique mondiale, au service de l’équité et du développement humain [2]. » La question de la régulation de l’Internet est, sans nul doute, technique, politique et éthique. Notre propos est d’analyser ces trois sources de régulation et de proposer une lecture critique de leur prétention à être chacune la source unique de la régulation de l’Internet.
Les régulations techniques
2Les régulations techniques sont bien présentes sur l’Internet. On évoquera rapidement les trois organisations principales qui les développent : l’Internet Engineering Task Force (IETF) — et donc l’Internet Society (ISOC), le World Wide Web Consortium (W3C) et l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) [3].
3L’Internet Engineering Task Force (IETF). L’IETF est une organisation qui remonte à 1986 et dont l’essentiel du travail est, aujourd’hui encore, d’assurer la promotion des standards et des normes qui assurent la pleine inter-opérabilité des réseaux. C’est une organisation indépendante, soutenue depuis toujours par l’ISOC. Les matières traitées par l’IETF sont très techniques. Toute question ayant trait au fonctionnement de l’Internet et nécessitant une normalisation passe par l’IETF. On songe, bien sûr, à toutes les discussions autour du futur protocole de l’Internet, l’IPv6. Mais bien d’autres matières sont traitées. Sait-on que près de 70 propositions de standards ont été examinées au cours des deux dernières années ? L’organisation reste assez complexe ; elle repose sur quelque 2 000 volontaires, regroupés par groupes de travail sur des sujets approuvés par un comité de direction, l’Internet Engineering Steering Group (IESG). Le processus de standardisation ou de normalisation développé par l’IETF est relaté dans les Requests for Comments (RFCs), notes qui font état des échanges sur différents aspects de communication, sur les protocoles des réseaux, les programmes, les concepts sous-jacents.
4Mais, en fin de compte, qui compose l’IETF ? C’est une organisation de fait, indépendante, sans existence juridique ; même l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) ne peut guère s’en mêler ; elle est composée de fournisseurs de services sur l’Internet et d’utilisateurs, de vendeurs de logiciels et d’équipements, de chercheurs, d’opérateurs de réseaux, de personnalités du monde universitaire et de toute personne intéressée. Cette communauté a fonctionné jusqu’à présent à la méthode du rough consensus (rude, fruste, parfois violent ?), plus qu’à la simple majorité, mais pas à l’unanimité, comme le notait récemment The Economist [4]. Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Le même Economist évoquait les « bienveillants dictateurs » qui ont créé les consensus, aux dépens, sans doute, de proces-sus plus démocratiques où auraient pu être discutées les options plus sociétales des choix techniques. Sans doute s’agissait-il du charisme des pionniers, tels Vint Cerf et Jon Postel !
5Le World Wide Web Consortium (W3C). Le W3C est, lui aussi, né du charisme d’une personne, Tim Berners-Lee. Il est l’homme qui a créé le premier serveur, le premier navigateur (browser), l’homme qui créa, en 1994, le World Wide Web. C’est aussi un organe de régulation technique de la toile [5]. C’est lui qui a créé la lingua franca du web, l’HTML, et prépare celle de demain, l’XML (Extensible Markup Language). Il a produit jusqu’à ce jour quelque 20 « Recommandations » (spécifications techniques) relatives à l’infrastructure, notamment dans les domaines de l’architecture de la toile, du formatage des documents, des outils qui favorisent toute forme d’interaction, qui développent l’accessibilité pour tous, et de toute question à incidence sociale, légale ou de politique générale. Tout le monde s’accorde aussi pour dire que la philosophie du W3C — l’ouverture et la décentralisation — a été incorporée dans les normes techniques du WWW, au point qu’elles sont aujourd’hui définies comme ses caractéristiques.
6Le W3C compte 500 organisations membres, vendeurs de produits et services technologiques, fournisseurs de contenus, entreprises utilisatrices, laboratoires de recherche, organismes de normalisation, représentants gouvernementaux. C’est un organe ouvert, mais le droit d’entrée annuel se monte à US$ 50 000, sans statut juridique, hébergé à tour de rôle dans l’une des trois institutions de recherches hôtes : l’INRIA (France), le Massachusetts Institute of Technology (USA) et la Keio University (Japon).
7L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). Dernier-né que nous évoquerons dans les organes de régulation technique de l’Internet : l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). L’enfantement, en 1998, est le fruit de l’idéologie libérale des techniciens et ingénieurs de l’Internet qui a conduit le Département du commerce américain à se défaire de l’attribution des adresses TCP/IP et des noms de domaines. L’ICANN est l’organisation qui, mondialement et de manière centralisée, gère le système d’adressage de la toile. On a mentionné l’ICANN comme un exemple de gouvernance de l’Internet — réduisant peut-être celui-ci à sa dimension technique — et d’autorégulation par un organisme privé sans but lucratif.
8Au lendemain de la réunion de l’ICANN à Stockholm, début juin 2001, quelques trouble-fête brisaient la belle unanimité. Les critiques portaient sur les procédures d’élection : 9 sièges pour 400 millions d’internautes [6] ! Qui a voté ? Les utilisateurs ? Ceux qui sont affectés par les réseaux ? L’Internet, un espace public… de plus en plus sponsorisé par des intérêts privés ! Etc. Ce qui amena Carl Bildt, ancien Premier ministre suédois, chargé d’une mission par l’ICANN, à plaider pour une autre représentation que la démocratie représentative ! Le 24 février 2002, le président, Stuart Lynn, lance son premier rapport annuel : ICANN – The Case for Reform, proposant un rééquilibrage privé-public et une plus grande participation du public, déclarant l’échec de la structure purement privée et proposant une nouvelle représentativité. C’est dire qu’on n’a pas encore atteint le « régime » de croisière.
9* * *
10Quelques questions émergent de cette rapide description des régulations techniques. Quel est le degré de transparence et d’information claire sur des sujets aussi complexes et dont les enjeux ne sont pas clairement énoncés — par exemple dans les discussions sur le nouveau protocole IPv6 ? Sous les discussions techniques, il y a des décisions politiques sur des modes de vie du futur, notamment sur une informatique de plus en plus envahissante, prises en dehors des autorités nationales et internationales. L’emprise américaine est omniprésente. Il n’y a au monde que 13 serveurs de routage : dix aux Etats-Unis, deux en Europe (Londres et Stockholm) et un en Asie. Cet état de fait ne contrevient-il pas au caractère international de l’Internet ? Quelle est la légitimité d’organismes qui se sont attribués le droit de la régulation technique en dehors de toute supervision reconnue, étatique, ou par des organismes publics internationaux ?
L’autorégulation
11Qu’est-ce que l’autorégulation ? Pierre Trudel la définit comme « le recours aux normes volontairement développées et acceptées par ceux qui prennent part à une activité [7] ». Les documents dits d’autorégulation et les techniques utilisées par celle-ci foisonnent [8]. Leur dénomination est diverse, elle aussi : charte, déclaration de droits, 10 ou 12 commandements, principes, codes d’éthique, de bonne conduite, de déontologie etc. Les engagements varient de l’un à l’autre et — comme on s’en doute à la lecture des dénominations énoncées — l’on y retrouvera des propositions relevant de la pure éthique et de la déontologie, mais aussi, et de plus en plus, de simples engagements de type essentiellement contractuel définissant les services offerts par les entreprises et leurs modalités.
12Deux exemples français intéressants nous paraissent marquer cette différence : d’une part, la proposition de Charte française de l’Internet, rédigée en 1997, à la suite de la mission d’A. Beaussant, confiée par le ministre F. Fillon [9] ; d’autre part, la Charte d’édition électronique (Le Monde, Libération, ZDNet, La Tribune, Investir, Les Echos, L’Agefi), publiée en 2000 [10].
13La première n’a jamais été adoptée. Il semblerait, en effet, que les associations appelées à former le « Conseil de l’Internet » prévu par la Charte ne soient jamais parvenues à un accord. Les thèmes qu’elle évoquait et sur lesquels les signataires s’engageaient avaient semblé intéressants, à l’époque : protéger les nouveaux espaces d’expression et de liberté dans le respect de chacun, et en particulier des enfants ; faire référence à la Charte sur son site ; mettre un lien au Conseil de l’Internet ; fournir une claire identification ; bannir tout contenu ou action manifestement contraire à l’ordre public, et, principalement : la pédophilie, l’incitation à la haine raciale, la négation de crimes contre l’humanité, l’appel au meurtre, le proxénétisme et le trafic de stupéfiants, les atteintes à la sécurité nationale ; fournir aux parents des mécanismes de prévention contre le matériel sensible ; identifier les sites pornographiques et violents ; défendre les libertés et droits fondamentaux (liberté d’expression, droit à l’information, secret du courrier, protection de la vie privée, anonymat…); protéger les droits de propriété intellectuelle (brevets, droits d’auteur…); défendre le consommateur, notamment dans le commerce électronique, par une information claire sur les produits, les prix, les conditions, le statut légal du vendeur, une protection contre la publicité non sollicitée par courrier électronique, etc.
14La Charte d’édition électronique, quant à elle, réaffirme les règles habituelles de la profession et les règles éditoriales que l’éditeur de site s’engage à respecter scrupuleusement, mais entre dans le détail du nombre de paragraphes que l’on peut reproduire sans être accusé de plagiat, définit ce que signifie la citation « courte », précise les règles concernant la création de liens (autorisés sans condition si le lien ouvre une nouvelle fenêtre du navigateur), l’interdiction, sauf autorisation préalable, de reproduction par des moyens tels que le scanning, la copie numérique, etc.
15Ces exemples permettent d’apprécier que le mot « Charte » peut avoir des sens différents et que l’autorégulation, d’un côté, tente de préciser les droits et devoirs réciproques des différents agents de l’Internet, tandis que, de l’autre, les aspects de la propriété intellectuelle en viennent vite à définir l’autorégulation davantage dans une perspective d’autoprotection d’un secteur ou d’une entreprise contre des pratiques dommageables à leur encontre.
Des documents relatifs au commerce électronique
16Sans entrer dans tous les détails, on ne peut manquer d’évoquer l’un des champs les plus importants du développement de l’autorégulation : le commerce électronique. En la matière, on se doit de citer les efforts déployés, d’une part, par l’Electronic Commerce Platform Nederland (ECP-NL) et le Global Business Dialogue on Electronic Commerce (GBDe), et, d’autre part, par la Commission européenne dans son programme eConfidence [11]. Ces trois initiatives partent du constat que, si le commerce électronique démarre difficilement, cela est dû essentiellement au manque de confiance dans les systèmes eux-mêmes et dans le manque de protection légale.
17L’ECP-NL en est à la quatrième version de ce qu’elle appelle un « Model Code », négocié avec les associations de consommateurs et des représentants d’entreprise sous l’égide du ministère des Affaires économiques hollandais. Il souligne la nécessité de prendre des engagements vis-à-vis de la fiabilité des informations, des systèmes et de l’organisation, de la transparence dans la communication et des droits à la vie privée, à la confidentialité des informations et aux droits de propriété intellectuelle. Il semble que ces dispositions de l’ECP-NL n’apportent pas grand-chose en complément à la loi et n’apportent pas de valeur ajoutée à son effectivité : tout en en indiquant la possibilité et en fournissant quelques exemples de mécanismes dans les notes d’explication, le document dit qu’il ne fournit aucun modèle de clause de mise en œuvre. Le GBDe, pour sa part, a énoncé des propositions dans des matières telles que : confiance du consommateur, convergence, sécurité, « ponts numériques » contre la « fracture numérique », eGouvernement, paiement par Internet, droits de propriété intellectuelle, commerce et Organisation mondiale du commerce (OMC), taxation.
18C’est sans doute devant le foisonnement d’initiatives de ce type, et peut-être aussi devant la volonté des organisations qui les soutiennent (GBDe est une initiative de 64 grands patrons d’entreprises multinationales et mondialisées), que la Commission européenne tente de développer, dans son programme eConfidence, des principes généraux applicables à toutes les étapes du commerce en ligne, des exigences spécifiques complémentaires, non couvertes par les dispositions légales européennes, mais à situer dans l’ensemble du dispositif légal européen relatif au consommateur et au commerce électronique. Le eConfidence Forum nous paraît une initiative intéressante à suivre, tout en étant conscients que le travail d’élaboration actuel est fait par le groupe de base.
19Sans doute peut-on se réjouir de ce que le monde du commerce électronique se soucie d’un certain nombre de questions qui, sinon, risqueraient de ne pas trouver de solution réglementaire dans un avenir proche. Le plus important, en la matière, semble être de savoir qui définit quoi, et au nom de quoi. Il faut reconnaître que de telles initiatives sont souvent nées dans le souci explicite de s’opposer aux ingérences gouvernementales. On peut s’interroger sur l’absence de dialogue réel et de participation des personnes qui « prennent part aux activités » définissant le commerce électronique. On ne peut échapper à l’impression que de nombreux codes actuels n’en sont guère, dans leur élaboration présente, qu’à l’énoncé de principes idéalisés qui, trop souvent, ne sont même pas accompagnés de sanctions ou de procédures d’examen en cas de litige.
20* * *
21Nous ne pouvons guère ici qu’énumérer quelques questions. Quelles formes ou quelles techniques l’autorégulation recouvre-t-elle : codes, labellisation ? Quel est son rapport avec l’éthique et la déontologie ? Quelle est sa place dans le pluralisme juridique et l’ordre étatique ? Est-elle un complément de la loi ? Quelle représentativité offre-t-elle dans son élaboration ? Des matières ne pourraient- elles pas « échapper » à l’autorégulation au nom d’autres principes, par exemple éthiques ou démocratiques ? Quelle protection des citoyens et de la démocratie est-on en droit d’attendre ? Quelle en est la force contraignante ? N’y a-t-il pas lieu, en fin de compte, de définir un cadre juridique — selon les critères démocratiques habituels, mais cette fois à un niveau international — qui permette de développer des instruments d’autorégulation capables de réellement rendre confiance aux personnes, parce qu’elles y auraient été impliquées d’une manière ou d’une autre ?
22Peut-être est-il encore trop tôt pour donner une réponse satisfaisante à ces questions, mais il faut sans doute les conserver en mémoire et les travailler. Les Etats, autant que les associations de consommateurs, devraient davantage être présents dans les milieux où de tels outils régulateurs se préparent.
Les régulations légales
23Parmi les régulateurs d’Internet, certains auteurs ont, trop rapidement sans doute, enterré le législateur décrit comme trop lent, trop peu expert, trop national pour encadrer une réalité aussi mouvante, technique et globale que le cyberespace. Mal leur en prit : l’Europe multiplie les directives en la matière, et même dans une matière où les Etats-Unis répugnent à légiférer, comme la protection des données, un organe aussi officiel que la Federal Trade Commission (FTC) a plaidé récemment pour une initiative législative en matière de protection de la vie privée sur l’Internet [12]. Comment expliquer ce phénomène ? Un seul mot, nous l’avons déjà dit : la confiance [13].
24Que la loi ait une fonction rassurante est indéniable. Elle crée un cadre de référence clair, soumet les acteurs à des prescrits qui garantiront la sécurité, la loyauté et la bonne fin des opérations. En outre, elle arme du bras de la force publique la réclamation de celui qui se sera risqué sur la toile. Sans doute ses limites territoriales sont-elles questionnées à l’heure de la globalité du réseau des réseaux, mais la construction d’espaces juridiques régionaux comme l’Union européenne et les discussions de plus en plus nombreuses au sein d’organismes supranationaux officiels comme l’OCDE, l’OMPI, l’OMC, le Conseil de l’Europe, etc., permettent d’établir progressivement des consensus réglementaires adéquats [14].
25Cela dit, il est peut-être utile de s’interroger sur les domaines d’intervention du législateur et d’étudier pour ces divers domaines la finalité poursuivie. Il s’agit, dit-on, de créer la confiance, mais en quoi et en faveur de qui ? Nous limiterons notre analyse à une comparaison des interventions européennes et américaines.
La protection des investissements
26Le premier domaine d’intervention législative est indéniablement celui de la propriété intellectuelle et des droits dits voisins. Il s’agit de protéger les investissements consentis par ceux qui demain deviendront les prestataires de service de la société de l’information. Cette volonté politique de protéger l’investissement se traduit par des lois qui, bien souvent, négligent la prise en considération des équilibres inscrits au cœur des législations traditionnelles sur le droit d’auteur. Que reste-t-il des exceptions en matière de copie privée, de copie à des fins d’éducation, de recherche ou de critique, etc., devenues simplement optionnelles selon la directive européenne récente de 2001 sur les droits d’auteur et les droits voisins [15] ? La loi protège les mesures techniques qui permettront de restreindre l’accès à l’information, même lorsque celle-ci n’est pas digne de protection légale [16]…
27Protéger les investisseurs garantit la présence de contenus sur l’Internet. Reste à y développer les transactions, qu’il s’agisse de transactions entre professionnels (BtoB) ou avec les consommateurs (BtoC). Il s’agissait, pour ce faire, de rassurer quant à l’identité des partenaires, d’authentifier les messages et d’en assurer la confidentialité. Les législations prises, tant d’un côté de l’Atlantique que de l’autre, en matière de signature électronique — reconnaissant à ces dernières la valeur de signatures manuscrites, et au document électronique la valeur d’écrit — répondent à cette première préoccupation [17]. L’échec du commerce électronique BtoC a conduit l’Europe à répondre, par des initiatives législatives, aux inquiétudes de l’internaute. La directive sur le commerce électronique adoptée en juin 2000 avait deux buts : d’une part, obliger les Etats-membres à dépoussiérer leurs arsenaux législatifs en retirant toute disposition législative qui pourrait priver de validité ou d’efficacité les transactions électroniques ; d’autre part, prévoir des obligations nouvelles de transparence des prestataires de service et de découpage de la transaction en diverses étapes, de manière à assurer le consentement complet et éclairé de l’internaute [18].
Détecter les agissements illicites
28La protection de l’investissement et des transactions sur l’Internet exige également la possibilité de détecter les agissements illicites sur l’Internet et de réprimer efficacement leurs auteurs. La mise en avant de délits de pédophilie sur l’Internet et autres agissements attentatoires à la dignité humaine, comme des messages xénophobes ou racistes, a poussé rapidement les législateurs, avec l’appui de leurs opinions publiques, à définir largement la criminalité informatique, à élargir de manière considérable les moyens d’investigation des autorités policières en leur donnant le droit de perquisitionner à partir des réseaux, en obligeant les prestataires privés à stocker les données d’utilisation de leurs services et à coopérer avec ces autorités, et, finalement, en promouvant une coopération policière internationale. Sous la pression américaine, le Conseil de l’Europe a adopté, en décembre 2000, une convention internationale sur la cybercriminalité, qui traduit l’ensemble de ces tendances et permet une cybersurveillance efficace des agissements de chacun sur la toile [19]. Dans ce domaine, ont peut-être été trop rapidement oubliés les principes de liberté d’expression et de protection de la vie privée, principes dont le même Conseil de l’Europe avait, dans sa convention fondatrice, réclamé la protection quasi absolue.
Protéger des libertés
29Précisément, c’est à propos de ce dernier thème — la protection des libertés — que doit s’analyser l’intervention législative. La liberté d’expression est certes l’un des dogmes fondateurs d’Internet. Certains disent même que l’autorégulation serait un compromis pour garder son esprit de liberté. La question des abus de cette liberté (messages illicites ou dommageables) a été envisagée, en dehors de la question de la répression pénale de leurs auteurs, via un système d’exonération de responsabilités des intermédiaires quant à la surveillance des informations auxquelles il donne accès. Il s’agissait d’éviter toute mesure préventive que pourraient prendre ces intermédiaires qui, afin d’éviter d’être poursuivis, censureraient le contenu des informations auxquelles ils donnent accès. Pour le reste, on considère trop facilement que la liberté d’expression sur l’Internet est un donné, vu les faibles coûts de la présence sur le réseau et l’accès potentiel global au contenu des sites. Des organisations comme l’UNESCO ont rappelé fréquemment qu’un tel accès n’était pas évident pour tous, et qu’il y avait donc lieu d’encourager non seulement le pluralisme, mais aussi la diversité culturelle et de provenance géographique des messages présents sur le réseau, et ne point se contenter d’une application pure et simple des lois sur la concurrence [20]. Au delà, plus encore les Etats-Unis que l’Europe ont défini une politique législative d’accès universel aux infrastructures, mais également à certains contenus jugés essentiels dans la société de l’information. Ce droit d’accès n’est-il pas, en effet, la condition de la participation de chacun à la société de l’information et, dès lors, de sa libre expression ?
30La question de la protection des données personnelles semble être celle qui divise le plus profondément les Etats-Unis et l’Europe. Même s’il faut bien constater que la sensibilité des internautes américains est bien plus grande que celle des Européens, les Etats-Unis se refusent à toute initiative à ce sujet, là où l’Europe entend bien adapter à la hausse ses exigences réglementaires pour répondre aux défis posés par les technologies nouvelles. Les événements de septembre 2001 semblent changer la donne.
31* * *
32La hiérarchie dans les domaines de protection qu’assure la loi est révélatrice des valeurs poursuivies par les sociétés où naissent ces lois. Aux auteurs américains qui prônent la non-nécessité des lois pour réguler le cyberespace, on rétorquera que les Américains ont été les premiers à légiférer dans le domaine de la protection de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies, et que seules certaines questions — comme la protection de la vie privée ou des limites à la liberté d’expression — restent assujetties à la seule autorégulation.
33L’approche légale européenne des autres modes de régulation mérite d’être soulignée. Si la réglementation technique et l’autorégulation sont promues, c’est sous contrôle des autorités publiques ou, en tout cas, dans le cadre de règles. Les récentes interventions européennes dans le domaine de la « gouvernance » de l’Internet ont bien manifesté cette tendance. Le Parlement Européen et la Commission ont insisté sur la nécessité d’un meilleur équilibre régional dans les organes de direction et la prise en compte de la diversité culturelle et linguistique du monde [21]. Les autorités publiques ne peuvent rester absentes des débats techniques, dans la mesure où les choix opérés ont un impact important sur les droits et libertés des utilisateurs.
34Ensuite, à travers les textes des directives, c’est toute l’autorégulation qui est soumise à certaines conditions. On a déjà insisté sur l’importance de la participation de tous les acteurs intéressés. Loin d’être un substitut à la réglementation, l’autorégulation doit être plutôt son complément, offrant une réelle valeur ajoutée. Il faut insister sur la nécessité d’une autorégulation effective et, si celle-ci peut être appliquée par des juges ou médiateurs privés, c’est dans le respect de certaines règles procédurales et moyennant certaines garanties en ce qui concerne les juges ou médiateurs.
35Que la loi ait un bel avenir, même dans le cyberespace, est hors de doute. Si, comme chacun se plaît à l’affirmer, les technologies de l’information gouvernent de plus en plus nos modes d’action, conditionnent la vie des entreprises et déterminent l’avenir de nos sociétés, il ne peut être question de laisser de tels choix à la discrétion des forces du marché ou de lobbies. Un tel constat indique la place et le rôle de l’Etat. Pour lui, il ne s’agit pas de tout réglementer, mais de fixer clairement les principes et valeurs sociétaires qu’il entend voir respecter. Il s’agit surtout de mettre sur pied des lieux de dialogue et de veille où tous les acteurs intéressés pourront confronter leurs points de vue, analyser les solutions techniques et autoréglementaires, et proposer des actions — y compris, si nécessaire, législatives [22]. Ces consensus doivent-ils être cherchés au niveau international, comme le voudrait la dimension globale d’Internet ? Nous ne le croyons pas. Même « citoyen de la toile », l’internaute reste un citoyen attaché à ses valeurs et à sa culture locales (S. Rodota). Sans doute la réalité du cyberespace l’ouvre- t-il chaque jour davantage aux autres cultures et valeurs, et dès lors plaide pour la recherche de consensus non plus locaux ni nationaux, mais à l’échelon de régions ou mondiaux. Cependant, si telle est la direction à suivre, cela ne doit pas être au prix d’une renonciation à des valeurs ni à la définition de plus petits communs dénominateurs ou de solutions imposées par le marché.
Notes
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[1]
Vinton Cerf, On the Internet, July-August, 1999.
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[2]
Philippe Quéau, « Internet : vers une régulation mondiale », Sommet mondial des régulateurs, Paris, 30 novembre - 1er décembre 1999, hhttp:// www. unesco.org/webworld/news/991201_queau_csa.shtml
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[3]
Voir, par exemple, « Regulating the Internet - The Consensus Machine », in : The Economist, June 10th, 2000, p. 99 sv. ; E. Brousseau et N. Curien, « Economie d’Internet, économie du numérique », in : Economie de l’Internet. Revue Economique, numéro hors série, vol. 52, octobre 2001.
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[4]
« Regulating the Internet - The Consensus Machine », art. cit.
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[5]
Jean-François Abramatic, About the World Wide Web Consortium (W3C), hhttp:// www. w3. org/ Consortium/
-
[6]
Les règles d’élection de « l’ICANN at large » se trouvent à hhttp:// members.icann.org/rules.html
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[7]
Pierre Trudel « Les effets juridiques de l’autoréglementation », Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 1989, vol. 19, n° 2, p. 251.
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[8]
Nous avons dressé un premier inventaire et établi une première classification, disponibles à hhttp:// www. info. fundp. ac. be/ jbl/ IFIP/ sig922/ selfreg. html.On pourra trouver « Internet Resources on Self-Regulation and the Internet » sur un des sites de la Faculté de Droit de l’Université de Washington à hhttp:// www. law. washington.edu/lct/publications.html
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[9]
hhttp:// www. planete. net /code-internet/ accessible aujourd’hui via hhttp:// www.archive.org
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- [11]
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[12]
Privacy Online : Fair Information Practices in the Electronic Marketplace (25 mai 2000), hhttp:// www. ftc.gov/os/2000/05/testim onyprivacy.htm Cette déclaration concluait à l’insuffisance des solutions autoréglementaires pourtant prônées par les associations sectorielles les plus importantes et le gouvernement lui-même.
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[13]
Voir l’avis particulièrement instructif du Comité économique et social du Parlement européen sur les « Incidences du commerce électronique sur le marché unique (OMU) » du 2 mars 2000, J.O. du 25 avril 2001, C 123/1.
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[14]
P. Trudel (éd.), Le Droit du cyberespace, Thémis, 1995.
-
[15]
Directive du 9 avril 2001 sur les droits d’auteur et les droits voisins (J.O., 22 juin 2001).
-
[16]
Directive du 11 mars 1996 sur la protection juridique des bases de données (J.O., 23 juin 1996).
-
[17]
Pour l’initiative européenne, voir la directive du 13 décembre 1999 sur la protection juridique des signatures électroniques (J.O., 19 janv. 2000) ; pour les initiatives américaine et internationale, voir, en particulier, les travaux de la United Nations Commission on International Trade Law (UNCITRAL).
-
[18]
Directive du 8 juin 2000 sur certains aspects du commerce électronique dans le marché intérieur (J.O., 17 juillet 2000).
- [19]
-
[20]
Cf., à cet égard, les conclusions du 3ème Congrès InfoEthique (UNESCO, novembre 2000) ou les recommandations de la 31ème session de la Conférence générale de l’UNESCO relatives à la promotion et l’usage du multilinguisme et à l’accès universel (31C/25 du 27 juillet 2001).
-
[21]
Sur cette politique européenne, lire Richard Delmas, « L’Internet et les chantiers législatifs européens », L’Internet et le droit, Legipresse, 2001, p. 71-82.
-
[22]
Sur cette nécessité d’un dialogue entre législateurs et, en particulier, organes de standardisation, lire Joël Reidenberg, Governing Networks and Cyberspace Rule Making, Emory Law Journal, 1996, p. 911 ff.