Études 2002/6 Tome 396

Couverture de ETU_966

Article de revue

Cinéma

Pages 821 à 825

L’Après-midi d’un tortionnaire, de Lucian Pintilie

1Dans un train sans âge, aux banquettes de skaï crasseuses et aux vitres poussiéreuses, un vieillard monologue ; tandis que le regard détaille latéralement les passagers, on suit de près les raisonnements du professeur (« Le temps et le mouvement sont inséparables... Quod erat demonstrandum ») ; lorsque la caméra l’aura rejoint en toute fin de plan, il sera vu s’adressant à une jeune femme silencieuse. Par ce divorce entre un point de vue glissant et un point d’écoute fixe, le cinéaste pose d’emblée son refus du naturalisme et son ambition d’instaurer une perception de l’ordre du rêve, dont la suite du récit montrera qu’il vire souvent au cauchemar. Depuis son retour en Roumanie, ce pays de culture dévasté par des décennies d’arbitraire et d’absurde meurtriers, Lucian Pintilie n’a eu de cesse de composer un cinéma à la hauteur d’une situation au delà même du tragique. Des ruines du fascisme italien avait surgi le néo-réalisme ; dans les décombres du communisme roumain est apparu le néonirisme, seule façon selon Pintilie de dépasser l’horreur, en l’interprétant au prisme d’une vision poétique.

2Par sa radicalité, cet esthétisme engagé ne peut rallier tous les suffrages ; il fait confiance à la maturité du public, à une époque où l’infantilisme est, hélas, de mise. La critique française, par exemple, a souvent fait la fine bouche devant les fables noires du Roumain, confondant la pesanteur du monde dépeint avec celle, supposée, des métaphores employées. Réflexe de gâté, de blasé, qui préfère s’extasier sur les pyrotechnies d’un cinéma de divertissement, plutôt que de prendre en compte la dimension morale de tout art digne de ce nom. A s’aveugler sur la décomposition ambiante, la critique frivole a failli, préparant le lit des monstres de demain ; les Français qui boudent aujourd’hui le film de Pintilie (les salles sont vides) sont les mêmes que les abstentionnistes du premier tour des présidentielles. Faut-il rappeler que, il n’y a pas si longtemps, un public ouvert au monde faisait fête aux cinématographies des pays de l’Est ? Le manque de curiosité présent reflète une frilosité mentale dont on sait les dramatiques conséquences.

3S’enracinant dans la particularité roumaine, la fable de Pintilie atteint l’universel. Sans jamais céder à la connivence complaisante (genre Cavani) ni au pathos moralisateur (modèle Costa-Gavras), L’Après-midi d’un tortionnaire met en scène un bourreau ordinaire à la retraite, avec pour constat l’extrême banalité du mal. Pessimisme ou lucidité, chacun jugera selon sa conscience. L’irréalisme d’une farce minimaliste au burlesque froid engendre une nausée salutaire. Rien d’aimable dans ce film mat qui se refuse à la brillance anecdotique. Il ne s’agit pas de plaire, mais d’inciter à la méditation, alors qu’il est « trop tard » (titre d’un précédent film du même auteur).

4Au milieu d’une plaine de nulle part, « le chêne » (autre titre d’un Pintilie) abrite une cabane et quelques ruches, le tout cerné de barbelés. Des champs de tournesol à l’horizon n’empêchent pas la puanteur industrielle de rôder. L’apiculteur que vient interviewer la jeune journaliste, flanquée du vieux professeur somnolent, fut tortionnaire de profession après avoir été parricide. Il impose sa loi à sa femme rabougrie, affublée de lunettes noires. Un téléphone improbable sonne sans cesse : c’est le fils en colère manipulant la horde de jeunes supporters d’une équipe de football venus menacer l’apiculteur, non parce qu’il fut bourreau, mais parce qu’il veut dire ses crimes. La journaliste de la presse libre rembobine à la main sa mini-cassette défectueuse, avant de mettre en route son petit magnétophone bruyant. De temps à autre, de brefs fondus au noir viennent couper la litanie des propos techniques du bourreau. Tout du long, des personnages du passé hantent les abords du chêne : l’enfant que fut le bourreau, une petite fille et la femme perverse qui dirigeait les séances de mise à mort.

5Autant d’allégories où l’on pourrait reconnaître le peuple vénal, la patrie aveugle, l’amour dénaturé, les intellectuels impuissants, la jeunesse scolaire ou barbare, etc. La réussite du film tient au dépassement de ces lectures par un constant flottement des êtres et des choses. Au lieu de figer le sens dans des catégories préétablies, le voici qui s’évapore dans cette danse de spectres. Par moments, le voile se déchire pour laisser échapper des visions : le coq décapité, traversé de spasmes, que se renvoient les supporters et la vieille femme ; ou des auditions : le tintement cristallin des clochettes suspendues à l’arbre. Beauté sonore et cruauté visuelle tournent dans cette farandole d’inhumanité.

6Philippe Roger

Satin rouge, de Raja Amari

7La scène qui donne au film son titre résume assez bien le ton de ce premier long métrage attachant. La robe ample et les épaules légèrement voûtées, Lilia, une quadragénaire modeste, entre dans un élégant magasin de lingerie de Tunis. A la manière de la blonde Européenne qui la précède dans la boutique, Lilia balaie les étoffes du regard, avant de caresser avec envie une nuisette de soie rouge glissée sur un mannequin. Tandis que la riche expatriée demande à la boutiquière de lui appeler un taxi, nous nous retrouvons, tout de go, à l’arrière d’une berline et aux côtés d’une Lilia radieuse, qui prend indéniablement le taxi pour la première fois de sa vie.

8Diplômée en 1998 de la Fondation européenne de l’image et du son (FEMIS), Raja Amari livre, à travers ce premier long métrage franco-tunisien, le portrait très soigné d’une jeune veuve qui, au gré de hasards plus ou moins provoqués, va reprendre goût à la vie. Alors que sa fille unique, encore adolescente, rentre de plus en plus tard à la maison et tend à voler, au fur et à mesure, de ses propres ailes, Lilia (interprétée par la très belle actrice palestinienne Hiam Habbas) ne parvient plus, quant à elle, à diluer sa solitude dans l’eau de rose des feuilletons télévisés. Une nuit, persuadée que sa fille fréquente un musicien, Lilia se rend dans un cabaret où des danseuses bien en chair s’exhibent devant un public masculin déchaîné. Si Lilia ne trouve évidemment pas sa fille dans la foule, la découverte de ce monde nocturne et de la danse lui fait tourner la tête et réveille peu à peu ses désirs enfouis.

9Autant le dire d’emblée, le film souffre, à l’évidence, d’un caractère un peu trop mécanique dans la construction, un peu trop explicite dans le propos : la scène où Lilia retourne le portrait de son défunt mari après s’être donnée à l’amoureux de sa fille est, à cet égard, vraiment superflue… Mais le film piétine également, de temps à autre, en raison, notamment, de la longueur des scènes de danse, métaphores un peu trop voyantes de la montée d’un désir oublié. Toutefois, au delà de ces pesanteurs certaines qui altèrent en partie l’émotion que l’on pressentait, Satin rouge surprend par son souci du détail, par la délicatesse et la pudeur du regard qu’il pose sur son héroïne, comme en témoigne, dans la loge des danseuses, ce lent et beau panoramique à 360 degrés au cours duquel Lilia a juste le temps de s’habiller pour la scène.

10Parallèlement, le miroir à travers lequel la réalisatrice donne à voir le cheminement respectif de Lilia et de sa fille, Salam, a la subtilité d’une glace sans tain : à l’instar des petits mensonges de Salam, qui prétend réviser chez sa copine alors qu’elle apprend à connaître son musicien, Lilia cache scrupuleusement sa vie nocturne à son voisinage bien rangé et attend, comme une gamine, que sa fille soit endormie pour faire le mur et aller passer la nuit dans la chaleur du cabaret. Si ce parallélisme des rôles est une belle trouvaille scénaristique, il vise évidemment – et de manière toujours feutrée – à souligner le poids du modèle familial dans la société tunisienne. Satin rouge est surtout empreint d’une réflexion d’une rare finesse sur la libération de la femme dans les pays du Maghreb (mais sans doute aussi partout ailleurs), car il donne à voir, parfois avec émotion (comme Almodovar dans La Fleur de mon secret, il y a quelques années), le portrait d’une femme pour laquelle avoir le droit de changer de chemin, de se renouveler en pleine force de l’âge – en un mot, de réaffirmer sa liberté, est non seulement possible, mais surtout vital.

La Repentie, de Laetitia Masson

11Au risque de ne laisser aucune surprise au spectateur, il faut absolument raconter, du début à la fin, l’histoire de La Repentie. Une femme (Isabelle Adjani), qui se déhanche comme un mannequin, arrive à Nice, où elle mendie en vain un emploi de vendeuse dans des boutiques de luxe. Ayant besoin d’un toit pour dormir, elle se fait embaucher comme femme de compagnie d’un avocat obscur et richissime (Sami Frey) qu’elle a croisé dans le hall de l’hôtel Négresco. Malgré le laconisme de leurs conversations, on apprend tout de même, au bout d’un moment (mais sans savoir pourquoi), que l’avocat a précipité sa femme, il y a quelques années, du haut d’un pont, et que l’héroïne, qui s’invente un pseudonyme dès qu’une occasion se présente, a fait cinq années de prison pour vol à main armée et complicité de meurtre. Libérée prématurément pour avoir balancé son ancien petit copain, l’héroïne est suivie depuis le début de l’intrigue par un type à la fois haineux et amoureux, dont on ne saura rien. On le verra juste se faire tuer par l’avocat au cours d’une malencontreuse bagarre dans une chambre d’hôtel de banlieue, où il était venu trouver l’héroïne pour venger son ami dénoncé. Soudés par ce meurtre imprévu, les deux comparses quittent la France pour le Maroc, où Leïla Imbert (qui a fini par dévoiler sa véritable identité) veut renouer avec ses origines. Rejetée par sa mère, Leïla se donne finalement à l’avocat transi, avant de se faire cueillir au réveil par la police locale.

12Cette version, la plus édulcorée que l’on puisse sans doute donner du scénario, pourrait suffire à expliquer l’échec de La Repentie : la complexité rocambolesque de l’intrigue peine en effet à cacher la misère du propos. Les meilleurs exemples de cette histoire, qui part dans tous les sens sans en creuser aucun, pourraient être la séquence interminable où Adjani drague éhontément, dans une noce marocaine, un homme que l’on ne reverra pas, mais aussi la scène de plage grandiloquente où Sami Frey, habillé d’un costume, va chercher Isabelle Adjani, partie se noyer de noir vêtue… Avec les meilleures intentions du monde, la réalisatrice voulait vraisemblablement, à l’instar de Godard, que sa trame policière ne soit que le prétexte à une sorte de quête désespérée et quasi rimbaldienne de l’amour fou. Par la construction hachée et très libre du récit qu’elle situe sur la Côte d’Azur, par le désœuvrement et la marginalité de ses personnages, Laetitia Masson semble s’inspirer de Pierrot le fou et de Bande à part (film dans lequel Sami Frey interprétait d’ailleurs l’un des rôles principaux). L’ennui et la nonchalance de Leïla Imbert (qui n’aime rien, sinon les supermarchés et les magasins de fringues) rappellent le personnage d’Anna Karina, dont la rengaine mémorable était, dans Pierrot le fou : « Qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire… » Mais les personnages de Godard, faut-il le rappeler, étaient mus par un désir sans limites, ils étaient tout simplement vivants. Ceux de Laetitia Masson n’existent pas, ils ne sont que les fantômes des acteurs qui les interprètent. On ne parvient ainsi jamais à croire à Leïla Imbert, on ne voit, pendant ces deux heures, qu’Isabelle Adjani…

13Mais ce sentiment de vacuité ne vient pas seulement de l’intrigue, il tient également à la mise en scène, qui est comme grisée par les acteurs qu’elle donne à voir. Laetitia Masson, en qui l’on pouvait pourtant avoir quelque espoir cinématographique après En avoir ou pas (1997), semble, dans ce quatrième long métrage, absolument médusée par Isabelle Adjani. Plus encore, on a le sentiment qu’elle se complaît dans les interminables caprices et minauderies de sa vedette. Ainsi, lorsque l’héroïne entame, au début du film, une longue chorégraphie ridicule, pieds nus et lunettes noires, sur la promenade des Anglais et sous le regard atterré des passants, on a vaguement l’impression qu’Isabelle Adjani exécute les consignes d’une réalisatrice trop heureuse de pouvoir jouer enfin avec une vraie poupée Barbie.

14Xavier Lardoux

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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