Études 2002/6 Tome 396

Couverture de ETU_966

Article de revue

Les esclaves invisibles de l'Islam : à quand l'heure de vérité ?

Pages 751 à 759

Notes

  • [1]
    Segal, Ronald [2001], Islam’s Black Slaves : The Other Black Diaspora, New York, Farrar, Straus & Giroux, 273 p. ; Walters, Ronald W. [1993], Pan Africanism in the African diaspora : an analysis of modern Afrocentric political movements, Detroit, Wayne State University Press, 450 p.
  • [2]
    Sur le statut traditionnel des esclaves noirs par rapport à l’islam, voir Humphrey J. Fisher, Slavery in the History of Muslim Black Africa, Londres, 2001, notamment p. 14 -32.
  • [3]
    Pipes, Daniel [1985], « Mawlas : Freed Slaves and Converts in Early Islam », in Willis, John Ralph (ed.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Cass, vol. 1, p. 199-247.
  • [4]
    Harris, Joseph E. [1971], The African presence in Asia : consequences of the East African slave trade, Evanston (Il.), Northwestern University Press, p. 91-98.
  • [5]
    Pipes, Daniel [1981], Slave soldiers and Islam : the genesis of a military system, New Haven, Yale University Press, 246 p.
  • [6]
    O’Fahey, R.S. [1985], « Slavery and Society in Dar Fur », in Willis, J.R. (ed.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Cass, vol. 2, p. 83-100.
  • [7]
    Jalingo, Ahmadu Usman [1986], « Social Stratification and Political Order in Northern Nigeria », Kano Studies New Series, vol. 2, n° 4, p. 30 ; J. Fisher, op. cit., passim.
  • [8]
    Lovejoy, Paul [1993], « Murgu : The Wages of Slavery in the Sokoto Caliphate », in Twaddle, Michael (ed.), The Wages of Slavery. From Chattel Slavery to Wage Labour in Africa, the Caribbean and England, Londres, Frank Cass, p. 168-85.
  • [9]
    Lovejoy, Paul & Hogendorn, Jan [1993], Slow death for slavery. The course of abolition in Northern Nigeria, 1897-1936, Cambridge, Cambridge University Press, p. 293.
  • [10]
    Nast, Heidi [1994], « The Impact of British Imperialism on the Landscape of Female Slavery in the Kano Palace, Northern Nigeria », Africa, vol. 64, n° 1, p. 34-73.
  • [11]
    Cooper, Frederick [1981], « Islam and Cultural hegemony : The Ideology of Slaveowners on the East African Coast », in Lovejoy, Paul (ed.), The Ideology of Slavery in Africa, Bervely Hills, Sage, p. 271-307.
  • [12]
    Manning, Patrick [1992], « The Slave Trade : The Formal Demography of a Global System », in Inikori, Joseph & Engerman, Stanley (eds), The Atlantic slave trade : effects on economies, societies and peoples in Africa, the Americas, and Europe, Durham (NC), Duke University Press, p. 117-141.
  • [13]
    Lovejoy, Paul [1981], « Slavery in the Sokoto Caliphate », in Lovejoy, Paul (ed.), The Ideology of Slavery in Africa, Bervely Hills, Sage, p. 202 ; Clarence-Smith, W.G. (ed.) [1989], The Economics of the Indian Ocean Slave Trade in the Nineteenth Century, Londres, Frank Cass, 222 p.
  • [14]
    Pour des fourchettes hautes et basses, voir, respectivement, Mauny, R. [1971], Les Siècles obscurs de l’Afrique noire, Fayard, 314 p. et Austen, R. [1979], « The Trans-Saharan Slave Trade : A Tentative Census », in Gemery, H.A. & Hogendorn, J.S. (ed.), The Uncommon Market : Essays in the Economic History of the Atlantic Slave Trade, New York, Academic Press, p. 66-8.
  • [15]
    Barbour, Bernard & Jacobs, Michelle [1985], « The Mi’raj : A Legal Treatise on Slavery by Ahmed Baba », in Willis, John Ralph (ed.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Cass, vol. 1, p. 125-59.
  • [16]
    Delmet, Christian [1991], « Société dominante et cultures locales : violence et intégration au Dar Funj », in Bleuchot, Hervé, Delmet, Christian & Hopwood, Derek (eds), Soudan : Histoire, identités, idéologies, Reading, Ithaca Press, p. 125.
  • [17]
    Cette mission d’information, menée par une député du PS, Christine Lazergues, est disponible sur Internet : http:// www. assemblee-nat. fr/ dossiers/ esclavage_moderne. asp
  • [18]
    Miers, Suzanne [2000], « Contemporary Forms of Slavery », Canadian Journal of African Studies, vol. 34, n° 3, p. 720.
  • [19]
    Bales, Kevin [1999], Disposable people : new slavery in the global economy, Berkeley, University of California Press, p. 15. Pour un contrepoint français, voir Botte, Roger (ed.) [2000], L’ombre portée de l’esclavage. Avatars contemporains de l’oppression sociale, Paris, Musée de l’Homme, Journal des Africanistes, vol. 70, 413 p. Mentionnons également le texte plus ancien de Derrick, Jonathan [1975], Africa’s slaves today, Londres, Allen & Unwin, 245 p.
English version

1La Conférence sur le racisme à Durban, en 2001, a été l’occasion, pour les Africains, de dénoncer les méfaits de la colonisation et de la traite transatlantique des esclaves. Des groupes de pression en ont profité pour revendiquer des compensations financières fort complexes au vu de la difficulté, aujourd’hui, à apprécier la responsabilité juridique des Etats développés et de leurs contribuables : en effet, si les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, un principe fondamental du droit empêche les enfants de payer pour les fautes de leurs parents, spécialement quand il s’agit de violences commises une bonne dizaine de générations auparavant. Le plus étonnant, dans cette affaire, est que les conférenciers de Durban ont concentré leurs attaques sur le commerce triangulaire de l’esclavage, négligeant le rôle des Arabes en Afrique orientale et sahélienne, alors que, justement, des pays musulmans continuent de pratiquer l’art de la razzia. Faut-il le rappeler ? Sur le plan législatif, l’Arabie Saoudite, Oman et la Mauritanie n’ont aboli l’esclavage, respectivement, qu’en 1962, 1970 et 1980 ! Musulmans ou non, les Africains ont, d’une certaine manière, participé d’un révisionnisme qui a donné à l’Occident la stature de « négrier en chef ».

Avec l’islam, les voies d’un esclavage discret

2Le fait est que les historiens de l’esclavage, longtemps obnubilés par le rôle des Européens, notamment sur un axe anglo-saxon, restent très peu nombreux à avoir élargi leur champ d’investigation au delà des Caraïbes et de l’Amérique latine, vers l’Inde et le Moyen-Orient, en particulier [1]. Côté musulman, l’esclavage a paru d’autant plus discret qu’on l’a présenté, à tort, comme moins meurtrier, moins capitaliste, plus lénifiant et plus paternaliste que la traite transatlantique. Dans une bulle pontificale, en outre, le Vatican a fini par exprimer publiquement ses regrets pour les horreurs du commerce triangulaire des esclaves. En revanche, aucun grand dignitaire de l’islam ne s’est levé pour dénoncer un passé encore proche, voire présent. Contrairement à la chrétienté, l’islam n’a pas produit de mouvement abolitionniste et n’a jamais demandé pardon aux descendants des victimes.

3Des idéologues ont plutôt tenté de minimiser les responsabilités de l’islam, au nom d’une religion égalitariste qui aurait réuni et assimilé les esclaves convertis au sein de la communauté des croyants, l’oumma[2]. Ils ont argué que les relations avec les maîtres, très personnalisées, reposaient sur une confiance réciproque ; si l’esclave ne pouvait léguer de biens à sa descendance, il avait le droit de posséder une maison, un peu de terres et même d’autres esclaves. Par le biais d’une procédure appelée mukataba, le Coran, qui plus est, lui laissait la possibilité de racheter sa liberté en travaillant pour son maître. Le terme de mawlas résume bien les ambiguïtés, puisqu’il désignait un protecteur, un seigneur, un allié ou un client, aussi bien qu’un esclave ou un non-Arabe libéré et converti à l’islam [3].

4Des esclaves devenus musulmans se virent ainsi confier d’importantes fonctions politiques et militaires. En Egypte, par exemple, la fameuse dynastie des mamelouks alla jusqu’à s’emparer du pouvoir au xiiie siècle. De son côté, Malik Ambar, un Ethiopien de Harar vendu à des Arabes, se fit remarquer par son habileté au combat et finit régent en 1602, à Ahmadnagar, dans le centre de l’Inde, où il repoussa les attaques mongoles avant de mourir, en 1626 [4]. De tels phénomènes expliquent le recrutement, a priori incongru, d’esclaves dans les troupes de l’Empire ottoman. Un code de conduite présentant l’armée comme une grande et unique famille a, en l’occurrence, assuré la fidélité et la discipline de ces soldats arrachés à leur famille, formés dès leur plus tendre enfance aux arts de la guerre et motivés par la perspective de se partager le butin de l’ennemi [5].

5L’intrigue ou la cooptation — et pas seulement la force — ont également assuré la promotion des esclaves abid, devenus des serviteurs khadam une fois islamisés. Au Soudan, certains sont parvenus, de cette manière, à gouverner des régions entières dans le sultanat du Darfour [6]. Pareillement, en bordure du lac Tchad, les administrateurs provinciaux et représentants du sultan de Borno, le shehu, étaient des esclaves appelés kazallah. Dans le nord de l’actuel Nigeria, des captifs de guerre occupèrent, pour leur part, des postes de pouvoir à la cour des émirs haoussa, un statut bien supérieur à celui des serviteurs en ville ou des paysans employés aux travaux des champs [7]. Il était fréquent que la première génération d’esclaves, considérés comme des « païens » bayi en haoussa, soit intégrée dans la société locale après avoir été convertie à l’islam sous la forme de « musulmans » cucanawa ou dimajai.

6Le caractère moins marqué des différenciations raciales a sans doute facilité les procédures d’assimilation, relativement à la traite transatlantique, très marquée par les clivages entre Noirs et Blancs. Les musulmans ont moins exclusivement associé l’esclavage à la race noire, puisqu’ils exploitaient aussi des Blancs capturés à la guerre, tels les mamelouks. Résultat, la diaspora noire dans le monde arabe est, contrairement aux Amériques, restée peu visible : une fois affranchis, les esclaves musulmans ont rarement cherché à retourner dans leur pays d’origine. Paradoxalement, c’est plutôt sur le continent noir que les oppositions entre Africains et Arabes ont pu prendre toute leur importance, en particulier au Soudan, au Tchad, au Niger, au Mali et en Mauritanie.

La faute coloniale

7Fait remarquable, le colonisateur européen a lui-même contribué à relativiser les méfaits de l’esclavage en terre d’islam, voire à le perpétuer, malgré la pression des missions chrétiennes, du mouvement abolitionniste et de l’opinion publique en Occident. Ce fut un excellent prétexte pour placer l’Afrique sous protectorat. Les puissances impérialistes ont notamment récupéré à leur avantage les esclaves soldats de l’Afrique de l’Est, à la différence, d’ailleurs, de l’Afrique de l’Ouest, où les armées coloniales ont plutôt recruté des affranchis : pour faire de bons militaires, on a capturé des hommes dans un cas, et on en a libéré dans l’autre ! Bien que plus éloignée des théâtres d’opération d’un islam conquérant, l’Afrique australe n’y a pas échappé. Au Cap, les armées, hollandaise puis britannique, ont embrigadé des esclaves appelés mardyker, un mot dérivé du portugais et du sanscrit maharddhika.

8D’une manière générale, le colonisateur en Afrique a prohibé la traite et la razzia, mais pas l’esclavage en tant que tel. Dans le Nord musulman du Nigeria, par exemple, le gouverneur Lugard, grande figure de la colonisation britannique, abolît officiellement le commerce et la capture d’esclaves en 1901. Mais, l’année suivante, une ordonnance obligeait les populations autrefois captives à rester travailler sur place. Lugard craignait, en effet, qu’un affranchissement massif des esclaves ne crée du chômage, ne génère de la famine et ne perturbe la production agricole, particulièrement les cultures d’exportation, principales sources de revenu du gouvernement. Il s’agissait autant de sauvegarder l’assise économique de la noblesse musulmane du califat de Sokoto, devenu l’allié de l’administration coloniale, que d’éviter la désertion de travailleurs supposés enclins, pour les hommes à voler, pour les femmes à se prostituer.

9A cette fin, des lois contre le vagabondage et l’introduction d’un impôt de capitation eurent clairement pour objectif de fixer les populations asservies en les obligeant à racheter leur liberté au prix fort et en les salariant sur les plantations de leurs anciens maîtres. Dans le Nord du Nigeria, les Britanniques favorisèrent le système du murgu, un forfait permettant aux esclaves de travailler à leur propre compte pourvu qu’ils s’acquittent d’un paiement équivalant au dixième du revenu de leur récolte : part dite du wuri[8]. Du gros million d’esclaves que comptait le califat de Sokoto au début du xxe siècle, seulement 103 000 parvinrent à racheter leur liberté auprès de tribunaux islamiques entre 1905 et 1929 [9]. En 1936, les autorités y recensaient officiellement 116 000 personnes vivant toujours en esclavage : des chiffres sans doute divisés par trois en vue de minimiser le problème. Cette année-là, pressés par une commission d’enquête de la Société des Nations, les Britanniques se décidèrent enfin à supprimer la clause de rachat qui avait empêché les affranchis de goûter à la liberté, une mesure en vigueur depuis 1914 dans le Sud chrétien du Nigeria. Encore l’aristocratie musulmane du Nord fut-elle autorisée à conserver les « esclaves de luxe » qui peuplaient les cours royales, telles les concubines sadaku, les messagères jadaku ou les ménagères kuyangi[10]

Une triste réalité

10Ne nous leurrons donc pas sur les prétendus mérites « intégrationnistes » de l’islam. Du Sahel à la côte swahili, la plupart des esclaves musulmans étaient, en réalité, tenus à l’écart, y compris lors de la prière à la mosquée, tandis qu’en public ils étaient considérés comme impurs et peu respectables [11]. Ne sous-estimons pas non plus la fonction économique de la traite musulmane, qu’il s’agisse d’exploiter des travailleurs sur les plantations, de se fournir en domestiques ou de monnayer la rançon des captifs de guerre. Un marché à l’exportation a bien existé et la ponction musulmane n’a malheureusement rien à envier aux ravages de la traite transatlantique : en bateau ou à dos de chameau, les voyages n’ont pas été moins meurtriers et le volume des cargaisons, plus étalé dans le temps, n’apparaît pas moindre.

11Entre 1500 et 1900, environ douze millions d’Africains ont été exportés par des Européens vers le Nouveau Monde et plus d’un million et demi sont morts en cours de route [12]. Dans le même laps de temps, six millions étaient vendus par des musulmans en Orient, tandis que huit millions connaissaient l’esclavage en Afrique, la moitié d’entre eux mourant précocement à cause des conditions atroces de leur captivité. Au cours du seul xixe siècle, sans doute le pire, entre 250 000 et 300 000 esclaves auraient été exportés par des musulmans du Nord du Nigeria vers le Maghreb et le Machrek, tandis que plus d’un million seraient partis des côtes d’Afrique de l’Est, dont 300 000 vers le Moyen-Orient et 500 000 vers la péninsule arabique, cela sans compter ceux qui furent absorbés par le marché « intérieur » en Somalie, au Kenya, à Zanzibar ou au Soudan [13]. Au total, le nombre d’Africains réduits en esclavage par des musulmans depuis le viie siècle s’avère égal ou supérieur à celui de la traite transatlantique, les pratiques de razzias étant plus anciennes et ayant perduré plus longtemps. Sachant les difficultés à évaluer un commerce caravanier ou maritime qui a laissé très peu d’archives, les estimations, en la matière, vont de 3,5 à 14 millions d’esclaves à destination du Maghreb, du Machrek, du Golfe arabo-persique et du sous-continent indien [14].

Le contournement des interdits coraniques

12Nul doute, en tout cas, qu’un tel apport démographique a profondément marqué l’économie politique du monde musulman. Des explorateurs européens du xixe siècle ont ainsi argué que l’esclavage y était devenu si indispensable qu’il avait ralenti le rythme des conversions au vu des interdits du Coran sur l’asservissement des musulmans. De fait, la traite n’a pas été sans révéler de terribles contradictions religieuses. En condamnant formellement la réduction des croyants en esclavage, le Coran n’a pas manqué de susciter des débats dignes de Montaigne ou de Las Casas. Dès 1614, à Tombouctou, une haute autorité religieuse de l’empire Songhai, Abu’l ‘Abbas Ahmed ben Ahmed al-Takruri al-Masufi, plus connu sous le nom d’Ahmed Baba, rappelait aux musulmans leurs devoirs en la matière [15]. En 1803, dans le Nord du Nigeria, le leader de la jihad peule, Usman dan Fodio, reprenait l’argument à son compte pour dénoncer les commerçants corrompus qui vendaient des musulmans libres mais ruinés par la guerre ou la famine ; ces derniers fournirent d’ailleurs une bonne partie des rebelles qui renversèrent les royaumes déliquescents des Haoussa et instaurèrent le califat de Sokoto.

13Concrètement, cependant, les mises en garde des réformistes n’ont guère empêché de contourner les interdits coraniques en niant la qualité de musulman aux opposants politiques et aux « mauvais » croyants encore influencés par des pratiques animistes. Du califat de Sokoto à l’Egypte ottomane, en passant par l’empire du Borno et les sultanats de Sennar ou du Darfour, les puissants n’ont pas toujours été très pressés, à cet égard, d’islamiser l’Afrique noire. Pour prélever des esclaves, recruter des soldats et piller les paysans, il leur fallait en effet maintenir un dar al-harb, une zone « païenne » où la violence était licite [16].

De la razzia en guise de traite

14L’art de la razzia, précisément, a permis de perpétuer des pratiques assez proches de la traite, en particulier dans des situations de guerre civile. Depuis la reprise des hostilités dans le Sud du Soudan en 1983, des milices musulmanes au service de la junte islamiste au pouvoir à Khartoum ont ainsi enlevé un bon nombre de « païens » : 14 000 de l’aveu même des autorités… jusqu’à 200 000 selon les familles des intéressés ! Très engagée politiquement dans un combat digne des croisades, l’ONG Solidarité chrétienne internationale prétend, pour sa part, avoir racheté et libéré 78 000 « esclaves » depuis 1995. Khartoum, qui dénonce la propagande des ennemis de l’islam, nie évidemment l’existence d’un commerce de l’esclavage et préfère parler de « personnes disparues ».

15Effectivement, les rapts sont fréquents dans tous les conflits en Afrique, qu’il s’agisse d’enrôler des combattants, d’abuser de jeunes filles ou d’effrayer les populations susceptibles de rompre l’omerta et de collaborer avec les autorités. Juste de l’autre côté de la frontière soudanaise, dans le Nord de l’Ouganda, sévit par exemple une guérilla intégriste chrétienne, la Lord Resistance Army, qui, selon les organisations onusiennes en la place, a kidnappé quelque 29 000 personnes ces quinze dernières années : des enfants, des adolescents et des femmes principalement. Le gouvernement de Khartoum argue donc que les enlèvements dans le Sud du Soudan ne relèvent pas de la traite, mais de la guerre, quitte à procurer ainsi une main-d’œuvre servile aux planteurs du Nord. Lors d’un entretien qu’il nous avait accordé, Hassan el-Tourabi, grand mentor du fondamentalisme soudanais, osait affirmer qu’un tel mode d’exploitation économique n’avait, finalement, rien à envier aux usages du monde industrialisé !

16Il existe pourtant des différences essentielles entre la jeune Togolaise qui, attirée par les mirages de l’Eldorado occidental, se retrouve à servir gratuitement une famille peu scrupuleuse des quartiers chics de Paris, d’une part, et le captif de guerre qui est arraché aux siens lors d’un raid des milices musulmanes dans le Sud du Soudan, d’autre part. Des maux aussi disparates ne requièrent sûrement pas les mêmes remèdes. Le problème est que l’élargissement des définitions de l’esclavage favorise toutes sortes d’amalgames. Dénonçant, à juste titre, des pratiques inadmissibles, un récent rapport parlementaire, par exemple, distingue trois principales « formes nouvelles de l’esclavage moderne en France » : l’exploitation domestique des « petites bonnes », la traite sexuelle, l’emploi dans les ateliers clandestins [17]. Au delà des mérites et du retentissement d’une telle démarche, on peut légitimement se poser des questions de méthode. N’est-il pas abusif d’assimiler à de l’esclavage tous les phénomènes d’exploitation économique aggravée, du proxénétisme au capitalisme sauvage ? Ne vaut-il pas mieux parler d’asservissement ?

17La Société des Nations, déjà, avait considéré les questions d’esclavage et de proxénétisme au sein de deux commissions différentes : la première avait débouché sur une Convention internationale en 1926, tandis que la seconde faisait l’objet d’un traité des Nations Unies en 1949. Signée sous les auspices de l’Organisation Internationale du Travail en 1930, la Convention condamnant les travaux forcés avait, elle, exclu de sa juridiction les peines carcérales ou le service militaire obligatoire, et avait surtout cherché à limiter les excès de la conscription des « indigènes » par l’administration coloniale ou les compagnies concessionnaires en Afrique.

18* * *

19La grande vague de décolonisation, après la seconde guerre mondiale, a alors obligé à revoir les anciennes définitions de l’esclavage. En 1956, la Convention de 1926 a été renégociée aux Nations Unies de façon à se préoccuper aussi du servage, des mariages forcés et de l’exploitation des enfants par des personnes autres que leurs parents. Des groupes de pression s’en sont ensuite mêlés et ont essayé d’étendre le champ d’application de ladite Convention aux diverses pratiques privant l’individu du droit de jouissance de son propre corps : l’excision, la mise à mort des femmes adultères dans le monde musulman, les trafics d’organes humains [18]… Peu à peu, l’activisme des militants des droits de l’homme a fini par dissoudre les spécificités de la traite des esclaves dans un vaste ensemble englobant toute forme de restriction des libertés.

20Dans un ouvrage récent et remarqué, un auteur américain estime ainsi que les procédés contemporains de la traite, qu’il distingue du travail des enfants et de la pénitence carcérale, méritent le qualificatif d’esclavage, car ils reposent sur la violence et une captivité de facto[19]. Ce faisant, il tend à placer sur un pied d’égalité la Roumaine, qui, candidate à l’émigration en Europe de l’Ouest, tombe entre les griffes de maquereaux albanais, et l’Africain, qui, razzié dans son village natal, est emmené de force travailler dans les plantations du Nord du Soudan. Pareil rapprochement alimente des confusions propres à faire de l’Occident l’éternel tourmenteur des peuples du tiers-monde, quitte à « oublier » d’autres catégories d’acteurs tout aussi néfastes en la matière — certains pays musulmans, notamment. A regarder les thèmes débattus à la conférence de Porto Alegre récemment, les esclaves de l’islam risquent fort de rester invisibles pour longtemps encore, au profit, sans doute, de la lutte contre la mondialisation marchande.

Notes

  • [1]
    Segal, Ronald [2001], Islam’s Black Slaves : The Other Black Diaspora, New York, Farrar, Straus & Giroux, 273 p. ; Walters, Ronald W. [1993], Pan Africanism in the African diaspora : an analysis of modern Afrocentric political movements, Detroit, Wayne State University Press, 450 p.
  • [2]
    Sur le statut traditionnel des esclaves noirs par rapport à l’islam, voir Humphrey J. Fisher, Slavery in the History of Muslim Black Africa, Londres, 2001, notamment p. 14 -32.
  • [3]
    Pipes, Daniel [1985], « Mawlas : Freed Slaves and Converts in Early Islam », in Willis, John Ralph (ed.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Cass, vol. 1, p. 199-247.
  • [4]
    Harris, Joseph E. [1971], The African presence in Asia : consequences of the East African slave trade, Evanston (Il.), Northwestern University Press, p. 91-98.
  • [5]
    Pipes, Daniel [1981], Slave soldiers and Islam : the genesis of a military system, New Haven, Yale University Press, 246 p.
  • [6]
    O’Fahey, R.S. [1985], « Slavery and Society in Dar Fur », in Willis, J.R. (ed.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Cass, vol. 2, p. 83-100.
  • [7]
    Jalingo, Ahmadu Usman [1986], « Social Stratification and Political Order in Northern Nigeria », Kano Studies New Series, vol. 2, n° 4, p. 30 ; J. Fisher, op. cit., passim.
  • [8]
    Lovejoy, Paul [1993], « Murgu : The Wages of Slavery in the Sokoto Caliphate », in Twaddle, Michael (ed.), The Wages of Slavery. From Chattel Slavery to Wage Labour in Africa, the Caribbean and England, Londres, Frank Cass, p. 168-85.
  • [9]
    Lovejoy, Paul & Hogendorn, Jan [1993], Slow death for slavery. The course of abolition in Northern Nigeria, 1897-1936, Cambridge, Cambridge University Press, p. 293.
  • [10]
    Nast, Heidi [1994], « The Impact of British Imperialism on the Landscape of Female Slavery in the Kano Palace, Northern Nigeria », Africa, vol. 64, n° 1, p. 34-73.
  • [11]
    Cooper, Frederick [1981], « Islam and Cultural hegemony : The Ideology of Slaveowners on the East African Coast », in Lovejoy, Paul (ed.), The Ideology of Slavery in Africa, Bervely Hills, Sage, p. 271-307.
  • [12]
    Manning, Patrick [1992], « The Slave Trade : The Formal Demography of a Global System », in Inikori, Joseph & Engerman, Stanley (eds), The Atlantic slave trade : effects on economies, societies and peoples in Africa, the Americas, and Europe, Durham (NC), Duke University Press, p. 117-141.
  • [13]
    Lovejoy, Paul [1981], « Slavery in the Sokoto Caliphate », in Lovejoy, Paul (ed.), The Ideology of Slavery in Africa, Bervely Hills, Sage, p. 202 ; Clarence-Smith, W.G. (ed.) [1989], The Economics of the Indian Ocean Slave Trade in the Nineteenth Century, Londres, Frank Cass, 222 p.
  • [14]
    Pour des fourchettes hautes et basses, voir, respectivement, Mauny, R. [1971], Les Siècles obscurs de l’Afrique noire, Fayard, 314 p. et Austen, R. [1979], « The Trans-Saharan Slave Trade : A Tentative Census », in Gemery, H.A. & Hogendorn, J.S. (ed.), The Uncommon Market : Essays in the Economic History of the Atlantic Slave Trade, New York, Academic Press, p. 66-8.
  • [15]
    Barbour, Bernard & Jacobs, Michelle [1985], « The Mi’raj : A Legal Treatise on Slavery by Ahmed Baba », in Willis, John Ralph (ed.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Cass, vol. 1, p. 125-59.
  • [16]
    Delmet, Christian [1991], « Société dominante et cultures locales : violence et intégration au Dar Funj », in Bleuchot, Hervé, Delmet, Christian & Hopwood, Derek (eds), Soudan : Histoire, identités, idéologies, Reading, Ithaca Press, p. 125.
  • [17]
    Cette mission d’information, menée par une député du PS, Christine Lazergues, est disponible sur Internet : http:// www. assemblee-nat. fr/ dossiers/ esclavage_moderne. asp
  • [18]
    Miers, Suzanne [2000], « Contemporary Forms of Slavery », Canadian Journal of African Studies, vol. 34, n° 3, p. 720.
  • [19]
    Bales, Kevin [1999], Disposable people : new slavery in the global economy, Berkeley, University of California Press, p. 15. Pour un contrepoint français, voir Botte, Roger (ed.) [2000], L’ombre portée de l’esclavage. Avatars contemporains de l’oppression sociale, Paris, Musée de l’Homme, Journal des Africanistes, vol. 70, 413 p. Mentionnons également le texte plus ancien de Derrick, Jonathan [1975], Africa’s slaves today, Londres, Allen & Unwin, 245 p.
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