« Amen. », Affiche, cinéma et théâtre
1L’affiche du film. – Amen., visible dans les salles de cinéma, évoque l’absence de réaction publique de Pie XII pendant la guerre de 1939-1945, lorsque les Juifs étaient condamnés, à travers toute l’Europe occupée, soit à se cacher, soit à être raflés pour finir gazés dans des camps spéciaux d’extermination. L’horreur d’un côté, une réserve officielle de l’autre...
2Accompagnant la sortie du film, une vive controverse médiatique fait rage. Un chrétien ne peut que protester devant l’affiche du film qui montre la croix chrétienne imbriquée dans la croix gammée nazie. Les lettres rouges, Amen., semblent dire qu’il en est bien ainsi : « Ainsi soit-il. » Nous sommes en présence d’un travail subtil, qui joue sur le mariage de deux symboles antagonistes. Il ne faudra pas s’étonner si, demain, des amateurs de scandales ou des ignares se mettent à plaquer de tels signes sur des murs déjà « tagués » ou sur des tombes profanées. La croix du Christ, c’est l’amour infini qui unit la verticalité et l’horizontalité, c’est l’accueil de chacun par le Père de tous les hommes, et non une invitation à la haine et au mépris des faibles.
3Cette stratégie de la provocation a pourtant été conçue et voulue par le publicitaire italien Oliviero Toscani. Pour faire vendre les pulls Benetton, ce provocateur-né nous avait naguère mis mal à l’aise en présentant des images troubles de malades du sida ou les vêtements tachés de sang des victimes du conflit des Balkans. Aujourd’hui, il récidive, en blessant inutilement la sensibilité des catholiques. Les voilà cibles, malgré eux, d’une sorte de racisme antichrétien et d’une illusion historique : Pie XII prêt à dire Amen. à Hitler.
4Les chrétiens ne sauraient dire Amen. à de telles manipulations. Elles engendrent la dérision, puisqu’elles tournent le dos à la vérité des faits. Fort heureusement, cette affiche provocante précède un film qui ne cherche pas la reconstitution littérale des faits, mais se meut dans une fiction ouverte à nos questions.
5Henri Madelin s.j.
6« Amen. », de Costa-Gavras. – La réalisation et la diffusion du film Amen., de Costa-Gavras, se sont accompagnées d’une longue opération de marketing, relançant les débats sur le « silence de Pie XII » qui connurent un développement majeur en 1963, à partir de la pièce Le Vicaire, proposée comme un « drame chrétien » par l’auteur allemand Rolf Hochhuth.
7A partir de « l’idée » de cette pièce, Costa-Gavras et Jean-Claude Grumberg ont développé le scénario et réalisé Amen. Et Hochhuth, évincé dès le départ, se déclara d’abord très inquiet de ce qui serait tiré de son œuvre. Ne redoutait-il pas que Costa-Gavras « pardonnât à Pie XII » ? Il se déclara finalement très satisfait du résultat.
8Cette référence a suscité le réveil des polémiques sur le comportement de ce pape face au régime nazi et, en particulier, les accusations de « silence » sur le Judéocide, l’extermination des Juifs, noyau de l’idéologie national-socialiste. En France, en tout cas, on a vu resurgir un réquisitoire habillé d’érudition. Paradoxalement, il procède de l’alliance improbable des arguments contre « le pape boche » martelés par Maurras dans les années 30 et ceux de la politique étrangère soviétique des années 40-60 contre le pape allié de Hitler. Ajoutons-y l’inspiration constante du néo-gallicanisme que, dans l’ombre, dictait à la diplomatie française son conseiller religieux, Louis Canet, pourfendeur imperturbable du cardinal Pacelli, héraut du centralisme romain. Mélange détonnant, qui justifiait son anachronisme en se couvrant des thèses bien postérieures du Britannique Cornwell dénonçant le Hitler’s Pope, sans tenir le moindre compte des erreurs et approximations qui en soutenaient la fougue.
9De toute évidence, le producteur et les architectes du film ont misé sur cette relance des discussions, plus militantes qu’historiques, pour accompagner le succès de leur œuvre. L’affiche, où se confondent la Croix du Christ et la croix gammée, faisait partie d’une stratégie que l’on peut qualifier, à bon droit, de « provocation ».
10Le film vaut cependant d’être lu, vu en soi, en prenant au pied de la lettre le dessein explicite des auteurs : présenter un problème actuel par le moyen d’un retour sur le passé. Ainsi est-il clair que l’histoire du S. S. Gerstein en est l’axe essentiel. Il incarne tous les témoins qui, pour parler, dire le pire, ouvrir les yeux des hommes, doivent d’abord y participer. Jusqu’où peut aller leur complicité avec les bourreaux ? Le jésuite Fontana prend à sa charge l’autre réponse : jusqu’à l’accompagnement des victimes. Les mêmes drames sont aujourd’hui vécus dans le monde entier, en Colombie comme en Afghanistan, sans oublier, en Algérie, les soldats associés à l’emploi de la torture.
11Dans cette perspective, Amen. s’inscrit dans la foulée des grandes œuvres – Z, L’Aveu –, où Costa-Gavras exploitait les réalités historiques pour exposer des problématiques immédiates qui mettaient en cause la grandeur de l’homme. A partir de la situation originelle, il façonnait des symboles de la tragédie, se distançait de la vérité, sans cesser d’inscrire son intrigue dans la vraisemblance. Celle-ci ne concerne que les personnages-clefs : Gerstein, Fontana, le Docteur. Admirablement filmés et incarnés par Ulrich Tukur, Mathieu Kassovitz, Ulrich Mühe, ils ont une forte présence, une véritable chaleur humaine, tout comme le Cardinal-secrétaire d’Etat dans une scène-clef – d’ailleurs fidèle à ce qu’en rapportent les documents.
12Délibérément, sans doute, les autres acteurs du drame ont la dimension de comparses caricaturés. Le Pape et Galen se meuvent comme des marionnettes de bois, marchant mécaniquement à un pas de chasseur. Les autres relèvent de la figuration intelligente. Quant au décor du palais de Ceaucescu, même s’il a été imposé par l’impossibilité de tourner dans le vrai Vatican, son utilisation tourne à la dérision.
13Le prétexte, ici – soit « le silence de Pie XII » –, détourne le spectateur du seul sujet du film et le conduit à s’interroger sur l’authenticité de l’argument et son inscription dans le temps. S’agissant de symbolisation, il serait assez vain de recenser dans le détail tout ce qui relève de l’Histoire telle qu’elle se déroula. Ce serait une façon d’esquiver la question posée. Notons seulement que relève de la fiction le personnage de Fontana (Hochhuth représentait les prêtres allemands morts en camp de concentration) et celui du Docteur, de même que l’entrevue de Gerstein avec le Nonce à Berlin et son voyage à Rome. Costa-Gavras les a repris à la pièce Le Vicaire.
14Le recours à « l’Histoire vraie » concerne la tragédie centrale qui fut retracée par un document et un héros bien réels. Gerstein a vécu et laissé, en plusieurs versions, un récit de son expérience. Le film le suit fidèlement. Quant aux épisodes facilement reférables à l’Histoire, tels que la retransmission du message de Noël 1942, ou la rafle du ghetto de Rome, en octobre 1943, ils sont détournés ou amputés, sans doute parce que le cinéma est un art qui repose sur des coupes, des temps de silence et des simplifications.
15Amen. figure-t-il dans la catégorie des films américains purement imaginaires sur le thème de l’Eglise pendant la guerre : Mort à Rome, Le Cardinal, Le Rouge et le noir ; ou sur la persécution des Juifs : Holocauste ou La Liste de Schindler – tous portés par des préoccupations de reconstitution historique littérale ? Ce n’était pas le souci des auteurs. La polémique qui l’accompagne procède d’un contresens.
16Jacques Nobécourt
17Pie XII sur la scène à Berlin-Ouest : Le Vicaire, de Hochhut, 1963. – […] Pie XII aurait-il pu exercer une protection plus efficace de tous ceux auxquels devait aller sa sollicitude, en prenant plus de risques ? Bien prétentieux serait celui qui penserait pouvoir l’affirmer avec certitude. On a plusieurs fois opposé – Hochhut lui-même – l’attitude de Pie XI et celle de Pie XII. Il est vrai, reconnaît le Père Leiber, que « Pie XI ne se laissait en général pas facilement retenir de prendre officiellement position sur les questions brûlantes, alors que Pie XII ne s’y laissait pas facilement entraîner ». Mais cette prudence n’était-elle pas exceptionnellement requise en une période de crise comme celle dans laquelle le monde était déjà engagé lorsque Pie XII fut élevé au Souverain Pontificat ? Les événements n’avaient-ils pas alors déjà pris un cours tel que, pour qui se souciait d’agir de manière responsable, le seul objectif encore possible était de sauver ce qui pouvait encore l’être ?
18Le maintien du concordat n’avait pas d’autre sens. Contrairement à ce que pense Hochhut, celui-ci était tout autre chose qu’un pacte d’amitié. C’était, de plus en plus, pour l’Eglise une base de défense de droits élémentaires. Autre chose est de savoir si la signature d’un concordat à l’arrivée de Hitler au pouvoir avait été la manière la plus heureuse pour l’Église de se situer en face du nouveau gouvernement, et si, au total, ce dernier ne devait pas en être le grand bénéficiaire.
19Un certain nombre d’historiens estiment, en effet, que, dans l’histoire de l’Eglise et du national-socialisme, le moment décisif n’est pas à situer au paroxysme de la folie hitlérienne, là où se joue le drame de Hochhut, mais au moment de la prise du pouvoir, en 1933. Dix ans après, il ne pouvait plus être question de caution morale apportée à Hitler par le concordat. Toutes les équivoques étaient levées. D’autre part, l’emprise policière du régime sur le peuple était telle que, rien, hormis la mort du dictateur, ne pouvait susciter un mouvement de révolte tant soit peu étendu. Un mécanisme fatal était déclenché.
20René Marlé s.j.
21Etudes, juin 1963, page 333
Parle avec elle, de Pedro Almodovar
22« Laisse-moi pleurer, laisse-moi pleurer toujours… » Voilà ce que chante Purcell, tandis que s’ouvre le rideau d’un théâtre sur les premières images du film, un ballet de Pina Bausch : des corps de femmes titubent entre les tables et les chaises du Café Müller, cherchant appui, en vain, le long des murs. Les corps glissent, s’effondrent, noyés dans la musique de The Fairy Queen. Parmi les spectateurs, aux premiers rangs de l’orchestre, un homme pleure, en effet. Les larmes coulent en silence sur son visage immobile dans la pénombre.
23A la fin du film, en parfaite symétrie, un autre ballet de Pina Bausch, Masurca Fuego, d’une exultante vitalité, répond à la sombre détresse du premier. Des couples se forment devant un mur de végétation où l’eau ruisselle jusqu’à leurs pieds. Dans la salle, le même homme, Marco, ne pleure plus. A quelques rangs derrière lui, une jeune femme très belle, Alicia, le regarde tandis qu’il se retourne. Elle pourrait dire, comme le héros à la fin du film de Bresson : « Marco, quel drôle de chemin il m’a fallu parcourir pour aller jusqu’à toi ! » Alicia au pays des larmes – danseuse, elle aussi – a été fauchée par une voiture, un jour de pluie. Projetée dans le coma durant des mois, elle est revenue à la vie, contre toute attente. Je ne dirai pas comment. « Je crois aux miracles », murmure un personnage au milieu du film.
24La musique, la voix humaine, la beauté des corps et des gestes, le regard brûlant de désir et la douleur du désir. Et, soudain, tout se fige, le silence de mort, le corps pantelant, objet abandonné entre les mains d’un infirmier. Etre dans le coma, qu’est-ce que cet « être »-là, cette absence, cette présence-là ? Ce corps jeune, apparemment déserté par la vie, et qui pourtant respire ? En quel étrange pays Alicia survit-elle, en quel espace, en quel temps Alicia, si lointaine, si proche, comme l’affirme Benigno, l’infirmier qui persiste à lui parler – puisqu’elle persiste, elle, à avoir ses règles ? Oui, c’est vrai, ce n’est pas du cinéma : une femme dans le coma peut être enceinte et donner la vie à un enfant. Enfin, qu’est-ce que cela veut dire, « parler avec elle » – avec cette femme réduite au silence ?
25Mais, faire un film, n’est-ce pas, justement, parler à quelqu’un qui ne peut répondre ? Parler quand même, parler dans le noir, parler à un être qui est là sans être là, car le spectateur, c’est aussi un corps abandonné, muet. Or, celui qui ose faire un film doit croire que le spectateur l’entend, que ce corps pétrifié (d’émotion) dans la salle est bien vivant ; et que, sur son visage invisible, les larmes peuvent encore couler. « Parle avec le cinéma » pourrait bien être le sous-titre, le titre secret de ce film qui est d’abord un acte de foi.
26Almodovar, d’ailleurs, nous fait assister à la projection d’un petit film muet, dans le style des années vingt. C’est Benigno qui le regarde avec nous dans quelque cinémathèque. Et c’est pour, aussitôt, le raconter à Alicia, quand il la retrouve à la clinique. Laisse-moi pleurer… Laisse-moi parler aussi après le film, parler dans la blessure de la beauté entrevue, inaccessible. On ne possède jamais la beauté, on ne peut que la dire, la « parler ».
27La parole, le corps : c’est le motif, plus ou moins reconnaissable, de tous les grands films, parce que c’est la matière même du cinéma, son territoire, dont Almodovar explore ici – mais ce n’est pas la première fois – les limites : le mutisme et le corps figé, l’image immobile ; ce que Bazin nomma si bien « le complexe de la momie », l’espace mystérieux entre la parole et le corps.
28Il faut le redire sans fin : ce n’est pas en « traitant » de grands sujets qu’on fait de grands films. A l’évidence, Almodovar, désormais, trouve de grands sujets (ainsi, dans Tout sur ma mère, la quête de l’origine), mais il ne fait pas de philosophie au cinéma, il apprend à réfléchir par le cinéma. Là se mesure la valeur d’une œuvre d’art : elle se reconnaît à la dissolution parfaite de l’idée dans une forme ou, plus précisément, au pouvoir d’engendrer des idées, de produire du sens par le travail des formes, le pétrissage de la matière, le souffle qui donne vie à cette matière, l’esprit qui anime cette matière. L’art est incarnation.
29De cet « esprit des formes », je voudrais donner quelques exemples. Ainsi le motif du double, du reflet. Il y a deux hommes et deux femmes, un quatuor. Deux hommes qui s’attirent, dès les premières images : Benigno regarde Marco pleurer. Comme nous, il reconnaît sa propre émotion sur le visage de Marco. Figure spéculaire. En ce miroir notre émotion est amplifiée, décuplée. Impossible de réduire ce motif structurel au thème de l’homosexualité. Celle-ci est présente, certes, mais elle n’explique pas ; à travers ce motif, c’est la question du même et de l’autre qui s’ouvre et travaille tout le film. Ainsi des deux femmes : Alicia la danseuse et Lydia qui « danse » avec les taureaux ; toutes deux, brisées dans leur élan, se retrouvent dans la même clinique, toutes deux dans le coma.
30A partir de là, à partir du même, deux possibilités : la fusion ou la variation, l’enfermement mortel dans la répétition ou l’ouverture à la vie par la différenciation. Et la différence radicale, c’est ce qui sépare l’être vivant de l’être mort ; c’est celle qui travaille – à quelle profondeur, ici – l’histoire de ces quatre personnages. Deux mourront, deux survivront : ceux-là mêmes qui semblaient les plus éloignés l’un de l’autre, les plus différents.
31Je m’en voudrais de donner l’impression qu’il s’agit de quelque jeu abstrait, car c’est le désir qui est à l’œuvre, si je puis dire ; ce n’est pas d’arithmétique qu’il s’agit, c’est de survie et d’amour.
32Autre exemple, le dernier (mais il faudrait des pages et des pages pour évoquer la richesse architecturale de ce film), le choix de l’écran large : ce qui serait seulement spectaculaire chez d’autres – le « formaté » à la mode – se révèle ici nécessaire : pour l’être humain, il n’y a que deux modes d’existence, le vertical et l’horizontal ; vivre debout, se laisser choir, et mourir. Dès les premières images, Almodovar nous fait éprouver, dans notre chair, avec une douleur poignante, le conflit entre la pesanteur et la grâce, le désir de monter et celui de tomber. Chaque plan est ainsi structuré plastiquement sur ce conflit, à la fois dynamique et spirituel, et celui-ci en appelle un autre, avec une logique parfaite, celui du mouvement et de l’immobilité…
33Je parle ici, hélas, avec des mots abstraits, quand il s’agit d’un film tellement chaleureux, vivant, physique, sensuel – et limpide ; cachant trop bien, sous une apparente désinvolture, la construction la plus rigoureuse. C’est le contraire d’un film intellectuel. Il nous rappelle, à tout instant, à chaque plan, à chaque geste, que ce qu’il y a de plus profond, de plus vital, passe par l’émotion, la vérité de l’émotion. Entre Purcell et Caetano Veloso, entre The Fairy Queen et Cucurrucucu Paloma, il n’y a pas les sanglots nobles et les larmes de Margot, il y a l’art qui va droit au cœur : ni précieux, ni vulgaire – simplement, juste.
34Jean Collet
Porto de mon enfance, de Manoel de Oliveira
35De dos, un chef dirige un orchestre invisible ; étrange et belle, la musique habite la pénombre qui cerne l’homme plongé dans sa partition. S’ouvre ainsi en plan fixe le nouvel Oliveira. Près d’une heure plus tard, un phare dans la nuit atlantique borne le film, au son d’une berceuse poignante. Entre-temps se sera joué l’opéra intime d’une mémoire vive qui se nourrit de temps effacés. Plus jeune que jamais, le cinéaste sans âge nous fait comprendre que la vertu du cinéma tient pour partie au partage des souvenirs, à la condition qu’ils soient réinventés.
36Oliveira tourne des films Lumière qui seraient mis en scène par Méliès. Sa rigueur documentaire s’autorise les fastes de la fiction. Sage et malicieux, le cinéaste prouve qu’il n’est de fantastique que réaliste. Lui, qui connut le temps béni du cinéma muet, a retenu la leçon des origines : un cadre affirmé, une lumière pensée, un son rêvé. Tout le reste, qu’on nomme progrès technique, n’est que vanité. La grâce de Porto de mon enfance tient à cette observance d’un primitivisme qui est essentialisme. Si ce film apparaît miraculeux, c’est qu’il respecte l’essence d’un art aujourd’hui souvent galvaudé, trahi, avili. Dans son monologue reprenant les mots d’un poète portugais à la BBC en 1945, Oliveira se montre résistant. L’hymne politique à une Europe sans démons est aussi chant d’amour esthétique à un cinéma libre.
37Une liberté conquise sur les esclavages du scénario, du montage et du mixage, ces chaînes entravant tant de films. La dictature du récit voudrait persuader qu’un film se réduit à l’illustration linéaire et servile d’une histoire préfabriquée ; la dictature du découpage prétend qu’il n’est de point de vue que morcelé, la fragmentation visuelle dissimulant l’atonie narrative ; la dictature de la sonorisation croit pimenter le spectacle par l’inflation dérisoire d’effets sonores. On aura reconnu les trois péchés du cinéma mondial, c’est-à-dire américain. A cette standardisation délétère, Oliveira oppose sa poétique de grand seigneur. Il n’est d’histoire que du détour (éloge de la digression, ce chemin de traverse de l’intelligence). Le montage doit être rare pour être nécessaire (passer d’un angle à un autre engage le sens). Plus que l’image, le son doit faire l’apprentissage de la pauvreté pour accéder à l’existence réelle.
38A partir de ces principes vitaux, il devient possible d’exercer le beau métier de cinéaste. Se déroulent les séquences imprévues, magnifiques, bouleversantes. A fines touches, Oliveira dépeint son âme, qui est aussi celle d’un pays où la mélancolie est érigée en art de vivre, une mélancolie jamais stérile, combien énergique. Grimé en voleur sur la scène d’un théâtre d’antan, le cinéaste chante un fado ; on se croirait chez Cocteau, celui du Testament d’Orphée. Le voleur de temps brise une vitre pour entrer par effraction dans sa mémoire, sous le regard de sa mort, jeune femme fragile qui le menace d’un pistolet ; il lui demande de fumer tranquillement un cigare. Entre héroïsme et nonchalance, le poète façonne son destin. Devant le même théâtre, un taxi attend le jeune homme qu’il fut pour un parcours à la Murnau, dans des rues nocturnes où l’on ne croise que des fantômes. Citant ses premiers essais (Douro, faina fluvial, aussi Aniki-Bobo), Oliveira exhume également de vieilles bandes d’actualités, où il se plaît à imaginer reconnaître Pessoa dans un passant trop attentif. Images anciennes en noir et blanc, flottantes, images passées en couleur, lestées de patine, images présentes qui disent autant ce qui a été que ce qui sera : autant de motifs d’une tapisserie où se déchiffre l’autoportrait le plus sensible.
39L’acidité du présent rehausse l’acidulé du passé. En goûtant l’instant unique, dans l’intense acuité du moment qu’enregistre la caméra, le cinéaste retrouve la vérité des temps anciens, certes assourdie, diffractée en harmoniques, mais toujours palpitante. Le souvenir n’est pas une trace exsangue, il est le prolongement adouci d’un éclat de vie. Ce peut être l’instant suspendu d’un cliché d’autrefois, celui d’un commerce disparu (la prestigieuse pâtisserie… Oliveira), comme la quiétude affairée d’un café préservé (le Majestic des années vingt, toujours là). Mais la vue primordiale demeure celle du domaine familial, donjon vide surplombant la cité, façade de théâtre, ruine imaginaire, à la seule réalité photographique, celle d’une sorte de diapositive floue. C’est sur cette surface définitivement hors d’atteinte que se pose la voix nette du cinéaste. La pulsation du film bat dans l’aller-retour constant entre indécision et précision, rêve et réalité, écho et présence. La vie est accommodation, optique et psychique. Chaque plan est mise au point de l’impondérable.
40Intrépide explorateur du pays des ombres qu’est le cinéma, Oliveira s’avance dans la nuit, frayant la voie à son public. La nuit première, celle de la Nachtmusik d’Emmanuel Nunes, dirigée par ce double du cinéaste qu’est le chef d’orchestre, ne serait-elle pas déjà la nuit océane qui va clore le voyage ? Le phare du cinématographe reste allumé pour conjurer les ténèbres.
41Philippe Roger