Air de Paris
2En 1961, une adolescente recevait une carte postale : la tour Eiffel vue depuis le Champ de Mars, à la saison où ses arbres fleurissent en rose, assortis aux robes Vichy de quelques promeneuses, alors que le ciel bleu rend photogéniques jusqu’aux studieux des bancs publics. On ignore tout de l’expéditrice, sauf qu’elle avait passé récemment des vacances au bord de la mer Noire ; illisible, sa signature empêche l’histoire actuelle de retenir ne serait-ce que son prénom, comme si elle avait tenu à demeurer pour toujours la Petite Parisienne, la version insouciante et chic du Soldat Inconnu.
3Quarante ans plus tard, assise près du pied arrière droit de la Tour, ma mère était tout ébahie de figurer dans cette vue, et nous nous demandions si les arbres (apparemment identiques) fleurissaient toujours en rose — en vain, car c’était déjà l’été, alors que la vieille Parisienne que j’étais devenue entre-temps n’avait jamais songé à se promener sur le Champ de Mars au printemps : on laisse cela aux touristes et aux propriétaires des chiens du quartier. Mais la carte postale était toujours en vente (sur les quais), et rien ne nous empêchait de l’envoyer à notre tour à quelqu’un qui en serait insidieusement contaminé par la plus ancienne épidémie encore active sur tous les continents : le rêve de Paris.
4Malgré La Modification de Michel Butor, je doute qu’on puisse rêver d’une autre capitale, et même lui a trouvé nécessaire d’octroyer à son protagoniste une maîtresse sise à Rome (Parisienne, comme par hasard) pour justifier sa nostalgie de l’Empire romain. Ici, point n’est besoin de coucheries ni de remonter jusqu’à Lutèce, la plus banale des images modernes peut vous rendre inguérissable, et nostalgique même quand vous faites partie de l’annuaire du 75 — il suffit de ne pas être né à Paris. Je connais un natif de la banlieue (dix minutes de train, à l’heure actuelle) pour qui la vie parisienne resta longtemps aussi mythique qu’elle paraît à l’autre bout du monde, en dépit des visites qu’il faisait régulièrement en ville ; quant aux Parisiens de souche, d’après mes observations, ils s’arrangent tous, dès la sortie de l’enfance, pour se convaincre que le vrai Paris n’existe plus — une manière comme une autre d’en rester amoureux.
5Je viens d’employer un mot à propos duquel les dictionnaires devraient préciser qu’il accompagne inévitablement le nom de notre capitale : sinon à chaque occurrence écrite ou orale, du moins en termes d’imaginaire. Là encore, notons que le prestige de Vérone ou de Venise n’y peut rien : malgré, ou grâce à la tradition qui les fait parcourir en voyage de noces, tout le monde reste vaguement persuadé que Roméo, Juliette et Desdémone se seraient mieux portés s’ils avaient habité par ici. Ç’eût été une perte pour le genre tragique, naturellement, et le vaudeville n’a pas besoin de jaloux d’importation ; n’empêche, on verrait bien les couples en question faire de vieux os chez Balzac, Stendhal ou Proust — rien ne permet d’affirmer qu’ils auraient refusé de survivre sous une forme parisienne romanesque. Et je me souviens souvent du clochard (authentique) qui accueillait la foule d’arrivants à Roissy par une chanson célèbre après laquelle la conclusion s’imposait : « Vive Paris ! Vive l’amour ! » Sans parler de l’effet sur les touristes, même au retour d’une visite-éclair à Berlin, on se sentait subitement de connivence avec cet inconnu. C’était le dernier aède en date de la ville qui vous garantissait, en toute bonne foi de désabusé, qu’ici, n’importe quel cliché demeure susceptible de se transformer en révélation. N’est-ce pas, finalement, la preuve que personne ne saurait éviter de voir en rose la vie locale, pour un instant du moins ? Voilà pourquoi, sans doute, les arbres au pied de la tour Eiffel n’ont aucun moyen de fleurir en blanc, ce qui tend à nous faire croire qu’il s’agit de pommiers du Japon — venus prendre racine là où il faut être, et faire des clins d’œil aux ex-compatriotes.
6Un film italien, réalisé d’après une nouvelle autrichienne, soutenait également, il y a une quinzaine d’années, la thèse que Paris est par excellence la ville des miracles. Le rôle principal (celui d’un clochard originaire d’Alsace) y était tenu par un Hollandais ; en revanche, les acteurs chargés de lui apporter une série de bonheurs imprévus avaient tous été recrutés sur place : en grand cinéaste, Ermanno Olmi avait su choisir le ferment précis qui allait rendre la mixture homogène, tout en la relevant. En plus du rêve, l’air parisien s’attrape aussi par contagion : il n’y a qu’à songer à la mode pour s’en convaincre — on a beau s’échiner en vain à le définir, chacun l’identifie du premier regard, intra muros, comme sur une provinciale australienne qui rentre de vacances.
7L’air parisien est certainement le plus répandu sur terre, parmi les aspects strictement locaux, censément typiques d’un territoire inférieur à l’échelle nationale. Je m’étonne toujours que la municipalité n’ait pas pris en compte ce fait pour modifier les armoiries qui dirigent les touristes vers les bateaux-mouches. Fluctuat nec mergitur, cela peut convenir à toute ville inondable, et cela prolonge de façon malvenue le souvenir de la première Occupation subie par la cité. Pourquoi ne pas adopter une formule en français, l’une de celles qui renvoient au vrai chic, au bon bec ou à toute autre notion emblématique propre à faire entendre jusqu’à ceux qui ne parlent pas la langue que « Paris sera toujours Paris » ? Un jury de commerçants trancherait vite et bien — car les enseignes parisiennes témoignent qu’ils sont des experts inégalés en concision à la fois hilarante et attirante. Quant à l’image, il me semble qu’un couvre-chef serait le mieux approprié : c’est un objet historique et toujours actuel, susceptible de voler comme l’esprit local et d’exprimer les attitudes les plus variées (du défi à la complaisance charmeuse). Et il aurait l’avantage de pousser chacun à dire : chapeau ! avant même de réaliser à quel point une telle exclamation convient aux lieux où il se trouve.
8Hélas, il m’est impossible d’imposer cet emblème, mais, pour revenir à l’air, depuis longtemps, je prends un vif plaisir à l’offrir en conserve. La boîte porte, comme il se doit, l’image de la tour Eiffel et certifie l’authenticité du contenu en détaillant ses diverses composantes gazeuses, dans le plus pur esprit d’autodérision parisien. Même les natifs en sont ravis (on peut la leur remettre à l’occasion d’un départ pour la province ou l’étranger), d’autant plus qu’ils n’auraient pas imaginé que la chose se trouvât dans le commerce. C’est toutefois un cadeau quelque peu perfide : autant que je sache, personne n’ose jamais l’ouvrir. L’air de Paris, c’est si précieux et remarquable, qu’on a beau s’en moquer : on tient à ne pas le laisser s’échapper.
Jean-Pierre Jeunet, Baz Luhrmann Deux « Américains » à Paris
9Estelle Gapp
10Entêtante comme le taon de Socrate, une mouche virevolte dans un dédale de toits tortueux, se pose fébrilement sur le pavé rebondi d’une rue déserte inondée de soleil, et se fait brusquement écraser par le passage fulgurant d’une voiture lancée à vive allure. Plus tard, dans le même quartier, une étrange luciole verte scintille de mille feux, illumine la nuit de ses promesses festives, et précipite quatre hommes ivres de gloire aux portes d’un célèbre cabaret. Ici et là, un même tourbillon de couleurs excite le regard et l’entraîne dans une valse vertigineuse, où se confondent les personnages, les situations, les histoires. Véritable kaléidoscope visuel et sonore, l’enchaînement des premiers plans fait violence au spectateur et le laisse perplexe. Etourdi, comme abasourdi par un verre d’absinthe, l’esprit peine à comprendre l’intrigue qui se prépare. Mais bientôt le rythme s’adoucit, et le charme opère. Sur le point de quitter la salle, le spectateur, hagard, se ravise soudain pour mieux se laisser ravir. Car l’expérience hallucinatoire cède enfin au grand art illusionniste.
11De la violence de l’image à la douceur d’un songe, un même paradoxe semble animer les films de Jean-Pierre Jeunet et Baz Luhrmann. Dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, comme dans Moulin rouge, une sorte de paradoxe temporel tisse un lien surprenant entre le passé et le présent, entre la violence du monde contemporain et la douceur d’un rêve évanescent. Ici, le bruit abrutissant du métro parisien, comme le spectacle nu d’une naissance, ou l’absurdité désarmante des guerres, côtoie la poésie d’un quotidien à réinventer. Là, les reprises des plus grands morceaux de la musique pop-rock bouleversent les codes classiques du lyrisme et de la tragédie. Chez l’un et l’autre, un même fantastique onirique défend ainsi les valeurs du rêve et du désir, à travers le jeu provocateur de la juxtaposition et un art du collage hérités du dadaïsme. Dans leur Paris idéal et idéalisé, au parfum de nostalgie et de scandale, le réalisateur français et le réalisateur australien ne partagent-ils pas la même vision surréaliste d’un Montmartre romantique et romanesque, délicieusement anachronique ?
12Si certains, agacés par tant de bonne humeur en technicolor, ont pris la mouche, d’autres se sont piqués au jeu spectaculaire de l’amour et du hasard. De la place de Clichy aux marches du Sacré-Cœur, un même sentimentalisme naïf anime les personnages : Satine donne une patine particulière au passé, Amélie caramélise notre présent. Loin de toute image d’Epinal, le film de Jeunet partage avec celui de Luhrmann un sens du merveilleux qui transforme le quotidien en conte de fées. A travers leur conception de l’existence comme mise en scène, ils vérifient la fonction aristotélicienne de l’art, qui comble les lacunes de la nature et répare les injustices. Ainsi Amélie transforme la vie de ses voisins, et Christian redistribue les rôles. Mais, à l’origine de l’histoire, une petite fille souffre de l’indifférence de son père et s’accuse de tous les maux de la terre, tandis qu’un jeune homme lutte contre les protestations paternelles et le chagrin qui l’assaillent.
13Au cœur d’une polémique idéologique et esthétique qui déplore leur passéisme et leur décor de carte postale, « Amélie-mélo » et Moulin rouge ne sont pas de simples fantaisies, mais deux films résolument rétro et radicalement subversifs, en ce sens qu’ils détournent la réalité pour lui substituer un monde meilleur. Comme le taon de Socrate harcèle ses accusateurs, ils piquent au vif les petites contrariétés et les grandes douleurs morales, dans l’espoir de rétablir la justice. Chez les Grecs, déjà, la vertu consiste à faire le bien, et la souffrance est toujours une faute. Comme la mouche bourdonne aux oreilles des chevaux pour les faire avancer, Amélie Poulain fait du bonheur son cheval de bataille. Et si la Fée Absinthe agace ses adorateurs, c’est pour mieux les aiguillonner sur la voie de leur destin. De Socrate à La Fontaine, la métaphore fait signe vers la fonction critique du philosophe ; non pas celle, purement théorique et négative, de la contestation sociale, mais celle, pratique et positive, d’un nécessaire renversement des valeurs, dans un monde figé par le conformisme, l’injustice et la peur.
14Ce détour par le mythe platonicien et la fable classique met en évidence le talent de fabuliste des deux cinéastes. Au constat pathétique d’Hipolito, l’écrivain raté — « La vie n’est que la répétition infinie d’une représentation qui n’aura jamais lieu » —, l’art répond par l’affabulation, par un récit extraordinaire qui réinvente l’histoire. Aussi l’écriture du poète et les stratagèmes d’Amélie relèvent-ils d’une même démarche créatrice, conjurant le sort par la marque d’une volonté singulière. Chez Baz Lurhmann, le phénomène de théâtre dans le théâtre, poussé à un degré de satire doublement « spectaculaire », accentue le refus radical d’une réalité cruelle et sombre (l’amour contrarié par le pouvoir de l’argent). Chez Jeunet, Amélie l’entremetteuse s’invente un théâtre imaginaire, où le souffleur vole au secours de ses répliques défaillantes.
15Comme un pied de nez jubilatoire, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain et Moulin Rouge réintroduisent une dimension ludique, chaleureuse et colorée dans un monde terne, désabusé et déshumanisé. Dès lors, le jeu prend des allures de carnaval, comme pour mieux s’affranchir d’une réalité insoutenable. Dans un ailleurs meilleur, Montmartre devient le décor d’un rêve éveillé, où la vie de quartier a repris un visage humain et où la fête bat son plein. Tandis que la critique dénonce chez Jeunet le spectacle misérabiliste d’une France profonde, on s’étonne de trouver chez Luhrmann un Toulouse-Lautrec grivois, moins dévoué à l’art qu’à l’absinthe ! Mais, au delà de la caricature, la vie quotidienne s’invente ses ritournelles et ses rites, contre l’aiguillon du regret et la mauvaise foi du remords. Du strass de la scène au comptoir de zinc, des paillettes galantes aux pavés de la rue Mouffetard, des personnages, en quête d’auteur et d’amour, se font leur cinéma. Sous une tour Eiffel de pacotille, au clair d’une lune chantant sous la pluie, n’entretiennent-ils pas un mythe toujours aussi séduisant : la nostalgie du rêve américain ?
Hôtel Fournier, place Malesherbes
17Marchant sur les vieux pavés de la villa Virginie, dans le XIVe arrondissement, ces gros pavés déformés qui me rappellent tant Vilnius, ma ville natale, je regarde sur ma gauche, en contrebas, l’ancienne voie ferrée de la petite ceinture, aujourd’hui délaissée, vide et silencieuse. La végétation un peu anarchique qui l’envahit, ainsi que l’arrière des deux belles petites maisons qui la surplombent, donnant sur la rue Beaunier, mémoire du Paris ancien prise entre les grands immeubles, me ramènent dans un passé que je n’ai pas vécu, mais qui commence à exister dans mon imagination, comme une histoire liée aux personnes que je connais actuellement. Car, l’une d’entre elles habite encore cet endroit. Par ces vestiges qui témoignent pour moi d’une époque disparue, j’essaie de reconstituer une image, nécessairement faussée, mais qui m’obsède tellement, de ces temps que je n’ai malheureusement pas connus.
18En pensée, je monte déjà l’escalier jusqu’au second étage, au n° 5 de la ruelle. La belle porte de bois s’ouvre, et la vieille dame apparaît, radieuse, comme chaque fois que je la vois. Aujourd’hui, Hélène est fatiguée, épuisée par les nombreuses visites de ses fidèles amis. Nous restons donc assises et, sans parler, attendons le soir tombant et la tisane de 20 heures. Involontairement, poussée par la curiosité, je me lève, écarte le long rideau avec l’envie forte d’observer par sa fenêtre ce vieux tronçon de voie désaffecté, et de savoir comment elle le voit elle-même depuis tant d’années — soixante ans déjà, ce que je peux difficilement me représenter. La voie s’étale encore plus profondément que d’en bas ; la ruelle longeant l’immeuble disparaît presque, absorbée par ce vide et ces gros blocs de pierre consolidant les pentes du talus. Même la végétation semble encore plus envahissante, comme si l’on ne se trouvait pas à quelques pas d’un grand boulevard parisien, mais dans un petit village de campagne, avec sa gare abandonnée qu’aucun train ne dessert plus.
19« Tu sais que j’ai des livres signés par Milosz ? », dit tout à coup la vieille dame. Elle connaît par cœur les emplacements de ses innombrables ouvrages ; il lui suffit alors de chercher machinalement dans une de ces piles, près d’elle, sans même regarder, et les deux volumes sont déjà dans ses mains. J’examine celles-ci feuilleter avec précaution, du bout des doigts, les pages jaunies. Ses mains très blanches, d’une peau si lisse, ont longtemps tapé et retapé à la machine à écrire les nombreux manuscrits de son mari, le célèbre historien d’art Jurgis Baltrusaïtis, dont j’ai vu souvent le nom dans les rayons des librairies parisiennes.
20Elle me présente le Miguel Manara et le recueil des Dix-sept poèmes signés par le grand Oscar Milosz. « Il parlait comme un prophète », ajoute-t-elle avec admiration. Je l’imagine alors assis dans le même fauteuil que moi, puisqu’il vint dans cette maison, peut-être aussi silencieux que nous ce soir, après son épuisant travail à la Légation lituanienne qui se trouvait place Malesherbes (devenue place du Général-Catroux), à l’hôtel Fournier, résidence de la mission diplomatique de Lituanie entre 1925 et 1940. Que pensait-elle face à ce visage aristocratique tourmenté, ce regard tendu et fiévreux, ces paroles étranges, l’attitude altière qui trahissait une personnalité hors du commun ?
21Je les vois discuter de son nouveau recueil de poèmes, celui qu’il lui dédicaça, dès ses dernières recherches sur L’Apocalypse qu’il lisait en hébreu ; ou encore de son ardent travail diplomatique pour la cause lituanienne, en ces temps si tourmentés de l’entre-deux-guerres. Son lieu de travail, cette Légation « calme, tranquille et démocratique », comme l’a décrit Czeslaw Milosz qui la fréquenta durant l’hiver 1934-35, n’était-il pas une sorte de repère pour Oscar, lui qui changea à de nombreuses reprises d’appartement à Paris — avenue Kléber, rue de Chateaubriand… —, avant de s’installer définitivement à Fontainebleau ? L’hôtel Fournier était cher non seulement au cœur des Lituaniens de l’époque, mais aussi aux Lituaniens d’aujourd’hui, pour lesquels il demeure un symbole de liberté, plus de soixante ans après qu’ils en aient été chassés. C’est d’ici qu’Oscar Milosz menait son combat politique ; c’est ici qu’il rédigeait ses discours les plus osés, et en même temps les plus poétiques, parmi les discours officiels défendant son « petit pays lointain » ; c’est ici, enfin, qu’il faisait part, dans l’intimité de son entourage diplomatique, de ses visions prophétiques les plus surprenantes, d’une dureté effrayante sur la guerre qui allait bientôt menacer l’Europe entière…
22Jetant un coup d’œil sur cette Place, je l’imagine la traversant, passant devant la façade néo-gothique de l’actuelle Banque de France ou de la statue d’Alexandre Dumas, longeant les allées arborées et s’asseyant à une table du café « Le Dumas » (existait-il alors ?), au coin de la rue Legendre. Il lui suffisait, pour cela, de faire quelques mètres vers la gauche en quittant son lieu de travail. Milosz avait coutume, dit-on, de marcher en parlant, d’un pas impatient, de traverser les endroits sans les voir, égaré qu’il était dans ses pensées vertigineuses, toujours tourmenté par le problème de l’espace, puisque, écrivait-il, « le lieu réel, le lieu seul situé est en moi ». Peut-être alors observait-il parfois, par la fenêtre de l’hôtel Fournier, la totalité de cette place rectangulaire, plantée d’arbres si majestueux, coupée en quatre par le croisement du boulevard Malesherbes et de l’avenue de Villiers.
23Il ne se doutait même pas qu’un jeune poète qu’il avait invité, André Silvaire — ne parvenant pas à surmonter sa timidité et n’osant se décider à franchir les portes de la Légation —, arpentait nerveusement le trottoir sous ses fenêtres. Il se peut d’ailleurs que, grâce à cette rencontre manquée, qui demeura son éternel regret, André Silvaire soit devenu plus tard, passionnément et tout au long de sa vie, le seul éditeur des œuvres complètes d’Oscar Milosz. Il s’installa d’abord au 16 de la rue de Bellechasse, créant à la Libération les éditions « Librairie Les Lettres », devenue plus tard les « Editions André Silvaire » ; il déménagea alors pour le 20, rue Domat, petite ruelle située à quelques pas de la place Maubert — là même où Bachelard faisait son marché. La modeste devanture de bois, demeurée probablement telle qu’au début du siècle, est couverte de portraits de Milosz placés dans la petite vitrine. En ouvrant la porte et en pénétrant dans la boutique exiguë, une « odeur de temps » (Milosz) vous saisit, une atmosphère intemporelle vous surprend, due aux seuls objets présents : des montagnes de livres empilés jusqu’au plafond, envahissant tout l’espace, le vieux bureau en bois au centre de la pièce, derrière lequel André Silvaire œuvre aujourd’hui encore quotidiennement et patiemment à ses précieuses recherches.
24Les sirènes des ambulances, fonçant à toute allure sur l’avenue du Général Leclerc, m’extirpent brusquement de mes pensées. Etonnée, je m’aperçois que je n’ai pas encore quitté la villa Virginie et, pour la première fois, suis emplie du sentiment que cette ville, qui m’était jusqu’ici tellement étrangère, devient presque familière ; qu’à travers ces liens imaginaires que j’ai tenté de renouer, je revis des moments non seulement de sa propre histoire, mais aussi un peu de la mienne. Et qui sait où se trouve vraiment la frontière ?
La Ville invisible
26Paris est un réseau de frontières invisibles. Tant que l’on ne commence pas à soupçonner l’étendue des territoires qu’elles délimitent, on reste étranger aux deux rives de la Seine.
27J’adore les villes, mais je vis dans une île qui ose considérer urbains quelques gros bourgs assoupis et je rêve en permanence de revoir les villes qui me tiennent particulièrement à cœur : New York, bien sûr, Bombay, Shahjahanad, du nom que je conserve à la vieille Delhi. Et j’écris ces quelques lignes de Harare, au Zimbabwe, une vibrante capitale que je découvre depuis 48 heures, alors que ce pays se prépare dans la douleur et la peur aux élections présidentielles de début mars. Je ne désespère pas de voir un jour Samarcande et Boukhara, les joyaux de la Transoxiane. Mais je ne rêve jamais de Paris. Ce n’est pas nécessaire. Ses rues, ses odeurs, ses ambiances, la saveur d’un simple jambon-beurre me reviennent comme une gifle qui colle à la peau dès que me tenaille le souvenir de mes plus grisantes années de jeunesse. Comme je ne suis plus jeune, c’est par défaut que Paris habite mes souvenirs.
28C’est aussi par défaut qu’on découvre ce que Paris n’est pas. C’est de la banlieue la plus proche qu’on ressent la distance entre une illusion et son reflet ; c’est quand on y revient pour rentrer chez soi qu’on mesure combien ces quelques mètres après le périphérique creusent l’écart entre deux mondes. Il faut descendre un soir à Corentin-Celton, petite place épuisée, sorte de no man’s land triste et sans âme entre Vanves et Issy-les-Moulineaux, il faut y descendre après une journée de travail, quand la banlieue n’a plus aucun horizon à offrir au regard, il faut sentir, à la sortie de la station, que même la porte de Versailles, à côté, est à l’autre bout du monde, il faut se sentir seul et sans but, sentir que chaque pas que l’on fait nous enfonce un peu plus dans l’ombre de ces immeubles gris, il faut se sentir si loin de tout, condamné à allumer la télévision, sans projet pour cette soirée, il faut vraiment sentir le spleen de la banlieue la plus proche pour commencer à comprendre ce qu’est Paris, à deux pas.
29Paris, pour moi, ce fut d’abord une carte orange. Car c’est spontanément le plan du métro que consulte celui qui ne connaît pas la ville. Quelques semaines après mon arrivée, jouant le guide averti pour un couple de compatriotes en voyage de noces, je leur imposai plus d’une heure d’une rame à l’autre pour aller de Beaubourg au boulevard Haussmann. Il suffisait d’une petite marche, à peine six cents mètres, en remontant le boulevard de Sébastopol ; et je dus, ce jour-là, infliger à mes amis au moins trois changements, quatre lignes de métro et un bon kilomètre de couloirs pour que nous nous retrouvions à trois foulées de notre point de départ ! Pour celui qui ne connaît pas encore la ville, seule la station offre un repère. Et toute audace au delà du pâté de maisons est d’abord une série de noms qui s’enchaînent. Saint-Sulpice, Saint-Placide, Rennes, « fermée au public », Lamarck-Caulaincourt, Edgar-Quinet, Filles-du-Calvaire. Et l’on se demande bien ce qu’on trouverait si l’on descendait à chacune de ces stations. On apprend, par la suite, qu’en venant de Convention pour aller vers Etoile, on change à Pasteur et non à Montparnasse ; on apprend à se mettre à l’avant, à l’arrière ou au milieu du train, suivant que l’on va vers Porte-de-Clignancourt ou vers Maisons-Alfort. Mais ces réflexes d’indigène, il faut longtemps tâtonner avant de commencer à croire qu’on pourrait les acquérir. On se trompe de train, de direction, de station, de quai et de sortie ; et l’on en vient à croire que l’on se perdrait encore plus si l’on tentait l’aventure en surface.
30Puis, cela se passe un beau jour, peut-être en vélo, au beau milieu de la rue de Vaugirard. On vient de passer le boulevard Pasteur et l’on a longé les murs de l’hôpital Necker ; on traverse le boulevard du Montparnasse, et, subitement, on a changé de quartier. C’est toujours la longue rue de Vaugirard, mais on vient d’échapper au XVe arrondissement. Encore quelques mètres, on traverse Raspail, et c’est à nouveau autre. Ce n’est plus le VIe qui fait encore zinguerie et paupiette de veau-fromage ou dessert ; ici, on vend du livre, de l’affiche de cinéma, des illusions de Louvre. Dans les appartements, on peut voir les poutres, la lumière des intérieurs semble plus chaude ; dans ce reflet de rouge et de bleu, c’est peut-être Delaunay qui trace encore un cercle. Entre la rue Guynemer et le croisement de la rue Saint-Jacques, comme pour s’excuser d’être si longue, la rue de Vaugirard se laisse avaler par le Luxembourg. Dans la grande allée du « Luco », je me suis demandé, un jour, où pouvait bien habiter le monsieur des petits poneys : à Montreuil ou à Montrouge, peut-être à Ménilmontant, du côté disparu d’une autre frontière invisible.
31Paris fut longtemps traversé ainsi par de grands axes, des lignes de partage séparant le Louvre du Palais-Royal, la Sainte-Chapelle des Halles, Frollo d’Esmeralda. Mais, le plus intriguant, ce qui échappe le plus à l’explication, ce sont ces points de passage, sur la même rive, dans un même arrondissement, d’un quartier au prochain, d’un village à un autre, parfois même de la ville au hameau. Nous sommes dans le quartier du Bon Marché. Tous les plans de Paris disent que la rue Saint-Placide conduit de la rue de Sèvres à la rue de Rennes. Mais voici qu’on y entre sans trop y faire attention, qu’on passe, sans vraiment les regarder, les magasins de vêtements et de chaussures au bas de ce passage comme un autre d’un quartier commerçant. Puis la rue du Cherche-Midi vous coupe le passage, et il faut s’arrêter. C’est là qu’il faut des yeux pour voir.
32A l’angle des deux rues, d’abord le Nemrod, où, depuis un quart de siècle, seuls les riverains ont le privilège d’être reconnus par Serge, le serveur. Rien que pour son pavé au Roquefort, le troquet vaut un arrêt. Mais aussi pour voir vivre ce minuscule quartier, petite île invisible sur les cartes. Quelques appartements à « loyer de 48 » laissent traîner là quelques bohèmes qui, autrement, auraient été repoussés vers ailleurs. Il y a l’habilleuse de théâtre qui sort son haut vélo hollandais ; il y a la chercheuse du laboratoire d’Edgar Morin qui ne va jamais au travail avant onze heures, jamais sans avoir commandé son double-express à Serge. On peut aussi voir Jean-Pierre Marielle qui vient acheter, à la boucherie d’en face, deux cent cinquante grammes de veau, en précisant qu’il le veut tendre, pour un petit garçon. N’allez pas vérifier si tout cela est vrai. C’est invisible. C’est encore ressenti par défaut. C’est Paris.
Petite géographie sentimentale
33Anne Pommatau
34Paris s’annonçait mal : le train s’engageait entre deux murailles sinistres en meulière noircie, assorties au ciel de suie et à la pluie qui s’était installée peu après le Morvan. Puis c’était le quai encombré et bruyant, et l’anxiété devant l’impérieuse nécessité d’agir, de choisir vite la bonne direction dans la bousculade pas franchement joyeuse des retours de vacances. Déjà les ingrédients d’une future vie parisienne étaient donnés : rain and tears…
35A Paris, il pleut. On le sait quand on doit circuler avec ces cartons qui déteignent en vert sur les dessins, quand on vit juste sous un toit de zinc bien sonore. Quand on scrute avec angoisse un ciel dont le gris n’en finit pas de s’épaissir, on doit bien constater que les hirondelles se hâtent de le déserter, dès le début du mois d’août…
36Trouver une chambre à louer, accomplir les formalités administratives, faire la queue pour les inscriptions : l’urgence complique tout, provoque la course et la confusion. Découvrir les distances et les moyens appropriés pour les négocier, habitude de penser « à pied » — réflexe de proximité —, au lieu de penser lignes et correspondances de métro ; se munir de monnaie pour les cabines téléphoniques ; devoir se contenter de celles, nauséabondes, des sous-sols de bistros, puis se résigner en fin de soirée à celles, surpeuplées, de la grande poste du Louvre… Ville brutale, nerveuse, autoritaire, surchargée de signes, d’injonctions — on ne stationne pas sur la marche d’un escalator ; ville à l’implacable aiguillon qui clignote, impatient comme le curseur devant la lenteur de la pensée qui ne parvient pas à s’écrire… L’esprit s’affole, s’embrouille devant ce plan d’arrondissement indéchiffrable et le paysage étranger qui s’obstine à ne pas lui correspondre.
37Circulation effrénée de la foule et des voitures ; vertige du périphérique, la nuit ; vitesse des conduites dont on prend conscience au retour dans la « presqu’île » lyonnaise — qu’on pensait être le summum de la fébrilité urbaine… La nécessité de s’intégrer, de se débrouiller, aiguise les sens devant un monde opaque dont il importe de connaître les codes d’accès : aisance insolente des passants, indifférence des passagers du métro, assurance intimidante des garçons de café, masses oiseuses des touristes et des badauds, ou brouillonnes des étudiants d’après 68…
38Ville distante et maussade, celle du Paris gris-blanc haussmannien et sa « griffe spatiale » du label qualité-bourgeoise. Sa décoration répétitive, son néant très correct, ses artères prestigieuses respirent la morosité du luxe. Tout, dans ces quartiers où il n’y a pas d’intrus, vous signifie que vous n’êtes pas à votre place : d’ailleurs, vous empruntez les escaliers de service pour vous rendre dans des « chambres de bonne ». Façades privées de vie, imbues de leur privilège, cachées derrière leurs rideaux de buissons noirâtres, leurs contre-allées plantées ; et on devine l’impératif : rester bien lisse… Il y a quelque chose de désespérant dans ces longues rues vides qui instillent parfois même le sentiment diffus de visiter une ville de province aux volets clos. La globalisation mortifère en fait des rues répressives, malgré leur air tranquille. Les grandes masses idéologiques dominent encore, surpuissantes, avec les intrusions-inclusions de bâtiments emphatiques et rutilants qui donnent ce mélange particulier aux Champs-Elysées qu’est la « boulevardisation » et son faux melting pot : business, show business, prêt-à-porter, bijoux trop voyants, hommes d’affaires libanais, touristes en short… Et puis cette zone morte en arrivant vers la Concorde, occupée par trois arbres gorgés de gaz carbonique, pelés l’hiver, grillés l’été. Dans ces quartiers-mausolées, tout est gigantesque et « ringard », sans autre trouvaille que la récupération d’un sentimentalisme un tantinet gâteux que manifestent les initiatives municipales populistes : le sympathique « marché de Noël », grande roue, faux vieux manèges. Partout des « lieux de mémoire » embaumés pour lesquels il faut compenser : « Les fêtes n’étant plus spontanées, il faut les organiser » (Comité Saint-Germain-des-Prés) ; et la Seine se voit investie de l’inévitable mission poétique. Tout au plus l’ordonnancement muséal de ses rives, dans la lueur grise des aubes et des soirs pas trop noyés de pluie, suscite-t-il un tranquille apaisement, parfois de mornes réflexions sur « l’humide », quand le cri incongru d’une mouette ne vient pas raviver la nostalgie d’un port de mer…
39Ailleurs, Paris a ses trottoirs : couturés, rapiécés, éventrés ; abords des cinémas, des lycées atteints de pityriasis versicolore — taches blanches, rondes, des chewing-gums ; emballages Mac-Do, dégueulis de noctambules, boîtes de bière, sacs plastiques éventrés, fouillés par d’innommables pigeons, fientes corrosives des mêmes pigeons sous le métro aérien, fruits écrasés, trognons de maïs à Château-Rouge qui ne sont plus jaunes mais verts d’avoir roulé dans la crasse noire, tas de mégots d’une voiture qui se soulage dans le caniveau, chutes de tissus échappées des gigantesques sacs-poubelle du Sentier : on n’y prêterait même plus attention tellement « ça » fait partie du paysage, si un instant de trop grande concentration ne risquait d’être fatal ! Les innombrables déjections canines entravent les cheminements de la pensée et nous obligent à des réflexes qui s’acquièrent avec une longue expérience de dédoublement mental : une partie inconsciente veille au grain (ou plutôt à la crotte) pour permettre à l’autre de gamberger…
40Mais « Paris nous appartient ». L’accumulation des expériences, la multiplicité des découvertes créent une sorte de géographie ludique. Etudiants des Arts-Déco, nous avions besoin de ses cafés, bars de nuit, bibliothèques, jardins publics, petites places ombragées. Souvent Paris fut un terrain de jeu, le théâtre de nos opérations. La Bastille des années 70, Bercy désaffecté, la Petite Ceinture, les théâtres à l’abandon, le Père Lachaise, les anciennes gares de La Chapelle, autant de territoires sources de dérives, d’explorations, de dessins. Paris est plein de collines et de rues qui s’y accrochent comme la Montagne Sainte-Geneviève, ou qui s’y enroulent doucement comme la rue des Pyrénées sous ses acacias. Plein de grottes — les égouts —, il est aussi plein de trous, d’échancrures qui repoussent la ville et libèrent de grands pans de ciel, comme cette vallée de rails qui surplombe la gare du Nord. Parfois, les noms articulent une phrase que les pas écrivent ; ils aimantent les trajectoires, conduisent les déambulations et dessinent une géographie rêveuse : Bonne-Nouvelle, rue de la Fidélité, passage du Désir, rue de Paradis.
41Paris n’est pas comme ces tristes utopies globalisantes. La ville est truffée d’apparitions architecturales ; c’est soudain une harmonie dans le décoratif, dans la stature, une ingéniosité, parfois même le souffle d’une philosophie. Fonte et vitres, les immeubles de la rue de Réaumur, brique rouge soutachée de blanc des ensembles sociaux des années 30, façades byzantino-art-nouveau des cinémas et des théâtres — monumental comme le logo d’une major : le Grand Rex. Alors qu’à Lyon la réserve est de mise (on ne met surtout pas l’argent dans la façade), ici les murs sont loquaces, racontent leurs habitants et leur histoire.
42Paris-couleurs : c’est avec l’étranger que j’ai d’abord aimé Paris, me sentant solidaire dans l’exil — les couscous, nourriture chaleureuse et généreuse pour nos chiches revenus ; les pâtisseries maghrébines luisantes de miel, aussi colorées et brillantes qu’imprévues dans les formes et les saveurs.
43L’entrelacs du métro fédère Paris et relie des incompatibles. On passe de Saint-Sulpice à Château-Rouge pour plonger dans un univers à l’énergie débordante ; bruyante vitalité, désinvolture à la Goutte d’Or : on vit dans la rue par tradition culturelle et surtout pour échapper à l’exiguïté que décrivait déjà Zola dans L’Assommoir : « Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes. »
44Ce sont encore les grands paniers d’osier du marché Dejean : manioc, patates douces, les boucheries Hallal qui dégorgent tôt le matin de musique raï, les poissonneries étranges avec la faune du Golfe de Guinée — Thiofs, Capitaines, Requins, Bonites, Tilapias, Coqs rouges —, les seaux de glace pilée remplis de sodas, les amoncellements de sacs immenses, de valises et de malles qui rappellent l’exil, les téléboutiques où l’on peut à bas prix appeler la famille au bout du monde, les cosmétiques (se blanchir la peau) et cheveux postiches en mèches tressées et bouclées de volumes et de couleurs fabuleuses, rouges ou blonds improbables, le paradis du tissu, cotons flamboyants — wax et bazins — à Château-Rouge, satins brillants, lamés ou rebrodés d’or et d’argent d’Afrique du Nord à la Goutte d’Or, gazes impalpables des soieries (peut-être bien du nylon, d’ailleurs !) indiennes près de La Chapelle, toutes ces couleurs, font rêver nos yeux embués de gris. Les bidons — bleus, rouges, jaunes —, les cuvettes et les bassines en plastique, les faux bananiers et les tongs multicolores débordent de minuscules boutiques-cavernes d’Ali Baba. Les foules, elles, débordent sur la chaussée entre Anvers et Barbès devant les grands magasins cheap ; les enfants, si rares dans les « Paris » bien calibrés, ici pullulent : fillettes indiennes habillées comme des princesses du dimanche, petits Blacks nerveux et rieurs…
45Le bain sonore des voix, des accents et des langues vous enveloppe : Algérie, Mali, Pakistan, Sénégal, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Ghana, Sri Lanka (la langue tamoul roule comme de l’eau sur les galets). Il faut savoir se mouvoir dans cette ambiance apparemment nonchalante — lenteur et grâce — mais très codifiée : des gaietés démonstratives, des palabres, des affaires qui se trament, des voix qui flambent et qui s’éteignent tout aussi soudainement… Et le maintien digne des jeûneurs du Ramadan : dans ces impressionnants groupes d’hommes — fumeurs invétérés —, pas une seule cigarette.
46Circuler invisible, pas comme à Lyon sous le regard des autres. La multitude permet l’anonymat et favorise une communication légère, sincère pourtant, déchargée du lendemain : humour, connivence. Paris, toujours en éveil, réagit avec inventivité et extraversion à l’événement impromptu, à la surprise, aux intempéries, aux grèves, aux fêtes : à tout ce qui soude et fédère.
47Mais ce Paris que l’on vit risque toujours d’être instrumentalisé. Il devient marchandise (le « typiquement parisien ») quand les tour operators en font un spectacle à visiter. Les quartiers vampirisés par les modes sont laissés exsangues, livrés aux touristes ; et l’exotisme d’aujourd’hui se mue en pittoresque propre à la consommation. C’est la Bastille, livrée à l’industrie de l’entertainment, avec ses cafés, ses restaurants, ses dancings (dé)branchés ; les Halles, avec la « fripe » et le porno ; c’est encore Saint-Germain-des-Prés, qui classe au patrimoine ses brasseries existentialistes pour donner le change à l’industrie de luxe…