Études 2002/3 Tome 396

Couverture de ETU_963

Article de revue

Télévision

Pages 399 à 402

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La campagne à reculons

1A l’heure où ces lignes seront lues, la compétition présidentielle aura peut-être pris un nouveau tournant. Les candidats « probables » se seront probablement déclarés. Certains signes, en ce début d’année, entretiennent toutefois la perplexité : cette campagne va- t-elle répondre aux attentes ? On sait le discrédit qui ronge la politique. La disgrâce télévisuelle s’attachant à ses acteurs a déjà été évoquée dans ces pages. La démobilisation des citoyens ne trouve-t-elle pas aussi sa source à la télévision ? Pour les électeurs, le petit écran remplace, avec la radio, le préau d’école des militants d’hier. Or, que propose-t-il ? Les prudences et les timidités des programmes témoignent pour le moment d’un estompage des enjeux, mais aussi d’un évitement des prétendants.

2Les grandes chaînes misent sur le spectacle. Après les offensives orchestrées autour de « Loft Story » et de « Star Academy », la compétition devrait continuer de plus belle. Mais l’événement-phare de l’année ne sera ni un premier, ni un second tour dans les urnes… Il viendra d’Asie avec la Coupe du monde de football. D’où le manque manifeste d’enthousiasme pour ce double rendez-vous présidentiel et législatif.

3La télévision n’aura pas été pressée d’entrer en campagne. Elle a commencé par ressortir des tiroirs quelques formules modestes, comme l’invité de fin de journal télévisé (« Elections 2002 » sur France 2, « Face à la Une » sur TF1). Ou bien quelques mini-débats rondement ficelés dans des émissions au label politique encore reconnu (« France Europe Express » sur France 3, « Mots croisés » sur France 2). Elle a aussi tenté de gonfler l’audimat en déclinant des thèmes traditionnellement acquis à un large public. Pour premier sujet d’une nouvelle série intitulée « Quand je serai président », France 3 a ainsi choisi l’insécurité. Entre des reportages efficaces et le discours des acteurs politiques présents sur le plateau, on percevait alors le décalage. Ces derniers seraient-ils devenus encombrants ? Dans cet avatar de démocratie directe à la télévision, l’émotion a toutes chances d’être systématiquement privilégiée par rapport aux débats d’idées.

4La campagne électorale ne séduit guère les directeurs de production et de programmation. Elle constitue un terrain très surveillé. La comptabilité d’apothicaire qu’impose la réglementation sur les temps de parole peut décourager plus d’une initiative. Par ailleurs, les animateurs (Michel Drucker, Thierry Ardisson, Marc-Olivier Frogiel) sont prêts à tout, sauf à deviser sagement, sur leur plateau, de l’avenir de la France. Quant aux journalistes, ils cherchent leur inspiration pour renouveler un genre essoufflé, quand ils ne sont pas mis en quarantaine, comme Alain Duhamel. Sa maladresse serait-elle d’avoir signé un livre d’entretiens avec l’un des candidats ?

5Quel programme est réellement en mesure d’informer les futurs électeurs, d’éclairer leur choix ? Parler d’un thème que l’on a vite localisé « au cœur de la campagne » comme celui de l’insécurité ? L’intention est louable. Mais ce genre de sujet (également choisi à « Ça peut vous arriver » sur TF1) risque en permanence de dériver entre simplification et sensationnalisme. Qui pourra alors prendre réellement connaissance des enjeux de cette élection ? Quel téléspectateur aura la chance, d’ici le 21 avril, de distinguer clairement le programme de l’un de celui de l’autre ? Sur la sécurité, bien sûr, mais aussi sur l’Europe, la mondialisation, la bioéthique, la justice, l’éducation, que sait-on des choix de société qui se dessinent ? À la veille d’une première échéance électorale essentielle pour ce siècle commençant, le besoin pourrait se révéler urgent : l’arène politique de ces dernières années n’a guère facilité la clarification des idées.

6Il y a plus symptomatique encore : ces enjeux sont estompés faute des deux principaux témoins, à charge et décharge. Quelle que soit l’estime portée aux « troisièmes » hypothétiques, ou la déférence due aux « petits » déclarés, cette théorie hétéroclite de candidats ne peut, à elle seule, pallier l’absence des deux finalistes attendus. Retrouver avec indulgence les certitudes d’Arlette Laguiller ou découvrir avec obligeance le lyrisme oratoire de Christiane Taubira ne suffit pas pour aider au choix final. En attendant… Godot-Chirac et Godot-Jospin, le petit écran joue, en somme, la montre : il accueille ainsi des outsiders sans illusions (François Bayrou, Jean-Pierre Chevènement…), ou encore des primo-ministrables (François Hollande, Philippe Douste-Blazy…) qui occupent d’abord le terrain des formules et des petites phrases. Et lorsqu’on tombe sur des « promoteurs » d’idées (Martine Aubry), on ne fait pas directement le lien avec le candidat présidentiel « possible » qui devrait se deviner derrière. La télévision recrute aussi les épouses, qui ne veulent plus être des potiches : Bernadette Chirac épilogue sur son livre chez Michel Drucker (France 2) ; Sylvianne Jospin trace sociologiquement les limites de son rôle chez Daniel Schneiderman (France 5).

7L’absence de vraie campagne tient donc de l’absence momentanée des deux challengeurs. Dans ce théâtre d’ombres, on les voit certes, mais ce ne sont pas les candidats. Tout se passe par personnages intermédiaires ou par mises en scène calculées. Souvenons-nous de cette fameuse main du Premier Ministre fugitivement posée sur l’épaule du Chef de l’Etat, lors d’une cérémonie de vœux. Les télé-politologues en ont déduit avec gourmandise les subtiles intentions des bretteurs en campagne… C’est le choix de l’évitement, pour l’un et pour l’autre. Pour Jacques Chirac comme pour Lionel Jospin, la tactique du coureur cycliste sur piste est plus que jamais privilégiée : savoir attendre et démarrer au bon moment, le plus tard possible. Cette conduite est-elle respectueuse de l’électeur ?

8Certes, elle n’est pas nouvelle. D’autres, auparavant, s’y sont prêtés, dans la crainte du faux pas ou de l’essoufflement. On imagine mal des candidats monopolisant les écrans dans des campagnes interminables et d’intérêt inégal. Mais cette tactique s’inscrit, cette fois-ci, dans une compétition particulièrement confuse, devant laquelle les exigences des télé-électeurs sont naturellement plus fortes.

9Car, qui défend un bilan et qui l’attaque ? Bilan de gouvernement ou de présidence ? De plus, qui est le sortant ? Le Chirac président de la République des années 1995-97, ou le Chirac chef de l’opposition des années 1997-2002 ? Mais encore, qui est le challengeur ? Le Jospin qui rêve de passer de Matignon à l’Elysée, ou le Jospin leader de la majorité actuelle ? Tous ces profils sont, en tout cas, absents de l’émission intitulée « Quand je serai président », comme des autres programmes censés apporter un peu de clarté. Et ce ne sont, dans la dernière ligne droite, ni la campagne officielle à la télévision – toujours très stéréotypée –, ni l’éventuel face-à-face d’entre les deux tours – toujours réducteur – qui devraient suffire à éclairer en profondeur téléspectateurs et électeurs. Il y a donc là une urgence en matière d’instruction civique. Une télévision « citoyenne » aurait à cœur d’y répondre.

10Aucun analyste politique ne peut écarter l’hypothèse d’une victoire partagée pour les deux hommes, l’un à la présidentielle, l’autre aux législatives. Aucun des deux ne s’aventurerait à rejeter a priori cette hypothèse. Elle signerait, somme toute, la victoire de la cohabitation, ce système hybride de partage du pouvoir exécutif installé par la maladresse de l’un et plébiscité par la lassitude des Français. Pareille perspective confuse pourrait aussi expliquer la difficulté du petit écran à clarifier les enjeux de cette échéance électorale. Pas étonnant, dès lors, que la télévision entre à reculons dans cette campagne présidentielle : le débat des idées, ample, profond et franc n’est plus vraiment de mise. Ce constat est aussi celui de la télévision de la cohabitation.

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