Études 2002/3 Tome 396

Couverture de ETU_963

Article de revue

Théâtre

Pages 391 à 395

Notes

  • [1]
    La société se débarrasse de l’âme, nous fait vivre sous le régime de l’anesthésie : « Avec cette suppression et l’idée de péché, disparaît aussi tout espoir de grâce. […] L’enjeu de Loft Story, c’est de jouir de voir des hommes et des femmes vendre leur âme. »
  • [2]
    Dans un décor nu, parsemé de quelques accessoires, miroir, pans de mur en ruine, statue d’un immense cheval se cabrant, comme un rappel à la fois baroque et surréaliste de la poésie absente, Roger Planchon a créé un espace étrange, où les trois témoins parlent avec simplicité du poète disparu, face au public, fasciné, qui les écoute dans l’ombre.
English version

L’Exaltation du labyrinthe, d’Olivier Py, au Théâtre National de la Colline et au CDN d’Orléans, après le TNS de Strasbourg. Mise en scène de Stéphane Braunschweig

1Auteur, metteur en scène, acteur, Olivier Py, à trente-cinq ans, est le dramaturge le plus puissant, le plus profond, le plus libre de notre époque. « Ma vision du monde est celle d’un chrétien horrifié par son temps. Révolté » ; tout en étant mystérieusement baigné, dans ses profondeurs, par une grâce surnaturelle. « Je n’étais pas d’une famille chrétienne, et j’ai été touché assez tard par la majesté de la liturgie. » Ce qui l’a bouleversé, « c’est la pensée d’une présence réelle, qui est le sens venu à nous de manière infiniment douce ». Bien qu’on ait fait croire à sa génération que ça ne marche plus, « les âmes se retrouvent », surtout parmi les jeunes, parvenus à survivre « dans un tel désert ». Le mot frère est central pour lui. Il s’agit de l’autre, « avec lequel le lien mystique est affirmé, lien surnaturel » – non pas de frères de combat, mais d’impatience et d’espoir. Dans une longue conversation avec Bruno Tackels, il va jusqu’à affirmer (à l’occasion de son travail avec des jeunes comédiens sur sa pièce : Au monde comme n’y étant pas) : « Il s’agit pour le moins de faire advenir le divin... »

2Mais comment est-ce possible, au sein de cette société marchande dont les dégâts infligés à notre corps et à notre âme (O. Py n’a pas peur de ce mot) sont innombrables ? « Tant qu’on fondera l’organisation de la vie civile sur une idée historique et matérialiste de l’homme, on ne fera jamais qu’agrandir le pouvoir babylonien, capitaliste, des marchands [1]. » Ce n’est pas dire qu’Olivier Py oppose l’esprit à la matière : « La pensée catholique dit justement que l’invisible vient dans le visible (il adore ce mot “vient”). Le Christ est celui qui vient, ce qui vient entre nous. […] Cette grande révélation de l’homme et de sa nouvelle alliance n’en finit pas de venir. » Et c’est cette venue qui éclaire le mal au dehors comme au dedans, le brûle, le consume jusqu’à la cendre, à travers les situations de son théâtre les plus ignominieuses, horrifiantes, désespérées (nous le verrons dans L’Exaltation du labyrinthe). « J’éprouve le besoin de faire quelque chose avec mon péché […], de savoir en quoi ce péché peut être combustible. » Et il ajoute : « Il faut qu’on m’apprenne à faire de la lumière avec mon péché. » Cela seul efface la culpabilité. Mais si la faute morale concerne l’autre, « le péché ne concerne que mon âme, c’est à elle seule que je fais du mal ». Pensée qui éclaire la terrible confrontation des générations, sujet central de la pièce, à l’occasion des souvenirs de la guerre d’Algérie où Olivier Py veut comprendre cet héritage du racisme et de la haine, exorciser ces démons dont les vivantes présences empoisonnent nos mémoires.

3L’Exaltation du labyrinthe raconte le combat véritablement mortel et sans pitié entre un fils et son père. Celui-ci, nommé Dédalle, est un ancien officier qui, durant la guerre d’Algérie, torturait les Arabes ou les jetait dans le vide du haut de son hélicoptère ; toujours sur ordre, bien sûr. Cela ne l’a pas empêché de devenir ministre, tacitement amnistié, magouilleur, jouisseur cynique, à la fois cruel et secrètement désespéré. « Un corbeau qui mange un cadavre d’enfant, ça a sa beauté. » Parlant de son fils Maxence, il dit : « Je ferai de lui un de ces miséreux de l’âme qui croient donner l’aumône alors qu’ils tiennent la sébile. » C’est tout ce qu’il mérite. « Ce n’est pourtant pas bien compliqué de dire une chose et d’en penser une autre. […] Pourquoi faut-il qu’il se montre tel qu’il est ! C’est une forme de mysticisme, abjecte, bien sûr, comme toute métaphysique ! Le déshonneur n’est pas une mauvaise parure, au diable les purs, qu’ils aient ce qu’ils méritent, des maladies de peau ! » D’ailleurs, tout le monde ment : « Il doit être reconnu par ses pères, et puisque ses pères sont des félons, il faut qu’il soit félon ! » L’ancien bourreau s’est mis au théâtre, montrant le décor de sa dernière pièce : un labyrinthe. « L’exaltation du labyrinthe, voilà toute ma philosophie ! Ce n’est pas la croix qu’il faut peindre en majesté, mais le labyrinthe, il faut imaginer Minotaure heureux ! » Et il cite l’Evangile en raillant : « Quand l’œil est malade, c’est tout le corps qui est malade. » A quoi son assistant, qui le connaît bien, lui rappelle Maître Eckhart : « L’œil avec lequel je vois Dieu est aussi l’œil par lequel Dieu me voit. » Ce qui met en joie le terrible Dédalle. Tel est l’effrayant personnage.

4Maxence, pour se venger de lui et le déshonorer, se lance dans une révolte sauvage, bourré de dettes, plongé dans la débauche, drogué à l’absinthe (l’agonie verte) par un satanique travesti, Rose des Vents, qui l’empoisonne avec ses « gouttes d’émeraude ». Leurs liens tissés de haine et d’envoûtement sont complexes, plus obscurs qu’il ne paraît. Maxence traîne encore derrière lui un clochard hideux, Miserere, dont l’abaissement laisse pourtant fulgurer des éclairs surnaturels : c’est le père de Louise (amante de Maxence), humble et laide, pareille à la femme pauvre de Léon Bloy, dévouée jusqu’au fond de l’âme à celui qu’elle aime, si bas qu’il soit tombé. Elle le voit au delà des apparences, sans jamais le juger : « Il faut être fort pour ne pas être emporté par des démons comme les siens. Oui, je crois qu’il lutte pied à pied chaque jour contre l’engloutissement de sa conscience. » Elle perçoit combien sa dégradation l’humilie et l’épouvante : « Quand il fait le mal, quand il prend le fer de l’injustice et qu’il frappe joyeusement dans le confort et les consolations des autres, là il a un peu de repos, le crime est son dernier recours, son ultime asile. […] Il est un criminel, un lâche, un débauché, un traître, bien, bien, tant qu’il est tout cela, il est encore un homme. »

5Louise dialogue ainsi avec Mathieu, présent depuis le début auprès de Maxence comme un mystérieux jeune ange gardien, payé par Dédalle pour veiller sur son fils, et qui est le seul lien d’amour entre eux ! Il voit plus profondément qu’eux-mêmes dans leur cœur et ose parler de la beauté enfouie au fond de l’âme de Maxence. « Il est une chose après la mort et le désir, ce très pur amour dont j’ai parlé, un royaume blanc dont j’ai toujours eu le pressentiment. Souffrance devenue feu de joie. » Mais le combat inextricable entre le père et le fils, où la culpabilité de l’un rejaillit sur le remords proliférant de l’autre, les détruit tous les deux. On est au bord de l’intolérable avec l’apparition de L’homme qui rit, espèce de bourreau à la bouche fendue venu pour livrer la pauvre Louise au Créancier invisible, afin de payer les dettes de Maxence. Mathieu les réglera avec l’argent que lui a confié Dédalle, alors que des photos resurgissent du passé, révélant les tortures que celui-ci a exécutées pendant la guerre d’Algérie. Elles tombent entre les mains de Maxence, qui finira par les brûler, tout en gardant sa haine. Dédalle va mourir d’un cancer. Il avoue : « J’ai horreur de ce que je suis », sans savoir à qui demander pardon, car il ne croit pas au Jugement dernier. Il avait pourtant, dans une scène bouleversante, demandé pardon à la pauvre Louise, qui avouait son néant en lui montrant le chemin : « Prenez-moi pour ce que je suis, ce que j’aime être, rien. Servez-vous de moi, je suis sa chance et je suis aussi la vôtre. Quand il viendra vous donner ce baiser, ne détournez pas votre visage. » Ce n’est pas un baiser que Maxence lui donnera au dernier instant, mais un déluge de coups, tout en lui réclamant « un mot d’amour ». Dédalle meurt en s’identifiant à l’une de ses victimes, et Maxence pleure, même en raillant son père. Il meurt lui-même, pour renaître à l’appel de Mathieu : « Sors de l’ombre, viens ! Sors de l’ombre. » Et lui obéit enfin : « Emmène-moi, Mathieu, emmène-moi, emmène-moi dans ce royaume que tu disais. » Comme à ces personnages, l’évidence nous est donnée que rien n’est irrémédiable, même le pire. La poésie parle pour tous, à voix basse, éclatante : « La plaie de ton cœur est plus fraîche que le jour. » Ainsi, la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas empêchée.

Approches de Hölderlin, de Charles Juliet. Mise en scène de Roger Planchon au TNP de Villeurbanne

6Charles Juliet, dont j’ai souvent parlé, hanté par le destin tragique de sa mère qu’il n’a jamais connue, sa misérable vie, son suicide manqué, l’asile obligatoire où elle est morte désespérée (cf. Etudes, juin 96, p. 846), mais encore par sa propre enfance solitaire et son enfermement, de 12 à 23 ans, dans deux écoles militaires, a senti du dedans le drame de l’existence de Hölderlin, imaginant sans peine son parcours douloureux, presque sans issue, dont l’écriture laisse une trace mystérieuse et fulgurante. Il a tenté de faire saisir cela dans une brève pièce de théâtre, au ton atonal, d’où Hölderlin est absent. Ce sont trois de ses amis et sa sœur qui, en quelques scènes, évoquent la vie du poète sous la coupe d’une mère sévère, au cœur sec, sombre, avare, qui l’enferme, de 14 à 23 ans, dans d’austères séminaires protestants, dont les conditions d’existence étouffent l’enfant hypersensible et briment l’adolescent, le jeune homme assoiffé d’absolu, parmi maintes humiliations qui anéantissent son amour de la vie. On sait la suite. La difficulté de trouver un métier stable de précepteur, son immense amour impossible pour une jeune femme mariée, son désespoir à sa mort, et la dépression affreuse qui l’a fait se retirer du monde, pendant trente-six ans, dans la Tour du bon menuisier de Tübingen, où la poésie brillait encore malgré tout, comme un lumignon inextinguible [2].

7Mais une vie est toujours plus qu’une vie, et je rêvais, pendant ce spectacle, à tous les non-dits qui se cachent derrière les événements et les paroles de cette existence consumée ; surtout à l’occasion de son amour bouleversant pour celle qu’il appelait Diotima, qu’il fait parler, après sa mort, dans un déchirant poème inachevé où elle lui murmure : « Tu es si seul au cœur de la beauté du monde. » Il y avait pourtant en lui une sorte de perpétuelle espérance, ouverte sur le divin, ce que confirme Goethe disant de lui que son esprit était anxieusement ouvert, tourné vers un infini de lumière (au delà des religions instituées) dont la douceur n’a pas cessé de rayonner sur lui. Dès la sortie du séminaire (malgré la souffrance dont j’ai parlé), il exprime à sa mère la foi de son cœur, « qu’anime de façon irrécusable le désir d’éternité ». Et à sa sœur, avant la dernière entrevue avec Diotima : « Si je deviens un jour un enfant à cheveux gris, il faudra que le printemps et le matin et la lumière du soir me rajeunissent encore un peu chaque jour, jusqu’à ce que je sente la fin, que j’aille m’asseoir à l’air libre et, de là, m’en aille – à l’éternelle jeunesse ! » A quoi fait écho l’un des derniers poèmes : « Ce que nous sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire/Avec des harmonies et l’éternelle récompense et le repos. »

Notes

  • [1]
    La société se débarrasse de l’âme, nous fait vivre sous le régime de l’anesthésie : « Avec cette suppression et l’idée de péché, disparaît aussi tout espoir de grâce. […] L’enjeu de Loft Story, c’est de jouir de voir des hommes et des femmes vendre leur âme. »
  • [2]
    Dans un décor nu, parsemé de quelques accessoires, miroir, pans de mur en ruine, statue d’un immense cheval se cabrant, comme un rappel à la fois baroque et surréaliste de la poésie absente, Roger Planchon a créé un espace étrange, où les trois témoins parlent avec simplicité du poète disparu, face au public, fasciné, qui les écoute dans l’ombre.

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