Études 2002/1 Tome 396

Couverture de ETU_961

Article de revue

Revue des livres

Pages 128 à 143

English version

Littérature

Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud. Fayard, 2001, 1 246 pages, 44,20 €

1Cette énorme et exhaustive biographie nous communique, avec une précision sans exemple, non seulement les moindres éléments de l’existence d’Arthur Rimbaud, mais encore d’innombrables informations sur tous ceux qui l’ont fréquenté, ou simplement approché, depuis sa naissance jusqu’à sa fin tragique dans l’hôpital de la Conception à Marseille. Le tout complété par une abondante iconographie. L’enfance y est privilégiée, ainsi que la terrible seconde Saison en enfer vécue à Aden et en Abyssinie, marchand, explorateur, aventurier, dans une solitude consumante, loin de toute poésie et du fameux dérèglement de tous les sens. « Il aurait dû se faire trappiste ou chartreux », est allé jusqu’à dire de lui l’évêque missionnaire Mgr Jarosseau, qui l’avait bien connu au Harar. Et certes, il n’est pas chrétien, il a trop la haine de la religion de son temps (lire Rimbaud devant Dieu par André Thisse, éd. José Corti), mais, du début à la fin, il fut aspiré par l’absolu. « Je compte quitter prochainement cette ville-ci pour aller trafiquer dans l’inconnu » (lettre du 4 mai 1881). Les derniers éléments discutés de son existence (sur lesquels tout le monde s’accorde désormais) sont ici définitivement établis par J.-J. Lefrère. D’abord, la brève mais indiscutable participation du jeune Arthur à la Commune, non sans que soit évoqué sobrement le possible, sinon probable, viol de l’adolescent génial à la caserne du 41, rue de Babylone, en avril 1871, tel que l’évoque le bouleversant poème recopié dans sa lettre du 13 mai à Izambard, sous le titre Le Cœur supplicié. Ensuite, le problème de la datation des deux chefs-d’œuvre, Une Saison en enfer et Illuminations, le second ensemble de poèmes passant pour avoir été écrit en premier, jusqu’à la thèse de Bouillane de Lacoste en 1947. Mais la datation précise est impossible, d’autant plus que les Illuminations sont un ensemble de feuillets (et le titre n’est même pas de Rimbaud) qui ont été écrits sur deux ou trois ans, certains avant La Saison en enfer, mais beaucoup d’autres après. Enfin, il est fait ici justice de la navrante rumeur (à laquelle Etudes a, hélas ! participé par un article du P. Jalabert en 1939) sur Rimbaud « marchand d’esclaves » en Abyssinie ! Elle avait été lancée par une certaine dame irlandaise, Enid Starkie, en 1937, qui s’appuyait sur deux vagues notes trouvées dans les archives du Foreign Office, et que Mme Starkie avait, de surcroît, tripatouillées. Cette calomnie s’est répandue partout pendant de longues années, bien que l’Irlandaise en question se soit très vite rétractée, écrivant au directeur des Etudes une lettre ouverte, datée du 30 juin 1939, dans laquelle elle reconnaissait son erreur. Sa lettre (ô Honte ! titre d’un poème rimbaldien) ne fut jamais publiée par la Revue... Reste la bouleversante épître d’Isabelle Rimbaud à sa mère, quelques jours avant la mort d’Arthur, sur sa « conversion ». Celui-ci ayant accepté finalement la visite de l’aumônier, au milieu des tortures de sa gangrène généralisée, accompagnées de révoltes et de blasphèmes, elle relate avec des larmes de joie que le prêtre lui dit en sortant, d’un air troublé, d’un air étrange : « Votre frère a la foi, mon enfant. Que nous disiez-vous donc ? Il a la foi, et je n’ai même jamais vu de foi de cette qualité. » Tous les surréalistes et consorts ont essayé de disqualifier cette lettre du 28 octobre 1891, alors qu’Isabelle, à cette époque, ne savait rien de l’œuvre scandaleuse et géniale de son frère. L’auteur de cette biographie, malgré les réticences que l’on sent, reconnaît l’évidente authenticité de ce témoignage, qui dévoile bien que, au terme, « la vérité peut-être nous entoure avec ses anges pleurants. » [Si l’on veut creuser l’œuvre de ce jeune génie foudroyant, foudroyé, je conseille le livre surprenant de Gérard Bayo, La Révolte d’Arthur Rimbaud, Librairie Bleue, 11, rue des Cumines, 10000 Troyes. 130 F.]

2Jean Mambrino

Daniel Boulanger, Nouvelles II. Gallimard, 2001, 780 pages, 25,15 €

3Nouvelles II rassemble quatre recueils du merveilleux nouvelliste qu’est Daniel Boulanger : Le Chemin des Caracoles, Le Jardin d’Armide, Les Princes du quartier bas et L’Eté des femmes. Presque deux cents nouvelles et autant de personnages, hommes et femmes, enfants et vieillards, nantis ou humbles ; quelques excentriques, un ou deux simples d’esprit, une nymphomane ou un monomaniaque… Un univers démultiplié, où le temps ne passe pas, mais où « il tourne plutôt. C’est une boule. C’est le globe des voyantes où tout est inscrit. C’est le silence qui se love et se mord la queue ». A maintes reprises, les réflexions des personnages mettent ainsi en abyme non seulement l’art (un début et une fin en trompe-l’œil), mais encore l’essence de la nouvelle. Chacune, en effet, forme un tout, autonome, distinct, mais en appelle aussi une autre, éternelle mort et éternel recommencement : des histoires de vies brisées, mais à l’intérieur d’une histoire sans fin. Car, si « rien n’est pur sur cette terre que notre condamnation à mort » et si la vie se dénude jusqu’à l’os, il faut « tenir et repartir en chasse ». Les héros de Boulanger ne sont pas pour autant des « âmes fortes ». Ils n’ont que la dignité des condamnés, celle qui pousse parfois à « faire un accroc à la tristesse ». Daniel Boulanger fait de son constat amer et sombre des textes de vie(s).

4Sophie Charbonnel

J. M. Coetzee, Disgrâce. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 2001, 254 pages, 19,06 €

5Fort de sa situation sociale – il est professeur à l’Université du Cap –, David Lurie, quinquagénaire esseulé, aime séduire. Déstabilisé par la plainte pour harcèlement déposée contre lui, il est contraint de démissionner et trouve refuge dans une petite exploitation isolée, chez sa fille Lucy – l’enfant devenue femme. Alors même qu’il renoue avec son rôle de « guide parental », la terrible agression dont ils sont tous deux l’objet balaie ses dernières certitudes. Sa grande lucidité – « Nous y voilà, au jour J » – et sa réactivité le laissent néanmoins désarmé et blessé. Traversé de bout en bout par le sentiment d’une faute inavouable, détonateur d’un crescendo d’événements sombres, le roman tire sa puissance de l’une des justifications de la violence : la « redistribution des biens » entre nantis et pauvres – Blancs et Noirs, ici – comme loi à laquelle tout individu doit se plier pour garantir sa survie… Faut-il s’y résigner ? La réflexion intellectuelle peut-elle aboutir à une autre alternative ? Quel est le prix à payer pour garder prise sur l’existence ? Telles sont les questions qui émergent de la confrontation poignante entre, d’une part, l’élan combatif qui anime le narrateur, et, d’autre part, le déroulement d’un destin qui s’élabore dans la douleur et le dépouillement. Récompensé par le « Booker Prize » – déjà attribué à J. M. Coetzee pour Michael K, sa vie, son temps –, Disgrâce n’élude pas le malaise, entraînant le lecteur dans un récit savamment construit, ponctué d’une série de dialogues incisifs, dont l’inéluctable logique se fait jour au fil des pages. Jusqu’à troubler le lecteur. Un désenchantement lumineux.

6Claire Deschamps

Matt Cohen, Elizabeth et après. Roman traduit de l’anglais (Canada) par Katia Holmes. Phébus, 2000, 360 pages, 139 F

7Ce beau roman canadien anglophone raconte la vie d’une famille sur plusieurs générations et celle de son village de l’Ontario. Sous les apparences d’une paix champêtre, les rivalités et les conflits amoureux, politiques et sociaux sont multiples et durs. Parmi les nombreux personnages, Elizabeth et les siens sont suivis de plus près, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs amours et leurs haines, leurs fautes et leurs échecs, plutôt que leurs réussites. D’ailleurs, les perdants sont souvent dépeints avec plus de sympathie, voire de tendresse, que les gagnants. Malgré le nombre des acteurs et des épisodes de leur vie racontés selon l’ordre du cœur et non de la chronologie, le lecteur paresseux ou fatigué ne se perd pas, il suit avec un vif intérêt le fil du récit. Ce livre fait vivement regretter la mort récente de son auteur.

8Pierre Sempé

Colum McCann, Ailleurs, en ce pays. Belfond, 2001, 144 pages, 92 F

9C’est à l’Irlande que renvoient ces trois nouvelles réunies sous le titre Ailleurs, en ce pays. Ailleurs qu’au feu des balles et du sang versé. Ailleurs qu’au vif des événements, mais dans les marges et prolongements individuels de la guerre, dans les peurs, les traumatismes et les questions qui y font écho. Dans les replis de l’âme humaine, là où les vérités ne s’expriment qu’entre les lignes, sans bruit ni pathos. A peine des récits. Plutôt des états, de douleur, de suspicion, de culpabilité, de colère. Tout passe par la vision qu’ont de très jeunes adolescents d’un monde adulte dont les haines, les brutalités et les intolérances défient leur naïveté, tout autant que leur logique ou leur générosité. Comment un jeune garçon doit-il trouver son équilibre avec une mère qui accepte de construire pour l’Union Jack des hampes de bannières que son père infirme aurait refusées ? Comment un adolescent de treize ans peut-il réagir à la grève de la faim qu’un oncle soutient dans la prison éloignée où il se meurt ? Tout s’inscrit en filigrane entre visions simples et silences lourds. Humiliés, déshérités et souvent victimes, les personnages parlent peu, agissent peu. Ils sont pris dans les rets d’un drame qui les dépasse. Leurs gestes, comme leurs sentiments, n’en sortent pas indemnes. L’art du romancier est de nous faire entendre ce drame dans une langue bruissante et imagée qui en dit souvent plus long que bien des descriptions insistantes.

10Michèle Levaux

Julie Wolkenstein, Colloque sentimental. P.O.L, 2001, 346 pages, 19,82 €

11Un ouvrage qu’on se surprend à lire le sourire aux lèvres : grâce à l’humour délicat de Julie Wolkenstein, mais peut-être plus encore parce qu’il est plaisant, aimable, sympathique. Un colloque universitaire réunit quelques chercheurs dans une petite ville maritime de l’Ouest de la France. Ils travaillent sur Ann Hellbrown, auteur qui a soudainement cessé d’écrire. Pourquoi ? Bien vite, les enjeux scientifiques de leurs recherches sont submergés par leurs interrogations personnelles, les rapports qu’ils nouent entre eux, l’excitation de l’enquête littéraire quasi policière qu’ils mènent, en limiers naïfs mais perspicaces. De charmantes intrigues sentimentales se nouent, les doutes et les espoirs suivent le rythme envoûtant de l’océan omniprésent qui avance et se retire. Le lecteur est associé à la quête de ces personnages attachants, progresse en leur compagnie, avec quelques longueurs d’avance, grâce à l’ingénieuse composition du livre que nous lui laissons le plaisir de découvrir. Beaucoup de simplicité et de légèreté qui laissent percevoir, sans affectation, de profondes questions, et notamment celle des inquiétantes influences réciproques de la fiction et de la réalité.

12Emmanuelle Giuliani

François Berger, L’Anneau de sable. Roman. L’Age d’Homme, Lausanne, 2001, 140 pages

13Une jeune Marocaine, divorcée, mère d’un petit garçon, a tué son compagnon involontairement, dans un geste d’affolement. Elle est acquittée en appel. De ce simple fait divers François Berger, avocat, a tiré un court récit percutant, elliptique, sans fioritures, et par moments provocant. Avec un réel don d’empathie, il s’est comme identifié à une psychologie féminine et il a deviné le drame d’une jeune étrangère passionnée, déracinée et farouche jusqu’à la sauvagerie. Le beau titre, L’Anneau de sable, qui pourrait annoncer un recueil de poèmes, me semble se rapporter à une course haletante sur la piste ovale du stade, plutôt qu’à une bague qui se déferait en minuscules poussières sous les doigts. Le talent et la maîtrise de François Berger ne sont pas en cause, mais deux ou trois scènes d’érotisme cru me paraissent inutiles ; elles jurent avec la délicatesse de l’ensemble et n’ajoutent rien aux sentiments de la malheureuse héroïne.

14Xavier Tilliette

Alona Kimhi, Suzanne la pleureuse. Traduit de l’hébreu par Rosie Pinas-Delpuech. Gallimard, 2001, 386 pages, 23,95 €

15Elle s’appelle Suzanne Rabin (non la fille de…). La trentaine environ, un peu artiste, plutôt maigre et sèche. Elle adora son père ; il est mort. Elle vit avec sa mère vieillissante à Ramat Gan, dans le petit monde d’amis, gens simples, intarissables, répétitifs, volubiles, vivants, au passé déjà. De son corps, qu’elle exècre et tient à distance, on ne connaît que ses larmes, l’indistincte expression de la joie et de la peine. Mais ces yeux liquides cachent un regard ; il est terrible, dénude, démasque, décharne, objective sans pitié, aime cette solennité funèbre et ses airs cassants, et, il faut le dire, dans tout ce qu’elle voit, rien n’est vraiment faux. Arrive un cousin inattendu : beau, insaisissable, aventurier, rien d’exceptionnel, sinon qu’il tranche sur le cours du quotidien ; il est passionné d’icônes parce qu’elles sont belles, mais aussi pour des raisons moins avouables. Doucement, sans rien vouloir, en existant, en résistant, il fait tournoyer ce petit monde. A la fin, Suzanne Rabin part, résolue, sans pleurer ni de joie ni de chagrin, quitte sa mère, pour peindre, pour un autre regard : celui qui suscite, non celui qui fige. Magnifique livre de la métamorphose du dedans vers le dehors, de la conscience jugeante au corps vécu, de la dureté presque obscène et effrayée du regard à la pudeur discrète de la vie quand elle afflue, monologue torrentiel plein de choses saugrenues et de surprises. Une merveille de justesse, d’émotion et d’intelligence autour de la résurrection, ou plutôt de la naissance tardive des corps.

16Guy Petitdemange

Jean-Marie Pelt, Les Nouveaux remèdes naturels, Quand la nature guérit… Fayard, 2001, 324 pages, 17,99 €

17Bien avant notre ère, les hommes utilisaient des plantes pour guérir telle ou telle maladie. Médecine empirique, mais cependant efficace. On ignorait alors quelle était la substance contenue dans la plante douée de l’effet thérapeutique. Les progrès de la chimie analytique ont permis d’identifier un grand nombre de ces substances, afin de les tester et, si possible, de les synthétiser. Depuis quelques années, des milliers de plantes sont analysées dans ce but. Le livre de J.-M. Pelt raconte l’histoire d’une douzaine de végétaux dont on a découvert le pouvoir thérapeutique et la façon dont ils agissent. On en extrait alors la molécule, base de nos médicaments actuels. Du pavot, on tire la morphine ; certaines moisissures produisent des antibiotiques ; de l’if, on extrait le taxol, anticancéreux, etc. On lira avec intérêt le chapitre sur l’homéopathie, ainsi que la conclusion sur la manière désastreuse dont nous gérons la nature, source de tant de remèdes. Ecrit d’une plume alerte, ce livre, solide sur le plan scientifique, émaillé d’histoires amusantes, se lit comme un roman.

18Jean-Marie Moretti

Histoire

Anne Muratori-Philip, Le Roi Stanislas. Fayard, 2000, 480 pages, 22,87 €

19La destinée du dernier souverain de la Lorraine, avant le plein aboutissement de l’intégration au Royaume, est retracée dans cet ouvrage avec précision et vivacité. L’élection du jeune aristocrate au trône de Pologne, en 1704, les troubles divers qu’il eut à connaître entre la Suède, la Saxe et la Russie, enfin l’établissement en Lorraine et Barrois à partir de 1736, sous le patronage du roi de France – Louis XV, devenu son gendre depuis 1725 –, les divers aspects enfin du règne lorrain, très peu autonome, jusqu’à la mort de Stanislas Leszczynski en 1766, tout cela revit pour le lecteur. Le personnage du « Roi » est complexe : ouvert à la fois aux influences dévotes – il a soutenu et défendu les jésuites – et aux audaces philosophiques ; bon vivant, voire libertin, mais aussi travailleur appliqué, écrivain fécond ; avide de luxe, mais aussi soucieux des besoins quotidiens de ses sujets ; amateur de féeries baroques, mais aussi inspirateur des sobres élégances de la place Royale qui perpétue son souvenir à Nancy. Apôtre d’une paix européenne durable, Stanislas n’est certes pas un homme d’Etat prestigieux, Anne Muratori-Philip ne le cache pas, mais la figure retracée pour le lecteur d’aujourd’hui a quelque chose d’attachant, et peut éveiller une sorte de nostalgie.

20Pierre Vallin

Jean-Yves Calvez, Politique et histoire en Allemagne au xixe siècle. PUF, 2001, 298 pages, 22,56 €

21La riche et très influente tradition des historiens allemands du xixe siècle, de Dahlmann et de Stahl à Treitschke, n’avait jamais été mise en relief avec autant de maîtrise et autant de clarté. Jean-Yves Calvez connaît son sujet. De quoi s’agit-il ? La prodigieuse explosion de l’idéalisme philosophique avait mis à l’ordre du jour, à partir de Kant, la liberté, essence du sujet humain. Comment la rendre concrète, la faire exister dans les choses, en évitant le radicalisme dogmatique de 1789 ou de la révolution marxiste, au moment même où une puissance s’affirmait, la Prusse, qui allait donner forme à une entité politique nouvelle, l’Allemagne ? Les historiens « libéraux », ouverts mais méfiants de la France et de toute révolution, se départagèrent vite en deux courants au moins. Pour les uns, très conservateurs ou infiniment souples comme l’illustre Ranke, le passé, une culture spécifique, une forme de vivre ensemble social donnaient à l’Etat une singularité vivante qui, malgré la fierté d’être soi, ouvrait sur le passé et l’avenir. Pour les autres – et ils triomphèrent avec Treitschke – une seule réalité l’emporte, l’Etat national, fin en soi, coagulant passé et culture, désormais cause pure, qui ne demande que la volonté, la décision héroïque, la conviction sans discussion, l’oubli des fluctuations de l’Histoire, le sacrifice de soi. Ces idées firent vite leur chemin en Allemagne, en pays latin aussi. Les conséquences de ce fixisme quasi religieux, où la religion n’a plus d’autre rôle que la fiction d’une unité perdue, furent terribles. Jean-Yves Calvez, par delà ce cas exemplaire de l’Allemagne, fait bien pressentir combien toute historiographie est politique et combien problématique est toute « écriture de l’Histoire ».

22Guy Petitdemange

Guy Jucquois, Pierre Sauvage, L’Invention de l’antisémitisme racial, L’implication des catholiques français et belges (1850-2000). Louvain-le-Neuve, Academia Bruylant, 2001, 514 pages, 50,31 €

23Les auteurs appartiennent à l’enseignement supérieur catholique de Belgique francophone et ont préparé leur ouvrage en étroite collaboration. Ils présentent une somme impressionnante d’informations et d’interprétations rendant compte des divers aspects de la contribution du catholicisme occidental à la formation de l’antisémitisme du xxe siècle et aux survivances de celui-ci. Une partie de l’ouvrage a été consacrée à une analyse, sous ce point de vue, d’un ensemble de 84 récits ou guides de pèlerinage en Palestine datés de 1854 à 1936, français pour la plupart, d’autres belges. Ces textes ne sont pas uniformes dans leurs attitudes vis-à-vis des Juifs, d’autant qu’ils sont progressivement marqués par leur perception des effets du mouvement sioniste en Palestine. Si cette partie du livre est particulièrement neuve, tout l’ensemble fera avancer la réflexion chrétienne. Il faut cependant avertir que la lecture en est plutôt austère, la narration historique se combinant de façon insistante avec des hypothèses macro-sociologiques difficiles à situer.

24Pierre Vallin

Thierry de Montbrial, Pierre Jacquet (sous la dir. de), RAMSES 002, Les grandes tendances dans le monde. IFRI/Dunod, 2001, 370 pages, 33,39 €

25Le rapport RAMSES 2002 présente, comme chaque année, un tour d’horizon de l’évolution du monde. Il a été rédigé avant que ne se produisent les attentats terroristes du « Mardi noir » aux Etats-Unis. Mais il annonce cependant que la gouvernance globale est soumise à l’épreuve des contestations, ce qui lui permet de décrire les antécédents et le déroulement de la conférence de Gènes. Il parle à ce sujet de « tragédie » et ajoute que certains y voient comme un « Mai 1968 mondial ». On y voit à l’œuvre une radicalisation des mouvements sociaux, cependant que la croissance se ralentit aux Etats-Unis et entraîne dans son sillage l’Europe, et spécifiquement l’Allemagne. La mondialisation est accompagnée de l’essor des nouvelles technologies. Le processus de globalisation imbriquée dans la révolution technique modifie également le rapport du militaire au politique et la contribution des armées à la paix et à la sécurité d’un monde agité. La vérification en est faite par l’étude de l’évolution de quelques grands ensembles régionaux. Chronologies, index, tableaux, cartes et graphiques font de ce rapport un outil précieux pour la compréhension de notre environnement.

26Henri Madelin

Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante Ans, Les relations Est-Ouest (1943-1990). Fayard, 2001, 768 pages, 28,81 €

27Un grand livre, fort complet sur tout ce qu’on a naguère appelé la Guerre froide, qui ne fut pas toujours froide. Un fil rouge, dans ce livre : ce fut un conflit idéologique, et non pas géopolitique. On l’admet volontiers quant à Staline, Khrouchtchev, Brejnev ; et, comme le note G.-H. Soutou, la connaissance des archives soviétiques, fût-ce d’une partie seulement à ce jour, confirme le caractère idéologique de la politique soviétique, même si cette politique fut aussi une constante réaction de peur à l’endroit d’un Occident fort craint. Aux Etats-Unis, les choses sont moins évidentes : le containment fut bien containment, plus qu’entreprise idéologique ; à partir de 1969, avec Nixon et Kissinger, la politique fut plus réaliste et peu idéologique (significativement, R. Aron, souvent suivi par G.-H. Soutou, après avoir été l’ami de Kissinger, en était venu à se méfier de lui). Ce fut par excellence le temps du arms control, donc de la stabilisation d’un équilibre. Une phase « idéologique » revint (à moins que ce ne fût la première et l’unique ?) avec Reagan (et Mrs. Thatcher) ; on peut se demander si elle aurait produit les fruits qu’elle semble avoir produits s’il n’y avait pas eu la prudente navigation des treize ou quatorze années antérieures… L’interprétation de G.-H. Soutou le conduit aussi à une remarque sur l’événement de la fin de la guerre froide : pourquoi n’y a-t-il pas eu de guerre mondiale ? Pas tant en raison de la dissuasion nucléaire mutuelle, dit-il – car les Soviétiques n’eurent jamais tout à fait peur du recours à la guerre nucléaire – que parce que le conflit était (seulement) idéologique : « Il ne s’agissait pas de détruire l’adversaire, mais de l’amener à se transformer de l’intérieur » – sous-entendu, on ne lutte pas à mort pour cela… J’en serais, pour ma part, moins sûr. Je note, au passage, la mention d’un point de vue kissingérien, qui pourrait utilement faire réfléchir, aujourd’hui que George W. Bush a assumé la présidence américaine : « Dès 1954, Kissinger avait exposé que la sécurité d’un pays participant au système international ne pouvait être que relative, car la recherche de la sécurité absolue par l’un des partenaires signifierait l’insécurité absolue pour tous les autres. » Avis aux amateurs de boucliers anti-missiles !

28Jean-Yves Calvez

Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi, Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989). Belin, 2000, 432 pages, 24,48 €

29Au moment où ressurgit le passé trotskiste de quelques hauts responsables de l’Etat, il n’est pas inutile de se pencher sur le parcours de formation d’une tout autre élite politique, celle que le mouvement maoïste français a su produire avec beaucoup plus de discrétion, mais qui a davantage marqué les changements sociétaux de ces trente dernières années. Nulle nécessité d’entrisme pour ces militants marxistes libertaires qui, en « spontanéistes » de terrain, ont largement irrigué le champ politique, social, éducatif, culturel et économique des années 80-90. Ils occupent aujourd’hui des positions-clefs, à la base du mouvement associatif comme dans les cabinets ministériels. Ils sont capables en quelques minutes de se reconnaître et de travailler ensemble en balayant des hiérarchies désuètes. D’où vient ce dynamisme collectif ? La thèse de Marnix Dressen en esquisse les racines à travers l’analyse de leurs discours sur ce que fut, pour la plupart d’entre eux, leur exigeante école de formation : l’établissement en entreprise. Les traitements statistiques des données récoltées par l’auteur sont parfois très peu scientifiques ; le présupposé d’une origine parentale suscitant un engagement quasi religieux dans le mouvement ouvrier est rapide et contestable. Mais il y a dans cet ouvrage comme un « condensé réflexif » de nombre de militants qui ont mouillé leur chemise dans le mouvement social et en ont tiré un mode de relation au monde qui, trente ans après, produit de l’idéologie et de la pratique sociale.

30Luc Renan

Sciences sociales

Louis Roussel, L’Enfance oubliée. Odile Jacob, 2001, 340 pages, 22,87 €

31Dans son livre La Famille incertaine (1989), Louis Roussel, conseiller scientifique à l’INED, posait déjà un diagnostic sévère sur l’évolution que connaît la famille depuis les années 1960 dans les pays occidentaux, notamment en France. Vingt ans après, c’est un véritable plaidoyer pour l’enfance que l’auteur livre dans son dernier ouvrage, au nom de la « survie de l’espèce » et du devenir de chacun. Le ton est grave et un tantinet pessimiste, voire alarmiste. Pour Louis Roussel, l’enfance (cette dizaine d’années qui précèdent l’adolescence) est la grande oubliée de l’éducation, et cet oubli serait la conséquence directe des transformations du système des relations familiales. Pour inverser la tendance, plus que jamais et dans l’urgence, famille, école et Etat doivent se retrouver sur le même terrain de la défense du « droit à l’enfance » et non plus seulement des « droits des enfants ». Un livre qui, à défaut de proposer des remèdes « sûrs » aux maux de la jeunesse d’aujourd’hui, a le mérite de réexaminer les fondements de l’éducation.

32Agnès Auschitzka

Michel Gurfinkiel, Vladimir Fedorovski, Le Retour de la Russie. Odile Jacob, 2001, 312 pages, 26 €

33Pour réfléchir sur la Russie d’aujourd’hui. L’ouvrage est un peu brouillon : il mêle des récits d’actualité, fort journalistiques, à des considérations de haute géopolitique passablement échevelées ; durant quelques pages aussi, il cède à l’analyse psychanalytique des comportements des acteurs ; mais la plupart des chapitres sont suggestifs et se lisent bien. Les auteurs rassemblent à peu près tout de l’époque gorbatchévienne et de l’époque eltsinienne. Sur le temps gorbatchévien, il ne manque pas de détails confiés par A. Yakovlev, qui fut très proche de l’homme de la perestroïka. En revanche, l’ouvrage en reste presque au seuil de l’ère Poutine ; il ne nous dit guère, en particulier, ce qui s’est passé durant ses deux premières années – comme si le livre avait été achevé depuis quelque temps déjà avant d’être imprimé (sur cette période plus récente… lisez Etudes !). « Le retour de la Russie », dit le titre ; l’hypothèse est que nous sommes en train d’en revenir à la diastole dans le mouvement systolique/ diastolique caractéristique de ce pays : il s’est effondré, comme d’autres fois, il repart, dans le style de toujours (celui d’Ivan IV surtout, c’est le schéma standard). On lit : « Vers 1995, le régime Eltsine a pris un tour monarchique, les premiers crédits occidentaux se sont volatilisés, les communistes sont redevenus une force politique considérable, la guerre fait rage en Tchétchénie et le derjavisme prend figure de nouvelle idéologie nationale. » Derjava, puissance, se trouve dans un titre de chapitre, sans être traduit… Je voudrais souligner que ce fut tout de même davantage le slogan de Ziouganov, l’adversaire, que celui de Poutine. Au sens strict, d’autre part, les mots « retour de la Russie » ne reviennent guère qu’à propos de l’épisode, divertissant et modeste, de la descente sur l’aéroport de Pristina pendant l’occupation du Kosovo. Peut-être le diagnostic est-il un peu précipité. Mais, encore une fois, le livre interroge, fait réfléchir.

34Jean-Yves Calvez

Philosophie

Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique. Seuil, 2001, 362 pages, 22,56 €

35Comment la démocratie « délégative » que nous connaissons peut-elle faire face à la nécessité de contrôler les décisions techniques et scientifiques de plus en plus importantes qui assaillent les décideurs ? Faut-il s’en remettre à la science et à la sagesse des experts, le citoyen se trouvant ainsi réduit au rang de spectateur passif, ou se muant parfois en manifestant exacerbé quand sa vie et celle des siens se trouvent affectées par des décisions qui lui ont échappé ? Ce livre, très suggestif et neuf par bien des côtés, propose les termes d’une démocratie « représentative » qui ne renoncerait pas aux principes de la souveraineté du peuple, mais qui ne reculerait pas non plus devant la nécessité de maîtriser les décisions techniques. Il propose une sorte de justice procédurale passant par des « forums hybrides », au sein desquels les projets, et les incertitudes qui y sont liées, seraient débattus. Sans s’en tenir à des généralités, il donne des exemples à partir de malades du sida, de villageois concernés par le stockage de déchets nucléaires, de myopathes réclamant des remèdes adaptés, non sans expliquer aussi le parcours fort complexe d’une décision technique. Les auteurs ne cachent pas à quel point leurs propositions introduisent à une conception nouvelle de la décision politique. Voilà un ensemble de réflexions dignes de retenir l’attention et susceptibles de redonner à nos démocraties une pertinence qu’elles ont quelque peu perdue.

36Paul Valadier

Bertrand Vergely, La Mort interdite. J.-C. Lattès, 2001, 304 pages, 17,99 €

37Le titre paraît étroit, parce que la mort interdite – le rite funéraire anéanti –, c’est, en fait, la vie interdite. Pour nombre de nos contemporains, la mort, le désespoir auraient gagné ; c’est la sombre perspective que B. Vergely envisage sous de multiples angles, examine à fond, dissèque. L’ensemble de notre culture est mis en analyse avec acuité, cordialité aussi. Au fil des notations et des réflexions, l’« exister » s’impose, reprend place, regagne la partie. B. Vergely met surtout en garde contre la fermeture de la trop petite individualité – nous, moi, je instantané qui serait tout, sans arrière-plan aucun… –, qui n’en finit pas de demeurer insatisfaite. A maintes reprises, B. Vergely dénonce (il le dit plus d’une fois directement à l’adresse de A. Comte-Sponville) la préoccupation – en réalité morale, religieuse, métaphysique – qui anime les refus. Il le redit à la fin du livre : « La double attaque contre la religion et l’humanisme ne traduit-elle pas une quête désespérée de divin dans l’humain que la culture ne sait plus rencontrer ? En un mot, s’acharnerait-on avec autant de hargne sur la religion et sur l’homme, comme on le fait aujourd’hui, si au fond la religion et l’homme n’intéressaient pas ? » En même temps, B. Vergely sait les défauts des modes de penser et de vivre d’hier… comme d’aujourd’hui. « Trop de sens tue le sens » ! « Il y a (du coup) dans la modernité, dit-il, une quête de l’homme intérieur qui se cherche sans se trouver. Cela tient au poids que l’homme extérieur fait peser. Réagissant extérieurement à une religion extérieure, l’humanisme a manqué l’apport de la religion à l’humanité. Réagissant extérieurement à un humanisme extérieur, la religion a manqué l’apport de l’humanisme à l’homme intérieur. » Bertrand Vergely enseigne, entre autres, en khâgne et à Sciences-Po : l’on se réjouit de ce que de si intéressantes réflexions puissent être présentées en ces lieux. [Cf., également, ses articles dans Etudes : juin 1989, mai 1992, juin 1993, oct. 1995.]

38Jean-Yves Calvez

Bertrand Russell, La Conquête du bonheur. Traduit de l’anglais par N. Robinot. Payot et Rivages, 2001, 228 pages, 7,93 €

39Ce petit livre est la réédition de la traduction française parue en 1962 de l’original anglais, dont la date de publication (1930) n’est pas indiquée. Malgré un titre clinquant et un peu triomphaliste, c’est un ouvrage modeste dans ses dimensions et ses prétentions. Loin du traité philosophique ou moral sur le bonheur, sans autres références religieuses que vivement critiques, voici un recueil d’observations fines, surtout psychologiques, et de réflexions empiriques présentées avec humour, non sans misogynie, dans l’espoir d’aider chacun à tirer le meilleur parti de sa vie. Nous sommes, avec Russell, plus près de Montaigne et d’Alain que de Pascal… En s’inspirant de son ton familier, on pourrait intituler son ouvrage : « Les Recettes de Bonheur de l’Oncle Bertrand ». Il a beau dire, en conclusion, que le bonheur dépend et de l’homme et des circonstances dans lesquelles il est placé, il demeure résolument optimiste, en supposant que, dans un monde où la souffrance et l’injustice sont si présentes, des hommes puissent atteindre individuellement un petit bonheur.

40Pierre Sempé

Oets Kolk Bouwsma, Conversations avec Wittgenstein (1949-1951). Traduit de l’anglais pas Layla Raïd. Agone, 2001, 112 pages, 12,50 €

41Subjugué par « le miracle de son esprit », sa puissance d’attention (« lui, quand il lit, ce qu’il lit a l’éclat de l’or et brille… »), par sa densité existentielle et intellectuelle, son exigence intérieure et le rayonnement qui émane d’un homme hors du commun face auquel il se sent stupide et paresseux, Bouwsma fut le confident – si le mot peut convenir – des deux dernières années de la vie de Wittgenstein. Ces Conversations ou leurs restes, le plus souvent en promenade, sont saisissantes, révélatrices aussi. D’un côté, Wittgenstein tient ferme sa théorie du sens des mots par leur usage et leur contexte ; mais, aussitôt, toutes les questions affluent sur la philosophie, l’éthique, la religion, la vie ordinaire, les auteurs… avec une force subversive qui secoue le système. A l’inverse de nombre de ses commentateurs, Wittgenstein, loin d’éteindre les questions comme si elles étaient devenues désuètes à la lumière d’un positivisme satisfait, les exacerbe dans leur immensité. « Un philosophe a la tête pleine d’interrogation. » Petit livre passionnant, et une preuve de plus qu’il faut surtout lire Wittgenstein avant tous ceux qui l’ont « compris » et affadi. « La peur est une partie de notre maladie. »

42Guy Petitdemange

Dominique Janicaud, Heidegger en France. I. Récit. II. Entretiens. Albin Michel, 2001, 596 et 292 pages, 21,34 €

43Voici, avec beaucoup de savoir et de tact, soixante-dix ans de philosophie en France ; non pas toute la philosophie, mais la part considérable qui touche à la réception de Heidegger, depuis les essais de Levinas, Wahl, Koyré dans les années 30. Cette histoire est en marge de l’Université et se joue dans la région sauvage des passions conflictuelles, entre l’étonnement et l’indignation. Heidegger renouvelle (« pour les Grecs les choses apparaissent, pour Kant elles m’apparaissent »), mais qu’y a-t-il de vrai chez Heidegger lorsque la compromission politique semble si flagrante qu’elle destitue ? Sartre, Beaufret, Derrida furent des premiers violons, et il y a ceux qui, mystérieusement, restèrent au dehors : Deleuze, Lévi-Strauss. Pour voir plus clair, mieux vaut peut-être commencer par le volume II et les questions très habilement posées, et obstinément, à des intellectuels prestigieux (Axelos, Derrida, Nancy, Marion, Greisch…), où toujours on bute sur la torsion : le sentiment d’une dette et la volonté de s’en défendre, de destituer, d’éloigner. La reconnaissance serait un aveuglement ; la non-reconnaissance, un autre aveuglement. Difficile sincérité ! Deux choses frappent : la violence des conflits qui prennent prétexte de tout (le précieux glossaire, en fin d’ouvrage, aide à s’y repérer, au moins sur le plan d’une terminologie minimale), et le caractère sans comparaison, qui reste à expliquer, de cette réception française sur longue durée, qui se répercuta en tous domaines. Janicaud excelle à présenter ce théâtre où, derrière les apparences, toute la philosophie se joue en un lieu précis.

44Guy Petitdemange

Anne Amiel, La Non-Philosophie de Hannah Arendt, Révolution et jugement. PUF, 2001, 286 pages, 198 F

45La pensée de Hannah Arendt ne cesse de retenir l’attention, en une interrogation permanente tout autant qu’en une discussion incessante de ses analyses ou de ses thèses. Et s’il y a « non-philosophie » chez elle, c’est bien en effet parce que, plus philosophe qu’elle ne veut l’avouer, elle suscite sans cesse la vigilance de son lecteur et relance en lui les questions dont il croyait trouver la solution à la lire. Telle est l’une des intuitions fortes de ce livre. Comme tel, il prend en compte trois aspects de l’œuvre : les analyses sur les révolutions américaine et française, le rapport à Marx, enfin la place de Kant dans l’œuvre ultime, avec des remarques sur le mensonge et la capacité de juger dans une société moderne. L’auteur lit de près un texte qu’elle reconnaît difficile, sinueux, injuste souvent avec les auteurs dont il traite (ainsi de Marx ou de Kant), cavalier même, parfois, avec les faits étudiés. Mais, sans apologie, Anne Amiel a le souci de faire entrer dans une pensée complexe et de lui rendre justice, tout en se maintenant à un niveau qui n’est aucunement celui de l’initiation.

46Paul Valadier

Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture. Flammarion, 2001, 370 pages, 20 €

47Une anecdote apocryphe raconte que, poussant à ses extrêmes la théorie cartésienne des animaux machines, Malebranche battait son chien afin de prouver que celui-ci n’avait point d’âme. Les travaux et observations modernes sur la vie des animaux n’en finissent pas de battre en brèche les préjugés affirmant la différence de nature qu’il y aurait entre les hommes et les animaux. Il semblerait que nous assistions à quelque chose de comparable à la « querelle de l’âme des bêtes » qui, du xviie siècle au début du xixe, agita nombre d’esprits ; non plus, certes, pour savoir si les animaux sont des machines, mais si l’homme est le seul « animal symbolique », ainsi que le professait Cassirer. Les analyses de D. Lestel, fondées sur une immense documentation qui fait l’un des prix de ce livre, tendent à briser les frontières étanches, sortes de garde-fous intangibles que la doxa commune met entre hommes et animaux. La complexité des phénomènes oblige à réviser les partages admis : l’animal, surtout le grand singe, n’est pas un sous-homme et l’homme n’est pas un sur-animal. Malgré leurs grandes différences, les cultures humaines restent des cultures ; parler de cultures animales est donc légitime, à condition de ne pas projeter sur elles un modèle normatif et imaginaire qui en nierait les spécificités. A l’horizon de ce livre, c’est la question de l’identité de l’homme qui est posée. Au miroir des mondes animaux, c’est l’image même de l’homme qui se brise et doit être repensée à nouveaux frais. Tâche immense, délicate mais nécessaire.

48Francis Wybrands

Psychologie

Henri Grivois, Tu ne seras pas schizophrène. Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, 184 pages, 15 €

49Dans cet ouvrage au titre un peu fracassant, Henri Grivois propose une nouvelle lecture de la psychose et, ce faisant, une approche thérapeutique elle aussi rénovée. Selon lui, la psychose serait « sans rapport avec une organisation individuelle subjective ou groupale repérable » et naîtrait en partie hors du sujet. A son orée, la psychose ne serait pas une absence, mais un mode nouveau de présence aux autres : « Etre soi ou ne pas être soi est équivalent ; être soi est être tous les autres ; ne plus être soi équivaut à survivre à l’infini. » La description qu’il en fait s’articule autour de trois termes : la polarisation (le patient se sent le pôle d’intérêt des autres) ; la centralité (il est le centre : « Je suis l’espèce humaine ») ; l’indifférenciation (ni ses mouvements, ni ses pensées ne lui appartiennent en propre). En conséquence, il serait vain de chercher le sens ou les origines de la psychose dans l’histoire individuelle du sujet, car elle est de nature anthropologique : « On pensait que la fièvre était dans le fiévreux, on pense toujours que la folie est cachée dans le fou. » Ce n’est donc pas un hasard, remarque H. Grivois, si la psychose, qui touche à peu près équitablement les deux sexes et dont le pourcentage par rapport à l’ensemble de la population est constant, se manifeste de préférence à l’adolescence : sans statut différencié, pris entre l’enfance et l’âge adulte, les adolescents vivent intensément la transformation de leur corps, les tourments de la sexualité ; ils rejettent aussi violemment les modèles passés qu’ils en recherchent d’autres dans d’éphémères et mimétiques relations avec leur classe d’âge. « Proies aléatoires des réciprocités émotionnelles, leur vulnérabilité, si l’on tient à ce terme, est anthropologique avant d’être individuelle. » Fort de cette approche de la psychose, s’étayant sur son expérience personnelle, notamment au service des urgences de l’Hôtel-Dieu, H. Grivois préconise d’agir dès l’apparition des premiers symptômes. Il faut très vite se mettre en rapport avec ce que le patient est en train de vivre, lui permettre de dire son expérience de centralité, lui rendre ainsi une cohérence minimale qui le mette à l’abri du délire, voire de la schizophrénie. On ne peut rester indifférent à ce que l’auteur livre de son expérience clinique et du vécu psychotique. Au delà, ses conceptions, affirmées plus que fondées – qui, « pour dépolluer la psychose des approches psychologiques et médicales », balayent avec un allègre mépris la psychiatrie traditionnelle et les psychanalyses (le pluriel est de lui) –, réactivent, sans le clore, le débat sur l’origine de la folie.

50Cécile Sales

Catherine Millot, Abîmes ordinaires. Gallimard, 2001, 154 pages, 12,50 €

51« Voici ma vie la plus secrète. » Ainsi commence ce livre de très haute exigence qui, loin de toute confession impudique, se propose de fouiller des « abîmes ordinaires », des moments de vide. Comment passe-t-on de l’angoisse la plus radicale à un sentiment de paix inconnu, pourquoi frôler la mort apaise-t-il la culpabilité et permet-il de se libérer, d’entrer dans un espace infini ? Le plus remarquable dans ce questionnement, c’est qu’il interroge avec la même force l’expérience personnelle et l’expérience d’autrui. Celle qui se dit « Marie le matin, Marthe l’après-midi », écrivain le matin, psychanalyste l’après-midi (ou l’inverse), parle avec la même limpidité et profondeur de ces moments vécus personnellement à Budapest ou à Helsinki, sur une route, dans un train algérien ou un hammam à Constantine, et de ceux vécus par d’autres : Koestler guettant les bruits dans une prison de Franco, sauvé de l’angoisse par l’infini mathématique ; Michaux tâtant de la psilocybine et se livrant aux « rapides de l’intérieur » ; Ingrid Bergman escaladant les pentes du volcan, jouant un rôle de femme en fuite dans le film Stromboli de Rossellini ; ou Tolstoï, qui cède à l’abîme, une nuit, dans un petit hôtel à Arzamas. Parfaite égalité de ton dans l’analyse. Le plus émouvant ici, et qui donne tout son poids à cette quête sans relâche de vérité, c’est sans doute la fin du livre, l’adieu au père qui meurt en cours d’écriture. Hommage très maîtrisé, discret, magnifique à celui par lequel longtemps elle se crut ou se plut à s’imaginer « blâmée » et qui, en fait, souhaitait l’affranchir, que ce fût du « service sexuel » envers les hommes (il pensait les femmes soumises à la jouissance des hommes et que la réciproque n’était pas) ou de la loi de scolarité commune. Conclusion étonnée : « La vie la plus secrète, c’était donc l’amour incestueux » ; cet amour l’aurait sauvée, s’il est vrai qu’être sauvé, « c’est avant tout être sauvé du maternel, être désassujetti, arraché à la servitude et à la dépendance à l’égard de celui-ci ». Assertion qui n’a rien de péremptoire dans ce livre où affleure sans cesse un humour à la Lacan, qui aimait les aphorismes du Sapeur Camembert. Tout ce que pourrait avoir de trop réducteur l’analyse psychanalytique, « cette technique de Jivaro », est sans cesse élargi, allégé par la variété des références et par un verbe d’authentique écrivain.

52Justine Novacasa

Jean-Patrice Costa, Les Chamans, hier et aujourd’hui. Flammarion, coll. Dominos, 2001, 128 pages, 6,25 €

53En une heure de temps, le lecteur peut se donner le plaisir de faire le tour du « chamanisme » pratiqué hier et aujourd’hui, grâce à ce petit livre écrit de façon alerte et pour tout public. L’auteur évite la vulgarisation en gardant son sens critique et une certaine hauteur. Il a acquis une connaissance personnelle des chamans lors de missions en Amazonie dans le cadre de « Pharmaciens sans frontières ». Ses propres lectures lui permettent d’étendre ses références à l’Amérique du Nord et à l’Asie. L’Afrique est presque absente. Il s’en justifie en différenciant le chamanisme des cultes de possession plus caractéristiques de l’Afrique (p. 42). Mais je ne suis pas sûr que la distinction suffise à justifier l’économie de phénomènes mystiques proches, par bien des aspects, sur ce dernier continent, du chamanisme des autres régions du monde. Qu’est-ce que le chamanisme ? L’auteur reconnaît qu’il est bien difficile d’en donner une définition. Comparons ce qu’il en dit dans l’avant-propos et en conclusion : « Depuis des millénaires, sur tous les continents, des hommes et des femmes, étranges et humbles, conjuguent au sein des sociétés dites primitives les fonctions de médecin, prêtre, prophète, magicien, devin, sage » (p. 7) ; et, pour finir : « Ils sont les mystiques de l’immanence, des artistes aux frontières de l’indicible éprouvant les mystères de la nature, des hommes et des femmes humbles et libres » (p. 116). Prudente imprécision devant un phénomène complexe. Invitation à lire le livre dans son entier pour se faire son idée.

54Eric de Rosny

Questions religieuses

A. Borras et alii, Bible et droit, L’Esprit des lois. Lessius, Presses Universitaires de Namur, coll. Le Livre et le rouleau, 12, 2001

55Si l’on ne manque pas de l’articuler aux grandes élaborations juridiques de l’Orient ancien (Hammurabi, droit assyrien – cf. les travaux de E. Otto), l’étude du droit biblique ouvre des réflexions intéressantes : élaboration des normes, théories du droit, autorité du législateur…, divers points bien mis en évidence par l’étude de J.-L. Ska qui ouvre ce livre. A l’autre extrémité de l’ouvrage, l’apport de A. Borras offre une bonne mise au point des rapports entre droit biblique et droit canonique. Sans être une stricte présentation du droit biblique, les études rassemblées ici visent à prendre en compte diverses élaborations du droit biblique dans des réflexions philosophiques (Ost : le Jubilé comme temps racheté), théologiques (Marguerat : Loi et Jugement dernier dans le NT), éthiques (Dijon-Montéro : référence à la Bible dans le droit de la bioéthique). Au vu de l’impact des codes bibliques sur la formation de l’Etat dans l’histoire d’Israël avant l’Exil, on peut regretter l’absence d’une étude explicite de philosophie politique. L’intérêt de l’ouvrage tient à son caractère interdisciplinaire : la confrontation de certaines des traditions bibliques avec une discipline comme le droit présente le grand avantage de suggérer que le rapport à la Bible peut aussi aider à penser les défis d’aujourd’hui et les réponses à y apporter.

56Jean-Marie Carrière

Claude et Jacqueline Lagarde, La Bible, paroles d’amour, Quand l’initiation chrétienne guérissait les paroles. Bayard, 2000, 400 pages, 22,71 €

57Claude et Jacqueline Lagarde sont bien connus, sinon toujours reconnus, pour la qualité de leurs travaux théoriques et pratiques dans le vaste domaine de la pédagogie catéchétique. Déployée dans la Bible, accomplie en Jésus-Christ, méditée dans la Tradition – notamment par l’exposé patristique des quatre sens de l’Ecriture et la fidélité monastique à la lectio divina –, cette pédagogie ouvre le cœur de l’homme à la Parole de Dieu, véritable initiation qui culmine dans la liturgie. Donnée à l’homme pour le situer dans la création et l’orienter vers le Créateur, la parole ne cesse d’être menacée par l’inconsistance du discours et la réduction de l’erreur ; l’initiation, patiemment, la libère : « Guérie par la Parole de Dieu, la parole humaine sauve celui qui la dit par amour » (p. 287). Comme le nouveau « Directoire général pour la catéchèse », abondamment cité, le rappelle, cette initiation est l’œuvre de toute une vie : de l’ensemencement de l’enfance à l’engagement de la maturité, en passant par « le combat avec l’ange » au cours de l’adolescence. Quels catéchistes ne souscriraient à cette vision ? Mais quel contraste avec les conditions dans lesquelles s’exerce leur témoignage ! Quelques trimestres pour un parcours, certes soigneusement préparé, mais qui le plus souvent s’achève avec l’enfance. Certains, peut-être, à la lecture du livre, se sentiront gagnés par le découragement ; d’autres, nombreux nous l’espérons, sensibles aux commentaires savoureux de la Parole de Dieu réunis dans ces pages, se persuaderont que, de toute manière, « l’Ecriture progresse avec ceux qui la lisent ».

58Michel Tibault

René Metz, La Consécration des vierges, hier, aujourd’hui, demain. Cerf, 2001, 248 pages, 23 €

59Notre Eglise est en train de restaurer une vénérable institution : dès les premiers siècles, des vierges se vouèrent totalement à Dieu par leur union sponsale au Christ. Les unes vivaient isolées dans le monde, ou au sein de leur famille ; les autres préféraient mener une vie commune dans un couvent ou un monastère. A partir du Moyen-Age, seules les vierges cloîtrées vont subsister. Dans le sillage de Vatican II, à partir d’une réforme du rituel de consécration promulguée en 1970, l’Eglise va redécouvrir le charisme de la virginité consacrée dans le monde. L’auteur livre une étude passionnante de ce déclin et de ce renouveau, à travers l’histoire des rituels et l’évolution du droit. Ainsi, moins d’un demi-siècle a suffi pour ressusciter une institution confinée dans les monastères. Mais de nouvelles questions s’ouvrent : quelles orientations professionnelles privilégier ? Quelle sollicitude doit manifester l’évêque diocésain à l’égard des vierges consacrées ? Comment celles-ci peuvent-elles mettre en vigueur le droit d’association qui leur est reconnu ? Ces interrogations témoignent de la vitalité d’un charisme dans lequel l’auteur pressent l’un des plus beaux fleurons de la vie consacrée au xxie siècle.

60Achille Mestre

Madeleine Comte, Sauvetages et baptême, Les religieuses de Notre-Dame de Sion face à la persécution des Juifs en France (1940-1944). L’Harmattan, 2001, 224 pages, 18,30 €

61Les lecteurs des Etudes connaissent les travaux consacrés par Bernard Comte à la période de l’Occupation et à la Résistance au nazisme. Universitaire elle aussi, son épouse nous confie les résultats de ses recherches sur l’attitude des religieuses de N.-D. de Sion à l’égard des Juifs persécutés. Fondées au xixe siècle, dans le dessein de contribuer à la conversion de juifs au catholicisme, ces religieuses avaient développé des réseaux de prière et certaines structures d’accueil catéchuménal, mais elles avaient surtout créé des œuvres d’éducation ouvertes à des jeunes filles venant de milieux catholiques. Ce sont ces œuvres qui sont ici en cause : comment les responsables ont-elles utilisé ou non ces institutions pour y accueillir de jeunes victimes des campagnes anti-juives ? Quels risques ont été pris ? Quelles libertés certaines religieuses ont-elles parfois prises avec les soucis de prudence de leurs supérieures, et quelles réactions ont-elles eues face à l’indifférence de bien des leurs ? Une question particulièrement délicate, annoncée dans le titre, est explorée méthodiquement, autant que le permettent des sources peu précises : la situation a-t-elle été mise à profit pour obtenir que des enfants soient baptisés ? Quelle fut la pression exercée par le groupe sur les jeunes filles juives éloignées de leurs parents et de leurs traditions familiales ? Les conclusions de Madeleine Comte sont nuancées, mais, sur les deux points – extension des sauvetages, respect des libertés des enfants –, la réponse peut être plutôt positive. Un beau travail, patient et plein de tact.

62Pierre Vallin

Michel Dupuy, Le Christ de Bérulle. Desclée, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 83, 2001, 248 pages, 23 €

63Réputé illisible, Bérulle n’en demeure pas moins, au seuil du xviie siècle, un témoin capital de la tradition théologique et spirituelle. Les études qui lui ont été consacrées récemment, ainsi que l’édition en cours de ses écrits, en témoignent. Ici présentée par un maître, sa christologie révèle des préoccupations qui annoncent celles de nos contemporains. Comment penser sérieusement l’humanité du Christ ? Comment se représenter, en particulier, le mystère de sa liberté ? Les théologiens seront spécialement intéressés par les chapitres 5 et 6 : la délicate question du « dénuement de subsistance » du Verbe incarné (son « abnégation »), celle de la kénose du Fils (son « anéantissement »), sont présentées avec une grande précision, qui souligne l’évolution de la pensée du Cardinal. Mais la technicité des analyses n’exclut pas, bien au contraire, la clarté de l’exposé. Point n’est besoin d’être théologien pour apprécier cette présentation de la figure du Christ. Le talent pédagogique de l’auteur, la limpidité de son écriture, la brièveté des chapitres, le choix et l’abondance des citations significatives font de cet ouvrage une excellente introduction à l’œuvre de Bérulle.

64Dominique Salin

Enzo Bianchi, Les Mots de la vie intérieure. Cerf, 2001, 170 pages, 14 €

65Enzo Bianchi, moine italien, fondateur du monastère de Bose près de Turin, auteur prolixe d’une vingtaine de livres, revendique l’héritage des Pères du désert pour expliquer la rédaction de cet ouvrage. Ses visiteurs ne sont certes pas de jeunes disciples avides de recueillir quelque rare apophtegme, mais un tout-venant de pèlerins et retraitants qui viennent épancher une soif et une quête spirituelles à la porte de son monastère. L’auteur, soucieux de discerner la recherche de sens qui sous-tend leurs questions, traite d’une quarantaine de termes et de notions appartenant aux champs de la vie religieuse et de la vie spirituelle en autant de courts et denses chapitres de quelques pages chacun. Il s’attarde au rôle et aux formes de la prière, aux vœux de religion, mais aussi à la place du jeûne, de la solitude, de l’écoute, de la lutte spirituelle, ou encore du pardon ou de l’humilité, en s’appuyant sur les traditions biblique et patristique et en puisant à d’autres sources plus récentes. On craint la compilation plus ou moins éclectique, mais les appréhensions s’effacent vite devant l’art d’Enzo Bianchi d’intégrer ces emprunts à un discours personnel, qui sait vulgariser la matière de savants traités en termes d’expérience, à partir de la pratique de la prière, de l’accueil et de l’accompagnement spirituel.

66Dominique Cupillard

François Chirpaz, Job, La force d’espérance. Cerf, 2001, 194 pages

67Voici un bel essai, qui sait faire voir comment la figure de Job reste attachante pour nous, aujourd’hui. Il est l’œuvre d’un philosophe qui se livre plus à une lecture thématique qu’à un commentaire suivi du livre de Job. Son style n’en est pas moins très abordable, car il met à l’écoute de la voix de Job avec une vigueur d’interprétation qui rappelle celle de Paul Beauchamp, qu’il cite d’ailleurs à l’occasion. F. Chirpaz sait mettre en valeur comment Job est tout à la fois notre frère en humanité et notre compagnon d’espérance, lui qui se tient à la jointure de la détresse extrême et de la démesure d’espérance. Comme Kierkegaard, il met en relief comment la figure de Job gagne en ce sens à être rapprochée de celle d’Abraham, et encore plus de celle du Christ à Gethsémani, dans la ligne de la prophétie du Serviteur souffrant d’Isaïe. De même, l’auteur a bien su replacer la figure de Job dans le contexte du courant sapientiel, en particulier des Psaumes, qui donnent encore plus d’acuité aux plaintes de Job et à ses pathétiques professions d’espérance face aux ritournelles de ses « amis », qui n’en finissent pas d’essayer de le convaincre qu’il n’a pas autre chose à faire que de se convertir, puisque, s’il s’est exposé à l’épreuve de la souffrance, ce ne peut être qu’en fonction des fautes qu’il a commises. On aurait pu souhaiter, à ce titre, que, dans son chapitre consacré au thème de la « controverse », l’auteur mette encore plus en valeur ce que nous pouvons retirer aujourd’hui de cet affrontement de Job avec la brutalité énigmatique du mal, même s’il a raison de souligner que la rencontre tant attendue de Job avec son « témoin » et son « défenseur » vient déplacer la question si insoluble de la souffrance humaine, pour lui permettre de rejoindre le « projet » d’ensemble d’un Dieu saint d’une sainteté d’amour, comme aimait à le rappeler, à sa façon, Emmanuel Levinas.

68Henri d’Aviau de Ternay

Jean Chrysostome, Sermons sur la « Genèse ». Introduction et traduction par Laurence Brottier. Cerf, coll. Sources chrétiennes, 1998, 410 pages, 238 F. De l’incompréhensibilité de Dieu. Traduction par Pierre Maréchaux. Payot & Rivages, coll. Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2000, 152 pages

69C’est à Antioche, peu après son ordination (386), que Jean Chrysostome prêcha ses huit Sermons sur la « Genèse ». Ces sermons avaient une portée à la fois exégétique et pastorale. L’orateur s’efforçait, notamment, de montrer l’harmonie des Ecritures, en interprétant le texte de la Genèse à la lumière du Nouveau Testament. Il voulait, d’autre part, à la faveur de ces prédications prononcées durant le carême, préparer sa communauté à la célébration de Pâques. L’œuvre était en fait le prélude à la grande série d’homélies à travers lesquelles Jean Chrysostome donnerait plus tard un commentaire intégral du livre de la Genèse. Signalons aussi une nouvelle traduction des fameuses homélies, De l’incompréhensibilité de Dieu, qui attestent un sens si profond de la transcendance de Dieu et de son insondable mystère.

70Michel Fédou

Joseph Doré (sous la dir. de), A la rencontre du bouddhisme. Publications de l’Académie internationale des Sciences religieuses. Ed. Artel, Namur, 2000, 284 pages

71Fruit d’un colloque organisé par l’Académie internationale des Sciences religieuses, le livre s’ouvre sur plusieurs présentations du bouddhisme (l’une est due à un chrétien, les trois autres à des bouddhistes), puis aborde divers « champs de confrontation » avec le christianisme : les pratiques de méditation, l’expérience du monachisme, la perspective du « Non-Soi » (comparé avec la confession chrétienne d’un Absolu personnel), le regard porté sur la condition humaine. Une dernière partie, qui tente de préciser les conditions du dialogue, fait état de positions parfois très divergentes : tel auteur souligne avant tout l’incompatibilité entre les deux traditions ; tel autre s’inscrit résolument dans une perspective « pluraliste »… A défaut de pouvoir lire toutes les contributions (dont certaines sont en anglais ou en allemand), le lecteur découvrira avec profit l’introduction substantielle de J. Doré, qui ne renseigne pas seulement sur le contenu des exposés, mais se prononce lui-même sur leur intérêt ou leurs limites.

72Michel Fédou

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