Études 2002/1 Tome 396

Couverture de ETU_961

Article de revue

Théâtre

Pages 105 à 109

Notes

  • [1]
    The Wheel of Fire (Methuen, 1955), réédité maintes fois depuis la guerre.
  • [2]
    Si Lucio, parlant de lui avec son irrévérence habituelle (et sans le connaître), le définit « ce vieux Duc fantasque des coins noirs », tout le contexte de la pièce montre que ce sont les coins noirs des hommes qui sont ici démasqués, et que sa conduite n’est fantasque que pour les aveugles.
  • [3]
    Le Duc a bien vu cela lorsqu’il exprime sa secrète réserve au sujet d’Angelo : « Il confesse à peine que le sang circule dans son corps et que son appétit préfère le pain à la pierre. » Ce qui est une allusion évidente à la Tentation du Christ dans le Désert.
  • [4]
    Cette image est juste et forte, ainsi que plusieurs autres dans la mise en scène de Jacques Nichet, comme si la pression du texte travaillé lui faisait gommer les caricatures de sa présentation initiale.
  • [5]
    La Promise, éd. Théâtrales, 2001, 12,50 €.
  • [6]
    Shakespeare lui-même ne craint pas de montrer sur le théâtre ces situations affreuses.
English version

Mesure pour mesure, de Shakespeare, au Théâtre Les Gémeaux, à Sceaux

1Mesure pour Mesure (dont le titre vient tout droit de l’Evangile selon saint Matthieu 7,2 – ce qu’aucun critique n’a été capable de remarquer) est l’une des plus passionnantes, des plus complexes, des plus riches du corpus shakespearien. Les plus grands critiques anglais, depuis l’essai impressionnant de Wilson Knight [1] (je pense à Battenhouse, E.T. Sehrt, Nevill Coghill, John Vyvyan, Derek Traversi), ont bien vu qu’il s’agissait d’une parabole christique, issue des Moralités du Moyen-Age, mais beaucoup plus profonde.

2D’où l’on ne peut être que consterné de lire le résumé de la pièce par Jacques Nichet (metteur en scène autrefois mieux inspiré). Il parle d’une histoire trouble, pleine d’ironie, se moque du duc de Vienne qui, soi-disant, « s’enfuit » de sa ville corrompue en la confiant à Angelo, espèce de tartuffe qui introduit une loi féroce contre tous les « débauchés » et tente de séduire une jeune novice clarisse, venue auprès de lui intercéder en faveur de son frère, condamné à mort pour avoir engrossé sa fiancée avant le mariage religieux. Mais le Duc veille sous le déguisement d’un moine. Nichet en fait un Machiavel qui jubile en secret de ses ruses, retrouvant les « joies de l’équivoque et de la vengeance » – pour, à la fin, dérober à Angelo « la jeune vierge convoitée ». Tout cela est un contre-sens absolu, que je pourrais démasquer par des dizaines de citations.

3Le duc Vicentio (le vainqueur !) est le maître de la pièce au sens exact où Prospero est le maître de La Tempête, prophète et artisan d’une régénération spirituelle. C’est lui la clef de voûte, le personnage central, et, même si son personnage d’« espion » est inspiré par le Basilicon Doron de Jacques Ier, il représente aussi un personnage christique par sa manière de contrôler l’action du début à la fin, sans cesse présent dans l’épreuve comme dans le pardon. C’est une figure énigmatique, au rayonnement mystérieux, supra-terrestre, et chacun se situe, à tout moment, qu’il le sache ou non, par rapport à lui. « De quel pays êtes-vous ? », lui demande Escalus devant la prison, sans le reconnaître sous son déguisement : « Je ne suis pas de ce pays, bien que mon destin soit d’y vivre en ce moment. Frère d’un ordre pieux, j’arrive de Rome avec une mission spéciale de sa Sainteté… »

4Ces deux derniers vers, dans le contexte de l’Angleterre de Shakespeare, sont assez étonnants, et ils illuminent par leur étrangeté l’insinuation qui les précède. Le moins qu’on puisse dire est que le Duc est conscient d’accomplir une volonté divine, d’être l’ambassadeur et le médiateur de cette volonté parmi son peuple. C’est bien ainsi qu’Angelo le voit au dernier acte, lorsqu’il tombe à ses genoux en confessant son crime et lui dit : « O Seigneur redouté, je serais plus criminel encore que mon crime si je pensais pouvoir garder le masque quand je sais que votre Grâce, telle la puissance divine, a suivi du regard mes agissements… » Plane sur toute l’œuvre, en lui conférant une singulière grandeur [2], l’ombre du Fils de l’Homme, qui visite les siens sans être reconnu, mesure à chacun la tentation, pèse et défait nos fausses justices, et nous recrée par le pardon.

5Depuis la première scène, où le Duc se dépouille de sa charge, jusqu’au jugement final (qui renvoie à Luc 15), à travers toute la série des tentations et des épreuves, nous percevons son omniprésence et la puissance de son action souterraine. Lorsqu’il dit à Angelo : « Le ciel se sert de nous comme nous des torches que nous n’allumons pas pour elles-mêmes, et si nos vertus ne rayonnaient pas hors de nous, ce serait comme si nous n’en avions point », nous nous souvenons de cette lampe qui ne doit pas être mise sous le boisseau. Et le Duc partage alors son autorité avec le gouverneur, comme cet homme dont parle l’Ecriture qui, devant aller dans un pays lointain, appela ses serviteurs et distribua à chacun un certain nombre de talents (cf. Matthieu, 25, 14).

6Shakespeare indique nettement son comportement mystérieux à la scène III de l’acte I, quand le Duc vient demander au frère Thomas un asile qui le dérobe aux yeux du monde : « Mon saint ami, nul ne sait mieux que vous combien j’ai toujours aimé la vie retirée et tenu à peu de prix de hanter ces compagnies où la jeunesse et le luxe déploient une splendeur sans cervelle. » C’est un homme de méditation et de silence, dont l’autorité vient de l’âme (« Un homme qui, avant toute chose, cherchait particulièrement à se connaître lui-même », dit Escalus). Dans la solitude, et sous la bure, il ne peut être différent de ce qu’il était sous son costume de roi : un étranger parmi les hommes. Toujours présent dans l’absence, absent dans la présence. Et certaines scènes ambiguës s’éclairent si elles sont jouées avec la bonté grave que le rôle suggère, notamment la rencontre avec Claudio dans la prison. Angelo, lui, est bien un souverain pharisien qui juge entièrement selon la lettre et non l’esprit de la loi – avec pourtant de réelles qualités morales. Le Duc fait son éloge, au début, en lui confiant ses pouvoirs, sans aucune ironie. Mais il fait l’ange (son nom !) en oubliant son être de chair, ce qui le conduit à succomber d’autant plus violemment au vertige de la tentation [3]. Ayant prévu cela, on comprend mieux que le Duc le mette à l’épreuve. Il y a en lui tous les défauts que déteste Shakespeare : la froideur, l’ingratitude, le fanatisme jusqu’à la cruauté. Il n’est pourtant pas dépourvu d’une certaine grandeur : ce n’est pas un simple tartuffe, un médiocre puritain, comme nous le voyons dans ses trois monologues, de sorte que nous nous sentons plus proches de lui (comme de Macbeth ou de Claudio) que nous ne saurions l’être de Iago ou d’Edmond. Shakespeare, ainsi, nous prépare à son repentir final, à sa totale conversion, lorsqu’il se prosterne à plat ventre, les bras en croix, devant le Duc [4].

7Quant à Claudio, condamné à mort pour avoir engrossé sa fiancée Juliette avant leur mariage, il est défini par le Prévôt comme « le très noble Claudio », épithète que Shakespeare n’accorde qu’à ses personnages préférés. Il est vraiment le mari de Juliette, car ils s’aiment tous deux, et seuls des empêchements extérieurs ont retardé la cérémonie religieuse (cf. I, 2, 127). Un très beau passage, charnel et spirituel (I, 4, 40), évoque l’enlacement fécond des deux futurs époux, « comme ceux qui se nourrissent s’emplissent… ». Nulle perversion ici, aucun rapport avec la prétendue corruption générale de la Ville, sur laquelle Nichet insiste lourdement. Certes, il y a des maisons de passe et des prostituées (comme partout, hélas, y compris dans le royaume de saint Louis !), mais Shakespeare introduit soigneusement des nuances : Florio, le libertin, a une conception naturelle de la sexualité, ouverte sur la vie, alors que Pompée et la maquerelle sont hantés par le lien entre le sexe et la mort.

8Dans ce contexte, il est frappant de voir comment Shakespeare suggère subtilement les liens obscurs entre Angelo et Isabelle, enfermés tous deux dans un fanatisme de pureté : « Mieux vaut pour le frère une mort immédiate, que pour la sœur qui le rachèterait une damnation éternelle » (II, 4, 106). Elle considère la loi divine avec autant de rigueur et de pharisaïsme qu’Angelo la loi humaine, remarque Ernest Schanzer. Et c’est ce postulat que Shakespeare nous pousse à critiquer. En implorant la pitié d’Angelo, à partir de l’Evangile, elle ne voit pas qu’elle est du côté des pharisiens. Elle aussi est enfermée dans une fausse justice, une pureté orgueilleuse dont l’amour est absent. Le Duc l’éprouve comme les autres personnages, et très beau est l’instant où elle hésite, lors du jugement final, avant de se mettre à genoux pour demander la grâce d’Angelo dont peu avant elle souhaitait la mort. Alors, seulement, elle est capable de vivre ce qu’elle prêchait au gouverneur lors de sa première rencontre avec lui. L’on se souvient de ce passage, l’un des plus beaux de Shakespeare : « Hélas ! Hélas ! pourtant toutes les âmes du monde, jadis, furent perdues, et Celui qui pouvait si bien s’en prévaloir découvrit le remède. Que seriez-vous si Lui, qui est au faîte de la Justice, vous jugeait seulement pour ce que vous êtes ? Oh ! pensez-y. Alors le pardon s’exhalera de vos lèvres comme de celles d’un homme nouveau » (And mercy then will breath within your lips,/Like man new made).

9La même « miséricorde créatrice » (selon l’expression de J. Vyvyan) atteindra chaque personnage à la fin de la pièce, et c’est à cette lumière qu’il faut interpréter l’union étrange entre le Duc et Isabelle, symbole d’épousailles plus hautes qui devraient s’accomplir au centre du plateau. En cet accord quasi mystique, le drame tout entier se retourne à l’instant de son achèvement.

La Promise, de Xavier Durringer, au Théâtre des Abbesses

10Ce jeune auteur dramatique, avec une œuvre déjà prometteuse derrière lui et en pleine maturité, offre ici une nouvelle pièce, d’une rare et bouleversante audace, qu’il a mise lui-même en scène superbement [5]. Elle semble ne raconter qu’une « banale » histoire de guerre civile, de fanatisme et de violence, quelque part à l’est de l’Europe, dans un pays imaginaire qui n’est que trop réel et pourrait se situer n’importe où. Nous voyons revenir de la guerre un soldat (au départ innocent) lourd de sa haine et des dépouilles prises à l’ennemi. Lucia, sa promise, a été violée par un soldat appartenant à l’autre race et religion, enceinte d’un enfant de lui. Zeck, le fiancé haineux, ramène dans un linge la tête coupée de l’un de ces ennemis qui ont eux-mêmes commis des crimes abominables. Il ne sait pas que c’est justement le violeur de Lucia, mais celle-ci reconnaît la tête et s’évanouit [6].

11Un débat terrible s’engage entre Anna, la mère de Lucia, Daniel, le frère de celle-ci qui a refusé de partir à la guerre, et Zeck, toujours fou de rage et de vengeance. Ne faut-il pas se débarrasser de cet enfant, ce fruit de malédiction et de honte blotti dans le ventre de la jeune femme comme un ennemi caché ? Mais Lucia refuse de se séparer de lui. Alors, Ibrim, le jeune soldat qui l’a violée, apparaît à Lucia avec une douceur surnaturelle pour lui demander pardon. Elle est d’abord terrifiée, mais il revient plusieurs fois et se confie à elle, la suppliant de lui pardonner. Aucun des autres ne le voit. Il plane légèrement au-dessus de la terre, dans une lumière d’outre-monde, confessant sa misère : c’était un jeune ouvrier agricole ; emmené de force, endoctriné, il n’avait jamais connu de femme. Il sait qu’il est le père de l’enfant qu’elle porte.

12Lucia, encore effrayée, se bouche les oreilles. « N’ayez pas peur de moi, je n’ai donné qu’un germe qui n’est rien que matière, qui n’est rien sans l’étincelle de lumière. Il y a la semence et puis l’âme, la lumière au cœur de la matière. Prisonnière de la matière. Et la lumière viendra et l’âme s’incarnera. N’ayez pas peur, je vous en prie, je vous demande pardon. » La beauté de ces scènes est indescriptible, au milieu d’un monde qui semble voué, comme ici, à la haine et à l’horreur. Les paroles de l’Ecriture coulent des lèvres d’Ibrim, annonçant l’amour à venir dans ces ténèbres. Et le cœur de Lucia s’apaise, s’illumine peu à peu de scène en scène, quand Ibrim lui apprend que son enfant sera une petite fille, qu’elle l’appellera Emmanuelle, qui sera une source de paix à l’ombre du Dieu unique, car « c’est le même Dieu qui opère tout en tous ».

13A la naissance, Zeck se déchaîne en imprécations devant « cette chose », refuse qu’on lui donne un nom et l’emporte pour la tuer, puis la ramène, comme vaincu par une force mystérieuse. Ibrim veille et prie : « Crée en moi un cœur pur, Eternel, et je ne manquerai de rien. Tu n’exerceras pas de vengeance contre les enfants de ton peuple, tu aimeras ton prochain comme toi-même. […] La grâce danse. » Mais la laideur et le mal demeurent mélangés au monde. Anna s’enfuit avec Zeck. Lucia demeure seule, allongée en prière, le front contre le sol, les paumes vers le ciel, reprenant la prière d’Ibrim : « Crée en moi un cœur pur, Eternel, tu aimeras ton prochain comme toi-même, vos prières s’élèveront comme de l’encens devant sa face, et les nations n’apprendront plus la guerre. […] La grâce danse. » Au début de la pièce, Ibrim était apparu mystérieusement, récitant d’une voix majestueuse le Prologue de l’Evangile selon saint Jean, suivi du début de la Genèse et de la proclamation du Miséricordieux.

14La neige tombe, et les spectateurs médusés sortent du théâtre en silence.

Notes

  • [1]
    The Wheel of Fire (Methuen, 1955), réédité maintes fois depuis la guerre.
  • [2]
    Si Lucio, parlant de lui avec son irrévérence habituelle (et sans le connaître), le définit « ce vieux Duc fantasque des coins noirs », tout le contexte de la pièce montre que ce sont les coins noirs des hommes qui sont ici démasqués, et que sa conduite n’est fantasque que pour les aveugles.
  • [3]
    Le Duc a bien vu cela lorsqu’il exprime sa secrète réserve au sujet d’Angelo : « Il confesse à peine que le sang circule dans son corps et que son appétit préfère le pain à la pierre. » Ce qui est une allusion évidente à la Tentation du Christ dans le Désert.
  • [4]
    Cette image est juste et forte, ainsi que plusieurs autres dans la mise en scène de Jacques Nichet, comme si la pression du texte travaillé lui faisait gommer les caricatures de sa présentation initiale.
  • [5]
    La Promise, éd. Théâtrales, 2001, 12,50 €.
  • [6]
    Shakespeare lui-même ne craint pas de montrer sur le théâtre ces situations affreuses.
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