Études 2001/10 Tome 395

Couverture de ETU_954

Article de revue

La nostalgie du front

Pages 331 à 339

Notes

  • [*]
    Est-il besoin de dire que l’auteur ne prétend aucunement esquisser, en ce peu de pages, une psychologie de la guerre ? Il croit connaître, pour l’avoir ressentie jusqu’à l’angoisse, la grande pitié du front, et celle de l’arrière. Tout son but est d’étudier l’incontestable sentiment de nostalgie éprouvé – nonobstant toutes les horreurs contemplées ou vécues – par l’homme qui se voit privé, après l’avoir goûtée en plénitude, de l’exaltation puissante versée à l’âme par la vie du front.
English version

1Ce texte, qui date de l’automne 1917, met en lumière le gouffre qui sépare les représentations actuelles — de la guerre, de la nation, de l’individu, de la vie — des sentiments qui purent être éprouvés alors, en dépit de l’horreur. Lues hâtivement, ces pages d’un religieux revenant de l’exil décrété par la République pourraient déconcerter et être tenues pour une apologie de la guerre. Afin d’éviter tout malentendu, fût-ce dans le contexte de l’époque, l’auteur avait déjà tenu à circonscrire son propos dès le titre, en introduisant une note *.

2Les perceptions n’ont cessé d’évoluer au long du siècle : Etudes republiera en décembre « Face à la violence », un article du Général Jacques de Bollardière paru dans la revue en mai 1972.

3Je suis monté, au crépuscule, sur la colline d’où l’on découvre le secteur que nous venons de quitter, et où nous remonterons sans doute bientôt. Devant moi, au delà des prairies, voilées de brume naissante, où les coudes de l’Aisne font des taches laiteuses, la crête dénudée du Chemin-des-Dames se détache, nette comme une lame, sur le couchant doré, moucheté de Drachen. De loin en loin, une torpille fait jaillir un tourbillon de fumée silencieuse.

4Pourquoi suis-je ici ce soir ?

5En ligne, j’ai peur des obus, comme les autres. Je compte les jours et je guette les symptômes de relève, comme les autres. Quand on « descend », je suis aussi joyeux que personne. Et il me semble, chaque fois, que, ce coup-ci enfin, je suis rassasié, saturé, des tranchées et de la guerre. Pas plus tard que cet après-midi, je buvais encore la joie de revivre, sans arrière-pensée, au sein de la nature inoffensive. Je savourais le bonheur de m’allonger sous les arbres, et de laisser se mirer leur feuillage dans un esprit totalement détendu, en pleine sécurité.

6Et me voilà revenu, comme chaque fois, instinctivement, face au front et à la bataille !…

7Est-ce que ce n’est pas absurde d’être ainsi polarisé par la guerre, au point de ne pouvoir être huit jours à l’arrière sans chercher à l’horizon, comme un rivage aimé, la ligne immobile des « saucisses » ? Au point de ne pouvoir surprendre, la nuit, l’étincelle argentée d’une fusée qui s’incline, ou seulement son reflet sur les nuages, sans éprouver un battement de cœur, un regret, un appel ?…

8Ce soir, plus que jamais, dans ce cadre merveilleusement calme et excitant, où, à l’abri des violentes émotions et de la tension excessive des tranchées, je sens se raviver, dans leur milieu natif, les impressions déposées en moi par trois années de guerre, le front m’ensorcelle.

9Et j’interroge ardemment la ligne sacrée des levées de terre et des éclatements — la ligne des ballons qui se couchent à regret, l’un après l’autre, comme des astres biscornus et éteints —, la ligne des fusées qui commencent à monter.

10Quelles sont donc, enfin, les propriétés de cette ligne fascinante et mortelle ? Par quelle secrète vertu tient-elle à mon être le plus vivant, pour l’attirer ainsi à elle, invinciblement ?…

11Puisque, en ce moment, mon regard est plus apaisé et plus pénétrant, je veux m’analyser plus que je ne l’ai fait encore. Je veux savoir.

12* * *

13Le premier sentiment « classé » auquel je puisse comparer mon émotion présente, c’est la passion de l’inconnu et du nouveau.

14Si, fermant à demi les yeux et relâchant les liens de ma conscience, j’abandonne mon imagination à elle-même, à ses plis anciens, à ses réminiscences, je sens remonter en moi des souvenirs imprécis de longs voyages, quand j’étais enfant. Je revois l’heure où, dans les gares, les feux multicolores s’allument pour guider les grands trains pressés vers un matin prestigieux et enchanté. Peu à peu, les tranchées, illuminées de signaux, se confondent, en mon esprit, avec une vaste ligne transcontinentale, qui mènerait excessivement loin, … quelque part, au delà de tout.

15Et mon rêve se précise.

16La crête dévastée, dont la silhouette, de plus en plus violacée, meurt dans le jaune pâlissant du ciel, est devenue tout à coup le plateau désertique où j’ai si souvent nourri, comme en un mirage, mes projets de découvertes et de science, en Orient. L’eau qui blanchit, dans la vallée, ce n’est plus l’Aisne : c’est le Nil, dont le miroir lointain m’obsédait jadis comme un appel des Tropiques. — Je me crois maintenant assis au crépuscule, vers El-Guiouchi, sur le Mokattam, et je regarde vers le sud…

17… C’est fait. Je me suis trahi.

18Le « moi » énigmatique et importun qui aime obstinément le front, je le reconnais : c’est le « moi » de l’aventure et de la recherche — celui qui veut toujours aller aux extrêmes limites du monde, pour avoir des visions neuves et rares, et pour dire qu’il est « en avant ».

19Je l’avoue. Quand il s’est agi pour moi, il y a trente mois et quelque, d’aller aux tranchées pour la première fois, c’est bien dans cet esprit que je suis parti : comme un curieux et un jaloux, qui voulait tout voir, et qui voulait en voir plus que les autres. — Maintenant encore, les enracinés de l’arrière sont à mes yeux un vivant problème. Ambulanciers, chauffeurs, radios…, comment peuvent-ils passer des semaines à proximité des lignes et ne pas sécher de l’envie d’aller voir ce qui s’y passe, … eux les voisins du front, et qui s’y croient peut-être, et qui en sont réellement plus loin que le banlieusard de Tombouctou ! Sans doute, ils n’ont jamais connu l’envie de voyager. Mais alors, sont-ils absolument des hommes ?

20Malgré l’accoutumance et la lassitude, malgré la découverte, aussi, d’attraits plus profonds que celui de la nouveauté, le front reste pour moi le continent, plein de mystères et de dangers, qui a surgi dans notre univers truqué et percé à jour. Je l’aperçois toujours comme la frontière du monde connu, la « terre promise » ouverte aux audacieux, la bordure du no man’s land…

21Ceux qui ont souffert, à en mourir, de la soif ou du froid ne savent plus oublier les déserts ni la banquise où ils ont goûté la forte ivresse d’être seuls et les premiers.

22C’est pour cela et comme cela, d’abord, que je ne peux plus me passer du front.

23* * *

24Ainsi, je commence à déchiffrer le secret de ma nostalgie. J’ai besoin du front parce que je suis, ainsi que tout humain doit l’être, un explorateur et un exotique. Mais cette première explication donnée à mon inquiétude est-elle plus qu’une approximation, ou même qu’une métaphore ? L’exotisme géographique, spatial, n’est qu’une forme particulière et inférieure de la passion qui nous porte à nous agrandir et à nous renouveler. L’aviateur, qui prend possession des airs, le penseur, qui s’élève à des points de vue difficiles et rares, le fumeur d’opium, qui s’embarque pour son rêve, sont des exotiques à leur façon. Chacun d’eux est un conquistador qui aborde à des rives nouvelles.

25Qu’est-ce que j’ai donc vu au front, moi ? et qu’est-ce que je veux donc tant y retrouver, malgré mon effroi de la peine et du mal ?

26Sont-ce de nouveaux déserts, de nouveaux volcans ? — une harmonie nouvelle de lumières et de sons déchaînés ?

27Est-ce la grande étendue muette des Flandres, où les armées affrontées semblent dormir parmi les eaux mortes ?

28Est-ce la cime funèbre des crassiers parmi les corons en ruine ?

29Est-ce le ravin brûlé des Hauts-de-Meuse, où les lourds éclatements font fumer de partout la terre comme par d’innombrables solfatares ?…

30— Oui, sans doute, c’est cela. Mais c’est autre chose surtout, de plus subtil et de plus substantiel, dont tout ce grand appareil n’est que l’écorce et comme l’appât — autre chose que je ne puis me définir que par une atmosphère unique, pénétrante et dense, où baigne tout ce luxe de violence et de majesté —, ou encore par un état surhumain auquel l’âme se retrouve uniformément portée, en lignes, malgré la diversité des secteurs et les vicissitudes de la lutte.

31L’expérience inoubliable du front, à mon avis, c’est celle d’une immense liberté.

32* * *

33Celui qui monte en secteur laisse d’abord choir, à l’entrée du premier boyau, le fardeau des conventions sociales. A partir du moment où finit la vie civile, la différence cesse entre le jour et la nuit. Au lieu de la banale alternance des levers et des couchers, l’homme en ligne ne voit devant lui qu’une vaste tranche de durée pleine d’imprévus, où le sommeil et les repas se prennent au gré des circonstances et des occasions, sans relation bien fixe avec le clair et avec l’obscur. En ligne, on se lave quand on peut. On se couche souvent n’importe où. Tous les assujettissements et les cloisonnements de la vie coutumière s’effondrent comme des cartes. Il est curieux d’observer sur soi combien cette déroute de l’esclavage quotidien peut causer à l’esprit de satisfaction, un peu frondeuse, peut-être, mais juste et noble, si on la comprend bien.

34Qu’on ne s’y trompe pas. Le bonsoir un peu ironique adressé par le poilu à la sage ordonnance de l’arrière n’est pas seulement un congé signifié à la régularité. Il symbolise et il annonce un affranchissement beaucoup plus intime, celui de l’égoïsme mauvais et de l’étroite personnalité.

35Aller en ligne, personne ne me contredira, c’est monter dans la paix.

36A mesure que l’arrière s’efface en un lointain plus définitif, la tunique gênante et dévorante des petites et grandes préoccupations, de santé, de famille, de succès, d’avenir… glisse toute seule de l’âme, comme un vieux vêtement. Le cœur fait peau neuve. Une réalité d’ordre plus élevé, ou plus pressante, chasse et dissipe le tourbillon des servitudes et des soucis individuels. En redescendant, on retrouvera peut-être leur bande importune. Pour le moment, ils restent au-dessous, comme un brouillard. Et je renonce à faire comprendre la sérénité de la zone où l’âme s’aperçoit alors quand, à l’abri d’un danger trop menaçant, elle a le loisir de regarder quelle lumière il fait en elle.

37Je me vois encore tel que j’étais, dans cette paix, il y a une quinzaine de jours.

38C’était la nuit ; une nuit claire et tranquille, dans un secteur accidenté, coupé de crêtes et de marais. Dans les fonds, sous les peupliers, flottait l’arôme laissé par les derniers gaz. Dans le bois, plus haut, on entendait, par moments, un frôlement, comme celui d’une bécasse effrayée qui s’envole, la descente d’une bombe, qui éclatait en un déchirement brusque et floconneux, semé d’étincelles. Et les grillons ne s’arrêtaient pas pour cela de chanter.

39J’étais libre et je me sentais libre.

40Je pouvais, comme bon me semblait, me promener au clair de lune, aller droit devant moi, abattre des pommes si j’en trouvais, et puis dormir dans le premier trou venu. Tout ce qui m’intéresse ou m’inquiète à l’arrière, je l’aimais encore, mais d’une façon maîtrisée, un peu distante. Ma vie me paraissait plus précieuse que jamais ; et cependant, je l’aurais laissée à ce moment sans regret, car je ne m’appartenais plus. J’étais libéré et soulagé, jusque de moi-même. Je me sentais doué d’une légèreté inexplicable.

41Si précieuse qu’elle fût, cette émancipation n’était encore que la partie négative ou l’enveloppe d’une liberté plus haute, que j’appellerai positive. L’air que je humais n’était pas seulement pur et subtil. Il était plein et nourrissant — plein et nourrissant (phénomène paradoxal, mais que je garantis) par ces parfums mêmes qui traînaient, vénéneux et suspects, dans les hautes herbes parmi les menthes, — plein et nourrissant par ces ébranlements brutaux qui secouaient périodiquement le calme de la nuit, — plein et nourrissant par toutes les manifestations, assoupies à cette heure, de l’immense présence humaine qui charge le front.

42Ah ! c’est que j’éprouvais alors — d’une façon expérimentale — que, bénéficiant d’une faveur parcimonieusement accordée par les siècles aux hommes, je me trouvais en mesure de lâcher sans contrainte les puissances de ma vie sur un objet palpable ! Je pouvais, enfin, plonger dans le réel sans risque de heurter le fond, respirer la vie terrestre à pleins poumons sans craindre que l’air me manque !

43Oh ! comme il est douloureux de se trouver si rarement en présence d’une œuvre à accomplir, où l’âme sente qu’elle peut se livrer tout entière ! Si consolantes et fortifiantes que soient les vues de foi et l’intention surnaturelle qui donnent aux actions les plus humbles un prolongement et une valeur illimités, elles ne suffisent pas normalement à remplacer l’expérience dans sa fonction excitatrice et sensibilisatrice de nos facultés. Voilà pourquoi, dans le cadre d’une vie terne, beaucoup de choses dorment et souffrent obscurément en nous.

44Au front, la puissance déchaînée de la matière, la grandeur spirituelle du conflit entamé, la domination triomphante des énergies morales dégagées, unissent leurs appels à l’orgueil noble et au besoin de vivre, et elles versent au cœur une mixture passionnée. Là-haut, une conviction victorieuse s’établit, en maîtresse, qu’on peut « y aller », sur le double plan de l’action terrestre et céleste, de toutes ses forces et de toute son âme. Tous les ressorts de l’être peuvent se tendre. Toutes les hardiesses sont de mise. Pour une fois, la tâche humaine se découvre plus grande que nos désirs.

45Je le déclare. Dans cette détente, poussée jusqu’à l’exhaustion de soi-même, gît la liberté suprême, la libération de tout ce qui sommeille en nous d’aspirations ignorées et de puissances anxieuses, que nous ne pouvons souvent développer, faute de matière et d’espace, et qu’on doit être si las de mourir sans avoir délivrées.

46Non, rien ne me rendra, que le front, la liberté qui me grisait en cette nuit de septembre. Non seulement, il me semble, aujourd’hui, que je reviens de très loin, très loin. Mais j’ai l’impression d’avoir perdu une âme, une âme plus grande que la mienne, qui habite les lignes et que j’ai laissée là-bas.

47* * *

48Il faut bien en arriver à ces considérations presque mystiques, si on veut expliquer jusqu’au bout le vide et le désenchantement des retours les plus désirés à l’arrière…

49Le front n’est pas seulement la nappe ardente où se révèlent et se neutralisent les énergies contraires accumulées dans les masses ennemies. Il est encore un lieu de vie particulière à laquelle participent ceux-là seuls qui se risquent jusqu’à lui et aussi longtemps seulement qu’ils restent en lui. Quand l’individu a été admis quelque part sur la surface sublime, il lui semble, positivement, qu’une existence nouvelle fond sur lui et s’empare de lui.

50Son individualité, bien sûr, est sauve. Aucun centre conscient, distinct de son âme, ne lui apparaît. En lui, pourtant, dès qu’il prend place sur la périphérie sacrée du monde en activité, une personnalité d’un autre ordre se découvre, qui recouvre et efface l’homme de tous les jours. — L’homme du front agit en fonction de la nation tout entière, et de tout ce qui se cache derrière les nations. Son activité et sa passivité particulières sont directement utilisées au profit d’une entité supérieure à la sienne en richesse, en durée, en avenir. Il n’est plus que secondairement lui-même. Il est, premièrement, parcelle de l’outil qui fore, élément de la proue qui fend les vagues. Il l’est, et il le sent.

51Une conscience irrésistible et pacifiante accompagne, en effet, dans son rôle nouveau et plein de risques, l’homme que son pays a voué au feu. Cet homme a l’évidence concrète qu’il ne vit plus pour soi — qu’il est délivré de soi —, qu’autre chose vit en lui et le domine. Je ne crains pas de dire que cette désindividuation spéciale qui fait atteindre le combattant à quelque essence humaine plus haute que lui-même est le secret ultime de l’incomparable impression de liberté qu’il éprouve et qu’il n’oubliera jamais plus.

52Que chacun s’observe, lorsqu’il monte en ligne, ou bien que, au cantonnement, il voit venir sur lui, comme un tunnel où va s’engouffrer sa vie, l’attaque prochaine. Un travail douloureux et continu se poursuit sourdement dans le domaine de ses affections — une sorte de détachement, opéré inexorablement par l’imminence croissante du jour J ou de l’heure H. Ce n’est pas de la mélancolie, précisément, qui s’étend sur les choses. C’est plutôt une sorte d’indifférence, qui fait paraître lointains et décolorés les détails de la vie individuelle, tandis que le goût fondamental de l’action « pour toujours » se fait plus intense. — A Verdun, dans la citadelle, pendant ces journées de tohu-bohu inoubliable où, dans la poussière et les cris, se distribuent pêle-mêle les vivres, les fusées et les grenades à ceux qui vont monter pour le grand coup, — et puis, quelques heures plus tard, au cours de l’interminable marche de nuit, par-dessus Belleville et Froide Terre, j’ai noté souvent sur moi ce décollement déchirant et victorieux que suivaient enfin la paix et l’exaltation dans le milieu surhumain où l’âme s’était de nouveau acclimatée.

53C’était l’âme du front qui renaissait en moi…

54— Et dans celui qui se relève, poussiéreux et intact, après l’éclatement voisin d’une marmite, pourquoi cette dilatation joyeuse du cœur, cette allégresse de la volonté, ce parfum nouveau de la vie, qu’on n’éprouve nullement pour avoir failli passer sous un train ou frôlé la balle du revolver que maniait un imprudent ? Est-ce uniquement la joie de « subsister » qui gonfle ainsi l’âme des rescapés de la guerre et rajeunit leur monde ? — Je pense, moi, que la saveur inédite de vivre, succédant à un narrow escape, tient surtout à cette intuition profonde que l’existence qu’on retrouve, consacrée par le danger, est une existence nouvelle. Le bien-être physique qui se répand dans l’âme, à ces minutes-là, signifie la vie supérieure en laquelle on vient d’être baptisé. Parmi les hommes, celui qui a passé par le feu, est une autre espèce d’homme.

55Il n’y a pas longtemps, coupant à travers champs pour regagner les lignes (j’allais du côté d’Hurtebise, qu’on voyait fumer à 5 kilomètres de là), je fus soudain interpellé par un paysan qui me reprochait de traverser ses labours. Le bonhomme avait raison de se plaindre. Mais en l’entendant, j’éprouvai un choc intérieur, un vertige, comme si je tombais de très haut… Nous avions l’air de deux êtres pareils, lui et moi. Nous parlions les mêmes mots. Mais lui, il était confiné dans ses préoccupations de « terreux » individualiste. Et moi, je vivais de la vie du front. — Qui n’a pas éprouvé, en permission, en se retrouvant au milieu de gens et de choses qui l’accueillaient comme autrefois, cette impression mélancolique d’être un étranger, ou un disproportionné, — comme si entre les autres et soi se fût creusé un abîme, visible d’un seul côté, — pas du leur, justement ?

56En vérité, sans cette âme nouvelle et surhumaine qui vient relayer la nôtre, au front, il y aurait là-haut des épreuves et des spectacles qui ne se supporteraient pas — et qui semblent tout simples, cependant —, et qui laissent même, c’est un fait, une trace impérissable de plénitude et d’épanouissement.

57J’affirme, pour moi, que, sans la guerre, il est un monde de sentiments, que je n’aurais jamais connus ni soupçonnés. Personne, hormis ceux qui y auront été, ne saura le souvenir chargé d’émerveillement qu’un homme peut garder de la plaine d’Ypres, en avril 1915, quand l’air des Flandres sentait le chlore et que les obus coupaient les peupliers, le long de l’Yperlé, — ou bien des côtes calcinées de Souville, en juillet 1916, quand elles fleuraient la mort. Ces heures plus qu’humaines imprègnent la vie d’un parfum tenace, définitif, d’exaltation et d’initiation, —comme si on les avait passées dans l’absolu.

58Tous les enchantements de l’Orient, toute la chaleur spirituelle de Paris ne valent pas, dans le passé, la boue de Douaumont.

59Lors donc que viendra la paix désirée des nations (et de moi tout le premier), quelque chose comme une lumière s’éteindra brusquement sur la terre. Par la guerre, une déchirure s’était faite dans la croûte des banalités et des conventions. Une « fenêtre » s’était ouverte sur les mécanismes secrets et les couches profondes du devenir humain. Une région s’était formée où il était possible aux hommes de respirer un air chargé de ciel. A la paix, toutes choses se recouvriront du voile de la monotonie et des mesquineries anciennes. Ainsi, autour de Lassigny, par exemple, les régions évacuées par l’ennemi paraissent-elles déjà mornes, vides et flasques, — la vie du front s’étant propagée plus loin.

60Heureux, peut-être, ceux que la mort aura pris dans l’acte et l’atmosphère même de la guerre, quand ils étaient revêtus, animés d’une responsabilité, d’une conscience, d’une liberté plus grandes que la leur, quand ils étaient exaltés jusqu’au bord du monde, — tout près de Dieu !

61Les autres, les survivants du front, garderont dans leur cœur une place toujours vide, si grande que rien de visible ne saura plus la remplir. Qu’ils se disent alors, pour vaincre leur nostalgie, qu’il leur est encore possible, malgré les apparences, de sentir encore passer en eux quelque chose de la vie du front. Qu’ils le sachent : la réalité surhumaine qui s’est manifestée à eux, parmi les trous d’obus et les fils de fer, ne se retirera pas complètement du monde apaisé. Elle l’habitera toujours, quoique plus cachée. Et celui-là pourra la reconnaître, et s’y unir encore, qui se livrera aux travaux de l’existence quotidienne, non plus égoïstement, comme auparavant, mais religieusement, avec la conscience de poursuivre, en Dieu et pour Dieu, le grand travail de création et de sanctification d’une Humanité qui naît surtout aux heures de crise, mais qui ne peut s’achever que dans la paix.

62Aux armées, avec les tirailleurs

63septembre 1917

Notes

  • [*]
    Est-il besoin de dire que l’auteur ne prétend aucunement esquisser, en ce peu de pages, une psychologie de la guerre ? Il croit connaître, pour l’avoir ressentie jusqu’à l’angoisse, la grande pitié du front, et celle de l’arrière. Tout son but est d’étudier l’incontestable sentiment de nostalgie éprouvé – nonobstant toutes les horreurs contemplées ou vécues – par l’homme qui se voit privé, après l’avoir goûtée en plénitude, de l’exaltation puissante versée à l’âme par la vie du front.
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