Notes
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[1]
Et bien des feuilletons policiers américains. Mais ajoutons tout de suite qu’il est délicat de parler de ceux-ci à partir de la seule diffusion proposée par les grandes chaînes françaises. Les styles sont, en effet, prodigieusement divers : le câble et le satellite nous donnent accès à des séries très intéressantes, parfois surprenantes : le fameux NYPD Blue ou encore Homicide, et leur description au scalpel d’un commissariat ordinaire.
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[2]
Parmi les productions françaises, La Crim’ a essayé, avec une naïveté assez attendrissante, ce type de réalisation « moderne » et, d’une certaine manière, aussi P.J., lors de ses ponctuations en forme de clip, sortes de refrain répété au cœur de chaque épisode, déroulant des images du terrain d’action de la série, « prises sur le vif »…
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[3]
Série très remarquable, située à Glasgow, diffusée il y a quelques années et malheureusement absente des écrans depuis.
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[4]
L’aspect vestimentaire négligé de Frost et son alimentation anarchique trahissent l’absence d’une femme aimante, tandis que celle de Barnaby veille sur l’élégance de son époux et lui impose un régime amaigrissant.
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[5]
On pense, sur un mode mineur ici, au génie de Simenon dans les Maigret, qui, mieux que personne, a su donner toute sa place au climat météorologique comme élément déterminant du climat psychologique et littéraire.
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[6]
Bénéficiant, l’un comme l’autre, du concours d’acteurs anglais de premier plan : John Hannah et Helen Mirren.
Le charme confortable des policiers britanniques
1Ils ont indéniablement un air de famille, ces inspecteurs britanniques dont les enquêtes franchissent régulièrement le Channel jusqu’à nos postes de télévision. Frost, Taggart, Barnaby, Morse ou encore Wycliffe : des hommes mûrs (donc pleins d’expérience et de sagesse !), pour dénouer les fils savamment entremêlés d’intrigues subtiles et, la plupart du temps, élaborées. Souvent programmés le dimanche soir, ces feuilletons policiers accordent parfaitement leur ambiance douce-amère à la nostalgie des fins de week-end. Regardons-les d’un peu plus près pour tenter de déceler ce qui fait leur qualité particulière, assure leur tranquille succès et favorise leur impact profond, quoique discret.
2Avec talent, les créateurs de ces séries ont su éviter les écueils qui entravent trop souvent les productions françaises actuelles de même type [1]. Pour résumer, on pourrait dire qu’ils ne cherchent pas à être à la mode et, ainsi, conservent une sorte d’intemporalité douce dans leur forme comme dans leur thématique. Pas de réalisation « coup de poing », lorgnant du côté du clip ou du « moment de vérité », caméra-vidéo agitée et musique tonitruante appelées à la rescousse pour faire « tendance » [2], mais un classicisme dans la prise de vue comme dans le montage, au service de l’intrigue. Ce n’est donc pas dans la création formelle que nous trouverons des éléments révolutionnaires, la recherche étant bien davantage celle de la maîtrise de l’histoire et de son déroulement. Les intrigues font presque autant appel à la sagacité du téléspectateur qu’à celle de l’enquêteur, les scénarios proposant souvent plusieurs histoires apparemment indépendantes, jusqu’à ce que le dénouement en révèle les subtiles intrications. Grande confiance est accordée au public, jugé capable de suivre avec délectation les enchevêtrements les plus sophistiqués : c’est le cas, notamment, avec Taggart [3], qui pousse très loin la complexité, croisant et recroisant les personnages comme les indices, dans une réelle jubilation scénaristique.
3Ce refus du simplisme caractérise également la peinture des personnages, principaux ou secondaires. Les types caricaturaux sont négligés, au profit de personnalités plus mystérieuses, dont la pesanteur morale (qu’ils soient bons ou méchants) nous interroge bien plus qu’elle ne nous rassure sur la séparation entre le bien et le mal. Il est donc naturel que, dans ce sillage, les héros (ce terme convient d’ailleurs assez peu), policiers tenaces et efficaces, nous apparaissent comme les révélateurs privilégiés de cette profondeur humaine qu’ils n’ont jamais fini d’explorer. Ils en sont eux-mêmes le miroir, dans leur apparence physique comme dans leur comportement professionnel et personnel. Moins « pépère » que leur collègue allemand Derrick, aucun de nos inspecteurs ne possède cependant un physique de playboy (Frost et Taggart sont même plutôt laids), et leur charme confortable émane de la façon posée dont ils occupent l’espace (Taggart ou Barnaby), manient délicatement l’humour (Morse), distillent sans pédanterie leur culture (encore Morse, fin mélomane), plongent leur regard sans illusions dans les abîmes du crime (Wycliffe) et choisissent tous de croire encore en l’humanité, malgré les turpitudes qu’ils côtoient… Leur âge mûr (ils ont tous entre 50 et 60 ans) leur permet de relier entre eux les personnages plus jeunes ou plus âgés de la série, en un réseau cohérent, là encore au bénéfice de l’intrigue et de son éclairage psychologique. Leur vie de famille, banale ou plus douloureuse (la femme de Taggart est paralysée, Frost perd la sienne au cours de la série, Morse vit en célibataire, le couple de Wycliffe semble harmonieux…), enrichit leur caractère, mais les scénaristes nous épargnent toute leçon édifiante sur les aléas de la vie de famille : à nous de deviner, par une allusion, un signe ici ou là, le fond des choses [4]. Il en va de même dans leurs rapports avec leurs collègues et, notamment, leurs adjoints – jeunes policiers encore un peu naïfs, pleins d’admiration pour la force tranquille de leur supérieur –, où l’affection bourrue le dispute à la relation plus forte, resserrée, enquête après enquête, par la fréquentation commune du crime et de la tragédie. Comme bien souvent dans la littérature policière anglaise, la bonne éducation et le poli des manières rehaussent, par contraste, la noirceur désespérante des comportements humains décrits. Nos inspecteurs traînent ce lourd fardeau d’hypocrisie sociale, le rejettent soudain et se heurtent alors à leur hiérarchie frileuse (ressort certes classique du polar de toute nationalité). Ils tentent de panser, sans en avoir l’air, les plaies les plus béantes des victimes… ou des bourreaux qu’ils rencontrent.
4Enfin, nous serions incomplets en omettant l’élément très important du décor, toujours soigné et « signifiant » dans les séries en question. Beaucoup d’entre nous avons (re)découvert la splendeur des paysages maritimes de la Cornouailles grâce à Wycliffe. La tristesse grisâtre de Glasgow décolore parfaitement l’ambiance de Taggart, tandis que les délices apaisants de la verte campagne anglaise, telle que nous la rêvons, entre deux averses, ajoutent à la familiarité du climat de Barnaby. Quant à la solennité universitaire d’Oxford, elle convient comme un gant à la personnalité humaniste de Morse. Bien entendu, on a beau jeu, « exotisme » oblige, de féliciter les productions britanniques de sertir si intelligemment leurs histoires dans ces cadres précis, alors qu’on ne remarque plus les décors trop connus de nos séries françaises. Il semble bien, cependant, que les Anglais savent mettre en scène plus finement la psychologie de l’environnement, si l’on peut dire. On apprécie également l’attention spécifique portée au temps qu’il fait (quelle n’est pas, d’ailleurs, notre surprise de constater qu’il ne pleut pas tout le temps en Angleterre !), facteur prégnant s’il en est : l’humidité, la boue, le froid ou, au contraire, la chaleur et la lumière chargent l’atmosphère criminelle d’une pesanteur supplémentaire [5].
5Cet éloge de quelques séries policières britanniques a peut-être le tort de passer sous silence les faiblesses inévitables de certains épisodes moins aboutis ou plus conventionnels, et, plus grave, de contribuer involontairement à la défense d’une sorte d’immobilisme télévisuel, par la mise en avant du classicisme formel et de la « dévotion » à l’intrigue et à la description psychologique. D’autres feuilletons anglais, comme l’excellent Mac Callum ou le troublant Suspect numéro un [6], inscrits davantage dans une logique de recherche que dans la grille des programmes familiaux, poussent la narration policière dans d’autres retranchements. Mais ils prolongent, en la renouvelant, cette tradition bienfaisante qui met le discernement et l’intelligence du téléspectateur au centre de l’exigence esthétique.
6Emmanuelle Giuliani
Quand le témoignage esquive le débat
7« Mesdames et Messieurs, je vous demande d’applaudir notre invité… » Les animateurs de télévision sont devenus directifs à l’égard du public présent dans le studio. Tout doit être réglé comme sur du papier à musique. Ce constat se vérifie, notamment, dans un genre télévisuel courant : le débat. On peut en décortiquer les recettes à travers quelques émissions-types, chacune représentative d’un style : « Ça se discute » sur France 2, mais aussi « C’est mon choix » sur France 3, ou encore « Ciel, mon mardi ! » sur TF1. Sans pour autant généraliser sur un registre aux avatars multiples.
8Première constatation : les questions liées à la société et à la vie au quotidien nourrissent l’essentiel des thèmes retenus. « Adultes avant l’âge », « Je ne veux pas savoir qui est mon père », « Faut-il supporter l’infidélité ? », etc. Le domaine est vaste qui couvre surtout les comportements individuels, dans des cadres domestiques et familiaux. Le choix se porte plus rarement sur des sujets concernant la collectivité, qu’ils relèvent du social, de l’économie ou de la politique. En revanche, tout ce qui se rapporte, par exemple, aux mères adolescentes, aux professeurs persécutés ou encore aux obèses, offre matière à discussion. Le souci de proximité dans l’intimité des individus est manifeste ; il peut entraîner des dérives. On se souvient du rappel à l’ordre adressé par le CSA, il y a quelques mois, à l’émission de France 3, « C’est mon choix », en raison de la vulgarité de certains sujets.
9Cela nous amène, tout naturellement, au deuxième constat : les chaînes généralistes privilégient nettement le spectacle. Historiquement, la télévision appliquait un cahier des charges construit sur un célèbre triptyque : informer, éduquer, distraire. A vrai dire, le premier et surtout le deuxième volets n’ont pas été avalés, mais plutôt phagocytés par le troisième. Tous ceux qui œuvrent pour le petit écran s’emploient désormais à mettre en scène des shows.
10La topographie de ces émissions place l’animateur au centre. Véritable star qui mène le jeu, oriente la discussion, distribue la parole, et tranche. On ne peut plus guère parler de journaliste, théoriquement médiateur discret des faits et des hommes. Jean-Luc Delarue (« Ça se discute ») en garde en partie le profil, dans son souci de maintenir une distance vis-à-vis de ses invités, et de servir de révélateur habile aux témoignages sollicités. Evelyne Thomas (« C’est mon choix ») manifeste avec ses interlocuteurs une bonhomie amicale, pas toujours dénuée d’ambiguïté. Christophe Dechavanne (« Ciel, mon mardi ! ») n’entend pas se départir de ce premier rôle, quitte à prendre clairement parti dans des caricatures de débats qu’il orchestre à son gré.
11Un public bien visible et souvent actif est disposé face à l’animateur. Encouragé à rire, applaudir, siffler et parfois même intervenir, il n’a plus grand-chose à voir avec le groupe réduit de spectateurs, tolérés dans la pénombre, à l’écoute d’une discussion développée au centre d’un petit cercle intime. Entre le public et l’animateur, les invités du débat : alignés au premier rang (chez J.-L. Delarue), assis sur la scène (chez E. Thomas) ou autour d’une table (chez C. Dechavanne), à proprement parler ils constituent bien plus souvent des témoins que des protagonistes. Certes, ils sont priés de donner leur avis, mais en réagissant aux expériences racontées par leurs voisins. Leurs récits se juxtaposent. Parfois même, l’expression se réduit à un échange d’impressions : au programme de « C’est mon choix », il est souvent question de look, avec des sujets comme : « Je recherche la perfection de mon corps », « Je suis excentrique », etc.
12Un troisième constat s’impose : dans ces émissions, le vrai débat est souvent esquivé. La parole ne circule qu’en surface. Car, pour rendre particulièrement efficace le spectacle, de commodes ingrédients sont utilisés : émotion, simplicité et authenticité. Restent donc favorisées les expériences originales, pour ne pas dire parfois marginales. « J’espère qu’on pourra éviter tout cela », concluait un tout jeune homme, présent avec sa copine chez J.-L. Delarue. Il réagissait ainsi aux autres histoires d’un couple échangiste, d’une épouse trompée et de deux maîtresses cachées… Et s’il faut esquisser brièvement sur le plateau quelque réflexion générale, on fait appel à un expert, qui livre en deux mots sa propre lecture. Le débat-témoignage triomphe sur le débat-confrontation. A l’image d’autres chaînes européennes, nombre d’émissions privilégient d’ailleurs ce recours aux témoignages.
13Dans ce « nouvel âge » du débat, la télévision à la fois y a gagné et perdu. Principal bénéfice incontestable : une vérité se dégage de ces émissions à travers la force des images. Ce sont des êtres de chair, de joie et de douleur, devenus proches de nous, qui se racontent sur le plateau, face aux caméras, sans intermédiaire ni artifice. Le micro est à tous, pour une « libération de la parole », comme on l’a entendu à « Ça se discute », à propos de « la sexualité des vieux ». Moments parfois graves et émouvants chez Jean-Luc Delarue. Son émission offre une sorte de modèle accompli du genre, à travers l’équilibre subtil des composants. Son entreprise de production s’investit sans réserve, aussi bien dans la recherche méthodique des témoins que dans la mise au point des reportages. Sur le plateau, ce travail préalable est alors soigneusement mélangé aux interventions des invités et des experts. Dans le programme présenté par Evelyne Thomas, on s’en tient plus simplement à organiser un thème avec des reflets légers de la vie, sans prétention.
14Côté déficit, cette télévision-vérité entretient néanmoins l’artifice du montage des émissions enregistrées. Spectacle oblige. Elle tombe aussi dans le travers plus général du petit écran : l’absence de nuances et le risque de caricature. L’adepte inconditionnel de ces recettes demeure Christophe Dechavanne, qui n’hésite pas à tourner un invité en dérision et organise des sondages téléphoniques douteux pour appuyer ses pseudo-débats. Cette télévision contient, enfin, un risque plus sérieux encore : à force d’esquisser le débat, on ne fait que bâcler la réflexion de fond. A l’image des invités de J.-L. Delarue, alignés au premier rang, tous les repères, toutes les références apparaissent d’un même poids. Par ce travelling déroulé sur de petites histoires, la caméra nivelle et banalise les idées ainsi véhiculées. Toutes ces confessions sont livrées en vrac à l’animateur-star sous des milliers de regards. Cette nouvelle fonction thérapeutique du petit écran suffira-t-elle à pallier la communication défaillante au quotidien ?
15Dominique Chivot
Notes
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Et bien des feuilletons policiers américains. Mais ajoutons tout de suite qu’il est délicat de parler de ceux-ci à partir de la seule diffusion proposée par les grandes chaînes françaises. Les styles sont, en effet, prodigieusement divers : le câble et le satellite nous donnent accès à des séries très intéressantes, parfois surprenantes : le fameux NYPD Blue ou encore Homicide, et leur description au scalpel d’un commissariat ordinaire.
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Parmi les productions françaises, La Crim’ a essayé, avec une naïveté assez attendrissante, ce type de réalisation « moderne » et, d’une certaine manière, aussi P.J., lors de ses ponctuations en forme de clip, sortes de refrain répété au cœur de chaque épisode, déroulant des images du terrain d’action de la série, « prises sur le vif »…
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Série très remarquable, située à Glasgow, diffusée il y a quelques années et malheureusement absente des écrans depuis.
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L’aspect vestimentaire négligé de Frost et son alimentation anarchique trahissent l’absence d’une femme aimante, tandis que celle de Barnaby veille sur l’élégance de son époux et lui impose un régime amaigrissant.
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On pense, sur un mode mineur ici, au génie de Simenon dans les Maigret, qui, mieux que personne, a su donner toute sa place au climat météorologique comme élément déterminant du climat psychologique et littéraire.
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Bénéficiant, l’un comme l’autre, du concours d’acteurs anglais de premier plan : John Hannah et Helen Mirren.