Littérature
Laurent Nunez, Le mode avion, Actes Sud, 2021, 224 pages, 21 €.
1Une réflexion fine sur le langage et sur la façon de dire le temps et le désir, sur la solitude du chercheur, sur les amis qui vous aident et puis vous trahissent, sur les soubresauts de l’Histoire qui mettent en marche malgré eux les individus… Mais non, ne freinons pas par la gravité de l’interprétation le joyeux allant de ce Mode avion, son équilibre d’humour et de sagacité. Ce roman tout simplement réussi (ce qui est un compliment) a toutes les résonances du mot « trouvaille ». Les ingénieurs ont leurs inventions, les explorateurs ont leurs découvertes, mais que reste-t-il aux chercheurs qui ne font que chercher ? Des « trouvailles » ! Tout ce que ce terme suggère d’excitant et de génial, d’inattendu et de bricolé, et, parfois, de tout à fait inutile, se trouve dans l’idée nouvelle (que vous découvrirez en temps utile et que vous n’oublierez plus) d’Étienne Choulier – pensez « chaussure ». Ce linguiste à la mode du XIXe siècle – suffisance, pondération et croyance au progrès scientifique – a pour compagnon de recherche Alexandre Meinhof, qui partage sa retraite studieuse au mas Chinon, dans un village de montagne à la frontière de l’Italie. Nous sommes vers 1940, et ce n’est pas sans importance. L’amitié, l’amour, l’innocence du langage, les fondements mêmes de la société bourgeoise résisteront-ils à la puissance ravageuse de leurs trouvailles grammaticales ? Ce premier roman semble s’amuser avec tous les trophées de l’impressionnante carrière littéraire de Laurent Nunez (ancien rédacteur en chef du Magazine littéraire, entre autres). Cent autres romans et de vénérables revues se penchent sur ce berceau rieur, mais tout ça ne pèse pas plus qu’un excellent dîner. Car tout est dans la taille de la portion.
2Agnès Mannooretonil
Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Minuit, 2021, 176 pages, 16 €.
3On entre dans les livres de Tanguy Viel comme on force un tiroir trop longtemps fermé à clé : tremblant d’y découvrir de vilaines choses, espérant qu’elles y soient. Viel renouvelle ici l’exploit déjà réalisé dans Article 353 du Code pénal (Minuit, 2017) : mettre à nu l’enfermement et la destruction programmée d’un homme par un plus puissant que lui. Les liens sont nombreux entre les deux romans : la Bretagne, le lien entre Paris et une ville portuaire, la tension des classes qui fonctionnent comme des ennemies alors que les individus qui y appartiennent se côtoient et jouent la cérémonie de la camaraderie – voire davantage. Car il s’agit cette fois d’une histoire d’abus sexuel, racontée à partir des infimes détails qui font d’un récit banal une affaire de mœurs. Comme souvent chez Viel, c’est la structure judiciaire (ici, un dépôt de plainte ; dans Article 353, une audience chez un juge) qui organise la confession du coupable idéal. L’interrogatoire pose la question de la complicité et, en l’espèce, du consentement : qu’est-ce que dire oui quand on n’a pas d’autre choix ? Et qu’est-ce que la liberté de refuser quand est socialement programmée la soumission des uns au pouvoir de quelques autres ? Viel continue ainsi de travailler la question de la justice sociale par le biais anecdotique, de faire trembler le macrocosme dans le microcosme, mettant au service de cette dissection consciencieuse une langue jouant tant d’une fausse allure d’oralité que d’un véritable art d’écrire. Les personnages sont touchants, bruts et se présentent à nous comme à un tribunal. Nous voici saisis, fascinés par le spectacle de la comédie humaine. L’œuvre de Viel tient le milieu entre Balzac et Simenon.
4Élodie Pinel
Agnès Desarthe, L’éternel fiancé, Éditions de l’Olivier, 2021, 256 pages, 19 €.
5Une femme remonte le fil de sa vie ordinaire : son enfance musicale qui prend fin avec une grave maladie, son adolescence de jeune amoureuse d’un garçon qui n’a d’yeux que pour une autre, ses études de droit, la rencontre de son futur mari, deux enfants, un travail d’avocate fiscaliste, la bifurcation vers une licence de musicologie, une séparation… en somme rien que de très banal. Ce qui l’est moins, ce sont les apparitions fugaces d’Étienne, un garçon issu des tréfonds de son enfance, qui surgit à des étapes charnières de son existence. En maternelle, il lui avait déclaré son amour, qu’elle avait dédaigné. Or, l’anecdote est ancrée en son for intérieur comme originelle. Plus tard, alors même qu’il ne se souvient pas de son nom, elle est là pour écouter, absorbée et fascinée, le récit de sa vie « tumultueuse » et « tragique », à l’opposé de sa propre normalité désolante. L’auteure parle ici de la mémoire qui constitue les individus mais les trompe aussi parfois, le sujet différant de ses souvenirs. Prisonnier de ces derniers, comment agir au présent ? À l’inverse, en être privé comme l’un des personnages du livre, un célèbre chef d’orchestre, c’est être condamné dans un ici et maintenant éternel, sans passé ni avenir. Entre les deux, il y a la conscience du passage du temps et de la finitude, et tout l’enjeu est de tracer un parcours unique en usant de son libre arbitre, ni par défaut, ni par inertie. Ce roman évoque avec une mélancolie légère les chemins non empruntés, les espaces inexplorés, tandis que la musique et les arts, tout en éclairant d’une lumière nouvelle les réminiscences que l’on charrie, rendent possible et extraordinaire l’expérience du présent sensible.
6Aline Sirba
Jean-Paul Honoré, Un lieu de justice, Arléa, « Premier mille », 2021, 204 pages, 18 €.
7Pendant des mois, carnet de notes à la main, Jean-Paul Honoré a arpenté le nouveau Tribunal de Justice de Paris, aux Batignolles. Le résultat de son exploration est troublant et superbe. L’écriture est tour à tour grave, humoristique ou poétique, toujours alerte. Pas de longs discours, mais des portraits inspirés de ces lieux qui font corps avec ce qui s’y joue : leur nom, leur agencement, leurs couleurs « démarquent des forces abstraites » ; mobilier, miroirs, suspensions électriques même « patientent » puis respirent au rythme des audiences. Prises sur le vif, celles-ci sont évoquées en des séquences brèves et captivantes, douées d’un réel suspense. Il en est de même pour les acteurs du lieu – avocats, juges, agents des lieux, prévenus – ou les visiteurs égarés dans les couloirs. Leurs vêtements, leur gestuelle (il suffit parfois de quelques effets de manches), leur langage (de spécialistes ou de profanes désemparés par la rhétorique des questions) sont campés en touches rapides, bien choisies, savoureuses. À la barre, on voit défiler petits délinquants, conjoints violents, dirigeants d’entreprises accusés de harcèlement moral, employés mis sur une voie de garage, « gilets jaunes », célébrités diverses. Tout un panel d’humanité et de situations familières aujourd’hui. Si Honoré adopte le point de vue de l’œil étranger, son livre n’est pas dénué d’empathie ni de causticité face à tel ou tel des inculpés. Mieux : il embarque le lecteur dans son voyage. Il l’appelle, au fil des pages, à juger par lui-même d’une affaire ou de la « vérité des relations institutionnelles ». Tout simplement passionnant.
8Marie Goudot
Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 2016-2020. Verdier, « Jaune », 2021, 944 pages, 35,50 €.
9L’œuvre de Pierre Bergounioux, qui allie la beauté des lettres à l’impératif de vérité, est l’une des plus accomplies de notre temps. Parallèlement à sa construction, l’auteur du Matin des origines (Verdier, 1992) tient des carnets de notes comparables à ces calepins où les anciens artisans consignaient rendez-vous, prises de cotes et noms des clients. Dans ce cinquième tome couvrant les années 2016 à 2020, l’écrivain et père de famille ne retient que les faits et gestes de son emploi du temps : chaque note du diariste s’ouvre sur le rituel d’une antienne qui indique systématiquement l’heure du lever (très matinal) ; sont ensuite recensés, au jour le jour et au présent, les lectures, les travaux et pensum, les très nombreuses relations professionnelles de l’écrivain, les décès de collègues, mais aussi bien les soucis de santé, les obligations familiales (la garde des petits-enfants), la noria des allées et venues en RER, voiture, train ou avion entre la banlieue, Paris, la Corrèze natale et divers lieux d’invitation, sans oublier les hobbies (le travail du fer et la collection d’art africain). Dans ce carnet « mondain », nul déballage. Au contraire, un souci de tenue, de circonspection et de discernement qui n’est autre que l’ombre portée d’un grand styliste. Au vrai, cette concision renfrognée rend d’autant plus attachante l’humanité de Bergounioux : son boulon verbal serre une absolue fragilité, la crainte constante de mourir ou bien encore l’amour durable et profond pour sa femme et ses proches. D’ailleurs, le carnet du septuagénaire laisse ce dernier mot fendre son armure : « La première jonquille a fleuri » !
10Yves Leclair
Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel, Lignes de partage. Gallimard, « Blanche », 2020, 244 pages, 6 illustrations, 19 €.
11On attendait ce livre. Il ne cherche à faire le procès de personne mais regarde comment une famille a fait éclore concomitamment deux génies, l’un sculpteur, Camille Claudel (1864-1943), l’autre poète, Paul Claudel (1868-1955). On attendait ce livre qui nous donne à revivre ce drame en forme de danse, d’amour passionné et d’absolu. Marie-Victoire Nantet a écrit un livre claudélien, merveilleusement désordonné, c’est-à-dire ordonné à la seule voix de la justesse et du cœur, attentif à ce que les inattentifs appelleraient des détails : l’inflexion rocailleuse et paysanne des voix, l’attachement viscéral aux paysages de l’enfance champenoise, la présence du frère dans l’œuvre de la sœur, la présence de la sœur dans l’œuvre du frère. Les pharisiens passeront leur chemin, s’ils cherchent des coupables désignés d’avance ou le sempiternel procès des notabilités et des convenances. On parle ici de deux artistes majeurs et l’auteure est consciente de l’enjeu : « Dégager l’artiste de ses oripeaux romantiques ne signifie pas que l’on échappe au cercle magique. » On aime dans ce livre, outre sa parfaite connaissance du sujet, sa liberté de ton. Sur les rapports de Camille et de Paul, on disposait jusque-là d’un fatras de fictions plus ou moins larmoyantes et du remarquable travail de Jacques Cassar, le Dossier Camille Claudel (Séguier, 1987). On se reportera désormais à cet ouvrage aussi sérieusement documenté qu’inspiré, présentant la « solitude en miroir » de ces deux créateurs que le destin a mis au pressoir du beau et du vrai. Les portraits en diptyque peuvent conduire à des déséquilibres ou des raccourcis injustes : ce n’est pas le cas ici. Paul et Camille sortent chacun, si besoin en était, grandis de cette valse par-delà le temps.
12Emmanuel Godo
Daniel Saldaña París, Plier bagage, Traduit de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry. Métailié, 2021, 192 pages, 18 €.
13Un homme désolé se retourne sur son enfance désolante. Il la plie et la déplie, comme il pratiquait jadis l’art solitaire de l’origami, sans parvenir à endiguer la mélancolie, ni à dix ans, ni à trente. Le personnage principal de cette reconstruction hasardeuse, la mère, se distingue par son absence fondée sur un acte fatidique à l’été 1994. Pour fuir une vie de famille étouffante dans un quartier de classe moyenne à Mexico, elle abandonne mari et enfants et rejoint le campement zapatiste, ce qui la place sur un piédestal d’héroïsme. Dès lors, comment survivre ? Le roman est un répertoire varié des ressources enfantines, ou plutôt infantiles : fuite dans l’imaginaire, mégalomanie, invention d’une métaphysique reposant sur des divagations autour de la symétrie. Ces envolées mentales sont un piètre antidote à l’autocratie paternelle et au harcèlement scolaire. Tout l’art du romancier est de les entrelacer à un quotidien prosaïque, brossé au plus près du décor domestique et urbain qui baigne les scènes du souvenir. Un matérialisme très suggestif. À la pliure de l’univers mental et des contraintes du réel, un épisode magistralement raconté, la fugue en car vers le Chiapas, fait ployer le récit vers l’irrémédiable. Faut-il alors regretter que la veine satirique de l’auteur cède à l’attrait pour la dépression, disqualifiant l’adulte en perdition pour mieux faire aimer l’enfant abandonné ?
14Sylvie Koller
Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, Grasset, 2021, 180 pages, 18 €.
15De nos jours on parlerait de « réseaux ». Mais cela ne cadrerait guère avec la farouche et narquoise indépendance de l’adolescent génial qui, de son regard bleu pervenche, nargue les conventions et les ambitions sociales, tout comme les règles de la poésie rimée. « Constellation » est le terme juste, car il restitue les itinéraires de ce passant considérable qui achève son ouvrage littéraire en cinq ans. Puis il parcourt la planète, pour trouver non une rente qui lui assurerait ses vieux jours, mais quand même de quoi subsister, et plus encore pour donner raison à son désir d’ailleurs. Il y a cependant un pôle qui aimante ses itinérances, c’est Charleville qu’il exècre, mais où règne souverainement la Mother, Marie Catherine Vitalie Cuif. Elle est la stabilité terrienne, alors que son père, Frédéric, aventurier nimbé d’imaginaire oriental, ne pouvait que donner à son fils le goût des autres mondes. Double ascendance contradictoire dont hérite sa poésie qui en surmontera l’instabilité. Au fur et à mesure de sa trajectoire, on fera connaissance avec des individus hauts en couleur, parfois prodigieux, souvent motivés par l’intérêt et avec lesquels Rimbaud échafaude des projets. On saluera avec reconnaissance la figure si réservée d’Isabelle, la sœur si régulièrement conspuée, mais qui, en d’autres langages, avait les mêmes aspirations que son frère génial et déroutant.
16François Marxer
Marc Pautrel, Le peuple de Manet, Gallimard, « L’infini », 2021, 176 pages, 16,50 €.
17Dans la première partie de cet ouvrage, Marc Pautrel raconte la vie d’Édouard Manet, les émeutes qu’à dix-neuf ans il a voulu voir de trop près, la guerre de 1870 à Paris avec les Prussiens, la Commune, le gamin de quinze ans qui se pend dans son atelier. « Manet a connu la mort, il va peindre la vie. » On y trouve l’Olympia mais aussi, épisode moins connu de la vie du peintre, l’une des dernières batailles de la guerre de Sécession au large de Cherbourg, à laquelle Manet assista. On y trouve ses amitiés avec Duret, Baudelaire, Monet, Gambetta ou Antonin Proust, l’achat de ses toiles par Durand-Ruel, ses femmes (la pianiste Suzanne qu’il a épousée et dont il a eu un fils, Léon, Victorine Meurent, Berthe Morisot et d’autres encore), le voyage à Madrid où il a vu les Vélasquez du Prado et des corridas et, pour finir, l’amputation de la jambe et la mort. La seconde partie, « Son peuple », est une sélection de quarante-six portraits commentés, présentés par ordre chronologique. Ce sont des textes qui comprennent tous une description très précise du tableau. Le texte se suffit à lui-même, comme un poème, mais le plaisir est grand de se reporter à la toile quand on le peut, ce qui permet d’apprécier l’exactitude de la description, la façon limpide de cerner gestes et couleurs, comme le bleu des yeux de Madame Manet qu’elle a transmis à ses fils. Les interprétations de l’auteur sont toujours généreuses. Les personnages de Manet, d’après Pautrel, sont heureux d’être là. Leur regard « se pense ». Cette présence forte qu’a su leur donner le peintre, il l’analyse comme la preuve d’une révélation, d’une vérité qu’ils possèdent sur eux-mêmes, l’affirmation d’un « je suis ce que je suis ». Un très beau texte.
18Marianne Bourgeois
Art
Étienne Barilier, Pour la main gauche, Histoire d’un piano singulier. Éditions Premières Loges, 2021, 230 pages, 20 €.
19Ravel n’a quasiment rien dit sur le sens qui pouvait sourdre du Concerto pour la main gauche, œuvre commandée par Paul Wittgenstein, pianiste amputé du bras droit durant la guerre de 1914-1918, qui créa l’œuvre en 1932, en l’absence du compositeur. Lorsque ce dernier l’entendit enfin, il n’approuva pas l’interprétation de ce pianiste contesté et arrogant. Reste, écrit Étienne Barilier, que « Ravel, tout en exprimant la substance tragique de la guerre, a comme transcrit dans la plus parfaite des musiques le geste et la geste de ce pianiste blessé » (p. 154). Ce livre exemplaire est le premier, en France, à traiter ce thème. L’auteur retrace l’histoire d’un répertoire né au XIXe siècle et fait d’abord pour des artistes victimes de blessures et d’accidents, de maladies, de guerres. Pièces virtuoses le plus souvent, mais dont la virtuosité procède d’autre chose que du désir d’une spectaculaire « illusion des deux mains » (p. 30). Un héroïsme contraint vient ici surmonter le manque et la douleur, maîtriser le déséquilibre entre le corps et l’instrument. On découvre qu’il s’est agi en même temps de développer la puissance propre de la main gauche, indépendamment des circonstances évoquées. Lorsque, par exemple, Johannes Brahms transcrit pour la main gauche la Chaconne pour violon seul de Bach, c’est pour réaliser « une sorte de métaphore au piano des difficultés du violon » (p. 40). L’auteur fait admirablement cheminer dans une littérature pianistique foisonnante, comprendre l’état d’esprit des musiciens qui la composèrent et la créèrent, saisir le tragique de certaines destinées. Cette « musique senestre » a donné et donne lieu à des enregistrements, notamment une anthologie en dix CD par le pianiste français Maxime Zecchini.
20Gildas Labey
Histoire
Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, I, II. Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle. Traduit de l’allemand par Mohand Tazerout. Préface de Johann Chapoutot. Gallimard, « Tel », n° 435, 2021, 1 128 pages, 29,90 €.
21Alors que le « déclin de l’Occident » s’affiche partout (dans les propos de Vladimir Poutine comme de Xi Jinping, mais aussi, et de multiples façons, à l’intérieur même du monde occidental), il peut valoir la peine de se retourner vers celui qui a lancé la formule, Oswald Spengler (1880-1936), dont on vient de rééditer l’ouvrage éponyme. Non pour y chercher des prévisions ou une confirmation, mais pour saisir comment un Allemand, fort cultivé, conservateur et ayant de très grandes ambitions intellectuelles, posait cette question au début du XXe siècle. Son ouvrage, publié en 1918, mais conçu avant la guerre, connut un très grand succès dans une Allemagne en plein désarroi. Pour lui, la guerre de 1914-1918 était un phénomène attendu qui confirmait sa théorie. Les « cultures » naissent, croissent, vieillissent et meurent ; quand elles ont épuisé leurs forces vives, elles se muent en « civilisations ». C’est le point auquel en est arrivé l’Occident après Napoléon. À cette vision organiciste de l’Histoire (qui n’est pas neuve) s’ajoute (directement inspirée de Goethe) une approche morphologique et un outil heuristique, l’analogie. Ainsi équipé, Spengler peut esquisser une morphologie de l’Histoire universelle où il apparaît qu’au déclin de l’Antiquité répond celui de l’Occident. La même logique organique y est à l’œuvre et, en fonction des étapes parcourues par la première, on peut prévoir celles que le second a encore à parcourir. À partir de cette intuition initiale, Spengler élabore d’immenses tableaux synoptiques des cultures qui, égales en dignité, sont comme autant de monades fermées sur elles-mêmes et accomplissant nécessairement la logique de leur destin.
22François Hartog
Philippe Buton, Histoire du gauchisme, L’héritage de Mai-68. Perrin, 2021, 560 pages, 26 €.
23Comment expliquer que quelques centaines de militants aient pu faire parler autant d’eux-mêmes et de leurs idéaux dans la France des années 1960 et 1970 ? « Anars », trotskistes ou maoïstes, les « gauchistes » ne rassemblent que mille militants à la veille de Mai-68. Si leurs effectifs augmentent par la suite, le turn-over et la dispersion en groupes et groupuscules sont extrêmes. Les gauchistes n’atteindront jamais leur idéal de mouvement de « masses » et ne peuvent pas être considérés comme les « acteurs principaux » de Mai-68. Alors, le gauchisme est-il un « épiphénomène de l’Histoire » ? Philippe Buton, spécialiste du communisme, nous évite de conclure sur cette erreur dans une histoire politique et sociale du gauchisme fort documentée, et au ton juste. Il nous plonge d’abord dans la vie des organisations gauchistes, dans leurs modalités d’action et plus encore dans l’habitus des militants, constamment marqué par les tiraillements entre l’austérité de l’engagement et les séductions de la nouvelle culture « jeune ». Objet d’étude beaucoup plus grave et délicat : le passage à des formes d’action violente. Si Buton invite à réévaluer à la hausse la place et même le goût de la violence, il confirme tout de même la différence importante entre le scénario français et le scénario italien sur la question du passage au terrorisme. Enfin, il analyse le succès du « gauchisme » en termes de capacité sociale et culturelle à entraîner un halo de sympathisants et finalement une bonne partie de la nouvelle génération. Si Buton parle de « l’oxymore gauchiste », c’est pour mieux souligner combien les aspirations antiautoritaires ont fait le succès du gauchisme, alors même que les organisations restaient hantées par le vieux sectarisme hérité de la triple séquence léninisme, stalinisme et maoïsme.
24Nicolas Roussellier
Jérôme Cordelier, L’espérance est un risque à courir, Sur les traces des résistants chrétiens. 1939-1945. Calmann Lévy, 2021, 306 pages, 18,50 €.
25Se présentant comme une restauration religieuse de la France, la « Révolution nationale » a entraîné l’adhésion de la majorité des chrétiens, surtout parmi les catholiques. Pourtant, dès le début, des esprits lucides en perçurent les ambiguïtés. Avec le temps, de plus en plus de croyants s’opposèrent à un système antisémite et collaborationniste, même si la lutte contre le bolchevisme restait pour certains, comme le cardinal Alfred Baudrillart, un facteur déterminant. À côté de quelques noms connus comme Edmond Michelet, Jérôme Cordelier a voulu faire sortir de l’oubli des centaines de figures, catholiques, protestantes et orthodoxes (mère Marie Skobtsova, par exemple). Il s’agissait de sauver des Juifs, en accueillant les enfants dans des communautés, d’organiser des filières d’évasion, de diffuser une lecture de « résistance spirituelle » comme les Cahiers clandestins du Témoignage chrétien. Beaucoup y laissèrent leur vie mais, comme dit l’un d’entre eux, « il fallait bien faire quelque chose ». Pour les catholiques, il n’était pas facile d’agir à l’encontre de l’obéissance aux autorités. L’attitude des évêques est plus ambivalente. Un chapitre est consacré au cardinal Pierre Gerlier (« Pétain, c’est la France »), qui a aussi couvert de nombreuses actions de résistance. Une autre figure est mise en relief, celle de l’abbé Franz Stock, aumônier allemand qui aida de nombreux prisonniers. On ne trouvera pas dans ce livre un panorama complet, mais des exemples choisis qui évoquent la mémoire de celles et ceux qu’il serait regrettable d’oublier.
26François Euvé
Yves Combeau, Toujours prêts, Histoire du scoutisme catholique en France. Cerf, 2021, 360 pages, 24 €.
Charles-Édouard Harang, L’aventure par nature, Centans des Scouts et Guides de France. Presses d’Île-de-France, 2021, 304 pages, 19,50 €.
27Voilà près d’un siècle que s’opérait, sous l’impulsion de prêtres jésuites, l’acclimatation de la méthode éducative scoute à la France, au catholicisme (Scouts de France, 1921) et même aux filles (Guides de France, 1923). La spécificité du scoutisme féminin, avant comme après la fusion des Scouts et des Guides de France (2004), est bien soulignée dans l’ouvrage que consacre à l’histoire de ces deux mouvements Charles-Édouard Harang, professeur agrégé, ancien membre du mouvement. Son récit, précis et fort bien renseigné, situe la rupture historique majeure dans l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, parce qu’elle compromet et discrédite un scoutisme déconnecté du monde réel, réactionnaire et militariste, et permet l’affirmation d’une autre formule, fondée sur l’adaptation du mouvement aux mutations de la jeunesse et orienté vers le service du monde, désormais accepté pour ce qu’il est. Lorsque cette orientation s’impose dans les années 1960-1970, nombre de familles, qui ne s’y retrouvent pas, rejoignent les Scouts d’Europe (1958) ou les Scouts unitaires de France (SUF, 1971). C’est cet éclatement institutionnel qui constitue le tournant essentiel de l’histoire du scoutisme catholique que livre Yves Combeau, dominicain, ancien aumônier SUF. Il se réjouit d’ailleurs que, malgré les difficultés, cette diversité soit désormais institutionnalisée, enracinée et reconnue, parce qu’elle permet l’ouverture de la proposition pédagogique à un public plus large et l’épanouissement de sensibilités différentes. Deux approches différentes, qui ont en commun d’actualiser nos connaissances sur les mouvements et d’en faire comprendre, avec empathie mais sans concession excessive, l’extraordinaire fécondité pour les personnes, pour l’Église et pour la société.
28Bernard Giroux
Krzysztof Pomian, Le musée, une histoire mondiale, Tome 2.L’ancrage européen, 1789-1850. Gallimard, « Bibliothèque illustrée des Histoires », 2021, 546 pages, 114 illustrations, 35 €.
29Krzysztof Pomian poursuit sa grande histoire des musées commencée en 2020 (voir Études n° 4279, février 2021, p. 126) et qui doit s’achever par une troisième partie consacrée à la période 1850-2020. Notons tout de suite une étonnante disparité temporelle, puisque ce sont seulement une soixantaine d’années qui sont traitées ici (le premier volume couvrait toute la « préhistoire » de l’Institution), de plus, à l’aune du seul continent européen. Pourtant, l’auteur nous convainc parfaitement de l’importance cruciale de cette époque, marquée par une série d’événements catalyseurs pour l’histoire mondiale (la Révolution française et l’Empire napoléonien, la révolution industrielle, l’affirmation et la concurrence des États-nations), qui ont eu des conséquences immenses dans les champs culturel et patrimonial, entendus ici au sens le plus large : destruction et déplacement des œuvres, remise en cause des contextes religieux et politiques, transformation des collections en musées, en principe destinés à tous. Ce moment fondateur pose donc les bases du musée classique, tel qu’il se développera à partir du milieu du XIXe siècle : un palais de l’art, où la perspective de l’étude et de la recherche l’emporte peu à peu sur celle de l’émerveillement et de la délectation (liés à la tradition des collections royales et princières), dans une vision très ordonnée et hiérarchisée. Mais, en même temps, ces années offrent les prémices d’un autre regard sur les contenus des musées, de plus en plus positif pour les œuvres « primitives », à savoir celles qui n’entrent pas dans le cadre des canons classiques définis par l’Antiquité et la Renaissance – un des héritages les plus significatifs de cette période féconde.
30Pierre-Yves Le Pogam
Jean-Charles Bédague, Michelle Bubenicek et Olivier Poncet (dir.), L’École nationale des chartes, Deux cents ans au service de l’Histoire. Gallimard, « Hors-série connaissance », 2020, 192 pages illustrées, 26 €.
31On peut feuilleter ce livre illustré comme on feuillette un album de photos de famille. Mais le lecteur curieux qui s’attarde un peu y découvre à la fois une généalogie de la science historique contemporaine et la genèse du corps des archivistes paléographes qui, plus fortement qu’on ne le pense d’habitude, compte depuis deux siècles dans la vie culturelle, mais aussi politique et administrative, voire diplomatique, de notre pays. Au départ, la nécessité d’avoir un personnel compétent pour lire et classer les archives regroupées hâtivement dans des dépôts lors de la Révolution. Dès 1821, mais surtout après 1829, une formation se met en place, très rigoureuse dans l’approche des documents. Elle bénéficie et participe de la formidable expansion des études historiques qui caractérise le XIXe siècle, et les chartistes connaissent leur heure de gloire (au moins rétrospective) avec l’expertise des écritures qui allaient permettre d’innocenter le capitaine Dreyfus. Mais ce sont les techniques et les méthodes nécessaires à l’étude du Moyen Âge qui ont fait la réputation internationale de l’École des chartes. Or, parallèlement, les chartistes se sont constitués très tôt en Société de l’École des chartes et ils sont devenus fonctionnaires de l’État, chargé des archives, des bibliothèques et de bien des institutions de conservation du patrimoine. Depuis les années 1950, la professionnalisation a fait glisser les études vers les époques modernes et contemporaines et opéré le passage des chartes au numérique. Cette histoire est ici présentée en un style alerte et sympathique, mais critique, en bonne méthode chartiste.
32Michel Sot
Sciences
Antonio Damasio, Sentir et savoir, Une nouvelle théorie de la conscience. Odile Jacob, 2021, 240 pages, 23,90 €.
33Neuroscientifique de renommée internationale, Antonio Damasio est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la conscience. Le dernier livre qu’il publie présente en résumé la théorie à laquelle il aboutit. Cette théorie est nouvelle par la place centrale qu’elle accorde aux sentiments. Damasio introduit d’abord une distinction entre le mental et la conscience : le mental correspond simplement à un flux d’images, alors que la conscience correspond au fait de rapporter ce flux d’images à soi-même, comme organisme. Autrement dit, la conscience implique un certain flux d’images, mais elle implique aussi l’idée que ces images nous appartiennent. C’est là où les sentiments jouent un rôle capital car, pour Damasio, ces derniers sont une image de notre corps. Par exemple, la peur est l’image d’un certain état de notre cœur, de nos poumons, etc. Les sentiments sont donc des états mentaux que nous rattachons immédiatement à notre organisme. Et comme nos autres états mentaux (perceptions, souvenirs, etc.) sont associés à des sentiments, ces derniers permettent de rattacher l’ensemble de notre vie mentale à notre corps. Damasio conclut que, grâce aux sentiments, nous savons que l’esprit appartient à son organisme. Nous savons, en ce sens, que l’esprit est physique. Cependant, d’un point de vue plus philosophique, le lecteur peut se demander si l’auteur répond réellement aux questions difficiles sur l’esprit : pourquoi certains de nos états mentaux (perceptions, souvenirs, etc.) ne nous apparaissent-ils pas comme localisés dans notre corps ? Et pourquoi tous nos états mentaux (localisables ou non) nous apparaissent-ils comme radicalement différents des états physiques objectifs ?
34Joël Dolbeault
Philosophie
Paul Ricœur, La religion pour penser, Écrits et conférences 5. Textes rassemblés et présentés par Daniel Frey. Seuil, « La couleur des idées », 2021, 448 pages, 26 €.
35Paul Ricœur est attentif à séparer son œuvre philosophique de sa foi chrétienne. Il n’en reste pas moins que la philosophie, pour lui, est sans cesse relancée par son autre qu’est la religion. Cette dernière, comme le rappelle l’excellente présentation de Daniel Frey, introduit le sujet dans une dimension de non-maîtrise qui le sauve. Poursuivant son précieux travail de mise en valeur de l’œuvre du philosophe, le fonds Ricœur nous offre ce cinquième volume d’Écrits et conférences qui rassemble douze textes – quatre interventions aux colloques Castelli, mais aussi des textes plus rares ou publiés seulement partiellement – courant sur cinquante années marquées par une sécularisation s’accentuant : d’où leur actualité. Présentés par ordre chronologique, ils parcourent cinq étapes de la réflexion de Ricœur sur la religion : la culpabilité, la critique moderne de la religion, l’interprétation du langage religieux, la ligne kantienne et le don. Tous ces textes sont de premier plan et, ne pouvant entrer dans chacun, nous n’en retiendrons que le premier, « Philosophie et religion chez Karl Jaspers », élaboré en 1947 et publié en 1957. Ricœur y critique le rapport chez Jaspers entre philosophie et religion : il prépare en contraste la position qu’il prendra dans la Philosophie de la volonté (Seuil, « Points essais », [2009] 2017) d’une symbolique religieuse ordonnée au pardon capable de délivrer la liberté de la vanité qui la perd, vanité d’une volonté prétendant se poser, voire se régénérer elle-même. Ce beau volume permettra de découvrir ou redécouvrir un auteur de premier plan.
36Guilhem Causse
Jean-Philippe Pierron, Je est un nous, Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant. Actes Sud, « Mondes sauvages », 2021, 176 pages, 19 €.
37Dans les biographies, il est en général répondu au « Qui suis-je ? » par des récits mêlant lieux et personnes. Jean-Philippe Pierron, philosophe et catholique, nous invite à y intercaler le rôle tiers du milieu naturel pour rédiger des écobiographies : avec quels lieux et quels êtres vivants s’est instaurée une rencontre qui nous habite encore aujourd’hui ? Lui-même alterne sa propre écobiographie – une enfance dans une famille de forestiers des Vosges – avec celles de figures de l’imagination et de la poétique écologiste : Aldo Leopold, Ulysse, Albert Schweitzer, Job, Val Plumwood et Arne Næss. Dans un style déroutant puis enchanteur, il mène une riche réflexion – généreuse en création de concepts – sur le rôle que peut jouer l’imaginaire pour passer d’une écologie de la peur ou de la culpabilité à une politique des sentiments actifs, transformant nos rapports aux êtres vivants non humains, honorant nos appartenances, vers un soi élargi à l’ensemble du vivant. Dans cette démarche, la figure d’Ulysse nous fait valoriser la fidélité du chien et le travail patient au verger. Comme Schweitzer, développer une culture de la sensibilité relationnelle, y compris avec l’hippopotame. À la suite de Job, se sentir à nouveau partie prenante d’une communion vitale. Avec Leopold, se demander comment la poétique peut mener à l’éthique, l’écopoétique à l’écopolitique. L’auteur nous propose, fort de l’avoir pratiqué avec ses étudiants, une petite méthode pour passer nous-mêmes à l’écriture, lançant un appel à des démarches d’écobiographies collectives. Il s’agit ainsi de découvrir et d’expérimenter une écologie à la première personne, qui ouvre sur une réforme du soi écologique par une compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre.
38Stéphane Lavignotte
Enzo Paci, Journal phénoménologique, Traduit de l’italien par Arnaud Clément. Éditions Conférence, « Lettres d’Italie », 2021, 224 pages, 20 €.
39Professeur à l’université de Milan et correspondant de Ricœur, Enzo Paci (1911-1976) fut l’un des premiers introducteurs de la phénoménologie en Italie. En fondant ce courant philosophique, Husserl (1859-1938) proposait une méthode nouvelle pour faire de la philosophie : non plus délivrer un discours abstrait sur le monde, mais décrire la réalité telle qu’elle se manifeste en faisant « retour vers les choses mêmes ». Il faut pour cela passer d’un regard naïf à un regard réfléchi sur les choses, quitter l’attitude naturelle pour entrer dans l’attitude proprement philosophique. Or, si nous vivons naturellement sans faire attention à ce qui nous arrive, tenir un journal permet de noter ce que nous faisons chaque jour et, à partir de là, de chercher la signification de nos expériences vécues. Le journal est donc une introduction possible à la phénoménologie, dans la mesure où il permet de reprendre chaque jour ce qui se donne de nouveau. On comprend ainsi la portée de ce Journal phénoménologique : pendant cinq ans (1956-1961), Paci a noté les réflexions plus ou moins longues que lui inspiraient ses lectures ou ses rencontres quotidiennes. Certains thèmes reviennent plus souvent que d’autres : le rapport entre rêve et réalité, la place de la technique dans le monde moderne ou encore le rapport de la culture occidentale aux autres civilisations. Mais on y trouve aussi de simples descriptions, comme celle d’une promenade à Milan ou d’une nuit d’insomnie. Jamais narratif ni spéculatif, Paci est fidèle à la méthode de Husserl. Son Journal s’adresse aussi bien au spécialiste qu’au lecteur non averti car, à l’un comme à l’autre, il montre tout simplement comment, au quotidien, on fait de la phénoménologie.
40Baptiste Protais
Axel Honneth, La reconnaissance, Histoire européenne d’une idée. Traduit de l’allemand par Julia Christ et Pierre Rusch. Gallimard, « NRF essais », 2020, 224 pages, 21 €.
41Poursuivant sa vaste entreprise consistant à effectuer un « parcours de la reconnaissance » de l’individu démocratique contemporain, dans ses implications philosophiques, sociologiques et juridiques, le penseur allemand Axel Honneth infléchit l’étude de ce concept. Il adopte une perspective qui emprunte à l’histoire comparée des idées en travaillant l’hypothèse selon laquelle cette notion de reconnaissance, essentielle à la constitution de notre identité individuelle, sociale et culturelle, est tributaire des contextes historico-culturels qui en ont permis la naissance. Il va ainsi décliner l’émergence du concept dans trois aires différentes, française, anglo-saxonne et germanique. Honneth commence par une lecture de Rousseau pour qui la reconnaissance par autrui n’est qu’un obstacle à la véritable connaissance de soi, chacun étant prisonnier de l’opinion des autres ou de leur regard et agissant par amour-propre. Repartant des philosophes empiriques anglais (Hume et Smith, puis Stuart Mill), il souligne combien les notions de sympathie et d’intériorisation du regard d’un observateur extérieur omniscient et objectif fondent une morale par laquelle chacun est jugé digne par autrui d’éloge ou de blâme, permettant d’opérer sur soi un contrôle moral au service de l’intérêt général. Il achève son parcours par ce qu’il tient pour le modèle achevé d’une théorie de la reconnaissance, le modèle germanique formé par Kant et Hegel, pour qui la reconnaissance est un processus simultané et réciproque entre deux sujets égaux. L’originalité d’une telle approche tient à ce qu’il rapproche la formation de ce concept du faible rôle politique joué par la bourgeoisie germanique, comme si la reconnaissance avait avant tout à voir avec des préoccupations anthropologiques et culturelles.
42Brice de Villers
Monde
Delphine Allès, La part des dieux, Religion et relations internationales. CNRS Éditions, 2021, 352 pages, 25 €.
43Près de trente ans se sont écoulés depuis que Samuel Huntington a formulé la thèse d’un « choc des civilisations ». Rapidement contestée, cette vision a pourtant façonné les relations internationales jusqu’à aujourd’hui. Dans ce livre, Delphine Allès retrace ce basculement tout en en contestant paradoxalement la prémisse, celle d’un « retour du religieux » : elle évoque plutôt la fin d’une occultation. L’auteure mène sa réflexion à partir d’un point de vue original : l’Indonésie, pays comptant la plus importante population musulmane de la planète et qui, après avoir cantonné la religion aux marges de ses représentations, l’a utilisée pour se présenter comme un pont entre l’Occident et l’islam dit modéré. Destiné à un lectorat averti, l’ouvrage brosse le panorama d’un monde qui a provincialisé le paradigme occidental d’une sécularisation comme condition nécessaire à la modernisation. Apparemment valide lorsque les élites indépendantistes ont voulu s’insérer dans le système international, ce schéma a été altéré dès que le cadenas de la Guerre froide s’est brisé. Face au terrorisme, de nombreux États ont intégré les religions à leurs stratégies de contrôle interne et d’influence à l’extérieur. À l’ONU, l’enjeu du dialogue des civilisations s’est posé comme en surimpression sur celui de la défense des droits humains universels. Allès décrit un monde « multiplexe » où le politique s’acharne à enrégimenter le religieux. Elle relève même une « surconfessionalisation » des récits, des analyses et des réponses, qui conduit à minimiser d’autres dynamiques locales. Sa connaissance du terrain en Indonésie lui permet toutefois de conclure à l’autonomie féconde des individus dans leur quête de sens et leur rapport au sacré.
44Jean-Christophe Ploquin
Marc Hecker et Élie Tenenbaum, La guerre de vingt ans, Djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle. Robert Laffont, 2021, 448 pages, 24,90 €.
45Récompensé du Prix du livre de géopolitique 2021, l’essai de Marc Hecker et Élie Tenenbaum fera date. Les deux auteurs nous font le récit de la guerre contre le djihadisme menée depuis le 11 septembre 2001. Comme dans une tragédie classique, le livre est structuré en cinq actes. Le premier (2001-2006) est celui de « l’hyperterrorisme ». Emmené par les États-Unis, l’Occident fait bloc pour frapper les organisations terroristes, au premier rang desquelles al-Qaïda. Le deuxième (2006-2011) correspond à celui de la « contre-insurrection ». Face à l’enlisement de la situation en Irak et en Afghanistan, une nouvelle doctrine est mise en œuvre. Il s’agit désormais de stabiliser les États faillis et d’éloigner les populations locales de la tentation djihadiste. Le troisième (2011-2014) décrit les mutations du djihad dans le contexte des Printemps arabes. Le quatrième (2014-2017) retrace la montée en puissance de l’État islamique en Irak et au Levant (Daech) jusqu’à l’intervention de la coalition internationale. Sur cette période, la France est frappée par le terrorisme et cherche un nouvel arsenal sécuritaire pour y faire face. L’acte cinq (2018-2021) nous décrit la « mort en trompe-l’œil du djihadisme » avec la chute de l’État islamique en 2019. Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme est, selon les auteurs, supplantée par les rivalités interétatiques, notamment celle entre la Chine et les États-Unis. En complément des ouvrages centrés sur la France de Hugo Micheron et de Bernard Rougier (voir Études, mai 2020, n° 4271, pp. 115-116), la typologie du djihadisme proposée par Hecker et Tenenbaum éclaire les citoyens avertis et apporte aux spécialistes une nouvelle et riche contribution au débat sur la menace terroriste.
46Arthur des Garets
Michel Barnier, La grande illusion, Journal secret du Brexit (2016-2020). Gallimard, « Connaissance », 2021, 544 pages et 16 pages illustrées hors texte, 23 €.
47Pendant plus de trois ans, Michel Barnier a été le négociateur en chef de l’Union européenne (UE) chargé de rédiger avec le Royaume-Uni les accords concernant le retrait de ce pays de l’UE et leur relation future. Conscient de vivre une mission historique déterminante pour l’avenir de l’Europe, il a tenu un journal personnel. De cette veille est né le présent ouvrage dont le sel est fourni par des confidences maîtrisées mais dont les enseignements se veulent durables. Il éclaire en effet ce qui apparaît comme le cœur de la construction européenne : le marché unique, réalisé autour des « quatre libertés » : libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. C’est notamment à cette lumière que se comprend l’intensité des négociations sur les contrôles douaniers et réglementaires pour les marchandises et animaux entrant en Irlande du Nord depuis la Grande-Bretagne. Les vingt-sept États membres sont restés soudés pour protéger le marché unique comme un espace de confiance, face à la stratégie britannique de négocier des arrangements ponctuels. Cette confiance, explique Barnier, « est fondée sur un écosystème normatif, des règles communes, des décisions partagées, une supervision et une mise en œuvre communes et une cour de justice commune ». Les Britanniques ont cru pouvoir sortir de cet ordre juridique tout en conservant certaines facilités. Ils se sont heurtés à un mur. Citant en exergue Shakespeare – « Faites entrer la Folie, bannissez la Raison » – l’ancien négociateur refuse toutefois tout triomphalisme. Sévère envers les leaders du Brexit, il redoute que leurs recettes soient reprises ailleurs. Il a décidé d’être beaucoup plus présent sur la scène politique française.
48Jean-Christophe Ploquin
Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Gallimard, « Le Débat », 2021, 112 pages, 11 €.
49Peu à peu, le phénomène mondial de la métropolisation a gagné le territoire français. Encouragé dans les années 1960, accéléré par un ensemble de phénomènes sur lesquels revient en détail Pierre Vermeren, il a pris son essor dans la capitale avant d’être répliqué partout à travers l’Hexagone. En quelques dizaines d’années, la désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie ont bouleversé les grandes villes. Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Lille, Strasbourg, Nice, Nantes, Rennes, Grenoble et Montpellier représentent moins de 5 % de la surface du territoire français, mais créent plus de la moitié de la richesse du pays. C’est là que vivent les populations les plus aisées, les plus médiatisées et les plus mondialisées, reliées entre elles par de nombreux moyens de transport. L’auteur montre comment les municipalités ont accompagné cette évolution et dénonce la mise à l’écart de fait des « gens à problèmes », c’est-à-dire des familles, des personnes âgées et des plus modestes. Il insiste sur la place désormais essentielle des cadres et des professions libérales dans un monde qui n’a plus besoin des ouvriers pour faire tourner les usines délocalisées mais qui dépend toujours – en réalité – de nombreux salariés, encore plus précaires qu’autrefois. Finalement, à la lumière des résultats des élections municipales de 2020, il voit dans l’écologie politique une dérive insulaire et isolationniste tandis que la France périphérique, mise en lumière par Christophe Guilluy (La France périphérique, Flammarion, 2014 ; voir Études, n° 4255, décembre 2018, pp. 61-72), tambourine de plus en plus fort à la porte.
50Gabriel Arnault
Société
Catherine Perret, Le tacite, l’humain, Anthropologie politique de Fernand Deligny. Seuil, « La librairie du XXe siècle », 2021, 384 pages, 25 €.
51La traversée de ce livre, engagé sur la trace de l’expérimentation clinique inventive de cet éducateur que fut Fernand Deligny (1913-1996), ne laisse pas indemne. Conteur, cartographe d’itinéraires, ce dernier était porté non pas tant par le souci d’« aimer » les enfants incasables, inéducables, irrécupérables, que par celui de les « aider ». Il inventa ainsi, fragiles, moins des institutions que des milieux, permettant aux enfants de simplement être, y compris dans leurs errements. Catherine Perret, en soignant la langue du soin et en mettant au jour le dialogue de Deligny avec ses contemporains (Wallon, Canguilhem), sait repérer avec talent de lumineuses expressions de Deligny qui deviennent autant d’utopies concrètes : « comment faire pousser des gestes ? », « garder la main », identifier « la pierre à permettre ». Installant Deligny dans la révolution psychiatrique de la sortie de la Seconde Guerre mondiale, un des événements qui firent de la folie une possibilité de l’homme, elle nous le montre critique de l’éducation soucieuse de normalisation, avec ses programmes, ses instructions et ses curriculums, une éducation qui veut tant de bien à l’enfant qu’elle finit par négliger le « nous » ainsi que le maintien d’une présence proche. « Anthropologie politique », alors, car la tentative de Deligny discute la tentation de normer, de rééduquer les enfants difficiles, rangés sous les catégories des « a- », des « dys- », des « hyper- ». Son programme n’est pas politique mais infrapolitique : retrouver l’asile dans l’asilaire, non comme un bateau étanche sûr de son projet d’inclure, mais comme un radeau ouvert aux flux, une disponibilité à l’hétérogénéité.
52Jean-Philippe Pierron
Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, Essai sur les usages publics d’une catégorie. Agone, « Épreuves sociales », 2021, 432 pages, 22 €.
53Peu d’ouvrages ont, cette année, suscité autant de réactions que Race et sciences sociales. Leurs auteurs, Stéphane Beaud – sociologue dont les travaux sur les classes populaires font autorité – et Gérard Noiriel – historien reconnu de longue date pour son histoire de l’immigration en France –, n’imaginaient sans doute pas que leur étude portant un regard critique sur la place croissante des questions de race dans les sciences sociales susciterait une telle polémique. Pour les deux chercheurs, il s’agissait d’ouvrir la lecture de la société contemporaine à l’ensemble des critères d’analyse utilisés en sciences sociales – « appartenance de classe, sexe, situation de génération, couleur de peau, etc. » – et d’éviter que le seul déterminant « race » ne joue un « rôle exclusif et exorbitant dans l’analyse de tel ou tel phénomène social ». À cette fin, l’ouvrage est étayé de remarquables recherches historiques, enquêtes de terrain et analyses socio-politiques où s’enrichissent mutuellement les talents des deux chercheurs. Mais leur ambition achoppe sur le même défaut qu’ils dénoncent : en revenir à une seule clef de lecture de la société, ici « la classe sociale ». Depuis la parution de La distinction de Pierre Bourdieu (Minuit, 1979), de nombreuses et brillantes recherches fondées sur une lecture « intersectionnelle » de la société ont vu le jour, laissant une plus large place aux déterminants que sont le genre ou la race. On peut alors comprendre que le peu de cas que Beaud et Noiriel ont fait de ces travaux et leur attachement indéfectible à l’antienne bourdieusienne aient pu agacer.
54Marie Liesse-Lecerf
Édouard Jourdain, Théologie du capital, PUF, « Perspectives critiques », 2021, 192 pages, 17 €.
55Le titre annonce un commentaire supplémentaire au célèbre livre de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905). L’auteur passe en revue une série de dossiers déjà bien balisés sur les racines théologiques du capitalisme (ou « chrématistique », c’est-à-dire la recherche de la richesse pour elle-même) : l’apparition de la comptabilité double au moment de l’élaboration du Purgatoire (Le Goff, Chiffoleau) ; la notion de marché (Polanyi, Dermange) ; la libération du prêt à intérêt (Le Goff) ou encore la propriété (Proudhon, Agamben). En spécialiste de Proudhon, Édouard Jourdain a hérité de ce qu’on pourrait appeler « la question théologico-économique » (faut-il rappeler que « l’économie » a longtemps été une catégorie théologique, désignant chez saint Paul le plan du salut ?) qui n’a encore jamais véritablement fait l’objet d’une élaboration systématique, à l’inverse de la « question théologico-politique » maintes fois traitée. Ce court essai en constitue une tentative liminaire suggestive. Il rappelle d’abord que l’on ne pourra « contenir l’économie et la réencastrer dans le politique » sans un sérieux détour par la théologie (ce que d’autres, comme Sylvain Piron ou Gaël Giraud, rappellent aussi). En effet, selon l’auteur, « le capitalisme s’est émancipé du christianisme, voire a pu se retourner contre lui, mais aurait été impossible sans lui ». Il propose ensuite, pour penser ce détour, une grille de lecture selon les notions de « conjuration » et d’« émancipation ». En effet, la valorisation de l’autonomie de l’individu par le christianisme avait une face sombre : la corruption du social par la chrématistique. Le christianisme avait alors inventé des dispositifs pour le « conjurer », dispositifs aujourd’hui épuisés mais qu’il convient de revisiter pour renouer avec une économie des communs et pour le commun.
56Franck Damour
Bertrand Bréqueville, L’humanitaire sous l’emprise du néolibéralisme, Préface de Boris Martin. Éditions Charles Léopold Mayer, 2021, 136 pages, 16 €.
57L’humanitaire se coule de plus en plus dans le vocabulaire, l’idéologie et les pratiques du capitalisme libéral. Cela se comprend assez bien. L’internationalisme, l’apolitisme déclaré, l’impartialité, l’attention aux personnes individuelles plutôt qu’aux structures sociales et la neutralité face au continuum « désastre-réhabilitation-développement » sont autant de facteurs d’inertie sociétale qui forme le fond de sauce commun de l’humanitaire et du néolibéralisme. Du coup, les mots et les pratiques – résilience, empowerment, gouvernance, participation, inclusion, capital humain, intersectionnalité – deviennent semblables, ouvrant la voie à un « partenariat public-privé » prometteur mais vertement contesté par Bertrand Bréqueville. Contre cette dérive qualifiée d’humanitarisme néolibéral, l’auteur promeut une visée d’émancipation, de justice sociale et de « commun », qui fasse droit aux conjonctures sociales particulières, toujours changeantes. L’auteur, sur le terrain de divers pays africains durant une dizaine d’années pour Médecins du monde, redécouvre – mais sur un ton pugnace nettement plus polémique – ce que le pape François, à la suite de Pie XII, rappelle à tous ceux qui veulent l’entendre que « la politique est la plus haute dimension de la charité ».
58Étienne Perrot
Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur, La grande rupture, Réconcilier Keynes et Schumpeter. Odile Jacob, 2021, 208 pages, 21,90 €.
59Voici un livre clair, bien écrit, sans démagogie ni fioriture. La thèse en est simple. Elle s’appuie sur un sens de l’Histoire puisé aux meilleures sources. Contre les gourous de la croissance zéro, de la décroissance ou de la stagnation séculaires, et pour répondre aux exigences de l’évolution démographique, une croissance économique durable est indispensable. La croissance économique durable ne peut reposer, selon les auteurs, que sur six « répartitions » : une répartition des revenus, plus favorable aux salariés, fondée sur une croissance des salaires plus forte que celle de la productivité ; une répartition des investissements dits « d’expansion » plutôt que de rationalisation, plus favorable aux créations d’emploi ; une répartition de l’épargne, plus favorable aux actifs risqués, quitte, pour l’État, à garantir certains d’entre eux ; une répartition des revenus plus favorable aux jeunes générations dans le but de les faire converger vers le revenu moyen ; une restructuration des qualifications ; enfin, une option préférentielle pour les dépenses sociales. Cette feuille de route, évitant une vision polarisante des choix économiques orientés soit vers la demande (Keynes), soit vers l’offre (Schumpeter), voudrait réconcilier le court terme et la longue échéance, la production et la répartition, l’économique et le social. Les conditions politiques et socioculturelles seront-elles au rendez-vous de 2050 attendu par les deux auteurs ? Quoi qu’il en soit, ce travail fait honneur à la grande tradition économique française, dans la ligne du regretté François Perroux, qui n’a pas oublié que l’économie, avant d’évoquer des questions de gros sous, désigne « l’ordre de la maison ».
60Étienne Perrot
Alexis Lévrier, Jupiter et Mercure, Le pouvoir présidentiel face à la presse. Les Petits Matins – Celsa, 2021, 384 pages, 20 €.
61Alexis Lévrier, historien du journalisme, a déjà travaillé sur les relations – et la bonne distance – entre politiques et journalistes. Il élargit ici son analyse en la plaçant sous l’angle de la communication des présidents de la Cinquième République. Hautain comme de Gaulle ou dédaigneux façon Macron, méprisant comme Mitterrand ou cherchant la connivence façon Hollande, manipulateur passionné comme Sarkozy… Le lecteur se retrouve au cœur des stratégies des monarques républicains. Lévrier peint une belle galerie de conseillers, dont l’énigmatique Jacques Pilhan, grand théoricien de l’effet Jupiter utilisé par François Mitterrand, mais aussi un portrait en action d’Emmanuel Macron dans ses différentes approches des médias. Nous comprenons ainsi la tentation jupitérienne (gaullo-mitterrandienne) de l’actuel Président, son mépris des journalistes et sa volonté de n’utiliser la presse qu’en cas de nécessité, comme un moyen parmi les autres. Cette tactique, pratiquée par Mitterrand à la télévision, apparaît avec évidence à l’heure d’Internet. Cet ouvrage sera fort utile pour décrypter les choix de celui qui sera à nouveau le candidat Macron. S’expliquent aussi son goût pour les formats du Web permettant de cibler et de démultiplier les audiences, ainsi que sa préférence pour les influenceurs de YouTube au détriment des successeurs d’Alain Duhamel. Chacun sa place, chacun son rôle. Et si la presse, face à des politiques qui veulent tirer profit de la défiance populaire face aux médias, prenait acte de cette clarification des rôles et se concentrait sur ses fonctions de décryptage et d’investigation ? C’est la conclusion qui vient naturellement à l’esprit après avoir lu cet excellent travail.
62Didier Pourquery
Questions religieuses
Christoph Theobald, Le courage de penser l’avenir, Études œcuméniques de théologie fondamentale et ecclésiologique. Cerf, « Cogitatio Fidei », 2021, 628 pages, 29 €.
63La crise actuelle du christianisme, surtout en Europe, rend manifestes les difficultés auxquelles font face la présence et la pensée chrétiennes à se constituer spontanément comme une véritable ressource. Une première tentation est celle de l’« exculturation » et du repli sectaire. Une autre peut être celle de l’exploit missionnaire revendicatif, un désir de reconquête, non pas de l’avenir, mais du passé, d’une « chrétienté » qui n’est plus. Le découragement et la nostalgie sont probablement des tentations faciles, mais elles ne sont pas les seules options. Le livre du père Christoph Theobald, jésuite, ancien rédacteur en chef de la revue Recherches de science religieuse, s’intéresse à l’héritage d’inculturation de l’histoire chrétienne, au concile Vatican II et à la théologie d’une Église « en sortie » du pape François, pour discerner à différents niveaux la configuration d’un style chrétien qui prenne en compte le présent et, tout autant, déloie une présence qui compte et fasse une différence. Sans céder ni au pessimisme, ni à un optimisme candide, l’auteur, dans les différents chapitres de l’ouvrage, conjugue avec dextérité les problématiques dogmatiques, sociales, écologiques et œcuméniques. Sa réflexion fonde une vision de l’avenir capable de faire du patrimoine une ressource, de discerner la situation présente et de proposer des perspectives pour l’avenir.
64Robert Cheaib
Bernard Pottier, Le diaconat féminin, Jadis et bientôt. Les éditions jésuites – Lessius, « La part-Dieu », 2021, 100 pages, 13 €.
65Au moment où le pape François demande que l’Église réfléchisse à la place qu’elle accorde aux femmes, l’enquête sur le diaconat féminin à laquelle se livre Bernard Pottier, ancien membre de la Commission théologique internationale (CTI), et les conclusions qu’il en tire ne sauraient être mises de côté. L’auteur se veut objectif en se référant à des auteurs compétents qui ont des regards parfois divergents sur cette institution de femmes diacres. Et si son propos est de mieux cerner les raisons qui ont provoqué la disparition du diaconat féminin, il se propose d’étudier attentivement les décisions récentes du magistère afin que le lecteur de ce livre puisse se faire une idée quant à une restauration possible de ce ministère confié aux femmes. Pottier nous fait bénéficier d’un dossier très bien argumenté, construit et écrit, qui nous plonge dans l’Écriture et la Tradition, dont l’examen de certains éléments est nécessaire pour évaluer les chances de restauration du diaconat féminin. Or la question qui se pose n’est pas celle du ministère mais celle de l’ordination. Elle est d’importance puisqu’elle touche en réalité le diaconat permanent (masculin) et se formule ainsi : le diaconat fait-il partie du sacrement de l’Ordre ? De nombreux diacres s’interrogent aujourd’hui car ils constatent à quel point la relation qui s’est construite entre laïcs et prêtres les met hors-jeu. Évoquer un diaconat féminin, alors que les femmes sont interdites d’ordination, laisserait entendre que le diaconat permanent n’est qu’un simple ministère institué.
66Philippe Marxer
Philippe Lefebvre, Comment tuer Jésus ?, Abus, violences et emprises dans la Bible. Cerf, 2021, 280 pages, 20 €.
67Le titre fait choc. Mais il est rigoureusement scripturaire, reprenant les mots qui mettent en œuvre la machine de mort aboutissant à la passion de Jésus. En plaçant sous cet en-tête un questionnement sur les abus et les crimes commis au sein de l’Église, Philippe Lefebvre, dominicain, membre de la Commission biblique pontificale, nous force à reconnaître la profondeur du mal. Coupant court aux euphémismes, le livre fait mesurer la véritable ignominie de ces turpitudes, au vu de la foi dont se réclament leurs auteurs. Le saccage de vies d’enfants, d’hommes et de femmes, victimes vulnérables abusées par des prédateurs jouissant d’une position d’autorité renforcée de sacralité, renvoie tout droit au mystère du Christ, « Verbe fait chair », entré lui-même dans l’expérience de la chair violentée, humiliée, outragée. Cette clairvoyance surgit de l’ouverture des Écritures et de l’acceptation de se laisser lire par elles. L’effet de bistouri est impressionnant. D’un bout à l’autre, la Bible explore les voies perverses de la violence faite à l’autre, les jeux de l’emprise, du mensonge pour couvrir le crime et faire taire l’innocent. Le texte démonte les mécanismes de la domination, les mêmes hier et aujourd’hui. Une étonnante relecture de l’histoire du possédé de Gérasa (Marc 5, 1-20) enseigne à démasquer les coups de force qui excluent, séquestrent un autre. On apprend ainsi que « qui viole un enfant, viole le Messie lui-même », que c’est la chair des humiliés qui est le lieu véritable de Dieu. On apprend donc à faire la vérité, tellement trahie là où on l’invoque le plus. Et, finalement, on apprend aussi l’antidote au mal : les voies de la déprise, l’acceptation de la bifurcation, le respect vital de la parole, loin des verbiages qui donnent le change.
68Anne-Marie Pelletier
Patrice Kervyn, L’homme qui parlait aux oiseaux, François d’Assise, la nature et les animaux. Préface d’Allain Bougrain-Dubourg. Salvator et Éditions franciscaines, 2021, 254 pages, 20 €.
69Saint François d’Assise a été proclamé « patron des écologistes » par le pape Jean Paul II en 1979. Était-il écologiste avant l’heure ? Le frère Patrice Kervyn met en garde contre tout anachronisme en situant l’action de François dans le contexte de son époque. L’émergence d’une civilisation urbaine fait naître un nouveau rapport à la nature. Un premier chapitre rappelle l’héritage biblique pour lequel la nature est subordonnée à l’histoire du salut. Pour François, elle n’a pas de valeur en soi ; elle est le signe qui renvoie au Créateur. Au sein du créé, l’animal joue un rôle symbolique, positivement ou négativement. L’auteur montre que le célèbre « Sermon aux oiseaux » met en contraste l’écoute de ces créatures et le refus qu’avaient opposé les auditeurs humains. François ne porte pas une même considération à tous les animaux : l’agneau a sa prédilection, mais il ne supporte pas les mouches et les souris… Il s’inscrit dans la ligne des Pères du désert : réconciliant les animaux féroces avec les hommes (le loup de Gubbio), il apparaît comme le Nouvel Adam. L’élément décisif est l’inversion qu’opère la spiritualité franciscaine : renonçant à toute forme de possession ou de domination, le frère « mineur » se met au service de toutes les créatures, humaines et non humaines. À ce titre, la figure de François mérite bien d’être méditée pour qui veut penser une spiritualité écologique pour le temps présent.
70François Euvé
Kahina Bahloul, Mon islam, ma liberté, Albin Michel, 2021, 208 pages, 18,90 €.
71Première imame en France, Kahina Bahloul est aussi une citoyenne franco-algérienne ancrée dans son époque, avec son parcours intellectuel propre et ses convictions spirituelles (voir, dans ce numéro, pp. 71-84). Elle offre dans son premier livre un essai original dans lequel son approfondissement de l’islam, dans son inspiration soufie, est devenu la colonne vertébrale de son existence. Son engagement public l’a incitée à ouvrir avec des coreligionnaires une mosquée où les fidèles musulmans comme les non-musulmans peuvent se retrouver, « un lieu pour mettre en œuvre cette égalité ontologique entre les femmes et les hommes ». Née en 1979 d’un père kabyle et d’une mère d’origine juive et catholique, la future imame grandit en Algérie où elle vit la montée de l’intégrisme lors de la décennie noire (1991-2002). Après des études de droit, l’auteure devient islamologue, diplômée de l’EHESS, spécialiste de la pensée du poète et théologien andalou Ibn Arabi (1165-1240). Ainsi, elle encourage ses coreligionnaires à réinvestir le champ des sciences sociales dans le but de renouer avec une pensée philosophique et mystique qui ne craint ni le doute, ni le débat, ni la misogynie. « Le patriarcat exerce une véritable discrimination, pour ne pas dire une violence interprétative, aboutissant à une mutilation des aspects essentiels du message de l’islam. » Avant tout, Kahina Bahloul offre ses réflexions à une génération de musulmans qui, comme elle, a connu le rigorisme islamiste, la désaffection puis le retour à la pratique d’un islam qu’elle veut spirituel, libéral et moderne. À sa façon, Kahina Bahloul se place humblement en « modèle », un autre terme pour dire « imame ».
72Linda Caille