Des Simpson à Rick et Morty
Les Simpson, de Matt Groening(1989-2020, trente-deux saisons), et Rick et Morty, de Dan Harmonet Justin Roiland(2013-2020, quatre saisons).
1Parmi les séries, les dessins animés échappent trop souvent à l’observation critique. Très inventifs, ils jouent pourtant un rôle important dans la formation de la jeunesse. Comme les adolescents et jeunes adultes des années 1990 se partageaient les répliques d’Homer Simpson, ceux d’aujourd’hui se reconnaissent dans celles de Rick Sanchez. La comparaison des deux séries raconte comment nos questionnements intérieurs ont basculé en quelques années.
2Lancés en décembre 1989, Les Simpson de Matt Groening racontent le monde du point de vue d’une famille de la classe moyenne américaine. Le propos est avant tout politique : les aventures quotidiennes d’Homer, Marge, Bart, Lisa et Maggie sont autant d’occasions pour dénoncer les travers de la société de consommation et de communication. D’orientation libérale et démocrate, la satire n’épargne cependant personne, des gouvernements aux grandes firmes, à commencer par les Gafam.
3Créée en 2013 par Justin Roiland et Dan Harmon, Rick et Morty ne pèse pas lourd au regard des trente-deux saisons des Simpson. Les deux séries se ressemblent pourtant : même humour grinçant, même rythme, même dispositif de sitcom. Sorte de Retour vers le futur baroque, Rick et Morty raconte les histoires d’un scientifique amoral, alcoolique et cynique, Rick Sanchez, qui emmène dans des mondes parallèles son petit-fils névrosé Morty Smith. Rick a en effet inventé un dispositif permettant de naviguer d’une dimension du réel à une autre, parfois pour sauver une planète ou une forme de vie, d’autres fois pour transformer la réalité en manipulant l’ADN, les dimensions ou le temps.
4Une des forces de la série tient dans son ton : dans la version originale, les acteurs hésitent en disant des répliques qu’ils découvrent, ou parfois improvisent. Ce naturel participe au rythme rapide de l’épisode et renforce la dimension « monty-pythonesque » des scènes. Rick et Morty se distingue des Simpson par ses perspectives : place aux interrogations métaphysiques, sous la forme d’une introspection constante des personnages sur le sens de la vie par le biais de toutes sortes de théories scientifiques (univers parallèles, principe d’incertitude de Schrödinger, modification de l’ADN, théorie de la simulation, etc.).
5Des Simpson à Rick et Morty, une même interrogation persiste : où est le monde ? Où est la réalité ? Seulement, les personnages ne cherchent plus les réponses au même endroit : la politique et l’économie ont laissé place aux technologies ; les États et les sociétés, à l’individu seul face à l’univers. Mais, avec trente ans d’écart, la réponse semble la même et c’est sans doute ce qui fait leur succès : comme les Simpson, la famille de Rick et Morty est dysfonctionnelle, composée d’êtres fragiles et désemparés, à l’humanité hésitante. C’est pourtant au sein de leurs familles qu’Homer et Rick trouvent leur chemin, en tissant incessamment la trame familiale dans la grâce burlesque de ses imperfections.
6Franck Damour
Le Garçu
de Maurice Pialat, film français (1995, 1 h 43), avec Claude Davy, Gérard Depardieu, Géraldine Pailhas… ● En Blu-ray, chez Gaumont.
7On ne saurait se réjouir assez de cette édition Blu-ray d’un film qui, pour avoir été le dernier de Maurice Pialat (et, à notre goût, l’un des plus beaux), ne compte pas parmi les plus commentés. Lui-même le situait modestement, à sa sortie en 1995, « à la croisée entre un film qui espère le succès public et un film de famille, avec presque un côté pâté de sable ». Le Garçu fit un four : est-ce alors qu’il n’était qu’un film de famille ? En quelque sorte, oui, mais à condition de rappeler que le film de famille fut l’une des formes pionnières du cinéma. Pialat était de ceux qui, comme Robert Bresson, estimaient que le cinématographe avait fait fausse route. Mais sa nature plus mélancolique lui faisait dater le désastre de son art au lendemain même de sa naissance. Pour Pialat, tout avait commencé et s’était arrêté d’un seul geste avec Le repas de bébé (1895), ce film de famille un peu pâté de sable, où la caméra de Louis Lumière enregistrait le babil muet de Suzanne, la fille d’Auguste, son frère, dans la maison qu’ensemble ils occupaient à La Ciotat. Rien de plus beau ne sortirait jamais de la machine que cette innocence partagée entre les parents, l’enfant et le filmeur. Tous les chefs-d’œuvre de Pialat, dès lors, furent arrachés à la conscience obsédante de cette perte, celle d’un art à jamais privé de son innocence première. Ou plutôt arrachés à la faiblesse qu’il a eue d’y croire encore un peu, quoiqu’en rechignant – et l’on sait combien il cultivait sa mauvaise volonté et une tristesse dont le cabotinage n’empêchait pas qu’elle fût sincère.
8Son premier film, L’enfance nue (1968), fut tourné précisément en pensant au film de Lumière. Le Garçu, à l’autre bout de sa filmographie, revient en miroir à cette enfance que Pialat n’a jamais filmée plus nue, plus innocente, qu’en filmant comme ici son propre fils, Antoine, premier enfant conçu à un âge qui ne laisserait plus au cinéaste qu’un film à faire, et à l’homme quelques années de vie. C’est Depardieu qui joue le père, en y mettant toute la joie douloureuse qu’il devine dans cette paternité tardive, ainsi qu’un peu de ses propres souvenirs de père. On trouve aussi un père qui meurt, mais c’est l’aïeul – il s’appelle « le Garçu », c’est ainsi qu’on appelait le père de Maurice dans son village natal de Cunlhat (Puy-de-Dôme). Que l’histoire en passe par des crises conjugales, des tristesses et des rancœurs, c’est le lot de tous les films de Pialat, lesquels en ont fait un outil pour arracher un peu de vie au cinéma. L’essentiel tient plutôt dans ce geste en miroir : filmer les premiers mots d’un enfant, ouvrir tout le champ à ses jeux et à ses découvertes ; et, sur l’autre bord du film, enterrer un vieil homme. Au premier qui dort et au second qui rend l’âme, le personnage de Depardieu à un moment prend la main, pour la regarder, pour s’extasier de la glorieuse évidence d’une main humaine et de la vie qui se lit à travers elle. C’est dire la simplicité, autant que la grandeur, de cet admirable film de famille.
9Jérôme Momcilovic
Pahokee, une jeunesse américaine
de Patrick Bresnanet Ivete Lucas, documentaire américain (2019, 1 h 52). En DVD, chez Arizona Distribution – ESC.
10Sur un parking de béton transformé furtivement en parvis féerique, une lycéenne aux formes sculpturales se laisse photographier en robe longue à l’effigie d’un adolescent noir. Le portrait sérigraphié est celui de Trayvon Martin, tombé en 2012 sous les balles d’un agent de surveillance qui l’avait repéré dans un quartier blanc résidentiel. L’alliage de glamour et d’engagement de cette tenue de soirée superpose au courant récent Black Lives Matter le rituel américain des « Proms », le grand bal de fin d’année du lycée que les fictions de cinéma n’ont cessé de mettre en scène, de La vie est belle de Frank Capra (1946) à Carrie de Brian De Palma (1976). Les réalisateurs de Pahokee (du nom d’une petite ville de Floride de 6 000 âmes) n’ont pas leur pareil pour restituer l’aspect spectaculaire, bigger than life, de ces rituels parascolaires, de l’élection de la « Miss » de l’établissement, organisée avec le sérieux et le clientélisme qui sied à une campagne politique, à ce bal final aux tenues extravagantes en passant par une non moins costumée remise des diplômes.
11Pourtant, ce n’est pas le spectacle qui est au cœur de ce documentaire mais plutôt les coulisses du comté agricole de Palm Beach, où la ségrégation continue de régner, sinon officiellement, du moins dans la démographie du lycée. Avec un sens du montage très sûr, Lucas et Bresnan combinent le portrait d’ensemble et le suivi quotidien de quatre élèves d’extraction modeste qui vivent une année décisive puisqu’ils et elles élaborent, pour la plupart, une demande de candidature dans une université proche ou lointaine. Le football américain tient une place non négligeable dans cette candidature qui met en jeu une question de classe sociale : les athlètes survirils des « Blue Devils » de Pahokee (soutenus par d’énergiques pom-pom girls qui subvertissent les clichés sur le féminin) mettent sur le terrain rien moins que leur avenir, le système américain permettant aux meilleurs sportifs d’obtenir des bourses d’étude dignes de venir à bout de tout déterminisme social. Le récit d’un match joué hors les murs apporte à cet égard une dimension de surprise dramaturgique appréciable, et jamais forcée. La qualité précieuse de ce film, sorti trop discrètement en fin d’année 2019 et augmenté sur DVD de deux courts-métrages, tient à la manière dont il trouve des dispositifs légers (moments autofilmés sur téléphone, poses devant la caméra sur pied) pour permettre aux élèves filmés de se saisir de l’occasion pour s’interroger sur eux-mêmes, leurs trajectoires en pleine transformation, avec l’énergie décuplée par le sport qui fédère lui-même la musique et la danse, et conséquemment tout un rapport au corps entraîné, chorégraphié et « sapé ». Frederick Wiseman, l’infatigable radiographe de l’Amérique qui ne rechigne jamais à filmer un orchestre de rue, ne renierait pas ce quadruple portrait aux airs de teen movie hyperréaliste.
12Charlotte Garson
Le voyage du prince
de Jean-François Laguionieet Xavier Picard, film français (1 h 17), avec les voix d’Enrico Di Giovanni (Le prince), Thomas Sagols (Tom), Gabriel Le Doze (Abervrach), Marie-Madeleine Burguet-Le Doze (Élizabeth), Célia Rosich (Nelly)… En VOD et DVD, chez Universal.
13Dès ses premières images, ce voyage princier entraîne dans un nuage de correspondances et d’associations d’idées. C’est un conte relaté du point de vue de l’étranger, un singe aristocratique d’âge mûr qui a traversé la mer à cheval quand elle était gelée, convaincu de découvrir un nouveau monde de l’autre côté. La glace a cédé et sa cohorte a sombré. Il est retrouvé par le jeune Tom, échoué sur une plage, la tête dans le sable… Un anthropologue et une botaniste le recueillent dans un muséum d’histoire naturelle abandonné au cœur d’une forêt tropicale envahissante. L’anthropologue a été mis au ban de l’Académie des sciences, l’autorité suprême de leur peuple, pour avoir prétendu qu’il existait d’autres singes et d’autres pays. Il entend se servir du prince pour obtenir sa réhabilitation. Si la voix off – qui emprunte à la tradition du récit de voyage – et les personnages s’expriment en français à l’écran, il est vite flagrant que le prince et ses hôtes ne parlent pas la même langue. Tom, qui communique avec les oiseaux, apprend rapidement celle du prince et noue avec cet aîné venu d’ailleurs une amitié solide.
14En se plaçant chez les singes, Jean-François Laguionie et Xavier Picard jouent moins d’un anthropomorphisme assumé que d’une figure de fable : la transposition. « Toute ressemblance des singes avec les humains… » Laguionie, réalisateur du Tableau (2011) et de Louise en hiver (2016), prolonge son geste amorcé dans le Château des singes (1999) pour relancer le débat sur nature et culture. « Tu n’es pas un animal, tu es un singe », déclare l’explorateur à un Tom antispéciste qui rêve d’entrer en relation avec les arbres. « Les Anciens racontent que la forêt se venge de l’extension de la cité », explique-t-il au prince en lui faisant visiter une ville lumière agitée de grands magasins, d’usines, de tramways et de fêtards menaçants. La forêt qui plonge dans l’ombre une Galerie de l’évolution déserte et une serre du Jardin des plantes sublime de transparence enlace les murs de ses tentacules végétaux, réduisant la botaniste à chercher des remèdes pour la repousser. Laguionie et Picard connectent Charles Darwin et Laplanète des singes, la Renaissance (univers du prince) et la Révolution industrielle, Gustave Doré, le baron Haussmann (nature et architecture) et Honoré Daumier (les académiciens caricaturés dans leur amphithéâtre), Léonard de Vinci, Jules Vernes, le voyage de Zéphir, les grandes explorations et la zone à défendre (ZAD). Ils brocardent la paresse des philosophes, y compris les écolos surplombants de la canopée, et poussent le scientisme dans ses abîmes : études sur les races et herbicides mortels…
15L’élégance des dialogues et des relations confère à ce film aux décors majestueux l’allant d’un récit philosophique, humaniste et enchanteur. De la rencontre entre ce prince plein d’humour, féru de poésie et de découvertes, et Tom, personnification d’un réseau de communication pacifique entre espèces vivantes, naît une ode à l’expérimentation, au courage et à la liberté.
16Ingrid Merckx
The Undoing
de David Edward Kelley, minisérie américaine (2020, six épisodes), avec Hugh Grant, Nicole Kidman, Donald Pleasence, Édgar Ramírez… ● Sur OCS.
17C’est dans l’intimité de sa salle de bains que l’on découvre Grace Sachs (Nicole Kidman), et il n’en faut guère plus pour que la célèbre ouverture du dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut (1999), revienne à la mémoire. Intuition bientôt confirmée par le métier de son mari, docteur comme jadis, le Bill Harford incarné par Tom Cruise, et l’ancrage du couple dans la haute bourgeoisie new-yorkaise. Après Scandale (Jay Roach, 2019), qui contenait déjà une forme de méditation autour de Prête à tout (Gus Van Sant, 1995), Nicole Kidman continue donc de revisiter les étapes marquantes de sa carrière. Elle le fait moins pour se draper dans sa légende que pour mesurer le temps passé, et modifier les coordonnées de la fiction. The Undoing ne raconte plus les affres d’un homme découvrant les désirs de sa compagne, mais le vacillement d’une femme dont le mari (Hugh Grant) est suspecté du meurtre de sa maîtresse.
18Adapté du roman Les premières impressions de Jean Hanff Korelitz (Le cherche midi, 2016), la minisérie de David E. Kelley confronte d’abord son héroïne à l’apparition d’un corps féminin plus jeune, à la sensualité troublante. Elena (Matilda De Angelis) se glisse dans le cercle social de Grace à la faveur d’une bourse scolaire attribuée à son propre fils aîné, mais l’enjeu est moins le rapport de classes qu’une certaine idée de la féminité. En allaitant son nourrisson au cours d’une réunion particulièrement guindée, l’intruse déroge à la bienséance mais excite aussi les jalousies. Peu après, elle exhibera même sa nudité face à Grace, sans que l’on sache très bien s’il s’agit de la séduire ou de la provoquer. Si l’intrigue criminelle qui se noue peu à peu ajoute à ces scènes une strate d’ambiguïté, il est évident qu’elles renvoient d’abord la star Kidman à la précarité – plus symbolique que réelle, en l’occurrence – de sa position au sein du système de production et de l’imaginaire américain dominant. Quelle place la fiction peut-elle en effet construire pour la femme de cinquante ans ?
19The Undoing montre Grace dans une situation délicate : psychothérapeute sur le point de publier un ouvrage intitulé Vous auriez dû le savoir, elle se révèle aveugle à ce qui se trame dans son propre foyer. Mais, loin de se figer dans la posture de la femme trahie, Grace alterne entre la vulnérabilité et la détermination, le mystère et la stratégie : ce n’est pas pour rien que les discussions avec son père (Donald Pleasence) ont souvent lieu autour d’un échiquier. Cette dualité est le moteur même d’une minisérie s’employant à brouiller les pistes et à tendre des perches, avec un art consommé du suspense. À cet égard, The Undoing semblera presque désuète, chaque fin d’épisode se devant de désigner un nouveau suspect. Depuis deux décennies désormais, les séries ont appris à ménager autrement leurs effets, à donner des formes plus subtiles aux rythmes et découpages que la télévision leur impose. Mais c’est aussi le charme de The Undoing que d’accrocher ainsi son spectateur dans les rets d’une intrigue délicieusement retorse.
20Raphaël Nieuwjaer