Études 2020/5 Mai

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Article de revue

Pour une recherche médicale plus attentive au réel

Pages 37 à 44

Notes

  • [1]
    L’institut de Lille est spécialisé dans l’étude des coronavirus, en particulier Sandrine Belouzard et Jean Dubuisson.

1La pandémie due au coronavirus sera-t-elle suivie d’une prise de conscience soudaine des limites d’une recherche médicale qui se consacre quasi exclusivement au monde invisible ? Il n’est évidemment pas question de remettre en doute l’intérêt de ces recherches sur tel ou tel génome viral, bactérien ou tumoral, la mise au point de nouveaux vaccins ou de nouveaux traitements qui sont essentiels et le demeureront toujours.

2Mais il serait temps de s’interroger sur les déterminants sociologiques, culturels, économiques, religieux, superstitieux et environnementaux, de façon aussi scientifique que la génomique, pour prendre conscience que l’humain n’est pas seulement une mosaïque de gènes en interaction permanente avec ses organes, mais qu’il est le fruit de relations qu’il tisse avec l’extérieur.

Comprendre le cheminement du virus

3Que nous apprend en effet cette pandémie de la Covid-19 due au Sras-CoV-2 ? Qu’elle est due au trafic mafieux d’animaux sauvages vivants, vendus plus ou moins clandestinement sur les étals de marchés chinois et en particulier de l’un des plus importants, le marché de Huanan à Wuhan. Il est maintenant connu que la pandémie a eu son point de départ dans la vente, avant les fêtes de l’année du Rat, d’un grand nombre d’animaux sauvages vivants entravés, chauves-souris, pangolins, serpents, civettes… tous porteurs sains de ces virus, animaux venus des forêts primaires du Nord Laos et Nord Vietnam, grâce à des circuits mafieux proches des trafiquants de drogues. Leur clandestinité relative écartait toute possibilité de surveillance et de protection de nature sanitaire.

4Déjections diverses, contacts entre les mains des acheteurs et des vendeurs avec les animaux, « nuage » viral entourant ces animaux stressés ont concouru à contaminer, de façon non encore connue de façon précise, les clients de ce marché. Les premiers cas de Covid-19 ont été suffisamment spectaculaires pour que la décision de fermer en urgence le marché ait été prise le 31 décembre 2019.

5Il n’y aura donc jamais de preuve scientifique, ce qui arrange bien le gouvernement chinois qui n’aura jamais à rendre compte de ce désastre sanitaire. D’autant plus qu’il s’agit d’une récidive puisque le même scénario, en plus grave mais en moins contagieux, s’était déroulé dans la région cantonaise et à Hong Kong en 2003, sans qu’aucune leçon n’en soit tirée. À ce moment, dit du Sras-CoV-1, la civette avait été désignée comme coupable même si, là encore, les chauves-souris avaient contaminé les civettes. Mêmes marchés, mêmes conséquences !

6En revanche, la recherche scientifique concernant les génomes viraux des différentes espèces d’animaux sauvages va susciter pendant quelques mois une compétition internationale, très excitante, sur leurs parentés, leurs identités et leurs capacités éventuelles de mutation. Mais je doute que des équipes internationales travaillent de façon pluridisciplinaire pour comprendre le cheminement du virus entre l’animal et l’homme. Rassembler dans un même institut des vétérinaires, des anthropologues, des sociologues, des éthologues, des économistes, des médecins, des écologistes de la forêt et des biologistes moléculaires reste une utopie absolue. Chacun s’enferme dans son laboratoire ou son cercle de pensée et porte un regard poli mais distancé sur le travail de l’autre. Une maladie ou une crise sanitaire, lorsqu’elle survient, est toujours « la partie émergée de l’iceberg », selon l’expression consacrée. Et c’est cette émergence seulement qui fascine !

7Cette fragmentation de la recherche se manifeste aussi par le manque de continuité des études sur le coronavirus, abandonnées après que l’on s’est rendu compte que le Sras est moins dangereux que prévu. En effet, les essais vaccinaux ont été arrêtés alors que ce que l’on savait de ce virus aurait pu être adapté en urgence à l’actuel Sras-Cov-2, à l’origine de la Covid-19, comme on le fait pour les adaptations annuelles des vaccins contre la grippe.

8Plutôt que de reconstituer le puzzle des circuits, mieux vaut s’attaquer aux manifestations concrètes en identifiant les derniers responsables, ici le virus, plutôt que les responsabilités initiales. Quand Semmelweis (1818-1865), médecin obstétricien à Vienne, a essayé de comprendre pourquoi près de 20 % des femmes mouraient en couches dans un service d’obstétrique au lieu de 3 % dans un autre, il a saisi tout de suite une différence. Dans le premier travaillaient des étudiants en médecine qui, avant d’accoucher, pratiquaient des autopsies ; dans le second, des sages-femmes qui, bien sûr, n’en faisaient guère. Il ne connaissait pas l’existence des microbes mais a demandé que les étudiants se lavent les mains après avoir autopsié. Grâce au lavage des mains des médecins obstétriciens, la mortalité des femmes en couches a immédiatement chuté. Et, pourtant, l’établissement académique, sans les preuves scientifiques, a refusé l’évidence de la démonstration.

Le déficit d’attention au réel de la recherche

9Les conditions d’émergence d’une maladie infectieuse sont donc aussi importantes à connaître que le microbe ou le virus lui-même. Mais l’ivresse technologique est telle qu’un doctorant aura l’impression d’être dévalué de sa recherche si celle-ci porte sur une enquête entomologique, économique, alimentaire ou comportementale auprès des populations atteintes par une maladie. Le paradoxe est que l’on assiste, depuis près d’un siècle, à une confiscation de la recherche par les sciences les plus sophistiquées (génomique, réseaux de neurones, imagerie impressionnante, robotisation chirurgicale, nouvelles thérapies, etc.), au détriment des sciences de la nature et des sciences humaines.

10Par exemple, l’expertise entomologique des moustiques et des tiques demeure importante pour la dengue, le paludisme, le chikungunya, la maladie de Lyme… Mais elle reste limitée, car cette science entomologique est vécue comme peu valorisante pour les chercheurs des grands laboratoires. Aller sur le terrain, capturer des insectes, risquer de se faire piquer sont moins tentants que de vivre dans un laboratoire de haute sécurité, habillé en cosmonaute ! Les écoles d’entomologie disparaissent, en particulier en France, en dehors de l’excellent laboratoire d’entomologie médicale du Pacifique, à Tahiti, contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis, le Japon, la Scandinavie et le Royaume-Uni. Or, connaître intimement la vie de telle ou telle espèce de moustique, analyser leurs changements de répartition dans l’espace, d’habitudes de piqûre et de reproduction, étudier leur relation au changement climatique sont des éléments essentiels de la recherche.

11Quand un barrage sur la Nam Theun a été construit par EDF au Laos dans les années 2010, l’Institut Pasteur du Laos a fait une enquête exhaustive de la population de moustiques présente avant la mise en eau du barrage. Car la région est très impaludée et la crainte était d’assister à l’éclosion d’une endémie palustre en raison de ce plan d’eau de plusieurs kilomètres carrés. Le barrage construit, l’enquête a été reprise et, ô surprise, l’espèce de moustique avait changé, des espèces moins transmetteuses avaient succédé aux espèces très transmetteuses. Cette connaissance était fondamentale pour adapter les conduites de prévention.

12Il ne s’agit pas de prôner un retour nostalgique à la nature, toujours un peu niais, mais davantage de s’inquiéter de la disparition de la curiosité du complexe qui échappe au numérique et à la technologie. La médecine en offre un excellent exemple. La maladie est depuis toujours traquée, diagnostiquée, traitée avec une finalité unique, le bien du malade tellement légitime, mais assez indifférente à ses conditions personnelles d’apparition, qu’elles soient d’ordre professionnel (en dehors des maladies professionnelles identifiées), économique, culturel ou sociologique. En revanche, la traque génétique qui se fonde sur une expertise scientifique garde sa place prééminente. Car il est infiniment plus simple d’isoler le malade de son contexte que de prendre en considération la complexité de son environnement, indéfiniment différent de l’un à l’autre.

13Et, pourtant, cette complexité même est au cœur de la médecine de soin qui replace le malade au sein de son propre environnement. Une pneumonie chez un sujet en situation de précarité, usager de drogues ou d’alcool, n’a que peu à voir avec la même maladie chez une personne plus privilégiée, sans addiction. Or, dans ce domaine, par exemple, l’usage excessif d’alcool ne bénéficie guère d’une grande attention. Les statistiques manquent sur sa morbidité, en dehors des chiffres globaux de consommation. Les pathologies liées à l’alcool qui sont les plus coûteuses n’intéressent pas les pouvoirs publics qui n’osent pas intervenir dans le domaine de la prévention, de peur de heurter les filières économiques, comme l’a confirmé la mise au ban de la loi Évin, sous la précédente législature. Il en est de même pour la prévention de l’usage de drogues. Une conférence internationale sur la « réduction des risques des drogues » s’est tenue à Paris en 2015. Elle a conclu unanimement à la nécessité de l’abrogation de la loi de 1970 qui criminalise leur usage et leur détention. Cinquante ans après, cette loi demeure, empêchant que les usagers de drogues, craignant la police, demandent à la médecine de les aider à s’en sortir ou, s’ils ne le veulent pas, à modérer leur consommation. Le consensus scientifique, médical, juridique, social et policier des membres de cette conférence, organisée par la Haute Autorité de santé (HAS), a été celui de la nécessité pour la santé publique d’un changement radical de politique. Non seulement cela n’a rien changé, mais la HAS, elle-même organisatrice de la conférence, a refusé de cautionner ses conclusions ! Il ne faut pas embarrasser le politique.

Une recherche de terrain et pluridisciplinaire

14Ainsi la science construit tranquillement son univers à l’abri des perturbations qu’elle juge non pertinentes : « Le génome, vous dis-je, le génome », dirait Molière ! Cela évite au moins de se poser les vraies questions, dites épigénétiques, c’est-à-dire qui interviennent de l’extérieur sur le génome. Leur complexité infinie décourage les chercheurs.

15Si, par hasard, un chercheur découvre, comme c’est le cas, que certains génomes sont plus vulnérables que d’autres à l’alcool, la science en fera un test de dépistage mais restera totalement indifférente à l’exposition générale à l’alcool. Cette indifférence atteint aussi les études sur les personnes âgées, jugées trop malades, trop polypathologiques (comme on dit !) pour que des études probantes soient effectuées. Faire la part de l’une ou l’autre des pathologies est trop compliqué, donc inutile. Car la durée de vie se raccourcit et la médecine n’y trouve pas de bénéfice de reconnaissance. Les résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées (Ehpad), abandonnés à eux-mêmes (à part quelques exceptions) durant cette épidémie de coronavirus, en témoignent tristement.

16La science sonne le glas de la santé publique, au sens noble du terme. Pas le glas du dépistage qui s’inscrit toujours dans l’univers des biotechnologies. Mais le glas des études comportementales, des traditions, de la pauvreté, de la précarité, des diverses situations de handicap, de diverses addictions, des pathologies mentales, etc.

17Peut-être faudrait-il tourner notre esprit vers les travaux essentiels du dernier prix Nobel d’économie, Esther Duflo, qui convoque la grande économie au chevet des petites économies, paysannes, citadines et de grande pauvreté, pour proposer de nouvelles pistes d’action fondées sur le réel et non sur de grandes lois, bien éloignées des situations concrètes.

18Dans cette optique, on pourrait proposer deux structures :

19● L’une, concernant la création d’un institut des relations entre hommes, animaux et plantes, trans et interdisciplinaire, qui rassemblerait scientifiques, biologistes, médecins, vétérinaires, entomologistes, éthologistes, économistes, policiers de la répression des fraudes et gardiens de traditions ancestrales qui mettraient à l’épreuve des autres leurs travaux et essaieraient en temps réel de mener des enquêtes sur le terrain, aussi bien dans le domaine des univers concentrationnaires d’animaux, de trafic d’animaux sauvages que de maladies dévastatrices des plantes issues de leur commerce international.

20● L’autre serait un véritable institut de santé publique, nourri de données numériques considérables sur les facteurs environnementaux, commerciaux, économiques, sociologiques et psychologiques, concernant au premier rang les substances addictives. En cas de données manquantes, les chercheurs les traqueraient. La science a plus besoin de transdisciplinarité que du cloisonnement de plus en plus étroit des disciplines.

21Notre pays a la chance unique au monde d’avoir un réseau remarquable d’instituts Pasteur en Métropole [1], en Asie, en Afrique et en Océanie qui devrait permettre de fédérer les recherches sur le terrain et de fournir un grand nombre de données épidémiologiques, sur du matériel biologique animal comme humain. Mais les financements restent modestes et probablement pas à la hauteur de ce qu’ils pourraient être. Comme j’ai pu le constater à l’Institut Pasteur du Laos dirigé par un vrai pastorien, Paul Brey, que je connais bien et qui n’a de cesse de tresser des liens étroits entre la recherche fondamentale et la santé publique. Quand il travaille sur les populations de moustiques dans les plantations d’hévéas, c’est avant tout pour protéger les récolteurs de latex. Les travaux qu’il mène ont des conséquences économiques majeures et, pourtant, il se bat pour obtenir des subventions de fonctionnement qui vont toujours plus à la recherche biomoléculaire. Des Yersin et des Laveran sont toujours des potentialités qui demeurent. Encore faut-il aller sur le terrain et ne pas vouloir concurrencer les laboratoires de haute technologie de la maison mère de Paris ! Et ce n’est pas le rôle des instituts Pasteur que de faire des recherches sociologiques, économiques ou de traquer les trafiquants ! Mais ils peuvent donner l’alerte.

22Une révolution culturelle et scientifique est toujours un peu utopique. Mais si le coronavirus d’une chauve-souris qui tue plusieurs dizaines ou centaines de milliers de personnes nous dessillait les yeux ? Si le battement d’ailes d’un papillon qui déclenche un cyclone n’était pas seulement une métaphore !

Notes

  • [1]
    L’institut de Lille est spécialisé dans l’étude des coronavirus, en particulier Sandrine Belouzard et Jean Dubuisson.
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