Notes
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[1]
Pour approfondir ces chiffres : Didier Goubert, Claire Hédon, Daniel Le Guillou, Zéro chômeur. Dix territoires relèvent le défi, Éditions Quart-monde – Éditions de l’Atelier, 2019 ; Paul Maréchal et Jean-Christophe Sarrot, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, 4e édition mise à jour, Éditions Quart-monde – Éditions de l’Atelier, 2020.
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[2]
Patrick Valentin, « Pour des territoires “zéro chômeur de longue durée” », Projet, volume 336-337, n° 5, 2013, pp. 72-78.
-
[3]
Cf. Denis Prost, « Étude macroéconomique sur le coût de la privation d’emploi », consultable sur www.tzcld.fr/wp-content/uploads/2017/07/Etude-macro-MAJ-20170613.docx.pdf
-
[4]
Cette contribution est une avance versée par les pouvoirs publics sur les gains et économies générés à terme par la suppression du chômage de longue durée. Pour l’essentiel, ceux-ci sont des recettes publiques sous forme de cotisations sociales, de taxes et impôts, de réductions d’aides sociales et, plus indirectement, d’économies sur les budgets de la santé, du logement social, de l’Éducation nationale…
-
[5]
Cf. Véronique Soulé, Un emploi, c’est mon droit, Éditions Quart-monde, 2018.
-
[6]
D. Goubert, Cl. Hédon et D. Le Guillou, op. cit., p. 150.
-
[7]
Le prénom a été changé.
-
[8]
D. Goubert, Cl. Hédon et D. Le Guillou, op. cit., p. 315.
-
[9]
Cf. P. Maréchal et J.-Chr. Sarrot, op. cit.
-
[10]
Qui, elles, ne créent pas forcément d’emplois « supplémentaires » et génèrent donc des gains et économies moins importants qu’un emploi en entreprise à but d’emploi (EBE).
-
[11]
Le rapport de l’IGAS-IGF « Évaluation économique de l’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée (ETCLD) », de Florence Allot (IGAS), Geneviève Lallemand-Kirche et Anne Perrot (IGF), avec la collaboration de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), est consultable sur le site www.igas.gouv.fr. La réponse d’ATD quart-monde, « Territoires zéro chômeur de longue durée, réponses au rapport de l’IGAS-IGF », est consultable sur www.atd-quartmonde.fr
-
[12]
« Je ne crois pas à une logique de conditions [en contrepartie de la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune et des baisses de charges aux entreprises], qui ruine le bien le plus précieux pour une économie : la confiance » (Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, à l’université d’été du Medef, le 30 août 2017).
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[13]
Et qui se situe au-delà des clivages partisans. Sur les territoires parmi les dix premiers qui ont commencé à se mobiliser avant les municipales de 2014, le projet a survécu aux alternances de majorités.
-
[14]
« Dix nouveaux indicateurs de richesse », 28 octobre 2015, consultable sur www.gouvernement.fr/10-nouveaux-indicateurs-de-richesse-3137
-
[15]
Daniel Le Guillou et Philippe Semenowicz, « L’expérimentation “Territoires zéro chômeur de longue durée” : une opportunité pour refonder l’État social ? », intervention au colloque « Quel modèle social pour le XXIe siècle ? », 16-17 juin 2017, Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
1L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée », impulsée par ATD quart-monde, en partenariat avec le Secours catholique, Emmaüs France, Le pacte civique et la Fédération des acteurs de la solidarité, vise à redonner un emploi à ceux qui en sont privés depuis longtemps. Elle repose sur la création d’emplois par des « entreprises à but d’emploi » (EBE). Depuis le début de 2017, ces entreprises embauchent, sur la base du volontariat, des chômeurs de longue durée en CDI, au Smic et à temps choisi, afin de mettre en œuvre des travaux utiles, mais non encore réalisés, car financièrement peu rentables. Cette expérimentation est aussi l’occasion de proposer un autre modèle social, fondé sur la solidarité, à l’encontre du seul principe de compétition qui règne dans le monde économique.
2Au début de l’année 2020, ces territoires sont au nombre de dix. Une extension à de nouveaux territoires a été annoncée par le président de la République en septembre 2018, mais elle tarde à venir.
Soixante ans de combat d’ATD quart-monde
3Depuis sa création en 1957, ATD quart-monde refuse une partition du marché du travail entre, d’une part, des activités qualifiées, valorisantes et rémunératrices qui seraient réservées à certains et, d’autre part, l’inactivité forcée ou des activités occupationnelles, subventionnées et sous-rémunérées, pour les autres. Chacun doit avoir accès à un emploi qui soit source de production et de revenus, mais aussi de relations humaines et d’épanouissement, ainsi qu’une occasion de se former.
4En 1959, ATD quart-monde ouvre dans le camp de sans-logis de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) un atelier de production pour éviter que jeunes et adultes ne recourent à la mendicité. Un atelier de mécanique et d’électricité est créé en 1966. Financé en partie par l’Éducation nationale, il commence un combat pour faire reconnaître ce qui deviendra plus tard les entreprises d’insertion.
5En 1978, ATD quart-monde ouvre un premier atelier de promotion professionnelle (APP) dans le secteur de la menuiserie. L’APP obéit à trois principes : priorité d’embauche aux personnes les plus en difficulté, insertion de l’activité dans un marché concurrentiel et accès des salariés à la formation continue. L’association crée bientôt d’autres APP à Reims, Caen et Villeneuve-d’Ascq, ainsi que des ateliers de quartier en France, en Belgique, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
6En 2002, naît l’entreprise solidaire « Travailler et apprendre ensemble » (TAE) qui a pour mission de rechercher les conditions opérationnelles afin que le monde économique puisse intégrer tous ceux qui le souhaitent, y compris les plus éloignés de l’emploi, que TAE recrute en CDI. Le fonctionnement de l’entreprise se construit avec tous les salariés et donne lieu à des innovations dans l’organisation de l’entreprise qui constituent aujourd’hui le socle d’une formation sur « l’entreprise incluante » ouverte à tous.
Au croisement de différentes expériences
7L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » s’est nourrie des enseignements de l’expérience TAE et de ceux de l’insertion par l’activité économique (IAE) et des entreprises de travail adapté (ETA). Ils montrent qu’à condition d’adapter l’emploi et les conditions de travail, l’immense majorité des personnes peut occuper un emploi utile.
8L’expérimentation se fonde sur trois constats : personne n’est inemployable ; ce n’est pas le travail qui manque, ce serait plutôt l’emploi rémunéré, puisque de nombreux besoins de la société ne sont pas satisfaits ; ce n’est pas l’argent qui manque, puisque le chômage de longue durée entraîne des dépenses et des manques à gagner que la collectivité prend de toute façon en charge.
9L’expérimentation entend inventer des manières novatrices de créer des activités en partant de besoins non couverts, identifiés par les habitants d’un territoire, y compris les personnes privées d’emplois : services aux entreprises, transport solidaire, broyage de déchets verts, diagnostics énergétiques pour agir contre la précarité énergétique, recyclage de palettes, de pneus, de fenêtres, d’ordinateurs et d’autres objets, commerces ambulants ou de proximité, conserveries de légumes, recycleries, conciergeries de services, garages solidaires, jardins partagés, maraîchage, gestion de déchets, restos des aînés, cafés solidaires, animation de liens sociaux, mise en valeur du patrimoine…
Un projet pensé avec les premiers concernés
10L’expérimentation repose aussi sur le constat que le marché du travail actuel produit plus de précarité que d’emplois décents, et que, même si l’on constate ici et là quelques manques de main-d’œuvre, seules des actions volontaristes locales peuvent créer massivement des emplois. Car l’enjeu est de répondre aux attentes des trois millions de chômeurs de longue durée de notre pays et, peut-être, au-delà, des cinq ou six autres millions d’actifs en manque d’emploi décent [1].
11Cette « utopie réaliste », comme la nomme Laurent Grandguillaume, député rapporteur de la loi de février 2016 instituant cette expérimentation, prend corps lorsque ATD quart-monde produit en 2013 une étude macroéconomique. Elle est dirigée par Patrick Valentin, un entrepreneur social qui avait impulsé en 1995 à Seiches-sur-le-Loir (Maine-et-Loire) une expérimentation montrant qu’il y avait une adéquation possible entre les compétences de tous les chômeurs de longue durée et les besoins des différents acteurs locaux (habitants, institutions, entreprises, etc.) [2]. Cette étude avait indiqué que le chômage de longue durée occasionnait pour la collectivité un coût annuel de 16 000 à 19 000 euros par personne [3], dont un quart était composé des allocations et prestations sociales versées à la personne, plus d’un tiers, des manques à gagner fiscaux et sociaux liés au chômage de longue durée, et plus d’un autre tiers, des coûts de l’accompagnement du chômage et des coûts indirects de celui-ci sur la santé, le logement, la scolarité des enfants…
12La loi de 2016 a autorisé dix petits territoires à expérimenter pendant cinq ans le financement, par une « contribution à l’emploi » [4] apportée par l’État – d’un montant d’environ 18 000 euros par an et par équivalent temps plein en 2017 –, de la création d’autant de CDI au Smic que de besoins. Cette contribution représente 70 % à 80 % du coût d’un temps plein au Smic, le reste devant être apporté par le chiffre d’affaires de l’entreprise à but d’emploi et d’autres financements.
13Misant sur le potentiel de compétences et d’initiative des personnes privées d’emploi et de tous les habitants du lieu, l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » est un projet de territoire qui se distingue des dispositifs pour l’emploi administrés d’en haut, conçus sans les premiers concernés et excluant ceux qui, pour une raison ou une autre, n’y sont pas éligibles. En outre, ces dispositifs ne sont jamais à l’abri d’une réduction budgétaire.
14Le but de l’expérimentation est au contraire l’exhaustivité des embauches des personnes privées durablement d’emploi et volontaires sur le territoire. C’est le souhait exprimé par les premières personnes qui se sont mobilisées dès 2014. « Moi, ce que je ne veux pas entendre, c’est un pourcentage », dit une chercheuse d’emploi, le 27 avril 2015 à Paris, jour de la manifestation nationale en faveur de l’expérimentation. « Tous les chômeurs doivent avoir du travail, pas qu’un pourcentage. Du travail, il y en a pour tous. »
15À Pipriac et Saint-Ganton (Ille-et-Vilaine), l’un des dix premiers territoires expérimentaux, les personnes privées d’emploi participent à une centaine de réunions en 2014-2015 pour rencontrer les élus, les habitants et les entreprises locales, identifier des activités utiles, recenser les personnes en chômage de longue durée. À Colombey-les-Belles (Meurthe-et-Moselle), les chercheurs d’emploi se constituent au début de 2016 en association, « Les tailleurs de bouleau », pour mieux s’impliquer dans l’expérimentation [5].
16C’est ainsi que, avec les personnes privées d’emploi engagées en première ligne, les grands principes du projet sont définis : la possibilité de créer autant d’emplois que de besoins, pour cesser de mettre les personnes en concurrence sur un même poste ; l’exhaustivité des embauches, pour n’exclure personne ; le CDI, pour éviter l’emploi précaire qui détruit les personnes et nuit à l’économie ; l’embauche à temps choisi, pour respecter les contraintes familiales ou de santé ; la création d’activités utiles et de proximité qui respectent l’environnement ; des activités non concurrentes qui ne menacent ni des emplois existants, ni le bénévolat ; une organisation du travail pensée ensemble ; la possibilité pour les salariés des entreprises à but d’emploi (EBE) de construire un projet de formation et de postuler auprès d’entreprises locales, l’emploi en EBE étant un tremplin pour pouvoir ensuite postuler sur le marché du travail local… si celui-ci embauche.
17Penser l’accès à l’emploi avec ceux qui en sont le plus privés permet de dépasser les obstacles habituels à la reprise d’un emploi, qu’il s’agisse de ceux qui concernent les personnes (problèmes de santé, de garde d’enfants ou de mobilité) ou de ceux qui relèvent des structures (problèmes de formation, de disponibilité ou de manque d’expérience).
18Le résultat est là : au début de 2019, une étude menée à Pipriac et Saint-Ganton montrait que plus de 90 % des personnes privées durablement d’emploi rencontrées étaient volontaires pour l’embauche proposée [6].
Des transformations manifestes
19Des résultats se rencontrent aussi dans les transformations constatées chez celles et ceux qui, grâce à l’expérimentation, passent du chômage de longue durée à un emploi stable, transformations que peu de politiques de l’emploi parviennent à provoquer et dont rend bien compte le documentaire Nouvelle cordée de Marie-Monique Robin, sorti en novembre 2019.
20Le parcours de Patricia [7], vingt-huit ans, en est un bon exemple. Sortie de l’école sans diplôme, ayant interrompu un apprentissage pour élever ses enfants, elle n’avait encore jamais travaillé. Timide et inexpérimentée, elle n’a d’abord pas cru à la proposition d’emploi. Elle l’a finalement acceptée avec plein d’appréhensions. Quelques mois après son embauche, elle a été choisie comme référente d’équipe par ses collègues pour ses qualités d’écoute et son caractère retenu. Elle s’accroche à cet emploi pour progresser en confiance en elle et se former. Elle participe aux rencontres d’un groupe de travail de l’entreprise à but d’emploi, qui réfléchit aux moyens d’améliorer son fonctionnement quotidien. Son embauche et celle de son compagnon permettent d’envisager que leurs deux enfants placés en famille d’accueil regagnent peu à peu le domicile familial. « Depuis qu’on a repris un emploi, le juge pour enfants nous fait plus confiance », dit-elle.
21Gérard est un des premiers salariés de l’entreprise à but d’emploi de Colombey-les-Belles. Il s’est toujours battu pour maintenir son emploi dans l’agriculture mais a dû réduire son activité lorsque des maladies ont touché son troupeau. Il a connu de gros problèmes de trésorerie pendant trois ou quatre ans, perdant prise sur son existence et accumulant les difficultés physiques et psychiques. « Ça m’a permis de comprendre le cheminement d’une personne qui se trouve dévitalisée », dit-il. Le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée » lui a permis de regagner de l’espérance, pour lui et pour les autres. Il s’y est investi avec enthousiasme, en prêtant des terrains et du matériel.
22Une référente du revenu de solidarité active (RSA) d’un autre territoire le confirme : « Par l’expérimentation, on est en relation avec les personnes les plus éloignées de l’emploi. Certaines, pour qui je n’avais plus d’espoir en tant que professionnelle, ont retrouvé du travail. Maintenant, je me dis que ce n’est jamais perdu. Ça me redonne du dynamisme dans ma pratique. Ça me redonne patience et espoir. »
23Le secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE) est, lui aussi, à la fois acteur de l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » et transformé par elle. Le directeur d’une entreprise d’insertion explique [8] : « Il y a, dans l’IAE, beaucoup de gens qui veulent faire de l’innovation sociale, qui sont dans la coopération, qui sont interpellés par les questions de gouvernance dans l’entreprise et qui veulent construire autre chose pour demain. Les “Territoires zéro chômeur de longue durée” doivent nous faire bouger en matière de sortie des personnes de la précarité, en matière de rapport entre les personnes en insertion et le personnel d’encadrement… »
Le coût et le bénéfice de l’expérimentation
24L’expérimentation a déjà une influence positive forte sur l’économie des dix premiers territoires. Elle est en passe de déconstruire nombre d’idées reçues sur le chômage et sur l’emploi. On s’imagine trop facilement impuissant face à la robotisation et à la mondialisation. On croit que l’on a déjà tout essayé, que les moyens financiers sont insuffisants et qu’il existerait un taux de chômage structurel élevé [9].
25Son influence sur les finances publiques et sur l’économie en général est déjà significative puisque, globalement, le projet est quasiment équilibré financièrement alors que tous les gains et économies ne sont pas encore évalués, notamment l’effet positif sur la santé et sur la vie des enfants. En effet, sur la base d’un coût global de 27 000 euros annuels par emploi en équivalent temps plein en entreprise à but d’emploi, et en déduisant le bénéfice (environ 5 000 euros annuels), le besoin de financement est d’environ 22 000 euros annuels par équivalent temps plein, alors que le bilan des économies et des gains pour les finances publiques et l’économie en général est d’environ 24 000 euros annuels.
26Il serait donc normal que l’avance de l’État sous la forme de la « contribution à l’emploi » soit d’au moins 22 000 euros annuels, alors que son montant initial de 18 000 euros a été réduit sans raison à 17 000 euros en 2019. On comprend d’autant moins cela que ce besoin de financement de 22 000 euros est certes légèrement supérieur à l’allocation perçue par les ateliers et les chantiers d’insertion (20 000 euros), mais que ces structures ne partagent pas les objectifs d’exhaustivité, de non-sélection des personnes et de non-concurrence des activités qu’ont les entreprises à but d’emploi. Ce besoin de financement est surtout nettement inférieur au coût des emplois créés par les autres politiques de l’emploi [10] : les exonérations de cotisations sociales (entre 40 000 et 60 000 euros annuels par emploi), le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE, au minimum 200 000 euros par emploi), la réduction du taux de TVA sur les travaux ou sur la restauration (150 000 euros) ou les mesures en faveur des services à la personne (de 40 000 à 240 000 euros).
Une tentative de reprise en main par l’État ?
27La loi de février 2016, issue de la mobilisation de territoires et de citoyens, fut votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale et par le Sénat. À cet égard, c’est une « anomalie » remarquable dans notre paysage législatif et réglementaire. Des dizaines de nouveaux territoires s’engouffrent aujourd’hui dans cette « anomalie » et se mobilisent à leur tour pour rejoindre l’expérimentation.
28Ce dispositif pourrait être un des piliers de la stratégie contre la pauvreté annoncée par Emmanuel Macron en septembre 2018 et dont les effets se font attendre. Malheureusement, cela ne semble pas être une option choisie par le gouvernement, qui agit ces derniers mois comme s’il souhaitait plutôt reprendre la main sur le projet et le placer dans un étau financier.
29Une évaluation rapide (deux journées seulement passées sur le terrain), prématurée et incomplète de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale des finances (IGF), publiée le 25 novembre 2019, prétend en effet que les gains et économies générés par ces reprises d’emploi sont minimes. Les acteurs nationaux de l’expérimentation ont immédiatement dénoncé les limites de cette évaluation [11], en pointant en particulier que ses calculs sous-estiment les gains de cotisations et de prestations sociales en n’étudiant que le cas des chômeurs devenus salariés des entreprises à but d’emploi (alors que la dynamique du projet permet aussi d’autres créations d’emplois sur le territoire). De plus, ces calculs reposent sur des hypothèses inexactes sur la part d’équivalents temps plein dans les emplois créés et sur le montant des cotisations sociales payées pour chaque salarié. Ils considèrent enfin comme nul l’effet des reprises d’emploi sur la santé, le logement…
30Il est clair qu’il existe pour le gouvernement deux poids, deux mesures entre, d’une part, des réductions d’impôts et de cotisations sociales accordées aux « premiers de cordée » sans contreparties [12], sans délai, sans expérimentation et sans évaluation, et, d’autre part, des politiques contre le chômage et la pauvreté pour lesquelles les pouvoirs publics exigent concertations sans fin, expérimentations suivies d’évaluations qui, pour ce qui est de l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée », manquent pour le moins de rigueur.
31Comment analyser cette situation ? S’agit-il d’une opposition entre une dynamique ascendante des territoires et la logique descendante de l’État ? Est-ce la crainte d’un pouvoir d’agir citoyen qui réussirait des alliances locales là où le pouvoir central en serait incapable ? Est-ce la peur que l’expérimentation ne bouscule à terme certains « équilibres » du marché du travail reposant sur l’existence d’un chômage de masse et sur la précarisation et l’ubérisation des emplois ? Cela reflète-t-il enfin la méconnaissance profonde par les pouvoirs publics de ce que vivent et souhaitent les personnes les plus éloignées de l’emploi ?
32Certes, l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » doit être questionnée. Les années qui viennent devraient permettre d’avancer. Il faudrait réussir à identifier et à mobiliser toutes les personnes les plus éloignées de l’emploi, se demander dans quelle mesure les choix d’organisation et de management sont pertinents et dans quelle mesure les activités créées sont véritablement non concurrentielles au sein du territoire. On peut enfin se poser la question : ces territoires expérimentaux peuvent-ils aller plus vite vers la transition écologique en même temps que sociale ? C’est le propre d’une expérimentation que d’apprendre chemin faisant, en affûtant s’il le faut de nouveaux outils d’évaluation.
Des dynamiques territoriales inédites
33Cette expérimentation n’est pas qu’une nouvelle politique pour l’emploi. Elle est aussi un projet de territoire qui, en ville comme à la campagne, mobilise habitants et acteurs, et les encourage à coopérer de manière inédite. « Des dynamiques de coopérations dont on pressent qu’elles peuvent être des briques de la transition durable vers un autre modèle économique, social, écologique, culturel et d’implication citoyenne », estime Agnès Thouvenot.
34Cette adjointe au maire de Villeurbanne chargée de l’économie solidaire, de l’emploi et de l’insertion identifie au moins quatre formes de dynamiques coopératives à l’œuvre sur les « Territoires zéro chômeur de longue durée ».
35Elle relève d’abord une coopération qui associe des parties prenantes rarement réunies : institutions, entreprises, collectivités, habitants, acteurs économiques et sociaux, militants d’associations et de syndicats… Cette coalition territoriale repose sur le facteur humain. Elle reste fragile et nécessite des moyens d’animation et un portage politique dans la durée [13]. Mais on observe qu’elle permet de générer de nouvelles formes de coopération dans d’autres espaces de travail qui ne relèvent pas des « Territoires zéro chômeur de longue durée », où des modes de gouvernance non hiérarchiques et à base de consensus plutôt que des rapports de force peuvent aussi être productifs.
36La deuxième dynamique est celle de la participation des habitants. L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » fait la preuve que l’on peut renouveler les formes de participation active des habitants au devenir de leur cité. Qu’ils soient salariés, clients, animateurs actifs ou bénévoles dans le cadre du projet, ils peuvent être plus facilement mobilisés par les pouvoirs publics afin de penser les services de demain pour le territoire.
37La troisième dynamique concerne les acteurs économiques – entreprises locales, collectivités, insertion par l’activité économique (IAE), entreprises à but d’emploi (EBE), etc. – qui doivent coopérer pour identifier des besoins non couverts et se répartir les réponses en termes d’activités nouvelles à créer. Cela encourage ces acteurs à se connaître et à collaborer, y compris au niveau des petites et moyennes entreprises, et à dialoguer avec d’autres (élus, habitants, etc.) pour participer à un projet commun sur le territoire.
38La quatrième dynamique concerne les politiques publiques. Pour Agnès Thouvenot, l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » est un laboratoire privilégié des politiques de cohésion sociale et de transition écologique. Ces deux champs sont au cœur de l’expérimentation, mais sont travaillés de manière inégale selon les territoires. Les modes d’action et les principes financiers de l’expérimentation leur permettraient cependant d’aller beaucoup plus loin vers la transition écologique et sociale, en lien avec d’autres politiques publiques spécifiques, comme les territoires à énergie positive, les projets territoriaux d’alimentation… et les multiples initiatives portées par le mouvement associatif et les structures de l’économie sociale et solidaire (ESS). L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » est un cadre où développer, à petite échelle, des articulations entre ces différentes dynamiques et politiques, avant de leur donner éventuellement une plus grande ampleur.
Des indicateurs pour mesurer les transformations
39Les parcours des personnes et les dynamiques territoriales à l’œuvre ont montré que les effets de l’expérimentation ne se limitent pas à l’examen du rapport entre coût et bénéfice des emplois créés. En ne fondant ses préconisations que sur ce rapport, l’IGAS-IGF rate la cible et ne respecte pas la loi de 2016 qui prévoyait un guidage plus large de l’expérimentation, à l’aune des nouveaux indicateurs de richesse [14].
40L’avenir du projet dépendra de sa capacité à continuer de nouer des alliances locales autour des personnes les plus éloignées de l’emploi. Il faut pour cela étendre cette expérimentation à de nouveaux territoires, continuer à l’évaluer avec les premiers concernés et tous ses autres acteurs, continuer à identifier et à corriger ses défauts et imperfections, et mesurer à l’aide d’indicateurs nouveaux les transformations qu’elle provoque dans les territoires et chez les personnes.
41En conclusion, laissons la parole à deux universitaires : « Le projet “Territoires zéro chômeur de longue durée” pose surtout les conditions de l’acceptation d’une évolution du modèle social à contre-courant de la pensée dominante. Qu’il s’agisse de conforter une norme sociale (le CDI) déclarée rigide, de prôner des critères de productivité et de rentabilité respectant les capacités des individus, d’accroître le périmètre d’un État employeur et financeur en dernier ressort ou encore de mettre en place un mode de régulation dans lequel la concurrence serait en partie gérée au niveau territorial, il nous semble que toutes ces évolutions nécessiteront un accord national sur un choix de société dans lequel la solidarité et la lutte contre les inégalités l’emporteraient sur la compétitivité et la concurrence. » [15]
Notes
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[1]
Pour approfondir ces chiffres : Didier Goubert, Claire Hédon, Daniel Le Guillou, Zéro chômeur. Dix territoires relèvent le défi, Éditions Quart-monde – Éditions de l’Atelier, 2019 ; Paul Maréchal et Jean-Christophe Sarrot, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, 4e édition mise à jour, Éditions Quart-monde – Éditions de l’Atelier, 2020.
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[2]
Patrick Valentin, « Pour des territoires “zéro chômeur de longue durée” », Projet, volume 336-337, n° 5, 2013, pp. 72-78.
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[3]
Cf. Denis Prost, « Étude macroéconomique sur le coût de la privation d’emploi », consultable sur www.tzcld.fr/wp-content/uploads/2017/07/Etude-macro-MAJ-20170613.docx.pdf
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[4]
Cette contribution est une avance versée par les pouvoirs publics sur les gains et économies générés à terme par la suppression du chômage de longue durée. Pour l’essentiel, ceux-ci sont des recettes publiques sous forme de cotisations sociales, de taxes et impôts, de réductions d’aides sociales et, plus indirectement, d’économies sur les budgets de la santé, du logement social, de l’Éducation nationale…
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[5]
Cf. Véronique Soulé, Un emploi, c’est mon droit, Éditions Quart-monde, 2018.
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[6]
D. Goubert, Cl. Hédon et D. Le Guillou, op. cit., p. 150.
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[7]
Le prénom a été changé.
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[8]
D. Goubert, Cl. Hédon et D. Le Guillou, op. cit., p. 315.
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[9]
Cf. P. Maréchal et J.-Chr. Sarrot, op. cit.
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[10]
Qui, elles, ne créent pas forcément d’emplois « supplémentaires » et génèrent donc des gains et économies moins importants qu’un emploi en entreprise à but d’emploi (EBE).
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[11]
Le rapport de l’IGAS-IGF « Évaluation économique de l’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée (ETCLD) », de Florence Allot (IGAS), Geneviève Lallemand-Kirche et Anne Perrot (IGF), avec la collaboration de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), est consultable sur le site www.igas.gouv.fr. La réponse d’ATD quart-monde, « Territoires zéro chômeur de longue durée, réponses au rapport de l’IGAS-IGF », est consultable sur www.atd-quartmonde.fr
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[12]
« Je ne crois pas à une logique de conditions [en contrepartie de la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune et des baisses de charges aux entreprises], qui ruine le bien le plus précieux pour une économie : la confiance » (Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, à l’université d’été du Medef, le 30 août 2017).
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[13]
Et qui se situe au-delà des clivages partisans. Sur les territoires parmi les dix premiers qui ont commencé à se mobiliser avant les municipales de 2014, le projet a survécu aux alternances de majorités.
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[14]
« Dix nouveaux indicateurs de richesse », 28 octobre 2015, consultable sur www.gouvernement.fr/10-nouveaux-indicateurs-de-richesse-3137
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[15]
Daniel Le Guillou et Philippe Semenowicz, « L’expérimentation “Territoires zéro chômeur de longue durée” : une opportunité pour refonder l’État social ? », intervention au colloque « Quel modèle social pour le XXIe siècle ? », 16-17 juin 2017, Université Paris-Est Marne-la-Vallée.