Les cent ans de Pierre Soulages, peintre de la lumière
Aliocha Wald Lasowski, Dialogue avecAlain Badiou sur l’art et sur Pierre Soulages, Éditions Cercle d’Art, 2019, 112 pages, 25 €.
Christian Bobin, Pierre,, Gallimard, « Blanche », 2019, 96 pages, 14 €.
Michaël de Saint-Cheron et Matthieu Séguéla, Soulages. D’une rive à l’autre, Actes Sud, 2019, 80 pages, 25 €.
2Si le Centre Pompidou et, surtout, le Louvre (qui n’a pas hésité à décrocher les grands maîtres italiens du Salon carré pour faire trôner en majesté les fameux monochromes noirs) consacrent à Pierre Soulages, à l’occasion de son centième anniversaire, des rétrospectives historiques (voir la chronique de Christophe Rioux dans ce numéro, pp. 109-110), écrivains, poètes et philosophes ont aussi voulu contribuer, à leur manière, à rendre hommage au maître aveyronnais. Citons notamment le magnifique poème en prose (mi-poème, mi-récit, à vrai dire) de Christian Bobin, ainsi que le passionnant dialogue entre les philosophes Alain Badiou et Aliocha Wald Lasowski, sans oublier l’originale contribution de Michaël de Saint-Cheron et de Matthieu Séguéla, qui présentent des facettes méconnues de Soulages, comme son rapport aux écrivains, ou son attachement ancien pour le Japon et le dialogue fécond qu’il n’a cessé d’entretenir avec ses artistes..
3L’hommage le plus marquant, le plus touchant aussi, est assurément celui de l’écrivain et poète Christian Bobin, Pierre,. Présenté comme « le songe d’une nuit d’hiver », Pierre, est à la fois un poème en prose, un récit de son trajet en train jusqu’à Sète dans la nuit de 24 décembre 2018 (celle des 99 ans de Soulages) et une ode très personnelle à un ami pas comme les autres. Bobin insiste d’emblée sur la « présence » de Soulages dans sa vie, présence humaine et monochromatique, présence poétique et picturale, présence spirituelle aussi. Le poète déconstruit la peinture pour en faire surgir tous les sens (les sons, les voix notamment), rappelant ainsi Baudelaire et « l’expansion des choses infinies [...] qui chantent les transports de l’esprit et des sens ». Au-delà d’un témoignage d’amitié et de fidélité, Bobin propose ici une définition de la peinture de Soulages, et du peintre lui-même : Soulages comme attrape-lumière, comme mitrailleur du néant du bout de son pinceau noir, comme ouvreur d’un possible. Le peintre nous rappelle ainsi que l’homme naît libre et pourvu d’une âme qui ne saurait être trompée : voilà le vrai pouvoir du noir, qui n’est pas une couleur mais une matière, qui capte et diffracte la lumière pour mieux la faire rayonner. Bobin définit enfin l’« outrenoir » avec la justesse dont seule la poésie est capable : « un vœu de pauvreté ». Gageons qu’il y aura un après-Bobin dans la façon dont l’on perçoit Soulages : ce texte mystique est non seulement un magnifique hommage à celui qui garde la lumière comme d’autres gardent les clefs, mais aussi et surtout un prisme d’approche novateur de l’œuvre de Soulages qui, sous la plume de Bobin, a cent ans comme tous les enfants rêveurs du monde.
4D’une grande richesse dialectique, le dialogue entre Alain Badiou et Aliocha Wald Lasowski propose, quant à lui, d’aborder l’œuvre de Soulages par l’angle de la philosophie. La démarche philosophique conduit à s’interroger sur l’état d’esprit du visiteur-spectateur-acteur : que suppose « regarder Soulages » ? À l’évidence, un travail non seulement de l’œil, mais du corps tout entier, tant le mouvoir est aussi important que le voir. Comme le fidèle déambulant dans l’abbatiale de Conques pour distinguer les nuances de couleur de la lumière que diffractent les vitraux réalisés par l’artiste (1987-1994), le visiteur doit trouver sa juste place devant la toile, suivre la lumière dans ses prises et surprises selon que la surface est lisse ou striée, mate ou brillante… Badiou remarque de façon éclairante qu’un tableau de Soulages appelle un certain temps d’entrée et de compréhension (la « temporalité de la déambulation ») et qu’en cela, l’outrenoir, rencontre entre le temps et l’espace, est déjà un premier pas vers l’éternité.
5Revenant sur les contextes artistique et intellectuel qui ont accompagné la carrière de Soulages, le philosophe des religions Michaël de Saint-Cheron et l’historien Matthieu Séguéla s’intéressent aussi à la place de l’artiste dans l’univers d’écrivains et de peintres qui lui sont contemporains. Ainsi en est-il de Léopold Sédar Senghor (1906-2001), qui porta un intérêt très vif à la manière dont Soulages sut très vite approfondir son œuvre, tout au contraire, nous dit le poète sénégalais, de Picasso, dont le génie fut « de créer et de détruire sans fin ». Il est aussi très intéressant de relever, dans le cas de Senghor, marqué par la mort tragique de son fils Philippe, la fascination pour le noir travaillé et retravaillé comme pour conquérir la mort, « avec laquelle tout grand artiste est confronté sa vie durant – pour prévaloir contre elle ».
6Ainsi, ces trois ouvrages soulignent, chacun à sa manière, le grand legs du maître aveyronnais : la découverte que la peinture monopigmentaire (et non monochromatique) accueille la lumière au pluriel. L’« outrenoir », comme les vitraux blancs de Conques, rend à la lumière sa générosité.
7Comment, à présent, ne pas laisser le dernier mot au poète qui, écrivant sur Shakespeare, nous confiait : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement ; l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. [...] Dans ce noir qui est, jusqu’à présent, presque toute notre science » (Victor Hugo, 1864).
8Grégoire Roos
Jean Echenoz. Vie de Gérard Fulmard
Éditions de Minuit, 2020, 240 pages, 18,50 €.
10Du fiasco : tel pourrait être le sous-titre du dernier roman de Jean Echenoz, et peut-être aussi le nom d’un nouveau sous-genre, cousu sur mesure pour Gérard Fulmard sur un vieux patron de tragédie antique, rafistolé avec des pièces de roman noir et quelques chutes de roman d’apprentissage. En très grand seigneur du roman, comme un aristocrate peut dilapider en riant sa fortune au jeu, Echenoz ne craint pas de livrer en kit à son lecteur les recettes les plus éculées du roman de genre, en les ficelant à peine les unes aux autres : embrouilles de succession au sein du « Front populaire indépendant » (un Rassemblement national qui n’aurait jamais percé), rivalités amoureuses compliquées d’inceste, bas-fonds et tueurs à gage, quand même, et le minimum syndical en termes de sexe et d’exotisme, avec une description expédiée d’une suite Honeymoon, avec air conditionné, près de Borneo. Et, à tous les étages : fiasco. Qu’est-ce qui fait alors que ce roman, qui suinte de partout une médiocrité rendue avec un soin méticuleux, n’est pas lui-même un fiasco, mais une pièce de haute couture ? Gérard Fulmard, bien sûr ! Gros, chômeur et oisif, libidineux, Fulmard est un raté complet. Il n’a aucune qualité, si ce n’est son nom – un bon nom de roman echenozien –, et c’est pourtant lui qui, judicieusement placé par le romancier, fait avancer une intrigue dans laquelle il n’a pour ainsi dire rien à faire. Dieu ne choisit pas autrement ses plus grands saints. L’œuvre romanesque d’Echenoz s’enrichit, avec cette hagiographie, non seulement d’un nouveau genre et plus que d’un nouveau héros : d’un martyr.
11Agnès Mannooretonil
Bruno Remaury. Le monde horizontal
Corti, « Domaine français », 2019, 176 pages, 17 €.
13Et si l’on explorait la caverne ? Bruno Remaury ouvre à son lecteur un passage dans notre monde. On entre dans on ne sait quel type de récit, avec Félix Regnault (1863-1938), le spéléologue toulousain qui découvrit à Gargas une grotte de signes. Le mystère des origines de l’homme se dresse en parois, ornées de traces de main ocre. L’explorateur pressent le sacré et l’auteur saisit l’orientation verticale propre à l’homme ancien. Des figures humaines accompagnent le passage de lieux en lieux : même sans élévation, la terre est habitée, avec humanité. Mais, alors que le monde ancien s’étageait de bas en haut, le nouveau (depuis quand ?) s’étale. Christophe Colomb l’étend par ses découvertes ; Léonard de Vinci en sonde l’étrangeté. « La roche élevée et consacrée de l’homme ancien a basculé dans les eaux et, à présent que les grandes forêts ont été transformées en bateaux, le monde est prêt, en tous sens, à être traversé. » Déclivité et nivellement. Jackson Pollock (1912-1956), en 1946, « remet à plat toute la peinture » et « achève de détruire l’horizon savant qu’avait inventé la perspective linéaire ». Si les racines de l’horizon évoquaient la limite (horizein, en grec, signifie « borner »), le contemporain expérimente l’espace dans son infini développement, non plus un « devant-soi » qui mène en avant, un avenir, mais dans un « présent permanent » qui est accroissement, expansion, mouvement perpétuel. « L’homme horizontal n’est plus au centre. » Le lecteur est frappé par la lucidité, aiguë et enjouée, de ces pages entre chronique et essai. Il s’interroge. N’y a-t-il plus de place pour l’homme qu’en un « recoin d’horizon infini » ?
14Patrick Goujon
Jean-Paul Michel (dir.). Pierre Bergounioux
Éditions de L’Herne, « Cahier de L’Herne », 2019, 256 pages, 33 €.
16Comme le rappelle Jean-Paul Michel dans son avant-propos, Pierre Bergounioux se veut « l’observateur sidéré, dubitatif, inquiet, ému de la relégation millénaire de sa “petite patrie” », la Corrèze, mais, dans chacune de ses pages, « c’est de toi qu’il s’agit, lecteur ! ». Son œuvre, dans ses ramifications les plus diverses, ne se soustrait jamais à la confrontation astreignante avec la « réalité effectivement éprouvée », celle d’un monde en bascule projetant les derniers représentants de l’« heure immobile » de la société agraire sur les routes d’une humanité d’abord en marche, et bientôt désorientée dans le désert contemporain. De cette œuvre exigeante, Pierre Michon, dans un bel hommage, dit qu’elle est « têtue, archaïque comme le fer, radoteuse comme la ronce », un fer qui sait que « la phrase est une entité à éclipses qui prend corps et s’évanouit au gré des heures et des endroits » et une ronce qui lit Homère, Jules Michelet, Christa Wolf aussi bien que Pierre Bourdieu. Sous le « style savamment rugueux » de Bergounioux, selon la formule de John Taylor, se laisse entrevoir « l’unité du subjectif et de l’objectif ». À lire l’ensemble des études ici réunies, ainsi que des inédits de Bergounioux, on éprouvera le soulagement d’un Jacques Réda : non seulement la littérature peut encore échapper aux lois du marché mais elle « demeure le lieu d’un saisissement ». On peut noter, entre autres, la part faite au dialogue avec les artistes comme Philippe Ségéral, Henri Cueco ou Joël Leick dont les images « rappellent le privilège de l’intériorité, matérielle et intellectuelle, de nos vies, et sa précarité ».
17Emmanuel Godo
Isaac Rosa. Heureuse fin
Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Christian Bourgois éditeur, 2020, 320 pages, 21 €.
19La fin de l’histoire en est en fait le début. C’est l’idée paradoxale de ce roman qui raconte une histoire d’amour à rebours, de la séparation à la première rencontre, dans un dispositif narratif original où les deux protagonistes, Antonio et Angela, prennent la parole à tour de rôle, dans une sorte de discussion en miroir qui s’oppose, se complète, parfois s’entremêle et se rejoint. L’auteur, fin observateur de la société espagnole contemporaine, immerge le couple dans la réalité, avec ses difficultés familiales, sociales et matérielles : précarité de l’emploi (Antonio est journaliste indépendant), du logement (le couple envisage d’acheter une maison de village en ruines à réparer, afin de ne plus subir les hausses de loyer de la mégapole) ; culture de l’amour transformée par le libéralisme, où le couple consommateur n’échappe pas à l’obsolescence programmée ; deux individualités à la recherche d’un bonheur amoureux sans concession, compatible avec l’épanouissement personnel et la liberté. Depuis treize ans, la famille formée par Antonio, Angela et leurs deux filles n’échappe pas à ces pièges. Avec le temps, chacun mesure la détérioration de leurs relations et expose ses raisons d’en vouloir à l’autre. Antonio est effrayé par le temps qui passe, Angela rêve de plus de tranquillité. Ils sont tous deux épuisés par le quotidien et l’angoisse du lendemain. Il y a de multiples causes à l’origine de leur séparation : leurs caractères respectifs, les circonstances extérieures, leurs visions du futur divergentes, leur mode de vie intime… Mais, surtout, leur relation amoureuse est singulière et complexe, et c’est ce que montre cette brillante chronique d’une rupture annoncée.
20Aline Sirba
Benoît Chantre. Le clocher de Tübingen
Grasset, 2019, 336 pages, 22 €.
22Friedrich Hölderlin (1770-1843) est l’auteur d’une œuvre fulgurante, morcelée, dont on a généralement expliqué le caractère extraordinaire par la folie. C’est sur ce point que revient Benoît Chantre dans un essai qui témoigne d’un compagnonnage intime avec l’auteur d’Hypérion (1797-1799). Il le remet dans le contexte de ce tournant de 1800, moment où l’Allemagne et l’Europe ont vu leur destin basculer, dans la grande hésitation entre empire et royaume qui les caractérise depuis les Carolingiens. L’ami et camarade d’études de Hegel et de Schelling, proche aussi de Schlegel, est aussi celui qui a essayé de repenser les grandes lignes de sens de l’Europe, héritière à la fois de la Grèce antique païenne et démocratique autant que du Dieu juif et du Sauveur chrétien. Il ne faut pas attendre de ce livre une introduction à Hölderlin : c’est un essai habité qui suit l’œuvre pas à pas, éclairant de l’intérieur les tensions d’un jeune homme qui a interrogé la Loi avec Antigone, et cherché à réinvestir le politique, le sacré, le sacrifice, même et surtout la langue, par la traduction et la poésie. Hölderlin en sort transformé, dans une interprétation moins politique, moins psychanalytique que celles qui ont déjà été développées, orientée vers le décryptage d’un système philosophique permettant des passerelles avec d’autres démarches, à commencer par celle de Charles Péguy.
23Violaine Anger
Njabulo Ndebele. Le lamento de Winnie Mandela
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory. Actes Sud, « Lettres sud-africaines », 2019, 224 pages, 22 €.
25Sont-elles quatre, les voix de femmes qui se confient dans ce roman, celles de Sud-africaines noires, ayant traversé le combat contre l’Apartheid et le patriarcat ? Ou bien ne peuvent-elles se parler qu’en en invoquant une cinquième, celle d’une Winnie Mandela entre Histoire et fiction ? La construction polyphonique du roman ne s’arrête pas là : une sixième voix, tantôt évoquée, tantôt présente, est à l’origine et à la fin de ces paroles, celle de Pénélope. Figure mythologique de celle qui attend le retour de son mari, elle est mère et grand-mère de toutes les femmes « en attente ». Comment ces quatre femmes mariées se sont-elles retrouvées seules ? Un mari entre dans la lutte clandestine, un autre cherche du travail ailleurs, un autre encore fait des études à l’étranger et le dernier s’en va avec une autre femme. Elles se retrouvent dans un petit groupe où elles échangent, un ibandla, et se proposent de s’adresser à Winnie Mandela, celle dont l’attente de vingt-sept ans a abouti à un divorce. Se dessinent alors les parcours de leur propre libération, en tant que noires et femmes ! « Accrochez-vous à la liberté de choisir votre option préférée. Votre choix, mes chères sœurs, c’est votre salut. » Sans aucun jugement, politique ou moral, sans complaisance et avec une intuition étonnante de leur univers, Njabulo Ndebele offre à ses héroïnes une magnifique échappée vers l’océan et vers elles-mêmes : « Elles sont parties pour un pèlerinage de leur choix, histoire de retrouver l’intimité, l’affection, la résolution et leur présence au monde. »
26Véronique Petetin
Ayhan Geçgin. La longue marche
Traduit du turc par Sylvain Cavaillès. Actes Sud, « Lettres turques », 2019, 224 pages, 22 €.
28Dans l’immensité de la métropole stambouliote, un anonyme quitte son foyer pour se noyer dans l’océan urbain et prend rapidement la condition d’un vagabond sans abri, au point d’oublier peu à peu son identité. Son errance est lente, spasmodique, incohérente. Il traverse douloureusement les soubresauts de la ville, sans cap, renonçant progressivement à lui-même. Aspirant à une rupture plus radicale encore avec le monde urbain, le jeune homme rejoint les régions montagneuses d’Anatolie orientale et y adopte des manières animales, dans un processus de déconstruction sociale parfaitement inverse à celui subi par Victor de l’Aveyron, L’enfant sauvage de François Truffaut (1970). En dépit du divorce de son protagoniste avec la civilisation, La longue marche n’évite pas la confrontation, au fil des pages, avec quelques traumas de la Turquie contemporaine : la révolte de Gezi (2013) et l’insolvable rébellion kurde. Si son auteur Ayhan Geçgin ne fait de ces éléments qu’une toile de fond, il semble s’interroger sur la coexistence en son pays de niveaux si éloignés de conscience politique et sociale, son personnage principal présentant une indifférence absolue aux phénomènes militants rencontrés, que ce soit en ville (les émeutes contre l’urbanisation d’un parc) ou dans les campagnes reculées (le combat des autonomistes kurdes). Pas de morale évidente ou simpliste à ce roman, qui se contente de rapporter une vie abandonnée, sans dessiner d’espoir particulier ni rechercher de sens à la fuite de ce citadin. La ville aux deux continents, habituée à enfanter par dizaines des textes sur ces entrailles, accouche ainsi d’une nouvelle œuvre littéraire qui s’émancipe de sa tutelle par une quête tâtonnante de la frontière.
29Victor Loizillon
Pierre Péju. L’œil de la nuit
Gallimard, « Blanche », 2019, 432 pages, 22 €.
31En ce début du XXe siècle, la psychanalyse, cette méthode venue de l’ancien monde, pénètre le nouveau, avec le succès que l’on sait. Le docteur Horace Westlake Frink (1883-1936), psychiatre et héros (éros, serait-on tenté d’écrire) de ce récit, fut l’un des premiers disciples américains de Sigmund Freud (1856-1939). Pionnier tourmenté et avide de reconnaissance, il se laisse séduire par l’une de ses patientes, avec laquelle il traverse l’Atlantique, pour aller s’allonger sur le divan du fondateur de la discipline. À la recherche éperdue de lui-même, oscillant en permanence entre désolation et cynisme, il ne trouve d’issue que dans une fin tragique. Cette biographie largement romancée ne fait paradoxalement pas toujours preuve d’une grande finesse psychologique, ni de toute la qualité d’écriture à laquelle nous avait habitués l’auteur de La petite Chartreuse (Gallimard, 2002). On pourra cependant se laisser entraîner sans déplaisir dans cette évocation de l’émergence d’une discipline, qui ne sort toutefois pas grandie de ce récit, et des controverses qui l’accompagnèrent, cela dans le contexte d’une mondialisation naissante, au moins dans sa dimension occidentale. L’œil de la nuit pourra toujours se refermer sur cette lancinante interrogation qui traverse le roman (et accessoirement l’œuvre de l’auteur) : « Pourquoi ne sommes-nous pas restés des enfants ? »
32Antoine Corman
Nathalie Delbard. Le strabisme du tableau
Essai sur les regards divergents du portrait. De l’incidence éditeur, 2019, 128 pages, 60 illustrations, 22 €.
34Détaché de son inscription dans des scènes religieuses ou mythologiques, le visage devient, au fil du XVe siècle, un objet de peinture autonome. De portrait en autoportrait s’instaure alors une relation ambiguë avec le spectateur. À partir de Jan van Eyck (1390-1441) et son Homme au turban rouge (1433), le profil indifférent cède en effet la place à un face-à-face dont le point d’intensité se loge le plus souvent dans le regard. Mais celui-ci, loin de toujours offrir à l’observateur une position stable, peut se faire flottant, oblique, divergent. Nourrie par l’« histoire rapprochée » de Daniel Arasse ainsi que par les réflexions de Jean-Luc Nancy sur le portrait, Nathalie Delbard trace une diagonale invitant à reconsidérer un tel trouble comme une authentique puissance d’affection de la peinture. Du « sujet strabique », nous glissons à la surface du tableau et à son organisation, à sa matière. Au gré d’analyses aussi minutieuses que limpides, l’autrice montre comment le dispositif de la perspective peut se trouver miné de l’intérieur. L’expérience esthétique apparaît alors travaillée par les scissions, les dédoublements et les lignes de fuite qu’instaure le tableau lui-même. L’œil du spectateur se met à son tour à vagabonder. Logiquement, les plus belles pages de cet essai sont celles où un chemin de perception se redessine de détail en détail. Interrogeant le sujet moderne dans son instabilité, l’ouvrage s’achève par quelques considérations subtiles sur Édouard Manet (1832-1883), et sur le « parfum » qui émane de ses toiles.
35Raphaël Nieuwjaer
Johann Chapoutot. Libres d’obéir
Le management, du nazisme à aujourd’hui. Gallimard, « NRF essais », 2020, 176 pages, 16 €.
37Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le régime nazi, qui semble incarner l’État fort, ait en fait reposé sur une théorisation de la disparition de l’État et sur son remplacement par une dissémination d’« agences », en lutte les unes avec les autres pour la réalisation, par tous les moyens, des objectifs fixés par le Führer. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’un des théoriciens de ce changement institutionnel, le juriste Reinhard Höhn (1904-2000), qui, contre Carl Schmitt (1888-1985), pensa, prôna et organisa la « communauté du peuple » comme réalité juridique et politique fondamentale du Reich, soit devenu à partir des années 1950 le théoricien du « management par délégation de responsabilité ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes donc que l’un des principaux artisans de l’avènement de « l’ère managériale » en République fédérale d’Allemagne, fondateur de la Wirtschaftsakademie, équivalent allemand de l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), fût un dignitaire nazi, convaincu de darwinisme social. De la « communauté des ouvriers et des chefs dans l’entreprise », dont Höhn s’occupait sous le Reich, à la « communauté des managers et de leurs collaborateurs libres » qu’il organisa dans l’Allemagne de la Guerre froide, il n’y a qu’un pas. Höhn, en effet, « garda du nazisme cette idée que, dans la lutte pour la vie comme dans la guerre économique, il faut être performant et encourager la performance ». La continuité s’opère dans la conception des moyens : le management, comme le nazisme, encourageant une liberté des exécutants qui repose sur le « choix des moyens, mais jamais celui des fins ». Cet essai passionnant et glaçant de Johann Chapoutot aborde de façon exemplaire le redoutable problème de la contemporanéité du nazisme.
38Aurore Dumont
Rafe Blaufarb. L’invention de la propriété privée
Une autre histoire de la Révolution. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christophe Jaquet. Champ Vallon, 2019, 352 pages, 27 €.
40L’« invention de la propriété privée » réalisée par la Révolution française est l’histoire d’une distinction radicale et définitive entre la souveraineté et la propriété (comme l’indique bien le titre original, The Great Demarcation). Sous l’Ancien Régime, la « seigneurie » est loin d’être équivalente à notre propriété privée contemporaine. La pyramide féodale crée un écheveau de droits de propriété partagés entre les seigneurs les plus puissants et les vassaux tenant un fief. Par ailleurs, les terres agricoles sont, pour l’essentiel, confiées à des familles paysannes sous formes de « tenures » transmises héréditairement et que le seigneur ne peut leur reprendre comme bon lui semble. Ce seigneur, dont la propriété peut donc nous paraître amoindrie, possède pourtant un droit supplémentaire par rapport aux propriétaires d’aujourd’hui : celui d’exercer la justice. En ce sens, il est « souverain » sur ses terres. Aussi, pouvoir et propriété sont-ils confondus, imbriqués. La nuit du 4 août 1789, en abolissant la féodalité, l’Assemblée nationale crée la propriété privée que nous connaissons, une propriété pleine et entière, individuelle, indépendante mais qui est dépourvue de tout droit de justice. Par conséquent, elle met un terme à la fragmentation de la puissance publique, en en confiant le monopole à l’État. Cette « grande démarcation » est finalement à l’origine de la propriété privée mais aussi de notre définition de la souveraineté de l’État. Cet ouvrage exigeant est fondamental pour saisir les origines conceptuelles de notre appréhension contemporaine du politique, de l’économie et du social. Thomas Piketty ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui, dans les premiers chapitres de Capital et idéologie (Seuil, 2019) s’appuie largement sur The Great Demarcation.
41Cyprien Mycinski
Philippe Ariès. Pages retrouvées
Édition établie et préfacée par Guillaume Gros. Cerf, 2020, 304 pages, 24 €.
43Philippe Ariès est mort il y a trente-six ans et on continue non seulement à le lire mais à le publier. Il semble que, plus le temps passe, plus on mesure l’originalité profonde et le génie de cet historien atypique, ni normalien, ni agrégé, ni docteur, venu de la droite maurrassienne, qui a renouvelé en profondeur l’historiographie de son temps. Entre 1985 et 1987 étaient déjà parus les cinq tomes posthumes de l’Histoire de la vie privée qu’il avait codirigée avec Georges Duby ; en 1993, ses Essais de mémoire ; en 1997, Le présent quotidien (des chroniques de la Nation française). Depuis, plus rien. On aurait pu croire la série terminée mais ces Pages retrouvées montrent qu’il n’en est rien, à ceci près qu’elles sont publiées au Cerf, et non plus au Seuil, l’éditeur historique d’Ariès depuis le début des années 1970. De ce genre de publication tardive, qui rassemble des écrits dispersés dans des revues devenues difficiles à trouver, on sort parfois déçu. Tout ne mérite pas de revenir dans la production d’un historien, même génial. Mais, ici, il n’en est rien. La plupart de ces textes, qui sont souvent des comptes rendus dans le style renouvelé des annales (de Fernand Braudel, Henri-Irénée Marrou, Lucien Febvre, Louis Chevalier, etc.), sont d’une grande qualité. Signalons simplement ce qui est peut-être la vraie révélation du livre : ce bel article de 1953 sur « la religion de la mort » et les mutations de l’eschatologie chrétienne qui annonçait, à bien des égards, ses réflexions plus tardives sur la « mort de soi ». Un très beau livre, donc.
44Guillaume Cuchet
Christophe Cognet. Éclats
Prises de vues clandestines des camps nazis. Avant-propos d’Annette Wieviorka. Seuil, 2019, 432 pages, 25 €.
46Comme il est difficile de regarder, de voir, de savoir ce que l’on voit devant des photographies de la Shoah ! De porter sur les nombreux clichés existants un regard dépourvu d’imagination. De donner naissance à une attention qui conduise à regarder, pour la première fois peut-être, des images, sans céder à la sidération en raison de leur décontextualisation fréquente. Dans son ouvrage simplement remarquable, Christophe Cognet ouvre une voie inédite et sobre pour ce faire, et ainsi sortir de l’alternative qui grève la réception de ces prises de vues : les recevoir sans travailler sur le contexte, pour la simple raison qu’elles existent, ou interposer entre elles et nous des couches d’imagination par lesquelles « leur sens devient cendres ». La manière en est magistrale : une rigoureuse archéologie, soutenue par une conviction que « puisque la photographie est aussi un acte, une action physique […], il était impossible de comprendre ces clichés clandestins sans [se] rendre sur les lieux mêmes de leur réalisation ». Dans cette perspective, Cognet déplie des instantanés, dont des inédits, pris dans cinq camps avant leur libération par « des détenus qui ont réussi à réaliser de telles prises de vues clandestines, du printemps 1943 à l’automne 1944 » : Rudolf Cisar, Jean Brichaux, Georges Angéli, Joanna Szydłowska et Alberto Errera. C’est toute une logique, souvent insoupçonnée, de témoignage, de mémorial, de renseignement, de résistance et de part documentaire qui se dévoile ainsi devant nous. De dignité et de douleur aussi. En dégageant patiemment le « visible » du « visuel », Éclats fait œuvre de clarté, de précision et de retenue, qualités essentielles pour la connaissance d’un événement toujours à transmettre. Une leçon.
47Aurore Dumont
Philippe Brax, Étienne Klein et Pierre Vanhove (dir). Qu’est-ce que la gravité ?
Le grand défi de la physique. Dunod, « Quai des sciences », 2019, 224 pages, 18,90 €.
49La gravité est un phénomène scientifiquement étudié depuis Galilée (1564-1642). Pourtant, sa nature n’est pas parfaitement connue. Cet ouvrage collectif en témoigne, qui présente des articles dont les points de vue diffèrent parfois. D’après Isaac Newton (1643-1727), la gravité est une force exercée par un corps et subie par un autre. Comme l’expliquent Étienne Klein et Jean-Philippe Uzan, la relativité générale d’Albert Einstein (1879-1955) développe une idée différente : la gravité serait un effet subi par un corps et dû à la déformation de l’espace-temps local de ce dernier. Mais la question ne semble pas tranchée, car la nécessité de rapprocher la relativité générale et la mécanique quantique conduit certains physiciens à faire l’hypothèse que la gravité serait une force comparable à la force électromagnétique. Pierre Vanhove présente ainsi cette hypothèse, avec ce qu’elle implique : l’existence d’une particule support de force (le graviton) et le problème de la détection d’une telle particule. Un des enjeux importants du débat est de rendre compte de l’évolution à grande échelle de l’univers, notamment de son expansion accélérée. D’après Marc Lachièze-Rey, la relativité générale peut y parvenir, à condition d’ajouter une modification mineure (la constante Λ). D’après Vanhove, une modification plus fondamentale de nos connaissances sera peut-être nécessaire. Plusieurs articles expliquent aussi que l’étude à venir des ondes gravitationnelles pourrait permettre d’en savoir plus.
50Joël Dolbeault
Jacques Derrida. Le parjure et le pardon
Volume 1 : séminaire (1997-1998). Édition établie par Ginette Michaud et Nicholas Cotton. Seuil, « Bibliothèque Derrida », 2019, 432 pages, 26 €.
52Les 16 et 19 juillet 1995, deux « scènes de pardon » surgissent : la déclaration de repentance de Jacques Chirac au Vél’ d’Hiv’ et la Commission de la vérité et de la réconciliation en Afrique du Sud. Pour Jacques Derrida (1930-2004), cela signe l’urgence à penser le pardon : il y consacre son séminaire de 1997 à 1999, dont certains extraits sont déjà connus (Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible, Galilée, 2012). Ce volume nous fait entrer plus profondément dans la pensée de Derrida. Sa thèse se déploie autour d’une question : comment être héritier d’une alliance intransmissible ? L’alliance, qu’incarne Abraham – ou le père pour Kafka, ou la mère pour Rousseau – est unique et intime. Elle est nouée dans le silence d’un pur amour, et le vœu de n’en pas parler. Et, pourtant, porteuse de la promesse d’une descendance, elle sera transmise, brisant le silence juré : pas d’alliance sans promesse, et pas de promesse tenue sans parjure. Le pardon est passage de l’alliance au milieu du parjure : Derrida lit et délie la ligature d’Isaac à cette lumière. Et le pardon est, comme l’alliance, dans le silence. Et, pourtant, transmis, il est dit : c’est l’impardonnable du pardon. « Il y a » le pardon, il existe, mais sans existant, ou plutôt avec un existant qui le désigne en le voilant : en monde grec, c’est l’excuse, sa présence sous mode d’absence ; en monde abrahamique, c’est la « pardonnance », son mime. Les « scènes de pardon », s’éloignant à l’excès de l’intime d’où elles émergent, sont autant de tentatives « respectables et dérisoires » (p. 411) qui, si elles rompent avec leur origine, deviennent destructrices. Ce texte éclaire encore à l’heure où de nouvelles « scènes » émergent, non de repentance mais de souffrance des victimes, au risque non plus d’abus, mais de refus du pardon.
53Guilhem Causse
Vincent Peillon. La promesse
PUF, 2019, 128 pages, 12 €.
55Comment comprendre la promesse qui est consubstantielle à la politique, tout en sachant qu’elle est souvent intenable, synonyme de mensonge et de crédulité ? En croisant un regard philosophique et sa pratique politique, Vincent Peillon propose une réflexion convaincante sur cette notion embarrassante et paradoxale. La promesse est cette illusion nécessaire qui établit un lien intime entre un « je » et un « tu », ou entre un « je » et un « nous ». Comme la mémoire, elle se pense à partir de sa négativité, car « tenir sa promesse, c’est ne pas la trahir » (Paul Ricœur). C’est pourquoi il importe à la promesse de pouvoir ne pas être tenue, ce qui est une caractéristique essentielle de la promesse en politique. L’habileté et la prudence politiques consistent donc, souvent, à recourir à la notion d’engagement, plus prosaïque, moins mensongère, et qui mobilise moins d’espérance que la promesse, car elle porte davantage sur les moyens et sur l’action que sur le but à atteindre. L’une des grandes forces de l’ouvrage est de creuser la dimension théologico-politique de la promesse. Alors que la promesse romaine est celle de la domination et de la puissance, la promesse juive est celle de la rédemption par le concours des hommes. En s’appuyant sur l’alliance et non sur le contrat, elle inscrit la divinité dans l’ici et le maintenant de nos vies humaines. Peillon la comprend comme une fondation radicale de la politique comme éthique, et de l’éthique comme politique, chacun y étant responsable de l’humanité de tous les hommes. La justice n’y est plus alors recherchée selon une morale des bons sentiments mais, selon les mots d’Emmanuel Levinas, « dans une économie juste et dont chaque homme est pleinement responsable ».
56Benoît Heilbrunn
André Gorz. Penser l’avenir
Entretien avec François Noudelmann. Préface de Christophe Fourel. Postface de François Noudelmann. La Découverte, « Petits cahiers libres », 2019, 128 pages, 10 €.
58Philosophe, journaliste, cofondateur du Nouvel Observateur en 1964, directeur politique de la revue Les temps modernes de 1961 à 1983, André Gorz a laissé une œuvre dont l’importance n’a d’égal que la discrétion de son auteur. L’entretien aujourd’hui publié, transcription de celui radiodiffusé sur France Culture en 2005, permet de relire le parcours intellectuel de Gorz et d’en mesurer l’ampleur. De son ouvrage décisif, Fondements pour une morale (Galilée, 1977), il dit qu’il a passé sa « vie à le monnayer et à le dépasser », ce qui indique assez l’axe selon lequel il n’a cessé de penser la politique, les problèmes sociaux et les conditions d’existence des gens. La postface de François Noudelmann rappelle les liens très forts entre Gorz et Sartre, et montre en quoi celui-là a développé, remanié, transformé les idées de celui-ci, l’un et l’autre n’ayant jamais cédé sur l’idée que la liberté doit rester le moteur, l’horizon inconditionnel de l’existence. Gorz fut, dès les années 1980, un théoricien de la « fin du travail », de la réduction du temps de travail, du rééquilibrage entre travail et activités autonomes, impliquant une « politique du temps ». Il fut à l’avant-garde d’une pensée de l’écologie politique, impliquant une critique de la société technicienne, elle-même fondée sur une critique radicalisée du capitalisme : celui-ci, orientant toutes choses à son profit – économie, science, technique, etc. –, bafoue les rapports sociaux, disqualifie la nature elle-même en la remplaçant par des artefacts capitalisables et monnayables. On tirera grand profit de la lecture de ce petit livre qui brille de l’intelligence d’un être dont Jean-Paul Sartre disait : « C’est une des plus agiles et des plus aiguës que je connaisse. »
59Gildas Labey
Pascal Chabot. Traité des libres qualités
PUF, 2019, 416 pages, 19,90 €.
61Dans son dernier livre, le philosophe belge Pascal Chabot explore le concept de « qualité », devenu si répandu dans le discours ambiant qu’il nous semble aller de soi, alors qu’il recèle de multiples sens, parfois contradictoires. Opposée au « merdique » (sic), la qualité se substitue à l’opposition morale traditionnelle du Bien et du Mal, dans un monde technicien qui se croit relativiste. La distinction des qualités humaines et des défauts subsiste, même si leur hiérarchisation évolue. Sous l’effet de la science et de la technologie, les qualités ou caractéristiques des choses qui nous entourent sont sans cesse moins naturelles et plus artificielles. Une fois atteinte la quantité nécessaire pour satisfaire nos besoins, la production industrielle doit éviter l’excès et viser plutôt la qualité, mais en un sens élargi, en tenant compte non seulement de l’efficacité de l’objet produit, mais aussi des conditions sociales ou écologiques de sa production. Au lieu de rechercher le profit ou la puissance à tout prix, la valeur suprême de notre civilisation humaine devrait être la qualité de vie de tous, notamment au travail ou dans les relations de pouvoir, à condition de l’unir à cette autre valeur fondamentale qu’est la liberté. L’auteur s’inspire avec finesse de références philosophiques, littéraires ou quotidiennes pour produire une pensée fluide et tout en nuances, à mi-chemin entre lucidité désabusée et optimisme.
62Philippe Ribéreau-Gayon
Pascal Marin. Le robot et la pensée
Contre-philosophie de l’homme-machine. Cerf, 2019, 128 pages, 12 €.
64Voici un essai à la fois vif (il s’affiche comme un « manuel de combat ») et charpenté (on ne peut pas faire de la contre-philosophie sans philosophie sérieuse) contre le transhumanisme et surtout le paradigme de « l’homme-robot ». Il s’agit surtout de cette réduction de l’homme – sa pensée, ses sens, son monde – à ce qui n’est pas même une machine, mais une illusion. La principale clef se trouve dans les chapitres de fin, étayés par les analyses salutaires de Gilbert Simondon : le robot est une idole, un discours bavard qui masque le réel des machines et le réel de l’homme, et qui empêche leur véritable culture commune. « Rien de ce qui concerne l’homme ne se compte, ni ne se mesure », disait Antoine de Saint-Exupéry, pilote de machines volantes. L’auteur, lui-même ingénieur et philosophe, sait bien que le corps où s’éprouve la finitude est le lieu de la pensée et que le langage n’est pas un simple système de signaux. Que l’humain commence là où le robot révèle son illusoire existence : dans l’art du bug.
65Franck Damour
Tigrane Yégavian. Minorités d’Orient
Les oubliés de l’Histoire. Éditions du Rocher, 2019, 228 pages, 14,90 €.
67La question des chrétiens d’Orient est souvent traitée dans les registres de la déploration et de l’exotisme. Oui, ces communautés, devenues minoritaires dans les lieux qui virent naître le christianisme, sont doublement victimes : elles subissent les guerres qui ravagent leurs pays et, en plus, une violence qui les cible spécifiquement. Et elles quittent peu à peu les terres de l’ancien empire ottoman – Turquie, Liban, Syrie, Irak, Égypte, Palestine, etc. – faisant craindre l’extinction du christianisme en Orient. Voilà pour la déploration. L’exotisme, ce sont ces traditions si diverses, ces costumes et ces noms étranges, ces rites religieux immuables… Tigrane Yégavian laisse ici ces approches de côté. Si le passé intéresse ce jeune politiste, descendant d’une famille arménienne d’Alep, il en fait une lecture politique et non pas romantique. Il décrit sans complaisance le rôle de la France et des autres puissances occidentales dans les malheurs des chrétiens d’Orient, ou d’autres minorités comme les Yézidis : on les a soutenus comme la corde soutient le pendu, de proclamations maladroites en retournements cyniques, d’interventions militaires en lâchages soudains. Et, pourtant, ce sont aussi les pays occidentaux qui ont ouvert leurs portes aux réfugiés, permettant la constitution de puissantes diasporas. L’intérêt et l’originalité du livre de Yégavian sont de montrer les chrétiens d’Orient ou les Kurdes en tant qu’acteurs de l’Histoire. Pour lui, le meilleur moyen de leur venir en aide est de sortir de la logique des rapports entre minorité et majorité, héritée du millet ottoman (protection légale d’une communauté religieuse minoritaire). La défense des droits de l’homme et la promotion de la diversité, catégories « modernes », permettront seules d’assurer l’avenir de ces hommes et de ces femmes au Moyen-Orient.
68Sophie Gherardi
Samar Yazbek. 19 femmes
Les Syriennes racontent. Traduit de l’arabe (Syrie) par Emma Aubin-Boltanski et Nibras Chehayed. Postface de Catherine Coquio. Stock, « La cosmopolite », 2019, 432 pages, 22,50 €.
70L’écrivaine et journaliste syrienne Samar Yazbek retranscrit ici les témoignages de dix-neuf de ses concitoyennes. Ces femmes musulmanes de tous âges, issues pour la plupart de la classe moyenne et de la « majorité sunnite », ont combattu le régime dictatorial et l’obscurantisme religieux. Employées, étudiantes, journalistes, enseignantes, fonctionnaires ou militantes politiques, ces survivantes, qui se sont engagées au nom des valeurs démocratiques, racontent à la première personne leurs histoires particulières dans les différents lieux (Damas et la Ghouta, Idlib et sa campagne, Alep, Homs, Raqqa, etc.) où elles ont vécu la révolution populaire et la guerre civile, à partir de 2011. Ces récits, d’une violence inimaginable, attestent de la barbarie humaine et de l’horreur absolue : tirs sur la foule, arrestations, exécutions, décapitations, emprisonnements, tortures, viols, attaques chimiques, bombardements, corps déchiquetés, massacres comme dans cette école élémentaire de filles à Douma, dont fut témoin sa directrice Faten, l’une de ces dix-neuf femmes : « Je revois encore une petite qui s’appelait Ranim al-Mmlih : je me rappelle la couleur de son cartable… Elle avait le pied amputé. Son image me hante. » Cette effroyable descente aux enfers de l’inhumain est non seulement un témoignage nécessaire et un document historique capital avec des faits, des dates et des noms, mais aussi un immense appel à résister contre toutes les formes de totalitarisme (traditions, religions, dictatures) et à défendre les droits universels des femmes à l’éducation, à la liberté et à l’égalité avec les hommes.
71Yves Leclair
Marc-Antoine Pérouse de Montclos. Une guerre perdue
La France au Sahel. JC Lattès, 2020, 320 pages, 18 €.
73Voici un livre d’une activité brûlante et qui fera immédiatement polémique, la France venant de renforcer son déploiement militaire au Sahel. Spécialiste du Nigeria et du mouvement Boko Haram, Marc-Antoine Pérouse de Montclos est loin d’être le seul, parmi les chercheurs africanistes, à mettre en doute l’efficacité de cette intervention. Dans une guerre « asymétique » et sur un immense territoire, des armées régulières affrontent avec difficulté, comme en Afghanistan, des mouvements armés rompus aux tactiques de la guérilla. Ce livre s’inscrit dans lignée de L’Afrique, nouvelle frontière du djihad ? (La Découverte, 2018), du même auteur. Mais son sujet est abordé cette fois sous un angle différent, plus directement accusateur envers les responsables français et internationaux. L’analyse est devenue plus subjective, avec un ton presque prophétique puisque Pérouse de Montclos avoue avoir eu des doutes dès le lancement de l’opération Serval, en 2013. Peu détaillé sur les questions proprement militaires, son nouveau livre vaut surtout pour l’examen critique du contexte. La force de la démonstration tient à l’examen des faiblesses profondes des États locaux en matière de gouvernance et de sécurité. Il montre clairement que les exactions des armées nationales renforcent aujourd’hui dans tout le Sahel les positions « islamistes ». En revanche, ses affirmations sur l’« obsession religieuse » et la « dramatisation à outrance du terrorisme » de la part des intervenants extérieurs sont plus contestables. La portée de cette philippique contre la stratégie actuelle de la France s’en trouve diminuée d’autant.
74François Gaulme
Pierre Charbonnier. Abondance et liberté
Une histoire environnementale des idées politiques. La Découverte, 2020, 462 pages, 24 €.
76Il est rare qu’un ouvrage de philosophie parvienne, par son ampleur théorique et son effort synthétique, à éclairer d’un nouveau jour la trajectoire historique des sociétés modernes, pour tâcher de penser le présent. Alors que la question écologique semble désormais être dans tous les esprits et que beaucoup a déjà été dit sur les multiples enjeux qu’elle recouvre et sur ses causes profondes, Pierre Charbonnier, jeune chercheur au CNRS, la reformule au fil d’une analyse impressionnante, qui s’annonce d’ores et déjà comme un classique. Quoique l’ouvrage soit d’une lecture exigeante, sa thèse centrale est simple : depuis le début du XVIe siècle, les idéaux de liberté (sociopolitique) et d’abondance (matérielle) ont été tous deux poursuivis par les Modernes, sans que le caractère problématique de leur association n’apparaisse au grand jour. Le fait que nous nous heurtions désormais à la finitude des ressources de notre planète doit nous amener à relire notre histoire collective, pour y retracer les étapes successives qui ont contribué à légitimer une « autonomie extraction » – c’est-à-dire une liberté dont la mise en œuvre progressive en Occident s’adossait en fait au déploiement de nouvelles hétéronomies, via l’exploitation du monde colonisé et de la nature – au détriment d’une « autonomie intégration » qui aurait pris acte de la solidarité des groupes sociaux et de la fragilité de leur inscription au sein des écosystèmes. C’est cette alternative, nous dit l’auteur, qu’il nous faut aujourd’hui viser : tout le mérite de sa démonstration est de passer alors notre histoire politique au crible d’une « critique de la raison écologique », pour y séparer le bon grain et l’ivraie et réaliser ainsi un aggiornamento du projet des Lumières.
77Pierre-Louis Choquet
Olivier Tesquet. À la trace
Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance. Premier Parallèle, 2020, 272 pages, 18 €.
79Cartographier le biotope où il vit sa vie numérique, engraissant son double digital chaque fois qu’il consent à laisser des traces, telle est l’ambition de celui qui se sait pris au piège. Il en décrit les ressorts, le mécanisme des captures de toute sorte. Il montre que les « accidents » qui révèlent la nature des dispositifs de traçage et de contrôle, souvent invisibles, ne dissipent pas la léthargie générale. Le mérite de cette enquête est de faire apparaître quelques lignes de force. Tout d’abord la continuité des techniques de surveillance entre la sphère marchande et la sphère publique, bien illustrée par les deux repoussoirs que sont la vie aliénée des influenceurs et la persécution des Ouïghours. Ensuite, l’obsession prédictive qui s’attache aux habitudes de consommation comme aux attitudes suspectes. L’auteur explique l’articulation des outils qui permettent de nous profiler, les traces de chacun nourrissant les bases de données, où puisent les courtiers en données pour les revendre, tandis que les algorithmes leur donnent une forme exploitable. Comment, alors, préserver la vie privée, quand les géants du numérique prônent sa disparition ou nous vendent leurs propres garde-fous ? C’est ici que la réflexion flanche, en dépit des références philosophiques. Rendu défaitiste par sa propre addiction, l’auteur ne propose que des parades numériques : apprivoiser les boîtes noires, crypter les communications, se travestir. D’autres formes de liberté en société comme le retrait massif ou la solitude volontaire ne sont pas même envisagées.
80Sylvie Koller
Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère. Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?
Seuil, « La République des idées », 2019, 112 pages, 11,80 €.
82Si le titre de ce tout petit livre interpelle d’abord, l’ambiguïté est levée dès la première page : il s’agit bien d’un plaidoyer utile pour une véritable défense des droits de l’homme. Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, professeurs à l’Université libre de Bruxelles, avaient déjà fait paraître un important essai de philosophe politique mettant en lumière la généalogie du scepticisme vis-à-vis de la philosophie des droits de l’homme de la Révolution française à nos jours (Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, 2016). À travers l’analyse des écrits de plusieurs des contradicteurs des droits de l’homme les plus célèbres dans l’histoire des idées, les auteurs montraient que la critique de ces droits a pu progressivement atteindre des penseurs plus contemporains se réclamant pourtant de la République et de la démocratie. Dépassant la seule analyse critique, l’opuscule vise à rétablir la « boussole démocratique », en ces temps où les droits de l’homme sont trop rapidement rangés au placard des belles illusions, trahies par la perversion supposée de leurs effets diluants sur la société actuelle (individualisme égoïste, dissolution des liens sociaux, triomphe du néolibéralisme, etc.).Traquant en quatre chapitres percutants les incohérences et les idées reçues véhiculées dans l’espace politico-médiatique par ces feux de critique actuel, les auteurs réaffirment avec fermeté leur conviction intime : les droits de l’homme peuvent redevenir un projet d’avenir si, en sus de leur combat historique en faveur de la garantie des libertés civiles et politiques de tous les individus sans exception, ils prennent résolument en charge le projet d’une véritable politique de solidarité au bénéfice de tous.
83Valentine Zuber
Paul Valadier. Le débat permanent
Salvator, 2019, 160 pages, 15 €.
85Paul Valadier propose, dans cet essai accessible et stimulant, une réflexion sur l’usage du débat dans nos démocraties contemporaines. Alors que celui-ci est partout vanté et mis en avant comme procédure de délibération et de décision la plus juste et la plus démocratique possible, l’auteur prend soin d’en interroger à la fois le principe et les modalités de mise en œuvre actuelles. L’analyse critique sur laquelle l’ouvrage fait fond se structure autour de quelques questions fondamentales (en s’appuyant toujours sur des exemples contemporains). Ainsi l’auteur peut-il se demander s’il n’y a pas dans l’apologie contemporaine du débat un refus d’assumer la décision politique en tant que telle. Ou encore si, sous couvert de décision concertée, nous ne sommes pas soumis à des points de vue très orientés – et orientés en un sens qui se présente toujours comme étant celui du « progrès ». De la même manière, se trouve interrogée la légitimité des acteurs du débat (Qui les choisit ? Avec quelle compréhension du pluralisme ?), et sa pertinence dans le domaine moral ou dans celui de l’éthique médicale. Autant d’interrogations toujours très argumentées et qui proposent un retour critique sur la pratique délibérative au sein de l’espace public dans les sociétés pluralistes modernes. À cette dimension critique s’ajoute la défense d’une certaine conception du débat qui essaye de tenir compte de la difficulté de réunir les conditions nécessaires à l’exercice d’un débat véritablement démocratique, en articulant l’importance de la tradition à celle d’une raison véritablement critique. Ces réflexions portent notamment sur la place des institutions traditionnelles (en particulier, l’Église catholique) dans les débats contemporains… mais aussi sur l’importance du débat au sein même de l’Église !
86Louis Lourme
Philippe Champy. Vers une nouvelle guerre scolaire
Quand les technocrates et neuroscientifiques mettent la main sur l’Éducation nationale. La Découverte, « Cahiers libres », 2019, 320 pages, 20 €.
88L’auteur, ancien chercheur à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) et éditeur, décèle, sous la question apparemment anodine des manuels scolaires, une stratégie de contestation des compétences des enseignants par leur ministère de tutelle. Selon lui, les ingénieurs pédagogiques imposent aujourd’hui leur méthode. Face à l’échec du système scolaire, ils proposent l’outil numérique, présenté comme sûr, efficace, économique et universel. Il aiderait chacun, presque gratuitement, à progresser à son rythme et à investir selon ses désirs des contenus hier confidentiels (prérequis de base ou Mooc de Stanford [formation en ligne ouverte à tous], assortis de leur évaluation personnalisée). Si vous hésitez, les « seigneurs numériques » (c’est-à-dire les Gafam), avec leurs « stratégies prédatrices », vous rassureront en disant qu’il ne s’agit que d’« éducation augmentée ». Philippe Champy dénonce là une manière de mettre les « neurosciences au service du “grand reformatage” » et de justifier le développement d’outils numériques performants, certains présentant aujourd’hui comme une évidence que « la conscience se confond avec des processus matériels de traitement de l’information ». Les agents de l’Éducation nationale, « laborantins ubérisés » au nom de l’« éducation fondée sur la preuve », ne bénéficient donc plus d’aucune considération, tandis que néolibéraux, neuroscientifiques et géants du numérique imposent leur triple alliance pour mettre au pas les acteurs de l’Éducation nationale et contrôler l’École, sous les auspices du think tank « Agir pour l’école » de l’Institut Montaigne qui fait office de ministère bis, et de Bercy qui mesure l’efficacité du système. Un livre documenté et glaçant.
89Daniel Casadebaig
Michel Fédou. Jésus Christ au fil des siècles
Cerf, 2019, 514 pages, 29 €.
91Après avoir publié, sous le titre La voie du Christ, trois volumes d’études de l’Antiquité chrétienne (Cerf, 2006, 2013 et 2016), le théologien Michel Fédou traverse ici « l’immense travail de tant de croyants qui […] pensent et écrivent quel est pour eux le Christ Jésus ». Œuvre de mémoire et d’intelligence de la tradition chrétienne, c’est aussi une ouverture à la connaissance intérieure de Jésus Christ, confessé par les siens « vrai homme et vrai Dieu ». À ce titre, chaque auteur abordé présente des insistances propres, ses lignes de force, au sein de la même foi au Christ créateur et sauveur. Toute la tradition de foi et de pensée ici exposée est accessible au lecteur. Ainsi en est-il, en première partie, de la ligne claire, très synthétique et sûre, qui explicite les débats de l’Antiquité chrétienne : cette exigence de brièveté a pour effet une belle limpidité du propos. Suit la christologie médiévale, étudiée dans sa variété propre, qui intègre plus que d’autres la théologie spirituelle à la réflexion – la présence du Christ en l’homme vivant. L’époque moderne introduit, quant à elle, aux questions œcuméniques et aborde aussi plusieurs figures du Christ de la philosophie. Quant à la christologie contemporaine, dans son effort renouvelé pour comprendre l’identité de Jésus Christ vrai homme et vrai Dieu, elle s’ouvre dorénavant à ce qui se joue hors d’Europe et aux nouvelles questions (migrations, incroyance, évolution climatique et respect du monde). Ainsi, au-delà encore de l’usage propre à l’étude (sûreté du propos, accessibilité, qualité des sources et bibliographie), nous avons là un livre tout à fait remarquable qui exerce la responsabilité de la christologie envers tout ce qui s’oriente vers le Christ : l’histoire des hommes dans sa bonté.
92Claire-Anne Baudin
Nicole Bériou et Bernard Hodel (dir.). Saint Dominique, de l’Ordre des frères prêcheurs
Témoignages écrits. Fin XIIe-XIVe siècle. Textes traduits, annotés et présentés par Nicole Bériou et Bernard Hodel avec la collaboration de Gisèle Besson. Cerf, 2019, 1 792 pages, cahier de planches en couleurs, 40 €.
94Ce recueil d’écrits originaux, nourri de cinquante ans de travaux philologiques et historiques, suit l’édition de ceux de saint François (François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, Cerf, 2010). L’ouvrage présente successivement les « Écrits de Dominique » puis la « Maturation, naissance et déploiement d’un ordre de prêcheurs » avant de s’arrêter sur la « Mémoire de saint Dominique ». Le nom même de « prêcheurs » provient des commentaires sur l’Apocalypse, antérieurs (Grégoire le Grand) ou quasi-contemporains (Joachim de Flore, Géraud de Frachet, etc.). On suit la dispersion des frères après 1217 et l’histoire des moniales de Prouilhe et d’Italie, richement documentée quand on considère qu’il s’agit de femmes. La plus grosse partie de l’ouvrage s’attache à la mémoire de saint Dominique : son procès de canonisation, le Petit livre sur le commencement de l’Ordre de Jourdain de Saxe, un témoin, ouvrage qui servira de base à toutes les biographies liturgiques, littéraires ou hagiographiques. Dès 1266, un récit officiel se met en place et Dominique est mis sur un pied d’égalité avec François d’Assise. La spiritualité dominicaine est marquée par La manière de prier en son corps de saint Dominique, un texte anonyme rédigé peut-être avant 1290 et accompagné d’images. Les prédications et les sermons, les prières, les miracles sont rassemblés pour défendre la sainteté de Dominique et des siens. Enfin, le Livre de l’enseignement divin, dicté par Catherine de Sienne au tournant de 1377, contient la perception de Dominique comme réformateur. Catherine utilise les témoignages féminins de l’Ordre. En exaltant les barques des ordres bénédictin, franciscain et dominicain, elle dresse un portrait définitif des « fils de la science ». Tous ces textes sont précédés d’une introduction enrichie d’une bibliographie des éditions, traductions et travaux sur le texte. Dans ce gros volume sur papier bible, on apprendra beaucoup sur saint Dominique, son action, son caractère, sa spiritualité et, plus encore, sur la manière dont on fabrique une légende, voire un mythe. On y comprend que commémorer un chef charismatique comme Dominique n’est pas l’aduler, mais n’interdit pas l’admiration pour un homme de foi au service des défis de son temps.
95Nicole Lemaitre
Flannery O’Connor. Journal de prière
Introduction de William A. Sessions. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Sainte-Marie. Actes Sud, « Le souffle de l’esprit », 2019, 72 pages, 9 €.
97De janvier 1946 à septembre 1947, Flannery O’Connor (1925-1964) tint un journal aussi attachant que surprenant, d’une décapante vérité. Alors installée à Iowa City (Iowa), ville portuaire multiraciale à l’opposé de Savannah (Géorgie), son berceau, la nouvelliste et romancière catholique américaine (Les braves gens ne courent pas les rues [1955], Et ce sont les violents qui l’emportent [1960], Mon mal vient de plus loin [1965], etc.) se destine au journalisme : l’étudiante fréquente des ateliers d’écriture et commence une vie nouvelle ; elle jette ses premières lignes dans l’inconfort d’une chambre exiguë, tandis qu’elle entreprend son premier roman (La sagesse dans le sang [1952]). Dans ces notes en forme de lettres et de méditations intimes, adressées à « [son] cher Dieu », la jeune femme se met à nu, avoue ses limites, corps et âme, et affirme son idéal. Sa sincérité, si profonde, presque jusqu’à la maladresse, est désarmante et d’autant plus exaltante. Certes, ce journal porte déjà les stigmates de la future grande écrivaine qui reconnaît dans l’art, non pas une glorieuse « frivolité », ni un « effrayant jeu de dupes », mais une grâce que lui octroie le Dieu dont elle ne serait qu’un minuscule « prophète » : « Si jamais je réussis à devenir un bon écrivain, ce ne sera pas parce que je suis un bon écrivain, mais parce que Dieu m’aura attribué quelques-unes des œuvres qu’il aura écrites pour moi. » Et, surtout, le sublime paradoxe – Dieu et le mal – qui n’aura cessé de foudroyer son œuvre, en cela capitale, lance ses premiers éclairs de génie : « Si j’ai peur de l’enfer, c’est que j’ai l’assurance de l’existence de son auteur. »
98Yves Leclair
Thomas Römer. L’Ancien Testament
PUF, « Que sais-je ? », n° 4160, 2019, 128 pages, 9 €.
100Thomas Römer, administrateur du Collège de France, est l’un des plus grands spécialistes de la Bible hébraïque et notamment du Pentateuque. Il nous livre un « Que sais-je ? » qui fait le point sur ce que nous savons sur la constitution de ce que nous appelons l’Ancien Testament. Nous sommes mis au fait à la fois de l’histoire et du présent du meilleur de la recherche historico-critique. Les autres approches, en particulier narratives, ne sont pas abordées. La lecture demande une attention réelle car, si le format est court, le propos est dense, parfois austère. Il est toujours clair, synthétique et prudent. Le livre satisfera tous ceux qui n’ont pas peur de la complexité et désirent lire une cartographie actuelle des recherches sur l’Ancien Testament. Pour passionnés, plus que pour dilettantes !
101Marc Rastoin
Michel Fédou. La littérature grecque d’Homère à Platon
Enjeux pour une théologie de la culture. Lessius, « Donner raison – théologie », 2019, 480 pages, 32 €.
103Michel Fédou renouvelle ici l’analyse des chefs-d’œuvre de la littérature grecque, en montrant comment les textes choisis expriment à la fois l’altérité et la proximité de la culture grecque par rapport au christianisme. Il apporte à une tradition d’enquête qui remonte aux premiers Pères de l’Église, les Apologistes, une contribution chargée des défis contemporains, qui invite le lecteur à réfléchir à nouveaux frais sur la question du rapport entre le christianisme et l’hellénisme. L’enjeu est alors de « recueillir des enseignements pour une réflexion théologique sur les cultures et les religions de l’humanité », ainsi que sur la manière dont le christianisme peut aller à leur rencontre. De ce point de vue, certains personnages ou épisodes de la littérature prennent de façon paradigmatique une valeur « typologique » par rapport au Nouveau Testament. L’étendue des enquêtes, la clarté avec laquelle sont présentés des textes difficiles à comprendre, soit par leur éloignement temporel (tel Pindare), soit par leur élaboration complexe (comme les Pythagoriciens ou Platon), enfin l’ample bibliographie mobilisée font entrer le lecteur dans la profondeur du questionnement des Anciens sur le sens de l’existence humaine, l’histoire ou le monde divin, qui porte en germe diverses valeurs de justice, de pardon, de rédemption… inhérentes au christianisme. Le lecteur prend conscience de la richesse inépuisable du patrimoine de la littérature et de la philosophie grecques comme lieu de germination de la doctrine chrétienne, sur laquelle s’est échafaudée notre culture contemporaine. L’auteur, à l’instar de ceux qui l’ont formé, donne lui-même au lecteur le goût du « trésor pour toujours » que sont les grands textes de l’Antiquité.
104Hélène Grelier-Deneux