1Si le charbon et l’acier ont souvent été mis en avant pour illustrer les facteurs d’intégration européenne, les productions agricoles auront joué un rôle sans doute bien plus significatif, notamment au prisme du temps long de la construction du projet politique sur le continent. Dès la décennie 1950, lors de la conception de la Communauté économique européenne (CEE), il est décidé de consacrer une part essentielle à l’agriculture pour développer les économies des États membres. Pour la France, cette priorité est une évidence face à l’industrialisation allemande. Conformément aux engagements du traité de Rome de 1957, la politique agricole commune (PAC) devient opérationnelle en 1962 et mobilise alors l’essentiel du budget de la CEE (entre 70 % et 80 %). L’effort porte sur l’augmentation des productions et la mise en place d’organisations communes de marchés (OCM) pour en stabiliser autant que possible les dynamiques et les prix. Outre des financements importants, les agriculteurs disposent enfin de visibilité, après des décennies de conflits. C’est capital dans un secteur dont le développement et les cultures se conçoivent en années.
Pour faire la paix et développer l’Europe
2Les résultats sont probants dès la décennie 1970 où, sur la plupart des denrées de base, l’autosuffisance est atteinte. La modernisation et la mécanisation des exploitations, les progrès en matière de recherche agronomique, la mise en place de filières longues pour optimiser les performances de chaque maillon de la chaîne, du producteur au consommateur, sonnent comme autant de réussites. En vingt-cinq ans, la production de céréales double. Les États de la CEE se mettent même à exporter, concurrençant parfois les États-Unis sur les marchés internationaux. Cette propension à sortir du seul cadre communautaire suscitera des tensions transatlantiques notoires. Parmi les succès de la PAC, il faut aussi mentionner le développement des régions rurales qui se sont modernisées au-delà des seules dimensions agricoles. Les fonds communautaires seront de plus en plus destinés à promouvoir et à protéger ces territoires. C’est le second pilier de la PAC, tout aussi décisif pour la cohésion européenne et la convergence économique entre États membres.
3Mais la PAC a également connu ses excès et ses échecs. Au sein de l’Europe, quand ce ne sont pas les agriculteurs qui critiquent les réformes et leur corollaire technocratique, ce sont les populations qui s’émeuvent de surplus déversés dans les rues et s’interrogent sur ces crises de surproduction, récurrentes dans les années 1980. Viendront ensuite s’ajouter les craintes sanitaires à chaque scandale alimentaire qui, malgré leur confinement ou leur faible intensité, révèlent un souci croissant des citoyens pour la qualité de leur nourriture. Il faut dire que le défi de la sécurité alimentaire quantitative, assignée originellement à la PAC, est depuis longtemps relevé. L’amnésie sociétale, fréquente pour ce qui concerne les grands risques du passé, concourt à favoriser de nouvelles peurs. La maladie de la vache folle ou les questions soulevées par l’utilisation des organismes génétiquement modifiés (OGM) seront des cas illustratifs de ces tendances dans la décennie 1990. En dehors du continent européen, les avis sur la PAC versent rarement dans le registre du positif. Les principales puissances agricoles de la planète condamnent ses mesures de protection, notamment quand sonne l’heure d’intensifier l’ordre libéral au crépuscule de l’Union soviétique. Mais les confrontations commerciales dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade ou GATT) puis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sont pas l’unique apanage des États forts. Bon nombre de pays du Sud reprochent à l’Europe des distorsions de concurrence avec la PAC, blâmée pour fragiliser l’essor des agricultures du monde en développement.
4À la fin du XXe siècle, la CEE, devenue Union européenne (UE), et forte désormais de quinze États membres, continue à dédier à la PAC la part majoritaire de son budget. Elle procède cependant à de profondes corrections dans la décennie 1990, afin de l’adapter à de nouvelles réalités stratégiques, tant continentales que mondiales. La réforme structurelle de la PAC a lieu en 1992, instaurant notamment le système des aides directes. Les marchés mondiaux connaissent de leur côté d’importantes mutations avec, à la fois, l’atomisation du cadre bipolaire qui accélère la multipolarisation des flux et l’émergence de bassins de consommation en Asie et en Amérique latine, où classes moyennes et pouvoir d’achat augmentent rapidement. Alors que l’Union européenne se prépare à l’élargissement le plus vaste de son histoire, avec l’entrée en 2004 de dix pays d’Europe de l’Est et du Sud, une deuxième transformation survient en 2003 pour la PAC avec, cette fois-ci, un découplage des aides directes, selon le modèle américain. Ce changement tient compte des négociations commerciales internationales dans le cadre du cycle de Doha à l’OMC. Si le montant total du budget de la PAC augmente, atteignant près de 60 milliards d’euros (dont 25 % dévolus au pilier II du développement rural et avec la France comme premier pays bénéficiaire des aides), c’est surtout en raison du doublement d’États membres en l’espace de deux décennies (la CEE comptait douze pays en 1986 ; l’UE en a vingt-sept en 2007). Le secteur agricole ouest-européen compose avec cette géographie communautaire étendue, ce qui n’est pas sans incidences sur la lenteur des processus décisionnels bruxellois. Et, comme l’élargissement se fait sans l’approfondissement et sans l’harmonisation des règles, l’inquiétude existe vis-à-vis des systèmes agricoles de l’ancien bloc communiste. Certains, au contraire, s’y engouffrent pour participer à l’essor de ces économies à moderniser, comme le furent autrefois celles de la CEE.
5Ces réformes de la PAC sont d’ordre géoéconomique mais aussi sociétal. Beaucoup plaident en effet pour qu’elle ne soit plus centrée sur les seuls objectifs initiaux de production et d’organisation communautaire des marchés, mais s’oriente davantage vers des pratiques de durabilité. Les enjeux de qualité, de sûreté et d’identité géographique des aliments s’avèrent de plus en plus plébiscités par des consommateurs européens, à la fois clients et citoyens. Les problématiques de gestion responsable des ressources naturelles, d’adaptation aux changements climatiques et à la protection de la biodiversité dominent dorénavant pour les projets en milieu rural. Les attentes autour de la PAC se transforment donc à l’entrée du millénaire, tandis que la fréquence des rapports s’amenuise entre urbains et agriculteurs. L’exode rural frappe tous les pays européens, tout comme le vieillissement accéléré des agriculteurs. Ces derniers, dont près de 60 % ont plus de 55 ans, éprouvent le sentiment d’être moins soutenus que par le passé par les gouvernements nationaux et par les instances européennes. Le montant affecté à la PAC diminue, bien qu’il demeure le premier poste de dépense communautaire. Les aides évoluent et parfois se complexifient. La finalité de l’agriculture n’est plus uniquement productive. Au contraire, décideurs comme citoyens entendent faire jouer un rôle renforcé aux agriculteurs en matière de développement durable et de préservation des territoires ruraux. Minoritaires dans la société européenne, après avoir été incontournables un demi-siècle plus tôt, ces travailleurs de la terre sont donc appelés à répondre aux attentes alimentaires mais aussi à des objectifs environnementaux, paysagers ou énergétiques. Ils le faisaient déjà par le passé, mais sont amenés à intensifier cette diversification de leurs activités.
6La décennie 2010 conforte ces dynamiques dans un registre global marqué par l’essoufflement du projet politique européen, entre fragmentations communautaires et fragilisations socioéconomiques des populations, du fait de la crise financière. Les bilans dits « de santé » de la PAC – désormais tombée à 37 % du budget communautaire – traduisent l’inconfort qui prédomine alors dans l’agenda de l’Union européenne, au point de révéler progressivement un manque de vision stratégique générale. Pour les agriculteurs, le déficit de confiance accompagne souvent la perte de revenus. Engagés dans des trajectoires vertueuses pour mener des transitions de production, équipés d’outils numériques permettant de faire mieux avec moins, innovant sans cesse en dépit des aléas météorologiques ou économiques du métier, ils s’interrogent en particulier sur deux axes : comment expliquer les doutes sur la sûreté et la qualité alimentaire en Europe, alors que les garanties sanitaires et les pratiques sont les plus solides et les plus durables du monde ? Pourquoi l’Union européenne renoncerait-elle à l’ambition d’une PAC forte, au moment où toutes les puissances du globe accentuent leurs ambitions agricoles et que les défis à relever pour la sécurité alimentaire mondiale sont si complexes ?
L’Europe agricole dans la mondialisation
7En 2019, l’Union européenne à vingt-huit États membres compte 513 millions d’habitants. 45 % d’entre eux sont des urbains. La population rurale – environ 20 % – atteint 96 millions de personnes, tandis que près de 185 millions d’individus vivent dans des régions intermédiaires semi-urbanisées, selon la nomenclature européenne. La surface agricole de l’UE oscille autour de 170 millions d’hectares, soit 40 % du territoire communautaire. L’agriculture de l’UE à vingt-huit est très diversifiée, tant en production qu’à l’égard de la situation des exploitations (au nombre de dix millions environ) et des contributions du secteur aux économies respectives. L’UE est la première puissance agricole mondiale, avec une production qui dépasse 400 milliards d’euros. Plus de la moitié de la richesse créée par les activités de production agricoles et agroalimentaires provient de quatre États : France, Italie, Espagne et Allemagne. Si l’on ajoute le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Pologne et la Roumanie, cette proportion grimpe à près de 85 %. Autant dire que les vingt autres pays pèsent assez peu dans la balance.
8Sur le plan commercial, l’UE à vingt-huit a réalisé en 2018 le montant total de 137 milliards d’euros d’exportations agricoles et alimentaires, générant un excédent de 21 milliards et représentant 7 % du total, tous produits confondus. Les importations, de 116 milliards d’euros, s’avèrent néanmoins importantes (6 % des approvisionnements globaux de l’UE). Ces chiffres valent en effet pour les échanges extracommunautaires. Il est intéressant de noter que le commerce intérieur de produits agricoles et alimentaires, entre États membres, était la même année de 370 milliards d’euros environ. Cela représente 11 % des flux intracommunautaires. Depuis peu, l’UE à vingt-huit s’est installée à la première place des exportateurs mondiaux de produits agricoles et alimentaires, détrônant ainsi les États-Unis, et devançant le Brésil, la Chine ou encore le Canada. Elle réalise environ 10 % de la valeur des flux agroalimentaires internationaux. Ses exportations vont principalement vers les États-Unis (16 %) et la Chine (9 %), puis la Suisse, le Japon et la Russie (malgré l’embargo de Moscou sur certains produits, depuis le contentieux diplomatique né de l’annexion de la Crimée en 2014). Inversement, dans ses importations, l’UE se tourne d’abord vers le Brésil et les États-Unis (ces deux pays assurant 20 % des approvisionnements, avec des niveaux respectifs équivalents), suivis de l’Ukraine, de la Chine et de l’Argentine. Depuis plusieurs années, l’UE a davantage ouvert son marché intérieur à de nombreux pays en développement d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP).
9Par le volume de ses productions, par la stabilité de ses récoltes, par les performances de ses entreprises agroindustrielles et par la solidité de son maillage logistique, l’Europe pèse pleinement sur la scène agricole et alimentaire mondiale. L’évolution de ses rendements, de ses cultures et de ses politiques publiques est attentivement suivie par une partie de la planète, soit pour des raisons concurrentielles, soit pour des motifs de sécurité, tant certains acheteurs comptent sur l’Europe pour se fournir. C’est ici qu’il convient d’insister sur ce qui constitue sans doute un trait de différenciation positive pour l’UE : produire beaucoup, produire bien et produire au pluriel. Voilà clairement le triptyque gagnant de l’Europe agricole : quantité, qualité et diversité. L’appétence des étrangers pour les produits du continent, par l’importation comme par le tourisme qu’ils y font, n’est pas anodine. L’agriculture européenne cultive une image d’excellence, avec des aliments sains, dont la traçabilité a été soigneusement organisée. Il y a eu tout d’abord les processus visant à faire reconnaître les origines de terroirs, avec les appellations d’origines contrôlées ou protégées (AOC et AOP) ainsi que les indications géographiques (IG).
10L’Europe a même inspiré d’autres nations, séduites par ce système normatif. Celui-ci s’avère puissant car, au-delà des aspects territoriaux, c’est toute la chaîne de production qui s’est mise au diapason de la transparence. La situation n’est pas parfaite et certains problèmes sanitaires peuvent encore éclater : il n’empêche qu’ils sont rares et insignifiants, au milieu de la masse de nourriture consommée, et très vite contrés. Depuis le début du siècle, l’Autorité européenne pour la sûreté des aliments (European Food Safety Authority ou EFSA) veille à renforcer la sécurité alimentaire qualitative dans l’espace communautaire. Cela exige des procédures et des réglementations avec lesquelles les agriculteurs composent. Ces derniers sont également engagés dans des démarches de durabilité toujours plus prononcées. Les impératifs environnementaux et les pressions sociétales les poussent dans cette direction. L’agriculture biologique, l’agroécologie et la bioéconomie œuvrent à optimiser un secteur qui entend contribuer aux objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. Tout n’est pas parfait et tous les systèmes agricoles ne sont pas en marche. Mais l’Europe progresse globalement et cherche aussi, à travers ces expériences, à se distinguer sur la planète. Elle peut aussi s’appuyer sur un réseau assez dense de petites et moyennes entreprises qui parsèment les régions rurales, contribuent à l’emploi local et permettent de transformer puis de valoriser les productions agricoles. N’oublions pas non plus l’existence en Europe d’entreprises à vocation internationale, qui sont parfois, dans leur domaine, parmi les leaders mondiaux. Au sein de l’UE, nous avons de grandes coopératives et des champions dans les secteurs semencier, céréalier, laitier ou vitivinicole.
11Il faut enfin parler de l’autre grand contributeur de la sécurité alimentaire : le monde de la mer. À l’échelle mondiale, 20 % de l’apport en protéines animales pour les populations proviennent de la pêche et de l’aquaculture. Cette part tend à progresser, tout comme le nombre d’individus consommant des produits halieutiques. Au cœur des dynamiques géopolitiques sur les ressources marines se trouve donc une problématique alimentaire importante. En rappelant ces éléments, il devient utile de préciser que l’UE a mis en place en 1983 une politique commune de la pêche (PCP), en parallèle de la PAC. Depuis plus de trois décennies, elle vise à améliorer la productivité et à ménager les écosystèmes marins par des quotas de pêche assez stricts. Le développement de l’aquaculture s’est effectué avec ces contraintes et grâce aux nombreuses avancées technologiques enregistrées dans cette filière. Si l’Asie – et la Chine en particulier – domine de loin les captures en mer et la production aquacole mondiales, l’UE n’est pas en reste. Elle bénéficie d’un atout clef : les eaux très poissonneuses du Royaume-Uni, où s’effectuent en moyenne 40 % de la pêche européenne. L’Espagne et la France s’affichent néanmoins comme les premiers producteurs de pêche de l’UE. Cependant, entre les réformes de la PCP et des contraintes environnementales qui se sont aussi accentuées sur les littoraux et en mer, l’UE produit désormais moins qu’à la fin du XXe siècle. Résultat, deux tiers des poissons de capture ou d’élevage consommés par les populations européennes proviennent de pays extracommunautaires. Malgré son potentiel, l’UE est ainsi le premier importateur mondial de produits de la mer. Cela amène souvent à s’interroger sur les volontés actuelles de miser sur l’économie bleue en Europe qui, à l’instar de l’économie verte et rurale, semble délaisser le volet des activités de production au profit de considérations écologiques ou touristiques. Si celles-ci sont éminemment légitimes, doit-on tirer un trait sur l’économie ? Campagnes et littoraux de l’UE seront-ils demain uniquement des espaces de détente ?
L’Europe sans la PAC et sans union ?
12L’avenir du monde reste conditionné par l’évolution de la sécurité humaine, au sein de laquelle l’alimentation est centrale. Plusieurs perspectives sont claires : la croissance démographique globale, la poursuite de l’urbanisation des sociétés, la multiplication des attentes en matière de consommation, la digitalisation des modes de vie et des activités économiques, les tensions sur les ressources naturelles, les effets des changements climatiques, les besoins de durabilité et d’inclusion dans les politiques de développement… Si l’alimentation est un acte individuel et quotidien, c’est aussi une affaire universelle et atemporelle qui détermine la stabilité de la planète tout entière. Cette géopolitique-là, brossée ici à grands traits, explique pourquoi l’agriculture et la pêche sont des secteurs stratégiques pour l’avenir. Les producteurs, les entreprises et l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire doivent continuer à fonctionner, tout en modernisant leurs pratiques, en s’adaptant aux nouvelles exigences sociétales et en intégrant davantage les innovations pour relever ce défi gigantesque : nourrir près de dix milliards de personnes en 2050, en utilisant moins d’eau et sans disposer de réserves foncières considérables, en réduisant les pertes et le gaspillage, en combinant sans cesse davantage les disciplines. C’est peut-être d’ailleurs la plus forte spécificité de l’agriculture : toutes les compétences sont convoquées et toutes les thématiques globales sont concernées.
13La plupart des puissances établies ou émergentes de la planète l’ont bien compris. Il leur est inconcevable de délaisser ce secteur, à la fois garant de la sécurité nationale et vecteur d’influence à l’international. Dans les Amériques, le Brésil, l’Argentine, les États-Unis ou le Canada maintiennent leur politique agricole et n’hésitent jamais à l’employer dans leur panoplie de pouvoirs. En Asie, la Chine et l’Inde n’ont pas le choix, eu égard à la taille de leur population. Dans le cas de Pékin, l’agriculture est même au cœur de l’initiative des routes de la soie lancée depuis quelques années [1]. Mais la zone motrice de la croissance économique mondiale est tout entière mobilisée sur ces enjeux de la sécurité alimentaire. L’Australie veut rester puissante, malgré son stress hydrique. La Nouvelle-Zélande est l’un des géants laitiers du globe. Le Japon, la Corée du Sud ou Singapour sont des poumons en matière d’innovation agricole et alimentaire. L’Indonésie est une nation ambitieuse. Les pays d’Asie centrale disposent de ressources qui promettent des productions accrues dans l’avenir. Au Moyen-Orient, là où toutes les insécurités se conjuguent, le souci alimentaire obsède les dirigeants qui voient les factures d’importation s’envoler et qui cherchent à investir à l’étranger pour mieux contrôler les flux et, partant, la paix sociale à domicile. L’Afrique, dont la population doublera d’ici à 2050, est pleine de contrastes. Aux zones sèches ou en proie aux violences chroniques font écho des poches territoriales où le développement agricole tire à la fois la croissance vers le haut et renforce la souveraineté des pays. Quoi qu’il en soit, c’est sur ce continent, voisin de l’Europe, que les enjeux de sécurité alimentaire sont les plus prononcés et les plus incertains du monde. Les mobilités humaines de détresse dépendront en partie de ces questions. Dans un contexte où les États n’ont plus le monopole de la puissance, il faut enfin insister sur le rôle désormais essentiel que jouent des entreprises privées en matière agricole et alimentaire. Au-delà des firmes du secteur, il est intéressant de noter que les géants du numérique, américains ou chinois, travaillent de plus en plus sur ces problématiques. Ces entreprises qui incarnent l’innovation et l’avenir se tournent donc vers la plus vieille des activités humaines. Agriculture de précision, outils numériques d’aide à la décision, e-commerce ou logistique : autant de créneaux dans lesquels ces nouveaux acteurs opèrent massivement, bien convaincus que l’alimentation et la santé constituent les deux clefs du bien-être individuel.
14Dans ce cadre général, ainsi posé, surgissent d’inévitables interrogations autour des dynamiques à l’œuvre au sein de l’Union européenne et de la stratégie de celle-ci vis-à-vis du reste du monde. L’essoufflement du projet européen handicape tous les secteurs, à commencer par l’agriculture. La PAC est sous le feu des critiques : pour les uns, elle coûte trop cher et les fonds communautaires devraient être alloués à d’autres domaines ; pour les autres, elle est inutile, inefficace et à détricoter. De deux choses l’une. D’abord, son coût reste faible si l’on considère que cela représente à peine 0,3 % du PIB total de l’UE. En outre, elle est surtout une politique publique alimentaire pour un demi-milliard de citoyens, avant de l’être pour quelques millions d’agriculteurs. De plus, serait-il bien opportun de déconstruire la seule politique communautaire au moment où les risques de désunion en Europe sont réels ? Peut-on envisager l’avenir de l’Europe sans agriculture alors que d’autres puissances, publiques comme privées, misent de plus en plus sur ce secteur ? L’UE s’est sans doute enlisée dans un manque de vision stratégique globale. La non-puissance politique européenne pose assurément problème.
15Dans les années 1990 puis 2000, l’élargissement au Nord-Est du continent octroya un potentiel agricole supérieur à l’UE. Mais cela ne s’est pas traduit en termes de puissance, en dépit d’évolutions alimentaires mondiales porteuses d’ambition. Les agricultures européennes se sont davantage observées ou concurrencées entre elles, en interne communautaire comme au niveau international. Comment ne pas évoquer ici les distorsions de concurrence entre États européens en matière de production agricole et de réglementation ? Face aux principes de précaution et à la méfiance d’une partie de la société, la recherche scientifique bénéficie d’un climat peu favorable à l’innovation technologique agricole en Europe. Après le rejet des OGM, ce sont désormais les nouvelles techniques de sélection végétale (New Breeding Techniques ou NBT) qui sont proscrites. Avec le temps, c’est la compétitivité de l’agriculture de l’UE qui s’altère, sachant que les conditions économiques de production sont meilleures chez les concurrents, à commencer par ceux qui entourent la mer Noire. Avec, ici, deux soucis additionnels : l’essor de la puissance agricole ukrainienne doit beaucoup à des soutiens financiers européens et la Russie a contrecarré les sanctions occidentales faisant suite à l’annexion de la Crimée en 2004, en établissant un embargo sur les produits agricoles de l’UE. Cette dernière a donc stimulé le développement de l’Ukraine sans pouvoir sérieusement envisager désormais de l’intégrer comme État membre et elle a perdu une partie des marchés russes, tout en observant la progression des productions et des exportations agricoles de Moscou. Perte de vitesse au sein de l’UE et aucun coup gagnant à l’Est.
16Avec le voisinage méridional, difficile de dire que le bilan est plus brillant. Alors que les défis alimentaires s’avèrent immenses en Méditerranée, au Moyen-Orient ou en Afrique, l’UE ne conjugue pas la PAC avec son action extérieure de voisinage ou sa diplomatie économique. Ce manque d’ambition tranche avec la prolifération d’accords commerciaux de libre-échange de l’UE avec le reste du monde, pour lesquels les controverses demeurent nombreuses. L’Accord économique et commercial global avec le Canada (Comprehensive Economic and Trade Agreement ou CETA) suscite le débat, à tort ou à raison, mais traduit bien une fatigue de certaines agricultures européennes, et d’une partie non négligeable de la société, pour cette ouverture aux échanges intercontinentaux. Ainsi voit-on fleurir des discours réclamant l’interdiction d’importer des produits agricoles et alimentaires venant d’ailleurs et qui ne respecteraient pas les normes imposées aux agriculteurs européens. Le potentiel accord avec le Marché commun du Sud (Mercado Común del Sur ou Mercosur) incarne à lui seul cette problématique où craintes sanitaires et peurs commerciales s’entremêlent, par-delà les dimensions environnementales qui, elles-mêmes, peuvent poser question.
17L’avenir de la PAC après 2020 est aussi flou que celui de l’UE. La panne semble tenace, entre désintérêt voire critique des populations d’un côté et, de l’autre, frilosité voire rupture entre décideurs du continent. La PAC s’embourbe dans des dispositions techniques et des démarches de subsidiarité, au risque d’en faire une politique plurielle et bien moins commune. Ces tendances vident le sens géostratégique de l’agriculture, ciment de base de l’unité européenne et vecteur d’influence réelle pour faire exister l’UE sur la scène internationale. Nombreux sont les producteurs qui, déboussolés par tant d’hésitations politiques, se replient sur leurs espaces proches ou les cultures de niche, à forte valeur ajoutée, mais concernant des marchés étroits. L’Europe est peut-être la référence mondiale en matière de durabilité agricole, avec notamment des cultures biologiques référentes et des aliments à forte typicité, mais ces hypothèses posent question pour sa souveraineté alimentaire. Mais ce dernier concept est parfois manipulé à des fins nationalistes alors qu’il doit au contraire viser un double objectif : protection des intérêts européens et relations ouvertes sur le monde. L’Europe dispose de nombreux atouts qui peuvent faire l’objet de convoitises venues d’ailleurs. Il est important de faire preuve de vigilance mais il faut surtout reprendre conscience du caractère stratégique de l’agriculture dans le champ international. La piste à suivre n’est en aucun cas de se recroqueviller sur l’Europe ou de se fermer à la mondialisation. C’est bien là le danger des mesures de subsidiarité qui se mettent en place : avoir autant de politiques agricoles que d’États membres dans l’UE. Pire, en décentralisant la décision et la gestion des financements, chaque région disposerait d’une latitude d’action et pourrait potentiellement construire demain son dispositif agricole. En somme, si l’affaire du Brexit est évidemment un grand sujet agricole et alimentaire pour l’Europe comme pour le Royaume-Uni, l’un des scénarios à examiner est ce transfert de pouvoir croissant vers les collectivités territoriales et les villes. Pour le dire autrement, de vingt-huit, l’UE pourrait plutôt passer à une centaine de membres si chaque territoire demandait à s’autogérer. Comme l’a bien souligné l’essayiste Martin Rees [2], les politiques nationales dans l’UE sont comme les cloches au cou des vaches. Elles permettent de savoir où est le troupeau mais ne disent pas où il faudrait le conduire.
18À l’inverse, l’UE pourrait poursuivre ce qu’elle a fait jusqu’à présent : offrir une alimentation pour tous, grâce à une agriculture de tous. Les consommateurs sont pluriels et veulent de la diversité. Les modèles agricoles sont tout aussi hétérogènes et doivent jouer sur leurs complémentarités. Continuer ce chemin collectif, mais en essayant de faire encore mieux qu’hier, avec moins certes, mais en cultivant une vision géopolitique autour de la sécurité alimentaire. Le Pacte vert européen, proposé en décembre 2019 par la nouvelle Commission et qui comporte une stratégie « de la ferme à la table », pourra-t-il redonner du souffle à la PAC et favoriser la réconciliation entre agriculteurs et société ? Ce qui est certain, c’est que la réussite de ce Pacte vert, comme le maintien de la sécurité alimentaire, passera pour beaucoup par les agriculteurs du continent. Ceux-ci doivent être considérés comme les partenaires et les moteurs de ces transitions en faveur du climat, de l’alimentation durable et des solidarités humaines européennes.