Notes
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[1]
J’emploie ici le mot « sacré » dans un sens métareligieux, comme ce qui est défendu avec passion selon un implicite qui se dispense de raisonnements ou de connaissances objectives.
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[2]
Genèse 19,30-38. Notons que, si le récit de la destruction de Sodome (Genèse 19,1-29) pourrait laisser entendre qu’il est reproché à ses habitants la pratique de l’homosexualité (en fait le refus de l’hospitalité), le livre de la Genèse ne comporte pas de textes « législatifs » interdisant cette pratique. De même, pour l’inceste, dont on devine qu’il n’est pas socialement admis du fait que les filles de Loth procèdent à l’enivrement de leur père pour arriver à leurs fins.
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[3]
Notons que le deuxième fils que Juda avait promis à Tamar après la mort de l’aîné est Onân. Onân épousa Tamar sous la loi du lévirat, usage codifié en Deutéronome 25,5-6 et qui stipule qu’en cas de décès d’un mari, la veuve épouse son beau-frère « en tant que beau-frère » et l’enfant à naître est considéré comme celui de son défunt mari. « Onân, sachant que cette descendance ne serait pas à lui, se souillait à terre lorsqu’il allait vers la femme de son frère, afin de ne pas donner de descendance à son frère. » Le verset suivant indique que l’Éternel le fit mourir pour cette faute. De là, vient le nom commun d’« onanisme ».
1Nommée membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) à la fin de l’année 2017, j’ai connu mon baptême du feu en entrant de plain-pied dans un temps extraordinaire : celui des États généraux de la bioéthique, qu’il incombait au CCNE d’organiser au premier semestre 2018.
2J’ai donc eu le privilège, notamment à travers les auditions, d’entendre beaucoup de choses. Expertises, analyses, arguments, convictions. Présentés, défendus, débattus avec des communautés scientifiques ou des associations.
3J’ai souvent déploré que la question de l’ouverture de l’aide médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes célibataires focalise l’attention médiatique, préempte le débat et voue à la quasi-invisibilité d’autres thèmes tout aussi essentiels. Parmi les neuf thèmes des États généraux, celui du rapport entre santé et environnement, par exemple, contient en creux un enjeu décisif : non pas comment fera-t-on des enfants demain, mais sera-t-il encore raisonnable d’en faire, au sein d’une espèce qui peine à retrouver un point d’équilibre entre sa survie, son épanouissement et la préservation d’un environnement dont elle dépend immédiatement ? Si je trouve important que les questions anthropologiques et sociétales afférentes à l’ouverture de l’AMP à toutes les femmes puissent trouver un espace pour être posées, je suis personnellement convaincue qu’elles ne seront en aucun cas aussi décisives que les enjeux contenus dans le vaste thème du rapport entre la santé humaine et l’environnement.
4Cela étant dit, mes oreilles ne pouvaient que siffler devant tant de passions et d’insistance, y compris dans ce que cette passion a précisément d’irrationnel au vu des enjeux écologiques, des questions urgentes de justice sociale, de la très grave crise que traversent les hôpitaux et notre système de santé… Tout ce qui devrait, en toute logique, ré-agencer les priorités de nos débats de société. Il n’en est rien : la question de savoir qui fait des enfants et dans quelles circonstances mobilise plus fortement les médias que beaucoup d’autres sujets majeurs. Ce symptôme en lui-même est intéressant. Entraînée par ma formation de théologienne à débusquer le sacré, il m’a paru intéressant de travailler ce constat : la famille, dans notre société et dans son actualité, est un lieu fortement investi par le sacré. Je le conçois facilement en tant que protestante, héritière d’une tradition qui, d’après moi, ne sacralise rien tant que les « lieux » d’articulation. Or la famille est en effet un haut lieu d’articulation. L’individu y vit l’articulation entre sa singularité et son appartenance à une lignée, l’articulation quotidienne entre soi et les autres, l’articulation entre l’intime et le sociétal, et l’articulation entre la dimension privée et la dimension politique de son existence. Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’espace de la famille puisse être, plus ou moins consciemment, ressenti comme un espace sacré. Mais le sacré, c’est aussi l’intouchable et, par là, bien souvent l’indiscutable. Pour avoir entendu des militants en faveur de l’ouverture de l’AMP à toutes les femmes et des militants opposés à cette extension qui préfigure une nouvelle image de la famille, il m’est apparu que les uns et les autres partageaient ce point commun du rapport sacré [1] à la famille. Et que ce point commun, paradoxalement, les empêchait de s’entendre. Pour les uns, la famille est si sacrée qu’elle doit être accessible à tous par principe d’égalité. Pour les autres, elle est si sacrée qu’elle doit garder la forme traditionnelle que nous lui avons connue jusqu’alors et se préserver de toute évolution qui la défigurerait.
5En tant que théologienne, je me suis demandé si la Bible apportait des éléments probants en faveur de cette sacralisation de la famille. Et la petite promenade biblique qui en a résulté m’a paru intéressante, librement inspirante pour la réflexion de chacun, à défaut de pouvoir régler le dissensus qui divise aujourd’hui notre société. Le premier constat surprenant, c’est que, dans la Torah, ce n’est pas la famille qui semble sacralisée, mais la fécondité.
Fécondité et tabous dans le Premier Testament
La fécondité comme bénédiction
6Dans le livre de la Genèse, l’injonction de la fécondité apparaît dès le premier chapitre. Elle est d’abord adressée aux espèces animales (Genèse 1,22), puis à l’homme et à la femme lors du premier récit de leur Création conjointe (Genèse 1,28). Dès que le Créateur crée une espèce vivante, il lui enjoint : « Portez du fruit et grandissez », utilisant exactement les mêmes termes lorsqu’il s’agit des animaux que lorsqu’il s’agit des humains. On pourrait voir là une mise en abyme des capacités créatrices de Dieu, au sein même de sa création : le Créateur crée des pro-créateurs, il crée des êtres-pour-créer.
7Cette injonction à « porter du fruit » est renouvelée à Noé après le Déluge et, une fois encore, d’abord aux espèces animales (Genèse 8,17), puis, dans les mêmes termes, à l’intention de Noé et de ses fils (Genèse 9,1). Et, dans tous les cas, cette injonction est toujours associée à une bénédiction : « Dieu les bénit et leur dit : Portez du fruit et grandissez. » Dans la Genèse, donc, être fécond implique d’être béni.
8Et, déjà, ce premier constat est intéressant, car cette association entre bénédiction et fécondité semble perdurer aujourd’hui, alors que l’espèce humaine, plus de deux mille ans après la rédaction de ces textes fondateurs, semble n’avoir que trop bien obéi au premier commandement du Créateur : « Portez du fruit et grandissez, remplissez la terre et domine [z]-la » (Genèse 1,28).
9En symétrie de cette association entre bénédiction et fécondité, on peut s’interroger sur la pérennité d’un sentiment de malédiction associé à la stérilité. Tout du moins, force est de constater que l’incapacité à procréer suscite aujourd’hui une souffrance importante, qui a conduit la médecine à s’emparer activement de la question de la fertilité depuis plus d’une trentaine d’années.
10Étrange constante que cette injonction à la procréation, si l’on songe à tout ce qui sépare notre société du peuple d’Israël qui se raconta, jadis, les choses ainsi… Ne s’est-il rien passé ou dit, depuis lors, qui ait pu modifier notre rapport à la fécondité ? Quelque chose qui puisse faire dire à l’humoriste Blanche Gardin : « Oui, j’ai quarante ans et je n’ai pas d’enfants, mais ce n’est pas une raison pour considérer que je suis dans la salle d’attente de la vraie vie ! » N’y a-t-il de vraie vie, ou de vie bonne, qu’à procréer ? Et, surtout, n’y a-t-il pas une compréhension plus large de la fécondité, et même de l’idée d’être-pour-créer, que celle de la fertilité biologique ?
11Mais continuons notre enquête dans la Torah. Cette injonction à la fécondité n’est, dans un premier temps, pas associée à un cadre normatif. Le Créateur crée des espèces sexuées, et donc en mesure de se reproduire, mais, dans le livre de la Genèse, nul ne s’aventure à formaliser des règles pour encadrer la sexualité. L’injonction de la fécondité est si puissante qu’elle supporte l’un des plus anciens exemples de mère porteuse en la personne de Hagar, servante de Sarah (exemple narratif non exempt de violence et de domination). Mais l’impératif de procréer, dans la Genèse, ira encore plus loin : il mènera jusqu’à l’inceste. Lorsque les filles de Loth se retrouveront, elles et leur père, seuls survivants de la destruction de Sodome et de Gomorrhe, elles saouleront leur père pour coucher avec lui et « lui donner une descendance » [2].
12Autrement dit, en matière de procréation, tous les coups sont permis. Dans le livre de la Genèse, tout au moins. Il revient à un autre des cinq livres de la Torah de poser un cadre à cette injonction de procréer. Il s’agit de livre du Lévitique, secondé pour ce faire du livre des Nombres et de celui du Deutéronome.
Les tabous sexuels dans le livre du Lévitique
13Contrairement au livre de la Genèse, le livre du Lévitique organise donc les conditions de la fécondité humaine de façon extrêmement précise. L’ordre de la fécondité semble être conduit vers une fécondité ordonnée. Le non-respect des commandements encadrant la sexualité peut conduire à des sanctions allant de l’exclusion de la communauté jusqu’à la peine de mort.
14Cependant, toute une série de tabous sexuels évoqués dans le livre du Lévitique sont des situations d’impureté ou des interdits dans lesquels c’est encore la fécondité qui fait loi.
15Pour les situations d’impureté, il s’agit des gonorrhées chez l’homme (dont il faut noter qu’il s’agit d’une infection sexuellement transmissible et qu’une des séquelles possibles, pour l’homme comme pour la femme, est l’infertilité) et, plus symptomatique encore, des pertes séminales hors des relations sexuelles (ces deux exemples se trouvent au chapitre 15, et le second est exprimé en ces termes au verset 16 : « Un homme qui aura laissé échapper de la matière séminale devra baigner dans l’eau tout son corps, et sera souillé jusqu’au soir »). Le sperme, lorsqu’il n’est pas utilisé à des fins procréatives, est donc considéré comme impur, au même titre que le sang menstruel pour la femme (évoqué à partir du verset 19 du même chapitre). Or, qu’est-ce que le sang menstruel, si ce n’est la manifestation d’une chance de fécondation manquée ?
16Dans le même esprit, plusieurs interdits en matière de pratiques sexuelles peuvent se lire comme protecteurs de la fécondité : l’interdit de l’homosexualité et de la zoophilie, ainsi que l’interdit de relations sexuelles entre un homme et une femme pendant la période de menstruation de cette dernière. Dans le contexte du livre du Lévitique, cet interdit découle naturellement du statut d’impureté attribué à la femme qui a ses règles, autrement dit la femme non fécondée. Mais une femme qui a ses règles est aussi une femme non fécondable, puisque la période d’ovulation se situe à distance d’une quinzaine de jours de la période des menstruations.
17L’association de ces trois interdits et de ces situations d’impureté, relus à travers le prisme de l’enjeu de la fécondité, permet de se déplacer d’un point de vue moral à un point de vue beaucoup plus pragmatique : celui de la préservation de la natalité.
18Cependant, il existe une autre série d’interdits qui, eux, ne compromettent pas la fécondité. Il s’agit de l’adultère (Lévitique 20,10 ; Deutéronome 22,22), de toute forme d’inceste (y compris l’inceste avec les membres de la famille par alliance ; Lévitique 20,12.17-21 ; Deutéronome 27,20-23) et de la prostitution (Lévitique 19,29 ; Deutéronome 23,18).
19Or, dans le Premier Testament, tous ces interdits seront transgressés occasionnellement, dont un certain nombre dans la Torah même. Dans ces cas de transgression, une fois encore, c’est la fécondité qui fait loi. La question de savoir s’il existera bien pour l’enfant à naître un père et une mère, le respect de la différence des générations et une alliance régulière entre les deux procréateurs n’est pas le souci principal exprimé dans la Torah, ni dans les récits de vie qui nous y sont relatés, ni même, paradoxalement, dans la Loi.
20Nous sommes, il faut le rappeler, dans le cadre d’une petite tribu menacée par de grandes puissances environnantes. La natalité, qui reste encore un enjeu politique majeur aujourd’hui dans chaque pays soucieux du renouvellement de sa population, est un enjeu absolument crucial pour la tribu d’Israël.
21Nous pouvons donc retenir trois grandes idées autour de la fécondité dans le Premier Testament :
22• tout d’abord, elle y est manifestée comme une bénédiction ;
23• ensuite, elle est protégée par des lois qui régissent des pratiques sexuelles compatibles avec la procréation ;
24• enfin, les interdits sexuels qui n’entravent pas la fécondité sont tous enfreints un jour ou l’autre dans l’histoire du peuple d’Israël.
25Ces infractions constitueront même le trait d’union entre le Premier et le Second Testament. En effet, où retrouve-t-on les femmes qui ont bravé l’interdit de l’adultère, de la prostitution ou même, à un second degré, celui de l’inceste ? Dans la généalogie de Jésus, qui ouvre l’évangile de Matthieu.
La fécondité dans le Second Testament
La généalogie de Jésus
26Les premiers mots du Second Testament sont les suivants : « Généalogie de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham… » Le lien est fermement établi entre Jésus, protagoniste de l’histoire qui s’ouvre à présent, et les protagonistes du Premier Testament, Abraham et David. C’est un lien de filiation. Mais de quel type de filiation parle-t-on, sachant que cette généalogie n’est pas celle de Marie, mère « biologique » de Jésus, mais celle de Joseph, dont la narration qui suit nous apprendra qu’il n’est que le père adoptif de Jésus (Matthieu 1,18-24) ?
27Voilà une première originalité du Second Testament : généalogie et génétique peuvent y être dissociées et, par là même, la notion de filiation y est élargie par-delà le critère biologique. On verra bientôt que ce montage narratif qui fait naître Jésus dans l’évangile de Matthieu rejaillira dans ses discours sur ce qu’est une famille et la définition exclusivement spirituelle qu’il en donne.
28Mais, avant cela, il nous faut prendre le temps d’éplucher la litanie des noms qui se succèdent dans cette généalogie de Joseph et, par extension, de Jésus. De façon tout à fait classique pour l’époque, nous avons à faire à une généalogie patriarcale : on s’y reproduit de père en fils. L’évangile de Luc, au chapitre 3, présentera une généalogie similaire. Mais celle de Matthieu présente une originalité, qui confine à l’énigme : cinq femmes y sont mentionnées, extirpées de l’anonymat des mères. Si l’on fait exception de Marie, qui sont les quatre autres ?
29La première est Tamar qui, à elle seule, cumule deux interdits : celui de la prostitution et celui de l’inceste. On découvre son histoire au chapitre 38 du livre de la Genèse. C’est en effet avec Juda, son beau-père, que Tamar engendre Péretz, qui est un des maillons de la lignée de Jésus. En Lévitique 20,12, il est écrit : « Si un homme couche avec sa belle-fille, ils seront tous deux punis de mort ; ils ont fait une confusion : leur sang retombera sur eux. » Cette loi, bien qu’édictée de façon postérieure au récit de Genèse 38 si l’on en croit la chronologie biblique, est connue de Tamar comme de Juda, puisqu’elle se déguisera en courtisane pour que son beau-père vienne à elle sans la reconnaître. Lorsqu’on rapportera à Juda que sa belle-fille s’est prostituée et qu’elle est tombée enceinte, il la condamnera à mort (« Faites la sortir et qu’elle soit brûlée ! »), jusqu’à ce qu’il découvre le subterfuge, qu’il la déclare « plus juste que lui » et qu’il se garde de l’approcher de nouveau (« et il ne la connut plus », précise le texte au verset 26). En quoi Tamar, qui manipula son beau-père pour obtenir ses faveurs, peut-elle être considérée plus juste que Juda ? Pour le comprendre, il faut savoir qu’après lui avoir accordé ses deux premiers fils successivement en mariage, et à la suite du décès de l’un puis de l’autre, Juda avait promis à Tamar de lui accorder son troisième fils. Or, il ne tint pas sa promesse. Il menaçait ainsi de la priver de descendance. Le subterfuge imaginé par Tamar montre bien que ce qu’elle désire, ce n’est pas la compagnie d’un homme, ni même de simples relations sexuelles. Ce qu’elle veut, c’est être enceinte. Elle est considérée plus juste d’avoir bravé l’interdit de la prostitution et de l’inceste pour combler son désir d’enfanter que Juda qui, manquant à sa parole, entravait son désir [3]. Une fois de plus, la fécondité fait loi.
30La deuxième femme mentionnée dans la généalogie de Jésus est Rahab. Rahab, dont on découvre l’histoire au deuxième chapitre du livre de Josué, est une prostituée de la ville de Jéricho, célèbre pour avoir collaboré avec les espions envoyés par Josué et permis ainsi la victoire des Israéliens.
31La troisième femme que Matthieu fait délibérément sortir de l’ombre est Ruth. Il n’est possible de lui imputer aucun des interdits sexuels de l’Ancien Israël. Son cas n’en est pas moins, théoriquement, irrémédiable, car Ruth est une Moabite. Or, il est écrit, en Deutéronome 23,4 : « L’Ammonite et le Moabite n’entreront pas dans l’assemblée de l’Éternel, même leur dixième génération n’entrera pas dans l’assemblée de l’Éternel. » Jamais, ô grand jamais ! Et voici Ruth. Mais qui sont les Ammonites et les Moabites ? Ils sont les descendants de l’inceste de Loth et de ses filles…
32Enfin arrive Bethsabée, mère de Salomon. À l’origine, Bethsabée est la femme d’Urie, le Hittite serviteur et soldat du roi David. Or, David convoite Bethsabée, dont il obtient tant et si bien les faveurs qu’elle tombe enceinte. David commandite alors la mort d’Urie au combat (2 Samuel 11,15) et la mort de celui-ci permet à David d’intégrer Bethsabée au rang de ses femmes légitimes. Le chapitre 11 du second livre de Samuel, où toutes ces manigances nous sont racontées, se clôt tout de même sur un constat de désapprobation : « Ce que David avait fait déplut à l’Éternel. » Par conséquent, le chapitre suivant s’ouvre sur la punition de Dieu : l’enfant né de l’adultère trouve la mort. Salomon, deuxième fruit de cette union, naîtra donc comme fils légitime. C’est donc comme femme officielle du roi David que Bethsabée entre dans la généalogie de Jésus. Alors, pourquoi l’évangéliste Matthieu, au lieu de la nommer par son nom, la fera sortir de l’anonymat des mères sous l’appellation « femme d’Urie », remettant au jour son caractère adultère par la formule : « Le roi David engendra Salomon de la femme d’Urie » ?
33Il est extrêmement troublant que le premier évangéliste s’évertue, là où rien de l’y obligeait, à faire sortir de l’ombre ces quatre femmes, passant sous silence les vertueuses Rebecca et autres Sarah. Notons bien que l’évangile de Luc s’épargnera cet embarras. Une chose est certaine : la nomination explicite de ces quatre femmes n’est ni hasardeuse ni anodine. Plusieurs interprétations pourraient être risquées, mais on peut a minima observer ceci : les histoires de vie de ces quatre femmes témoignent toutes que s’il existe une loi qui borde, la vie souvent déborde. En particulier dans sa manifestation la plus puissante : les naissances.
34Cette mise en tension entre l’idéal de la loi et la confrontation au réel est un des thèmes clef non seulement des discours, mais aussi de l’expérience de Jésus. La Bible, dès le Premier Testament, joue sur une cohabitation étonnement sereine entre textes de loi normatifs et récits de vie qui enjambent sans beaucoup de scrupules les interdits (sans que les condamnations annoncées ne soient nécessairement appliquées). Si Jésus systématisera, pour ainsi dire, l’absence de condamnation, il n’en appellera pas pour autant à une « révision de la loi » à l’épreuve du réel. La loi qui borde et le réel qui déborde continueront de cohabiter. C’est là une des différences essentielles avec nos sociétés contemporaines, dans lesquelles la réflexion éthique, telle qu’elle a été pensée par exemple dans le cadre des États généraux de la bioéthique, prépare une révision de la loi. Dans l’Ancien Israël comme dans l’Évangile, l’éthique constitue un point de jonction entre le réel et la loi, sans nécessairement amener à une absorption de l’un par l’autre. Et cela même nous interroge : la loi peut-elle organiser l’ensemble du réel ? Et lorsqu’elle tend à le faire, ses marges s’en trouvent-elles pour autant réduites ? N’existera-t-il pas toujours et de façon irréductible des marges de la loi dans lesquelles se joue un réel parfois transgressif, souvent impensé ?
35Cependant, l’Évangile, contrairement à la Torah, n’est plus le texte fondateur d’une seule tribu, mais un texte à prétention universelle. Cette nouvelle dimension refond non seulement les notions de pureté et d’impureté, mais aussi les enjeux de la fécondité. En effet, pour une petite tribu comme celle de l’Ancien Israël, les questions de la survie physique, d’une part, et de la survie identitaire, d’autre part, sont des questions prépondérantes. Elles amènent naturellement à des codes de pureté qui distinguent ce peuple parmi les autres, mais aussi protègent et prescrivent la fécondité. Dans l’Évangile, ce n’est plus tant la survie physique qui fait loi que le salut de l’âme, et l’événement de la Croix accomplira cette priorité du salut sur la survie. En miroir, ce n’est pas tant la fécondité physique qui est encouragée (elle est même plutôt dévaluée, en particulier dans l’évangile de Luc ; voir notamment Luc 21,23 ou Luc 20,34-36), mais la fécondité spirituelle. Si les enfants sont accueillis et bénis inconditionnellement par Jésus, la natalité n’est nulle part promue.
36La compréhension de la famille en est aussi profondément modifiée, avec un glissement d’une filiation d’engendrement à une filiation d’adoption, glissement annoncé dès la généalogie de Jésus. La famille, dans l’Évangile, n’est plus une réalité biologique mais bien une réalité spirituelle (de nombreuses paroles de Jésus en témoignent : Marc 3,31-35 ; Luc 9,62 ; Matthieu 10,35-37 ; etc.). Pour Jésus, frères, sœurs, père et mère sont ceux « qui font la volonté de Dieu ».
37***
38À l’issue de cette relecture biblique des enjeux de la fécondité et de son encadrement, on est en droit de s’étonner que ce soient précisément des chrétiens qui se manifestent le plus souvent, dans les débats actuels, comme défenseurs d’une morale sexuelle et protecteurs d’une valeur « famille ». D’une part car, en termes de morale sexuelle, nous avons vu que Jésus doit sa propre généalogie à un certain nombre de transgressions, et non des moindres. D’autre part car, pour Jésus, la famille comprise dans sa dimension biologique n’est pas une valeur en soi.
39L’insistance de Jésus pour la conversion d’une compréhension biologique de la famille à une compréhension spirituelle interroge en miroir notre actualité, et ce qui m’apparaît comme l’angle mort de tous les débats sur la procréation dans lesquels une question n’est jamais posée : pourquoi l’infertilité génère tant de souffrances dans nos sociétés occidentales ? Serions-nous encore, et de façon anachronique, pétris de la culture de l’Ancien Israël dans laquelle la fécondité faisait loi ? Pourquoi vivre encore aujourd’hui, dans un contexte démographique incomparable, l’infertilité comme une malédiction ? Si l’on peut considérer la procréation comme un instinct naturel qui, en ce sens, répondrait à un besoin, on est également en droit d’interroger le poids de la culture et du regard de la société sur le ressenti des individus qui ne peuvent ou ne veulent pas faire d’enfants.
40N’est-il pas temps d’entendre l’écho d’une parole invitant à comprendre la fécondité non comme une donnée biologique mais comme une donnée spirituelle ? Quelle place pour cette « fécondité alternative » dans nos sociétés modernes ?
Notes
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[1]
J’emploie ici le mot « sacré » dans un sens métareligieux, comme ce qui est défendu avec passion selon un implicite qui se dispense de raisonnements ou de connaissances objectives.
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[2]
Genèse 19,30-38. Notons que, si le récit de la destruction de Sodome (Genèse 19,1-29) pourrait laisser entendre qu’il est reproché à ses habitants la pratique de l’homosexualité (en fait le refus de l’hospitalité), le livre de la Genèse ne comporte pas de textes « législatifs » interdisant cette pratique. De même, pour l’inceste, dont on devine qu’il n’est pas socialement admis du fait que les filles de Loth procèdent à l’enivrement de leur père pour arriver à leurs fins.
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[3]
Notons que le deuxième fils que Juda avait promis à Tamar après la mort de l’aîné est Onân. Onân épousa Tamar sous la loi du lévirat, usage codifié en Deutéronome 25,5-6 et qui stipule qu’en cas de décès d’un mari, la veuve épouse son beau-frère « en tant que beau-frère » et l’enfant à naître est considéré comme celui de son défunt mari. « Onân, sachant que cette descendance ne serait pas à lui, se souillait à terre lorsqu’il allait vers la femme de son frère, afin de ne pas donner de descendance à son frère. » Le verset suivant indique que l’Éternel le fit mourir pour cette faute. De là, vient le nom commun d’« onanisme ».