Le Paris du flâneur
« Paris romantique : 1815-1848 », Petit Palais et Musée de la vie romantique, 75008 et 75009 Paris, jusqu’au 15 septembre, www.petitpalais.paris.fr
Jean-Marie Bruson(dir.), Catalogue, Paris musées, 2019, 512 pages, 49,90 €.
1Résume : « Paris romantique : 1815-1848 », une exposition, deux lieux : l’une au Petit Palais, panoramique, englobant la peinture et les arts décoratifs ; l’autre au Musée de la vie romantique, plus intimiste, autour du Paris littéraire.
2L’histoire des idées et des courants artistiques trahit ce constant mouvement de balancier entre raison et sentiment, l’aspiration à l’ouverture et le goût de l’aventure, la tentation du repli et le besoin de dogmes stricts et d’une police tout aussi sévère, l’envie de tout changer quitte à tout détruire, le réflexe de tout conserver au risque de la sclérose… Un trop-plein de rationalisme engendre une réaction lyrique, voire obscurantiste contre la Raison ; un débordement d’affects provoque une volonté de contrôle du pathos par une logique qui s’avère parfois inhumaine… Le romantisme réagit à un certain rationalisme des Lumières qui avait abouti à la Terreur, puis à l’efficacité administrative du régime napoléonien. À la prude harmonie des édifices, les romantiques préfèrent la sublimité heurtée des ruines ; à l’esthétique de la géométrie des classiques, le tumulte des passions et la fougue de l’imagination… En France, l’effusion des sentiments correspond aux périodes de la Restauration, de la monarchie de Juillet et de la révolution de 1848 qui s’ensuivit. Deux expositions, l’une au Petit Palais et l’autre au Musée de la vie romantique, retracent les goûts et les couleurs du romantisme au miroir de la capitale : « Paris romantique 1845-1848 ».
3Si cette première moitié du XIXe siècle passionne, c’est que, dans le vertige du progrès technique, les prémices de la Révolution industrielle, l’émergence d’une nouvelle vision de l’homme, elle nous parle à nous autres postmodernes qui sommes plongés dans un tourbillon de mouvements contradictoires et de mutations majeures. Louis XVIII revient sur le trône et, après lui, son frère Charles X, l’ancien comte d’Artois, chef de file des ultras. La royauté est restaurée. Mais pas l’Ancien Régime. La cour n’est plus à Versailles. Malgré tous les efforts des Bourbons – processions et autres célébrations –, le cœur du peuple n’y est pas. Louis XVIII, qui cache plus de finesse qu’il n’y paraît sous son épaisse silhouette, s’en doute. Il ne change pas le système administratif mis en place par l’Empire – à Paris, le préfet de la Seine, une sorte de maire, et le préfet de police, un avatar de l’ancien lieutenant général de la police – et s’installe à la capitale, aux Tuileries, où le peuple avait « ramené » le roi en 1789, devenues sous Louis XVI de l’époque révolutionnaire le siège du pouvoir exécutif. Dans l’exposition du Musée des beaux-arts de la ville de Paris, les atours de la duchesse de Berry, veuve du neveu de Louis XVIII, le duc assassiné, dans un altier portrait en pied, côtoient les tenues raffinées mais plus bourgeoises des élégantes et des dandys du Paris romantique. On ne laisse d’admirer la fraîcheur des étoffes d’époque. Les fabricants de meubles et d’objets satisfont une clientèle aspirant à imiter les fastes d’une cour déjà sur le déclin. Chapeaux et cannes, éventails, sacs à main Tulipe… On a l’impression qu’on va croiser d’un moment à l’autre Eugène de Rastignac ou Lucien de Rubempré, c’est le monde de Balzac qui s’anime soudain sous nos yeux.
4Une salle du Petit Palais reconstitue un salon du Louvre où sont accrochées pêle-mêle peintures monumentales et petits formats. On admirera ce Christ au jardin des oliviers de Delacroix (1827), au maniérisme michélangelesque, et la statue en plâtre signée Pierre-Jean David dit David d’Angers (1827), au pathos discret, de cette allégorie de la Grèce : une toute jeune fille gracile s’affligeant devant le nom gravé du héros de l’indépendance hellène Botzaris tombé à Missolonghi.
5Le roi est de retour à Paris mais Paris se veut peuple roi. Dès le début du parcours de l’exposition du Petit Palais, entre plans et vues du Paris préhaussmannien, des livres tels des guides, Le diable à Paris. Paris et les Parisiens. Mœurs et coutumes [...] (1845-1846), ou des physiologies, comme Physiologie de la grisette de Louis Huart (1841), montrent une prise de conscience des habitants de la capitale par eux-mêmes. La réalisation de leur propre identité. Entre complexe de supériorité et autodérision : les caricatures déclinent les différents aspects de l’homo parisiensis. Le crayon du dessinateur n’épargne pas les princes ni les puissants : on rit encore des trombines en tête de poire de Louis-Philippe, le roi des Français alias « le roi piriforme », premier monarque constitutionnel de France après les Trois Glorieuses, dont Les drapeaux de Léon Cogniet (1830) à l’étendard sanglant de « notre liberté » illustre l’épisode.
6Mais que reste-t-il aujourd’hui de l’urbanisme du Paris romantique, absorbé par les perspectives tracées par le baron Georges Eugène Haussmann ? Peu de monuments : la place de la Concorde, l’église de la Madeleine et le quartier de la Nouvelle Athènes où se trouve le Musée de la vie romantique, l’ancienne demeure du peintre et sculpteur Ary Scheffer… On pénètre dans le cadre intimiste des salons où ont éclos tant de talents littéraires et musicaux : Eugène Delacroix, George Sand, Frédéric Chopin. Que reste-t-il de ce Paris ? La figure du flâneur, l’invention de la bohème. Les cafés qui fleurissent, notamment au Palais-Royal mais aussi dans le Quartier latin. Le piéton qui écume les troquets où il traîne son spleen. La nostalgie anticipée d’un Vieux Paris aux rues sinueuses bientôt disparues.
7Sean Rose
La flèche lente du temps
« Préhistoire, une énigme moderne », Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 16 septembre, www.centrepompidou.fr
Cécile Debray, Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki(dir.), Préhistoire, une énigme moderne, Centre Pompidou, 2019, 304 pages, 39,90 €.
8Resumé : Au Centre Pompidou, une exposition à la thématique relativement inédite souligne la naissance concomitante des notions de Préhistoire et d’art moderne, en écho avec les enjeux anthropocènes actuels.
9Un crâne. Celui d’un Homo sapiens dit « Homme de Cro-Magnon », découvert en 1868, flotte dans l’obscurité. Avant le face-à-face, on a l’impression diffuse d’avoir traversé le boyau qui conduit à une cavité sous-marine, comme un spéléologue plongeur intrépide. Mais la lumière d’une petite aquarelle de Paul Klee, sobrement titrée Le temps et éclairée dans la pénombre, dissipe bien vite le mystère et explique que l’on vient simplement de parcourir l’épaisseur des âges. Avec les carrières d’ocre de Bibémus croquées par Paul Cézanne et la fantasmagorie minérale d’Odilon Redon, la progression se poursuit alors au cœur des couches géologiques.
10Datés du « Lutétien », les fossiles d’une raie et de coquillages géants rappellent à propos la vie tectonique passée du Bassin parisien, en dialogue avec les œuvres de plasticiens qui se sont saisis de cette riche matière sédimentaire : alors que la Messe de terre de Jean Dubuffet et les Coquillages et papillons de Lucio Fontana la traitent littéralement, le surréalisme des œuvres de Max Ernst et le Souvenir d’un monde disparu d’Alberto Savinio ouvrent de nouveaux horizons. Peu à peu, l’idée même de Préhistoire émerge dans l’exposition, qui revient sur son apparition dans un contexte de Révolution industrielle et sa gestation progressive en discipline scientifique.
11Très vite, un dialogue surprenant s’instaure entre les toutes premières œuvres de l’humanité et celles d’artistes modernes qui les revisitent : la Vénus de Lespugue et ses 23 000 ans, si petite que sa vitrine paraît démesurée, en constitue l’annonce magistrale, surtout lorsque l’on sait que Pablo Picasso en conservait précieusement un moulage chez lui. Après sa visite de Lascaux, le maître espagnol avait d’ailleurs lâché, au sujet de ses lointains prédécesseurs : « Ils ont tout inventé ! » Et, tandis qu’il choisit de recourir à un brûleur de cuisinière pour créer sa Vénus du gaz, les figures féminines de Brassaï ou de Louise Bourgeois présentées ressemblent à s’y méprendre à leurs homologues préhistoriques, à l’instar de la Vénus impudique en ivoire de mammouth. Quant aux dessins de Par la voie des rythmes d’Henri Michaux, ils évoquent immédiatement l’univers de l’art pariétal. Autour du geste et de l’outil, enfin, le silex est magnifié par la série éponyme de Charlotte Perriand ou une gouache étonnante de Fernand Léger. Une certaine indifférenciation entre l’œuvre et l’outil y révèle de curieuses résonances contemporaines.
12Au milieu du cheminement, surgit soudain l’incontournable caverne, tant elle est indissociable du concept de Préhistoire : on se contorsionne pour pénétrer dans la Crypte obscure de Claudio Parmiggiani, avant d’en ressortir légèrement désorienté et de tomber nez à nez avec des relevés et des reconstitutions de peintures rupestres. Dans l’exposition, elle pourrait d’ailleurs symboliser une sorte de sas vers le « Néolithique », période où les sociétés humaines ont développé la technique de la pierre polie et où les mégalithes paraissent pousser comme des champignons, entre dolmens et menhirs. Des dessins de dalles gravées du cairn de Gavrinis par Abel Maître à la fascination de Paul Nash pour la région du Dorset, en passant par le spectaculaire Snake Circle en gneiss de Richard Long, ces témoignages s’enracinent dans la certitude verticale d’un temps long. Pourtant, le mythique film en 16 millimètres Spiral Jetty de Robert Smithson, tout comme ses Propositions de projet pour une réhabilitation minière, représente une réflexion à peine déguisée sur l’entropie et la domination finale de la nature sur l’homme.
13On pense à Effondrement de l’écrivain Jared Diamond et à la collapsologie, néologisme désignant une discipline systémique construite autour de cette vision d’un inéluctable destin. En suivant la longue marche de plus de soixante-dix petites effigies de dinosaures des frères Jake et Dinos Chapman, on revient aussi aux questionnements posés par l’anthropocène, nouvelle ère géologique actant l’impact humain sur le système terrestre : Hell Sixty Five Million Years BC est une œuvre grinçante, car elle se solde par une extinction provoquée par une météorite. Il y a peut-être un peu d’espoir à glaner dans l’ultime dispositif de l’exposition, lui aussi maintenu dans un savant clair-obscur avant la remontée vers la surface. Face à la Structure du temps de Giuseppe Penone, réunissant cinq sculptures en terre cuite, bois et liane, se tient une statuette féminine des Cyclades, à la fois fragile et puissante. L’avenir de l’homme ?
14Christophe Rioux